La vision de l’évêque Norgod

(XIe SIÈCLE)

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Étienne DUPONT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le vingt-neuf septembre de l’an de grâce mil sept, Norgod, évêque d’Avranches, ayant récité les matines, dès l’aurore, dans son église cathédrale, entouré de son vénérable chapitre, se retira dans ses appartements, afin de prendre un peu de repos, avant la célébration de la sainte messe.

Aidé par un jeune clerc, il se dévêtait de ses habits sacerdotaux ; sa chasuble et sa dalmatique étaient déjà retirées et il se disposait à s’étendre sur le lit.

Mais, avant de goûter le sommeil, il s’approcha de l’unique fenêtre, qui éclairait sa chambre et d’où le regard embrassait toute la baie du Mont Tumbe.

Le soleil n’était pas levé ; les dernières étoiles clignotaient encore, s’éteignaient, une à une, dans la lumière naissante ; des brumes flottaient dans la sinueuse vallée que dominait, de trois cents pieds, le palais épiscopal.

Peu à peu, le brouillard dégageait les grèves où la mer n’avait pas encore fait sa rapide montée et, sur l’horizon incertain, deux silhouettes vagues se dessinaient : le Mont Tumbe et le Mont Bélénus.

Norgod, pensif, s’accouda sur le rebord de la fenêtre et ses yeux se fixèrent sur la colline lointaine où, trois siècles auparavant, son prédécesseur Aubert, touché par le doigt de l’archange, avait fondé un monastère au cœur de ces grèves immenses et stériles, qui avaient pris la place de la forêt de Scissy.

Norgod semblait perdu dans une contemplation muette.

Cependant l’évêque n’avait pour les récentes calamités qui avaient éprouvé le pays, à moitié englouti par un cataclysme, ni une pensée de pitié, ni un regard de compassion, bien que son cœur fût bon, son âme charitable et sa main toujours ouverte pour le soulagement des misères humaines ; dans sa rêverie, il évoquait seulement les pieux solitaires qui, sur le roc aimé par saint Michel, gagnaient une place dans le ciel par leurs pratiques pieuses, par leur renoncement absolu aux biens de ce monde et par leurs constantes prières.

Il se reprochait même de ne pas être au milieu d’eux et d’avoir fermé ses oreilles aux voix célestes qui, bien souvent dans son sommeil et jusque dans ses veilles, l’avaient appelé au Mont Tumbe.

La brise matinale, ayant mis eu peu de fraîcheur sur son front, Norgod refermait la fenêtre, quand il poussa un grand cri :

– « Le feu ! Le feu ! Le feu est au Mont Tumbe ! Que saint Michel prenne en pitié ses serviteurs !... »

Sigisbert, le clerc, ayant aussitôt porté son regard sur le monastère, s’écria :

– « Mais, Messire, je ne vois rien ! »

– « Tu ne vois rien ! s’exclama Norgod, tu ne vois rien et la flamme s’élève ; elle dévore déjà les cellules elle crépite, elle s’élance ; je l’entends et elle m’éblouit ! »

Sigisbert répondit :

« Vous vous abusez, Messire, aucun feu ne rougeoie sur le Mont et le rocher est encore gris dans les premières blancheurs du matin. »

Mais l’évêque, sans répondre à son clerc, se précipita hors de sa chambre et remplit d’un impérieux appel les couloirs de son palais.

Les chanoines et tous les serviteurs s’étaient précipités sur la plate-forme, sorte de terrasse, voisine de l’évêché et qui dominait un immense horizon.

On ne vit rien... rien ; mais tous étaient frappés d’une stupeur douloureuse en s’apercevant que Norgod, hors de lui-même, restait toujours pâle, agité, les yeux brillants ; et le vénérable doyen du chapitre se demandait, dans une anxiété affreuse, si les veilles récentes de Norgod n’avaient pas égaré son esprit.

Le prélat donna l’ordre de seller son meilleur cheval, Passe-Cerf ; puis, s’étant revêtu, sans l’aide d’aucun serviteur, d’une brunie souple, il monta sur Passe-Cerf avec une merveilleuse agilité et, nu-tête, presque debout sur ses étriers, il disparut bientôt au premier tournant de la route, dans la direction du Mont Tumbe.

Au galop, il descendit la pente abrupte de la colline d’Avranches ; et vraiment, c’était un prodige que, dans cette course folle, Passe-Cerf ne tombât point avec son cavalier dans les fondrières bordant l’étroit chemin ; la bête avait une allure tellement rapide et assurée qu’on eût dit que d’invisibles ailes la soulevaient du sol ; cependant son poitrail n’était pas blanchi par l’écume et c’était par des hennissements joyeux qu’elle répondait aux coups dont l’éperonnait son maître.

À cette heure matinale, les champs étaient encore déserts ; les villages seuls commençaient à bourdonner et quand Norgod passait devant les chaumières, les paysans avaient à peine le temps de reconnaître leur évêque dans cette fantastique et rapide vision ; des femmes s’agenouillaient pour être bénies. Mais Norgod, les yeux étincelants, n’esquissait même pas le geste auguste et, la main droite tendue vers le Mont Tumbe, il s’écriait toujours :

« Le feu ! Le feu est à l’abbaye ! Portons secours aux moines ! Prions Dieu ! »

Il arriva bientôt sur les grèves, à l’endroit où la Sée et la Sélune confondaient leurs eaux.

Toujours les flammes brillaient devant lui ; elles léchaient les murs du monastère, sortaient en langues tortueuses par les fenêtres étroites des cellules et s’élançaient, en un bouquet fulgurant, jusqu’au sommet de l’oratoire. Cependant, ni les lierres d’un vert sombre qui s’accrochaient aux murailles de soutènement, ni les arbres, à demi-tordus par les vents du large, qui forment un petit bois sur le flanc septentrional de la montagne, ne paraissaient grillés ; les frondaisons gardaient une teinte fraîche comme si la rosée matinale les eût trempées de ses fines gouttelettes. Aucune fumée non plus ne montait dans le ciel ; le crépitement que, d’habitude, font les flammes dévorantes, ne déchirait pas l’atmosphère tranquille ; seule, une cloche lançait ses lentes volées, mieux réglées pour appeler les âmes à la prière que pour réclamer le secours des hommes.

Pourtant, aucun doute n’était possible ; l’abbaye tout entière était la proie des flammes ; rien ne serait sauvé ; ni le corps vénéré de saint Aubert qui avait protégé du feu, cinq années auparavant, la cellule de Bernehère, ni les chartes si précieuses aux yeux des moines, ni les célèbres manuscrits qui devaient transmettre aux futures générations les œuvres de Cicéron et de saint Augustin...

Passe-Cerf a franchi, en moins d’une demi-heure, les deux lieues de grève qui séparent le Mont Tumbe du rivage et Norgod a bientôt dépassé les petites chaumières qui s’abritent à l’ombre de l’abbaye, masures misérables où grouillent les paysans, ruinés par Rollon le Marcheur.

« Au secours ! Au feu ! » s’écrie toujours l’évêque.

Toutefois, malgré l’incendie qui embrase le ciel, en jetant sur la montagne et les sables environnants ses lueurs intenses, les gens restent tranquilles sur le seuil de leurs portes ; et les femmes montant l’étroit sentier qui conduit à l’abbaye, s’acheminent, à pas lents, vers l’église comme si elles se rendaient à un office dont l’heure ne serait pas encore venue.

Norgod s’indigne : « Gens de peu de foi, s’écrie-t-il, au cœur mauvais, qui ne courez pas vers ceux que les calamités éprouvent ! »

Enfin l’évêque arrive au seuil du monastère et le frère gardien ouvre la porte à Norgod qui sautant brusquement de son cheval, abandonne Passe-Cerf sur le terre plein, précédant l’entrée de l’abbaye.

Le portier, reconnaissant l’évêque d’Avranches, le salue selon la règle.

« Benedicamus Domino ! » dit le frère en s’inclinant. Mais Norgod, sans répondre, s’élance dans la direction des bâtiments abbatiaux et voici qu’il rencontre, dans le grand couloir, tous les moines ayant à leur tête le prieur, l’abbé Maynard, dont la foi lui est connue ; ils se rendent à l’office et, le jour étant solennel, ils ont revêtu l’ample capuchon blanc.

« Benedicamus Domino ! », disent les moines à l’évêque d’Avranches.

Lui, d’un geste d’épouvante, leur montre l’oratoire.

Et les moines qui ne craignent rien, si ce n’est Dieu et le péché, suivent leur évêque qui se précipite vers le pourtour dominant les grèves, justement du côté où, d’en bas, l’incendie lui paraissait le plus violent.

Soudain l’évêque pousse un cri de surprise joyeuse ; aucune flamme ne s’élançait à l’endroit où, tout à l’heure, montait à ses yeux l’escalade effrayante du feu !

Et comprenant que le Seigneur venait de faire pour lui seul un miracle, il ne douta pas que Dieu avait permis ce prodige à la prière de l’archange saint Michel, dont trop souvent, hélas, il avait refusé d’écouter les voix !

C’est ainsi que Norgod qui, étant chevalier, avait le privilège d’avoir sur l’autel, où il célébrait la messe, le casque, les gantelets et l’épée nue, devint aussitôt, dans l’abbaye du Mont Tumbe, le serviteur des serviteurs de Dieu.

 

 

Étienne DUPONT, Les légendes du Mont Saint-Michel,

Historiettes et anecdotes sur l’abbaye et les prisons,

Éditions Notre-Dame, Coutances, 1969.

 

 

 

 

 

 

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