Le voisin d’un évêque
par
Félix DUPONT
C’était en 1807, à la fin du mois de mars. Le vent du Nord-Ouest, l’affreux mistral, se déchaînait dans l’air, faisant courber la tête aux arbres les plus robustes. Les mugissements de la tempête éclataient comme le tonnerre. Le paysan Simon, citoyen d’Aubagne, en Provence, accroupi devant un feu de broussailles que la rafale poussait par intervalles, au delà de l’âtre, avec une épaisse fumée, devisait avec sa femme sur les malheurs du temps.
Il ne savait plus à qui vendre son vin. La vigne pleurait ; les bourgeons se formaient ; les jeunes pousses ne tarderont pas de paraître ; enfin, les raisins brilleront bientôt au milieu des pampres verts, et il faudra songer à la vendange : où mettre le vin nouveau ? Toutes les futailles sont remplies.
Les marchands de vin se présentaient nombreux et exigeants. Ils visitaient la cave, tiraient du vin, le remuaient lentement dans leur coupe d’argent, et, après l’avoir porté à leurs lèvres dédaigneuses, ils trouvaient tantôt que le vin était âpre, et tantôt qu’il n’était pas assez dépouillé. Les prix qu’ils offraient étaient déraisonnables.
La femme de Simon, bonne conseillère quoique un peu hardie, se souvient de Mgr de Belloy, leur ancien seigneur et voisin. Il était si bon ! Il doit l’être encore. On l’a fait archevêque de Paris et cardinal. Il connaît du monde là-bas. Ne pourrait-on pas s’adresser à lui pour le vin de l’année dernière ?
Le conseil, et pour mieux dire, l’insinuation plut à Simon. Il remplit ses barils, chargea sa longue charrette, et quand les trois jours de la Brillante, 1, 2 et 3 avril, si dangereux pour nos champs, furent passés, il se mit en route pour Paris, bien qu’il n’eût jamais dépassé les limites de l’arrondissement de Marseille.
Le trajet fut long et accidenté. Enfin, au milieu du mois d’avril, Simon arrive aux portes de la capitale où il eut à régler avec le fisc quelques petits comptes. Comme il ne connaissait à Paris que Mgr de Belloy, il demanda son adresse, qu’on s’empressa de lui donner dans toutes les rues qu’il traversa, avec cette exquise urbanité, que les ouvriers de Paris, eux-mêmes, montrent en toutes choses, excepté les jours d’insurrection et de barricades.
Il s’arrêta devant l’archevêché et il pria poliment, dans la langue de Provence, le concierge, de dire à Mgr de Belloy que son ancien voisin, le paysan Simon, venait d’arriver à Paris, avec une charrette de vin. Le concierge, ne comprenant pas un traître mot de tout ce que Simon lui disait, ferma bruyamment sa porte au nez du paysan.
Il y eut un grand débat et des cris dans la rue qui finirent par arriver aux oreilles du bon cardinal. La langue de Provence et la voix de Simon qu’il reconnut très bien, émurent ses entrailles. Il accourt ; il fait entrer Simon dans son palais, et quand il eut appris le but de son voyage, il lui donna des lettres pour les directeurs de quelques maisons religieuses, avec prière de prendre le vin de son ancienne seigneurie d’Aubagne. Enfin, il invita Simon à venir dîner chez lui ce jour-là même à cinq heures du soir.
Simon partit, traversa émerveillé les plus riches quartiers de la capitale, longea la Seine, alla des Tuileries au Luxembourg, au Val-de-Grâce, à Saint-Sulpice, laissant ici deux barils de vin, là, une demi-douzaine, et ailleurs le reste de son chargement. Quand un cardinal daignait se faire courtier en vins, et recommandait une marchandise qui laissait peut-être à désirer, on ne se faisait pas trop prier pour la prendre.
La vente terminée et les barils vidés, Simon remisa son cheval dans une modeste auberge, et, après avoir passé le pantalon de velours et la blouse bleue des dimanches, il alla faire réparer son visage et sa chevelure qui étaient bien endommagés, chez un coiffeur de la rue Monsieur le Prince. Deux rasoirs s’ébréchèrent à faire tomber les broussailles épaisses de sa barbe, pareille à une forêt vierge du nouveau monde.
Cinq heures sonnaient à Notre-Dame quand Simon se présenta aux portes de l’archevêché, avec cette confiance naïve que Mgr de Belloy inspirait avant 1789 à tous ses vassaux et surtout à ses voisins. Un valet de pied l’attendait. On lui fit parcourir la galerie que le cardinal de Noailles avait ornée avec autant de goût que de magnificence.
Arrivé au salon où se tenait le cardinal, il hésita un peu à la vue des vicaires généraux et des principaux curés de Paris qui entouraient Son Éminence. C’était jour de réception à l’Archevêché. Mais bientôt il reprit courage et il salua timidement Monseigneur et la compagnie, à la manière de Provence. Les lèvres de tous les prêtres se plissèrent légèrement et un sourire, bienveillant toutefois, y passa comme une ombre.
Quand la porte du salon s’ouvrit à deux battants et qu’un valet de pied tout en noir eut prononcé ce mot : Son Éminence est servie ! Mgr de Belloy prit la main toute tremblante de Simon. Le paysan craignait de commettre quelques fautes en telle circonstance. Les prêtres suivirent deux à deux.
Simon eut la place d’honneur, à côté du cardinal. Après le potage, et quand le bruyant cliquetis des assiettes eut cessé, Son Éminence prit la parole et à la grande stupéfaction de l’assistance, il s’entretint avec Simon dans une langue étrange, harmonieuse pourtant et littéraire, que les Parisiens ne connaissaient pas. Mistral, Aubanel et Roumanille n’avaient pas encore inventé le Provençal, comme Christophe Colomb découvrit l’Amérique.
On se penchait en avant ; on ouvrait de grands yeux pour tout voir et tout entendre. Les serviteurs ralentissaient leur marche pour ne rien perdre. Les prêtres savaient que le cardinal parlait élégamment le latin et le français. Mais jamais ils ne l’auraient cru aussi savant sur la grammaire provençale, et ils s’étonnaient qu’un ouvrier des champs, un paysan répondît avec beaucoup d’art et de politesse dans une langue douce et harmonieuse comme celle du Tasse et de Pétrarque.
– Simon, disait le cardinal, comment va-t-on là-bas ? S’est-on remis des troubles et des horreurs de la Révolution ?
– Pas encore bien, Monseigneur ; mais cela commence. On a tant souffert : il y a eu tant de ruines, tant de pillages et de sang versé, qu’on ne peut se faire à l’idée que tout soit fini là ! On craint de nouveaux troubles et d’autres changements.
– Est-ce qu’on plante des vignes à Solans, aux Paluds, aux Lignères ?
– Oui, Monseigneur. Mais on va lentement : l’argent est rare et les bras manquent.
– Comment se portent un tel et un tel, M. X. et M. Y, les voisins de mon parc, comme vous, mes amis et ceux qui me furent fidèles, qui souffrirent pour moi pendant la révolution ? Tu leur diras, à ton retour, que je ne les ai pas oubliés, que je les aime toujours, beaucoup, beaucoup !
– Et les chapelles qui furent dévastées et la vieille ville dont les maisons ont croulé, les a-t-on réparées ?
– Non, Monseigneur. Ce ne sont plus que des ruines que personne ne songe à relever.
– Et mon parc autrefois si brillant, mes prairies toujours vertes, mes deux grandes allées de platanes, le bois de hêtre, les tilleuls que j’avais plantés n’ont-ils pas été vendus ?
– Non, Monseigneur, les platanes sont les plus beaux qu’on puisse voir ; pas un arbre ne manque à la longue allée de tilleuls qui serpente sur le coteau de l’évêché ; les hêtres forment, à l’extrémité de la double allée de platanes, une petite forêt où le soleil arrive à peine, comme à Saint-Pons et à la Sainte-Baume.
Le Cardinal sourit et un rayon de joie éclaira sa douce figure que les années et les soucis de l’administration avait ridée ; ses yeux brillèrent d’un vif éclat. Puis, il reprit avec un peu d’émotion :
– Simon, parle-moi maintenant de mon château de l’évêché en pierres d’Arles que le soleil avait dorées. le l’aimais tant ! On arrivait par l’allée de tilleuls circulaire à la cour d’honneur qui séparait les communs du château si élégant avec sa corniche artistement travaillée, ses neuf fenêtres de façade à chaque étage, et sa large terrasse où le soir je disais, en promenant, le bréviaire avec mes aumôniers et mes secrétaires. Le regard plongeait de là sur les riches prairies que l’Huveaune traverse en serpentant, sur la ville d’Aubagne qui s’élève en face avec ses murailles épaisses et ses tours noircies par le temps, comme une citadelle, sur la campagne bénie qui s’étend à ses pieds et les montagnes azurées comme le ciel qui, au loin, l’entourent.
– Votre château, Monseigneur, n’a pas été restauré depuis que les bandits le brûlèrent. Ses murs sont lézardés ; ses planchers se sont écroulés ; on y voit encore les traces de l’incendie.
Le Cardinal tressaillit ; on vit perler dans ses yeux deux grosses larmes qu’il se hâta d’essuyer, ne voulant pas, comme autrefois Joseph, montrer aux étrangers l’exquise sensibilité de son âme. Une dernière fois il interrogea Simon :
– Dis-moi, tu connais, n’est-ce pas ? les deux méchants qui attachèrent la flamme au mur de mon château, tel et tel.
– Oui, Monseigneur, je les vois souvent : ils regrettent tout le mal qu’ils vous ont fait.
– À ton retour, tu iras les voir de ma part, et tu leur diras que Mgr de Belloy leur pardonne tout le mal qu’ils lui ont fait ; que Dieu leur pardonne aussi ! Dis-moi encore si le pillage les a enrichis et si le mal qu’ils ont fait leur a profité ?
– Oh ! non, Monseigneur ; ils sont dans la gêne, manquant de tout ; personne n’a pitié d’eux, et on ne leur donne rien ; on les méprise trop !
– Puisque c’est ainsi, quand tu leur porteras mon pardon, Simon, tu remettras à chacun d’eux un petit rouleau de pièces d’or que je te donnerai tout à l’heure, et tu leur recommanderas, quand ils n’auront plus rien, de m’écrire.
L’Archevêque fit ensuite à ses convives émerveillés la traduction de l’entretien qu’il venait d’avoir avec Simon. Quand l’heure fut venue de renvoyer ses convives, il donna sa main à baiser à Simon ; il le serra contre son cœur de centenaire qui avait encore toute la chaleur de la jeunesse. Simon, tout ému, fondait en larmes, et ne sachant comment démêler, comment exprimer tout ce qui se passait en lui, tomba aux pieds du vieillard, et implora sa bénédiction pour lui, pour les siens, pour ses voisins qui étaient aussi les voisins de Mgr de Belloy, et enfin pour sa ville natale.
Félix DUPONT.
Recueilli dans Corbeille de légendes et d’histoire,
par l’abbé Allègre, 1888.