L’organiste de Dijon

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Stéphanie DUSSIEUX

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pendant que la Terreur ensanglantait la France, pendant qu’elle courbait la tête sous le joug de la Convention et que le nom de Dieu n’était plus prononcé que par un petit nombre de fidèles, un homme, un musicien, un artiste, sut dans ce temps d’impiété faire respecter le Dieu si puissant et si méconnu, et défendre son temple contre les attaques des furieux.

Jérôme, c’est ainsi que l’artiste se nommait, était organiste de la cathédrale de Dijon. On l’avait vu, lorsqu’il n’était encore qu’un enfant, rester des heures entières, silencieux et recueilli, à écouter résonner l’orgue de la vieille église, et souvent même on avait pu contempler les grosses larmes qui baignaient son visage quand, plongé dans ses rêveries, il suivait d’une oreille attentive les suaves modulations de l’orgue qui s’éteignaient sous les arceaux retentissants et sonores du gothique édifice.

Il se mêlait rarement aux autres enfants de son âge, et l’expression animée de ses traits le faisait aisément distinguer de ses jeunes compagnons au visage si insouciant d’ordinaire. On eût dit que, tout enfant, il portait déjà, empreint sur son front, le sceau du génie.

Son seul amusement, son unique préoccupation, c’était l’orgue.

Plus tard, lorsque les traits roses de l’enfant se furent allongés et qu’il fut devenu un jeune homme au visage sérieux et inspiré, Jérôme se consacra tout entier à la musique ; il s’y adonna corps et âme, car c’était son bonheur, sa joie, son tout sur cette terre.

Et lorsque dans la suite, devenu organiste de la cathédrale, il put jouer sur cet orgue qu’il se plaisait tant à entendre autrefois, il ne pouvait croire qu’il y eût d’homme plus heureux que lui.

Jérôme ne connaissait guère de Dijon que la grand-rue qui le menait chaque jour à la cathédrale, et, lorsqu’on le voyait passer le regard inspiré, les yeux étincelants et le front rayonnant de génie, on s’arrêtait pour le contempler et en s’inclinant avec respect, car son talent était universellement connu.

Le vieil orgue de l’église était son guide, son unique but dans cette vie. Il vivait seul, et toutefois il était heureux, car son art lui rendait chères et douces les heures de solitude, et ce n’était qu’à regret qu’il quittait son orgue, son seul ami. Souvent même, lorsque la nuit avait chassé du temple les fidèles et appelé le sommeil sur tous les habitants de la ville, lui seul se rendait à l’église dont les portes s’ouvraient toujours pour lui ; et là, oubliant l’heure, la nuit et tout pour ne penser qu’à Dieu, il jouait dans le calme et dans le silence les plus belles et les plus douces, les plus saintes et les plus terribles mélodies. Tantôt c’étaient des hymnes sacrés, tantôt les plus belles œuvres des maîtres, tantôt de suaves et imposantes improvisations, décelant le plus grand talent et que l’artiste exécutait avec un pieux et solennel recueillement.

Et ce qui donnait à son jeu tant de force et tant d’élévation, c’est que l’artiste était profondément religieux ; c’était au Dieu qu’il adorait, qu’il envoyait les grands témoignages de son génie.

Lorsque 93 et ses farouches représentants arrivèrent, Jérôme, alors dans toute la force et la jeunesse de son talent, gémissait en secret sur les horreurs qui se commettaient chaque jour au nom de la liberté.

Son âme d’artiste s’était émue d’indignation en pensant que ce n’étaient pourtant que quelques centaines d’hommes qui déshonoraient ainsi la France, et il voyait avec douleur que le pays ne se révoltait pas en masse contre ce joug honteux.

Il eût voulu, lui, s’élever contre les hommes sanguinaires qui gouvernaient ; mais son orgue le retenait, le liait, pour ainsi dire, à sa ville natale, et il était douloureusement affligé d’apprendre que le culte de Dieu était traîné dans la boue et que ses fidèles étaient chassés des temples. Il voyait peu à peu les doctrines impies se répandre, et il craignait leur contact pour Dijon.

II se consumait en veilles pour travailler, espérant ainsi attacher encore plus les fidèles à leur église et leur inspirer, autant que cela pouvait dépendre de lui, la plus grande ferveur possible.

Le jour qu’il craignait tant pour sa ville natale, celui où la Terreur viendrait y promener triomphalement son hideux drapeau, arriva. Jérôme était seul depuis le matin à l’église, lorsqu’une multitude de forcenés, qui avait fait une étrange procession dans la ville, se rua sur les portes de l’église, les enfonça et se précipita dans le temple.

Quel contraste entre la simple et sublime grandeur du sanctuaire et l’expression des visages de ces barbares ! À demi vêtus de rouge, brandissant leur honteux étendard, chantant en chœur la Carmagnole avec des voix rauques et saccadées qui n’avaient rien d’humain et qui ressemblaient bien plutôt aux cris, aux hurlements des tigres et des bêtes fauves, ils poussent des cris de joie en voyant l’église sans défense ; et dans leur rage de vandales ils s’écrient : « Commençons par détruire l’orgue ! »

Tout à coup, de cet orgue même qu’ils ont désigné comme proie à leur fureur, part un bruit formidable, semblable à un roulement de tonnerre, et qui, retentissant sous les voûtes sonores du temple, terrifie la foule qui voit là l’indice d’une puissance mystérieuse et redoutable. Ces gens qui vociféraient contre Dieu et qui, l’instant d’avant, ne croyaient à rien, se sentirent terrifiés.

Après un moment de stupeur, quelques voix impies s’élèvent et redisent de nouveau : « Il faut brûler l’orgue ! » De l’orgue menacé jaillit aussitôt une admirable et sublime mélodie ; un hymne sacré se fait entendre, et des variations merveilleuses retentissent, tantôt éplorées ou poignantes, tantôt stridentes et terribles comme un cri de reproche ou de colère.

À ces accents sublimes, les chrétiens qui s’étaient glissés dans la foule s’agenouillent et implorent ce Dieu qu’elle a tant offensé.

L’orgue continuait toujours son hymne magnifique. Tout à coup des voix impies s’élèvent de nouveau. L’orgue aussitôt s’arrête, interrompant soudain l’admirable symphonie.

Jérôme avait cessé de vivre !........ L’indignation l’avait tué. L’effort qu’il avait fait pour contraindre cette foule à respecter la maison du Seigneur avait brisé ses forces.

Il était mort comme il avait vécu : il avait exhalé son dernier soupir au milieu des sons expirants de son orgue bien-aimé.

Cependant la foule, étonnée de cette interruption soudaine, stupéfaite et terrifiée tout à la fois, s’écoule silencieuse. Elle avait compris qu’il avait fallu une cause extraordinaire et irrésistible pour arrêter l’harmonie sacrée.

L’artiste était vainqueur ; mais il n’avait pas contemplé son triomphe.

Champion du Seigneur, il était mort dans la sainte lutte.

Il était parti pour une patrie bien meilleure ; il était allé entendre là-haut le chant des anges !

 

 

Stéphanie DUSSIEUX.

 

Paru dans La Semaine des Familles en 1875.

 

 

 

 

 

 

 

 

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