Le bois de l’amour filial

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Louis-Alexandre DUWICQUET D’ORDRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Respectable habitant de la roche solitaire, descends de ta paisible demeure, et viens instruire le fils de l’étranger. Sur ce tertre élevé, pourquoi cette table et ces bancs qu’ombrage ce grand châtaigner ?

Voyageur, c’est là que les juges, choisis parmi les habitants du hameau, viennent rendre la justice. Sous ce monticule, où vous voyez une croix de pierre, repose un vieillard qui, pendant le cours de cent hivers, fit respecter la loi, et donna l’exemple de toutes les vertus.

Pourrait-on méconnaître la voix de l’équité, quand c’est vis-à-vis le tombeau de Palémon que sont rendus ces jugements ? Nous n’avons pas encore eu d’exemptes que la partie condamnée ait eu recours aux tribunaux suprêmes.

Regardez ces bois de sapins plantés en amphithéâtre ; ces arbres n’ont ni la même grosseur, ni la même élévation ; leur âge est bien différent. Voulez-vous coûter le nombre de ces arbres ? Vous connaîtrez celui des enfants de Palémon. Chacun d’eux, pour rendre hommage au vieillard, s’est plu à lui consacrer un sapin. Ce bosquet s’appelle parmi nous le Bois de l’Amour filial. Chaque arbre porte une inscription dictée par le sentiment.

Approchez et lisez :

 

« Arbre chéri, sous ton ombrage

« Mon père viendra chaque jour :

« Il oublie aisément son âge,

« Tandis qu’il pense à notre amour.

 

« L’orgueilleux fait polir le marbre

« Pour élever un monument ;

« Un fils tendre et reconnaissant

« Consacre à Palémon cet arbre. »

 

Je ne rapporterai pas les autres inscriptions : elles étaient en très grand nombre, et se ressemblaient. Il est difficile de donner toujours une expression différente aux mêmes sentiments : le cœur n’est pas comme l’esprit ; il aime à se répéter.

Qu’il me serait doux de pouvoir venir souvent dans ce bois, et d’y rêver à ce qu’a fait pour moi le meilleur des pères !

Mais quoi ! le nombre de ces arbres passe de beaucoup celui des années de Palémon ; et cependant il a vécu un siècle.

Palémon a vu la cinquième génération de ses fils, et dans son lit de mort il a étendu les mains pour les bénir et pour remercier le ciel d’en avoir fait des hommes vertueux.

Étranger, je voudrais qu’il me fût possible de vous rendre cette scène touchante et religieuse dont j’ai été le témoin.

Palémon, s’apercevant qu’il allait payer bientôt le tribut à la nature, fit assembler ses enfants, et, la cabane ne pouvant pas les contenir tous, il appela les chefs de chaque famille, et, s’étant fait porter sur son lit, il leur parla d’une voix distincte, à peu près en ces termes :

« Mes enfants, Dieu m’a toujours béni ; j’ai été aimé des hommes, et mes jours nombreux se sont écoulés dans la paix : votre tendresse pour moi a su embellir et prolonger le déclin de ma vie ; mais tout m’annonce, d’une manière certaine, que je ne tarderai pas à vous quitter : avant de vous faire mes derniers adieux, je désire vous répéter quelques maximes que je vous engage à graver dans votre mémoire pour ne jamais vous en écarter. Je les ai apprises de mon père lorsqu’il était sur son lit de mort ; Dieu a permis que je les aie suivies, et je lui en rends grâces.

« Sois juste pour être estimé des hommes, sois bon pour en être aimé, sois l’un et l’autre pour être béni du ciel. Ne forme point de vœux ambitieux pour sortir de l’état dans lequel tu es né ; abaisse plutôt tes regards sur l’humble genêt qui rampe dans la plaine, que de lever la tête pour apercevoir la cime des mélèzes.

« Si tu désires beaucoup d’argent ou de longues années, mon fils, que ce soit pour en faire un bon usage.

« Il est dangereux de se fier aux hommes, mais il est pénible de les haïr ; rends-leur service toutes les fois que tu pourras, et n’attends pas qu’ils t’en rendent.

« Ne blâme rien dans la conduite des autres ; mais fais en sorte que la tienne soit à l’abri du reproche.

« La reconnaissance est une dette trop douce à payer pour que je t’en fasse un devoir ; s’il est sacré envers tes semblables, juge combien il doit l’être envers Dieu ! »

Le vieillard cessa de parler et ses fils lui jurèrent, en pleurant, que ces maximes ne sortiraient jamais de leur mémoire ; il les embrassa tendrement et leur dit : « Ne pleurez pas, mes amis, quoique j’aie joui du sort le plus doux, la vie n’est pas moins un fardeau pesant ; je l’ai porté pendant près de cent hivers ; croyez-vous qu’il ne soit pas temps que j’en sois soulagé ? Le voyageur, fatigué d’une route longe et pénible, voit avec plaisir le terme de son voyage ; le nautonier, longtemps en but aux coups de la tempête, est bien aise d’arriver dans le port.

« Ô mon père ! mon respectable père ! vous n’allez pas encore nous quitter, s’écrièrent ses fils, en arrosant de leurs pleurs ses mains vénérables ; le ciel vous conservera à nos vœux, à notre amour ; ne nous privez pas d’un espoir si doux ; vivez, mon père, vivez !

– Mes chers enfants, reprit le vieillard d’une voix attendrie, vous savez que le soleil se couche même dans les plus longs jours d’été ; ma carrière a été longue ; mais enfin je touche à son terme... Ô mes enfants ! que la bénédiction d’un père soit répandue sur vous..... »

La voix du vieillard s’affaiblit tout à coup, ses yeux appesantis se fermèrent ; il poussa un faible soupir, et son âme paisible s’envola au ciel.

« Ô mon père ! ô le meilleur des pères ! il n’est plus ! » Tous les fils répétaient, avec des sanglots : « Il n’est plus ! il n’est plus ! »

Ses amis, ses voisin disaient, en apprenant sa mort : « Le bon Palémon jouit à présent de la récompense accordée à une vie longue et vertueuse ; que sa mémoire soit toujours en vénération parmi nous, retenons ses maximes, et suivons les exemples qu’il nous a laissés. »

Je te remercie, habitant de la roche solitaire, mes yeux se sont mouillés de larmes pendant le cours de ton récit ; je reviendrai quelquefois près du tombeau de Palémon, et je me demanderai si j’ai mis en usage ses maximes.

 

 

Louis-Alexandre DUWICQUET D’ORDRE,

La philosophie du cœur, 1811.

 

 

 

 

 

 

 

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