La chaumière

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Louis-Alexandre DUWICQUET D’ORDRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Qu’il est à plaindre celui qui, reconnaissant la faute qu’il a commise, en proie aux regrets et aux remords, a perdu jusqu’à l’espérance de pouvoir la réparer !

Nous apprîmes dans la chaumière que l’intéressante Sara avait perdu la vie en la donnant à une petite fille aussi belle que le jour, et que tout le monde avait plaint son sort en détestant la perfidie et l’ingratitude de son séducteur. Les mères ont longtemps cité cet exemple à leurs filles, en les exhortant à se méfier des hommes.

« Ô mon ami, s’écria l’officier avec l’accent du désespoir, Sara n’est plus ! Le ciel, pour me punir, m’a ravi la consolation de réparer envers elle un crime que mon cœur n’ose avouer, et dont il accuse l’amour et la jeunesse. Mais Sara a laissé une fille ; je suis son père..... je veux voir mon enfant ; lui faire oublier, par ma tendresse et par mes bienfaits, tous mes torts envers sa mère ; mais pour moi, je ne les oublierai jamais !

« Je vais donc revoir cette chaumière que j’ai privée de l’innocence et de la paix ! Je me jetterai aux genoux du père de Sara ; je lui demanderai pardon, j’embrasserai ma fille ; elle deviendra le gage de la réconciliation ; cet espoir seul me soutient..... J’ai trop longtemps résisté aux impulsions de mon cœur ; je ne leur résiste plus aujourd’hui..... Je pars. »

Je ne voulus pas abandonner mon ami, et tous deux nous nous mîmes en marche pour la chaumière.

Nous ne tardâmes pas à découvrir le clocher qui devait nous servir de guide pour traverser une plaine immense, aride et couverte de bruyères.

Le génie destructeur de la guerre a plané sur ces champs où reposent des milliers de braves : le Temps, avec sa faux, ne les eut pas épargnés..... Puisqu’il faut mourir un jour, ah ! que nous importe que nous soyons un peu plus tôt ou un peu plus tard effacés du livre des vivants ? La feuille qui, durant l’été, a résisté au souffle impétueux des aquilons, se détache, et tombe aux approches de l’hiver.

En sortait de la plaine, nous grammes une chaîne de collines couvertes de bois, d’où nos regards plongèrent dans une vallée délicieuse, où un ruisseau bordé de saules et de peupliers arrosait, en serpentant, de riantes prairies. L’on apercevait et çà et là quelques cabanes.

L’officier me saisit la main avec émotion, et me dit en soupirant : « Vous voyez cette chaumière, entourée de sapins ; c’est là que demeure le bon et honnête Christophe, le père de Sara ; c’est là que les soins les plus tendres m’ont été prodigués, et qu’ils ont été récompensés par la perfidie la plus noire. »

Nous entendions de loin les sons joyeux des musettes et des cornemuses ; et, en approchant de la chaumière, nous vîmes des groupes de jeunes gens qui dansaient dans un verger ; tandis que des vieillards, assis sur le gazon, le verre à la main, les regardaient avec complaisance.

« Quoi ! s’écria mon ami avec étonnement ; on se réjouit ici, on donne des fêtes..... et Sara est morte !

– Vous oubliez sans doute, lui répondis-je, qu’il y a près de vingt ans que Sara est morte.

– Ah ! vous avez raison, reprit-il en essuyant une larme qui mouillait sa paupière ; la douleur peut compter les années, mais le remords ne les compte pas. »

Quelques jeunes gens vinrent au-devant de nous, et nous engagèrent de prendre part à leur divertissement ; Christophe, qui croyait que nous étions des voyageurs égarés de la route, nous dit avec cordialité : « Accordez-nous cette journée ; demain je vous donnerai un guide ; vous trouverez dans ma chaumière l’hospitalité.... » Tout à coup il pâlit, leva les yeux au ciel ; et s’écria : « Mon Dieu, je te rends grâce de n’avoir pas encore éteint en moi cette vertu.... » Le vieillard reprit bientôt sa contenance sévère, mais paisible, et il s’empressa de nous apprendre que sa petite-fille, Louise, épousait aujourd’hui le jeune André son voisin, celui que son cœur avait choisi... « La voilà qui valse avec lui ; qu’elle est jolie ! qu’elle a de grâces ! c’est l’image de sa mère : Dieu permettra qu’elle soit moins malheureuse ; il ne me privera pas du soutien et de l’unique consolation de ma vieillesse. »

L’officier considérait Louise avec plaisir et avec tendresse ; il n’osait lever les yeux sur le vieillard ; mais rappelant tout son courage, il prend une de ses mains, et sans avoir la force de parler, il l’entraîne vers la chaumière ; à peine avait-il franchi le seuil qu’il se jeta aux genoux de Christophe qui, ne le reconnaissant pas, le re gardait avec étonnement.

« Respectable vieillard, s’écria-t-il ; quoi ! vous pouvez ne pas reconnaître celui dont vous avez sauvé les jours, celui.....

– Je reconnais à présent le perfide qui a porté l’opprobre et la désolation dans la paisible demeure de l’innocence..... Messager des esprits infernaux, de quel nouveau malheur suis-je aujourd’hui menacé ? »

Les cheveux blancs du vieillard se dressèrent sur sa tête vénérable ; ses yeux, presque éteints devinrent enflammés ; ses membres tremblaient avec violence, et il se laissa tomber sur une chaise, en prononçant d’une voix entrecoupée le nom de Sara.

« Ô père de Sara ! je ne viens point de nouveau troubler la paix de votre cœur ; je viens, entraîné par le repentir, vous demander pardon de mes fautes et chercher à les réparer.

– Malheureux, comment le pourras-tu ? Sara est morte !....

– Mais l’infortunée Sara a laissé une fille, Louise est mon enfant... je désire...

– Toi, le père de Louise !... je ne vois plus en toi que le monstre qui a fait mourir sa mère....

– Ô Christophe ! vous déchirez un cœur dévoré de remords :  ne voyez à présent que mon repentir.... Me refuserez-vous la satisfaction de doter votre chère Louise ?

– Moi, je consentirais à recevoir tes dons ! Jamais ! jamais ! Ils feraient rougir, pour la première fois, ce front que les rides ont sillonné.

– Mais, cruel vieillard, je ne viens point offenser votre fierté en vous offrant des dons ; c’est à Louise, c’est à mon enfant que je les adresse. »

Le vieillard leva ses mains jointes vers le ciel, et s’écria : « Mon Dieu, qui avez pardonné à vos ennemis, et qui étant sur la croix, avez prié pour eux votre père, inspirez-moi le pardon et l’oubli des injures. » Ses yeux se remplirent de larmes ; il appela Guillaume et Louise, la conduisit par la main vers son père, et lui dit d’une voix émue : « Ma fille, embrassez l’auteur de vos jours. »

Je voudrais qu’il me fût possible de peindre une scène aussi touchante ; mais les âmes sensibles n’ont pas besoin de mes pinceaux pour se la représenter.

Mon ami remit à Louise le contrat d’une jolie ferme ; il la pressa de l’accepter ; elle se rendit à ses vœux, après en avoir obtenu la permission du vieillard.

On fit, pour nous garder dans la chaumière, les plus vives instances ; mais elles furent inutiles. Le père de Louise insista pour partir. « J’ai soulagé mon cœur, me dit-il, d’un fardeau bien pesant ; mais je ne puis rester plus longtemps dans des lieux où tout me rappelle mon crime, Sara et mes malheurs. »

 

 

Louis-Alexandre DUWICQUET D’ORDRE,

La philosophie du cœur, 1811.

 

 

 

 

 

 

 

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