Le solitaire
par
Louis-Alexandre DUWICQUET D’ORDRE
« VOYAGEUR, tu considères ces ruines ; tu juges à leur aspect que la main du temps s’est appesantie sur elles ; et peut-être qu’en ce moment ton imagination travaille à découvrir leur origine perdue dans l’antiquité des siècles.
« Ici était l’asyle de la paix et du silence ; là, de pieux solitaires, enfants de S. Bernard, passaient une vie consacrée à la prière et à la méditation.
« Je me suis vu, avec mes frères, chassé de ces lieux chéris, où l’inclination, autant que le devoir, nous retenait jusqu’à la mort. Nous avons été témoins de la destruction de la maison du Seigneur ; nous avons entendu s’écrouler, sous les coups des marteaux et des pioches, ces murs sacrés qui jadis retentissaient de nos pieux cantiques. Hélas ! de notre église il ne subsiste plus que le portique et les piliers qui, au premier jour, seront aussi la proie de la cupidité.
« Là, étaient les dortoirs où chaque solitaire avait sa cellule ; ici, était le réfectoire où, pendant un frugal repas, on faisait la pieuse lecture ; et cette enceinte était la salle où l’on exerçait envers les voyageurs les droits de l’hospitalité.
« J’ai acheté du nouveau propriétaire de cet enclos vénérable la permission d’y finir mes jours, au milieu de ces ruines. Un jardin que je cultive me donne assez de fruits et de légumes pour soutenir mon existence ; et dans un de ces caveaux je me suis fait, sans beaucoup de travail, une jolie cellule.
« Voyageur, je t’invite à la visiter, et à ne pas refuser le modeste repas que t’offre, de bon cœur, un pauvre religieux. À présent la chaleur est extrême ; quand tu auras pris quelques instants de repos, tu retrouveras de nouvelles forces pour continuer ta route. »
J’acceptai l’invitation du vieux solitaire. Son front découvert, ses cheveux blancs, sa longue barbe, ses yeux qui ne brillaient plus que du feu de la charité, cette physionomie douce et franche, ce maintien paisible me rappelaient les pères du désert, et m’inspiraient le respect et la vénération.
J’entrai avec lui dans la cellule, il y régnait, à côté de la simplicité, une propreté extrême ; des pots à fleurs ornaient les murailles blanchies sur lesquelles étaient attachées quelques images ; sur un rayon placé près de la cheminée, on voyait quelques livres de piété, des planches avec un peu de paille formaient sa couche ; une table et quelques chaises de bois composaient tout l’ameublement.
« Mon fils, me dit gaîment le solitaire, je me trouve ici mille fois plus heureux que je l’étais dans le monde. Aucun soin ne m’agite ; je ne m’occupe point de ce que l’on dit de moi, de ce que l’on pense, de ce que l’on fait ; le présent est devenu pour moi le passé ; je vis oublié des hommes, et le lieu que j’ai choisi pour ma retraite est même ignoré de ma famille. Depuis bien des années elle doit croire que je n’existe plus ; j’avoue, mon fils, qu’il m’en a bien coûté pour rompre tous les liens qui m’attachaient au monde ; mais c’était un sacrifice que je devais faire à Dieu ; et avec le secours de sa grâce, je suis enfin parvenu à l’accomplir. Hélas ! combien de souvenirs chers et précieux ont longtemps troublé la paix et le bonheur que me promettait la solitude ! La nuit, des songes riants me transportaient au sein de ma famille, sur les bords charmants qu’arrose la Liane, non loin de cette chaîne de montagnes d’où l’œil découvre les rivages de l’Angleterre.
– Quoi ! m’écriai-je, vous seriez ce respectable solitaire, ce saint religieux dont mon père ne cesse de regretter la perte, et dont, tant de fois, il m’a vanté savoir et les vertus !... C’est donc vous qui, couvert de lauriers cueillis dans une campagne glorieuse, abandonnâtes tout à coup le monde pour la retraite, et prîtes le cilice, au lieu de l’uniforme ?
– Oui, mon fils c’est moi, répondit le vieillard en me tendant les bras ; venez embrasser l’oncle de votre père.... Mon Dieu, je te remercie de la grâce que tu m’accordes en ce jour..... Nunc dimittis servum tuum, etc. »
Il me tint serré contre son cœur ; et quelques larmes tombées de ses yeux vinrent mouiller mes joues.
Tandis qu’il m’interrogeait sur ma famille, sur ses anciens amis, sur les personnes qu’il avait connues, sur les lieux qu’il avait habités dans son enfance, avec quelle attention, avec quel intérêt, avec quel plaisir il écoutait les moindres détails que je lui en faisais ! Tout ce que je lui racontais était nouveau pour lui, et devenait un sujet d’étonnement, quelquefois un sujet de satisfaction, mais bien plus souvent de peine.
Quand il eut appris par quelle suite de malheurs je m’étais vu dépouillé du bien de mes pères, il leva les mains jointes vers le ciel, et s’écria : Que la volonté du Seigneur soit faite !.... Mon fils, répétez avec Job : Dieu me l’avait donné, Dieu me l’a retiré ; que son saint nom soit béni.
« Mon père, à votre tour, daignez m’instruire de ce qui a pu tout à coup vous dégoûter du monde et vous décider à le quitter pour toujours. Est-ce l’injustice, l’amour malheureux, où l’amitié trahie ?
– Mon fils je n’ai point marché sur les traces de Rancé et de Comminges ; les passions n’ont eu aucune part à la résolution invariable que j’ai prise de finir mes jours dans la retraite ; c’est la réflexion seule qui m’a conduit : j’ai connu le monde, et il m’a fait horreur et pitié ; éclairé du flambeau de la raison, j’ai vu à découvert le néant des grandeurs humaines, et j’ai répété avec Salomon, le plus sage des hommes : Vanité des vanités, tout n’est que vanité !
« Combien de regrets, de vœux, de craintes et d’espérances que forme l’imagination, et que le temps détruit dans son vol rapide ! Le nombre de nos années est si court, et nous les passons entre le passé et l’avenir, tandis que le présent est emporté par te tourbillon du monde : l’on meurt avant d’avoir vécu. Le nautonier, entraîné par le courant, doit redoubler ses efforts s’il veut que sa fragile nacelle ne se brise pas contre un rocher avant qu’elle n’arrive au port.
« Mon fils, nous allons nous séparer ; à mon âge il est probable que c’est pour toujours ; je voudrais vous offrir un gage de mon amitié ; mais un pauvre solitaire ne peut pas vous faire de riches présents : c’est mon portrait en miniature que je vous donnerai, si vous me promettez de le porter toujours.
– Mon père, je vous le promets.
– Mais ce qui va bien vous surprendre, c’est que mon portrait est aussi le vôtre, et qu’il nous ressemble également ; de plus, c’est un moniteur fidèle qui vous avertira de ne jamais commettre d’actions dont vous puissiez un jour vous repentir.
– Quel est donc ce portrait, qui représente à la fois vos traits et les miens ? J’avoue, mon père, qu’il excite toute ma curiosité.
– Elle va être satisfaite, répondit le vieillard. »
Alors il tira de sa poche quelque chose qui était enveloppé avec soin, et il me présenta, en souriant, une petite tête de mort sculptée en buis....
« N’est-ce pas votre image et la mienne ? N’est-ce pas celle de tous les hommes ? Et ne les exhorte-t-elle pas à bien vivre, en les avertissant de leur destinée ? Mon fils, conserve ce présent que te fait un vieux solitaire et sois certain que toujours il fera des vœux pour ton bonheur et celui de ta famille. »
Il m’embrassa avec tendresse ; et après m’avoir donné sa bénédiction, il me dit : Va, mon fils, suis la voie du Seigneur, et que dans sa miséricorde il répande sur toi toutes ses grâces !
Louis-Alexandre DUWICQUET D’ORDRE,
La philosophie du cœur, 1811.