Yasmina

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Isabelle EBERHARDT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Elle avait été élevée dans un site funèbre où, au sein de la désolation environnante, flottait l’âme mystérieuse des millénaires abolis.

Son enfance s’était écoulée là, dans les ruines grises, parmi les décombres et la poussière d’un passé dont elle ignorait tout.

De la grandeur morne de ces lieux, elle avait pris comme une surcharge de fatalisme et de rêve. Étrange, mélancolique, entre toutes les filles de sa race : telle était Yasmina la Bédouine.

Les gourbis de son village s’élevaient auprès des ruines romaines de Timgad, au milieu d’une immense plaine pulvérulente, semée de pierres sans âge, anonymes, débris disséminés dans les champs de chardons épineux d’aspect méchant, seule végétation herbacée qui pût résister à la chaleur torride des étés embrasés. Il y en avait là de toutes les tailles, de toutes les couleurs, de ces chardons : d’énormes, à grosses fleurs bleues, soyeuses parmi les épines longues et aiguës, de plus petits, étoilés d’or... et tous rampants enfin, à petites fleurs rose pâle. Par-ci par-là, un maigre buisson de jujubier ou un lentisque roussi par le soleil.

Un arc de triomphe, debout encore, s’ouvrait en une courbe hardie sur l’horizon ardent. Des colonnes géantes, les unes couronnées de leurs chapiteaux, les autres brisées, une légion de colonnes dressées vers le ciel, comme en une rageuse et inutile révolte contre l’inéluctable Mort...

Un amphithéâtre aux gradins récemment déblayés, un forum silencieux, des voies désertes, tout un squelette de grande cité défunte, toute la gloire triomphante des Césars vaincue par le temps et résorbée par les entrailles jalouses de cette terre d’Afrique qui dévore lentement, mais sûrement, toutes les civilisations étrangères ou hostiles à son âme...

Dès l’aube quand, au loin, le Djebel Aurès s’irisait de lueurs diaphanes, Yasmina sortait de son humble gourbi et s’en allait doucement, par la plaine, poussant devant elle son maigre troupeau de chèvres noires et de moutons grisâtres.

D’ordinaire, elle le menait dans la gorge tourmentée et sauvage d’un oued assez loin du douar.

Là se réunissaient les petits pâtres de la tribu. Cependant, Yasmina se tenait à l’écart, ne se mêlant point aux jeux des autres enfants.

Elle passait toutes ses journées dans le silence menaçant de la plaine sans soucis, sans pensées, poursuivant des rêveries vagues, indéfinissables, intraduisibles en aucune langue humaine.

Parfois, pour se distraire, elle cueillait au fond de l’oued desséché quelques fleurettes bizarres, épargnées du soleil, et chantait des mélopées arabes.

Le père de Yasmina, El Hadj Salem, était déjà vieux et cassé. Sa mère, Habiba, n’était plus, à trente-cinq ans, qu’une vieille momie sans âge, adonnée aux dures travaux du gourbi et du petit champ d’orge.

Yasmina avait deux frères aînés, engagés tous deux aux Spahis. On les avait envoyés tous deux très loin, dans le désert. Sa sœur aînée, Fathma, était mariée et habitait le douar principal des Ouled-Mériem. Il n’y avait plus au gourbi que les jeunes enfants et Yasmina, l’aînée, qui avait environ quatorze ans.

Ainsi, d’aurore radieuse en crépuscule mélancolique, la petite Yasmina avait vu s’écouler encore un printemps, très semblable aux autres, qui se confondaient dans sa mémoire.

Or, un soir, au commencement de l’été, Yasmina rentrait avec ses bêtes, remontant vers Timgad illuminée des derniers rayons du soleil à son déclin. La plaine resplendissait, elle aussi, en une pulvérulence rose d’une infinie délicatesse de teinte... Et Yasmina s’en revenait en chantant une complainte saharienne, apprise de son frère Slimène qui était venu en congé un an auparavant, et qu’elle aimait beaucoup :

 

          Jeune fille de Constantine,

          qu’es-tu venue faire ici,

          toi qui n’es point de mon pays,

          toi qui n’es point faite pour vivre

          dans la dune aveuglante...

          Jeune fille de Constantine,

          tu es venue et tu as pris mon cœur,

          et tu l’emporteras dans ton pays...

          Tu as juré de revenir, par le Nom très haut...

          Mais quand tu reviendras au pays des palmes,

          quand tu reviendras à El Oued,

          tu ne me retrouveras plus

          dans la DEMEURE DES FLEURS.

          Cherche-moi dans la DEMEURE DE L’ÉTERNITÉ...

 

Et doucement, la chanson plaintive s’envolait dans l’espace illimité... Et doucement, le prestigieux soleil s’éteignait dans la plaine...

Elle était bien calme, la petite âme solitaire et naïve de Yasmina... Calme et douce comme ces petits lacs purs que les pluies laissent au printemps pour un instant dans les éphémères prairies africaines, et où rien ne se reflète, sauf l’azur infini du ciel sans nuages...

Quand Yasmina rentra, sa mère lui annonça qu’on allait la marier à Mohammed Elaour, cafetier à Batna.

D’abord, Yasmina pleura, parce que Mohammed était borgne et très laid et parce que c’était si subit et si imprévu, ce mariage.

Puis, elle se calma et sourit, car c’était écrit. Les jours se passèrent ; Yasmina n’allait plus au pâturage. Elle cousait, de ses petites mains maladroites, son humble trousseau de fiancée nomade.

Personne, parmi les femmes du douar, ne songea à lui demander si elle était contente de ce mariage. On la donnait à Elaour, comme on l’eût donnée à tout autre musulman. C’était dans l’ordre des choses, et il n’y avait là aucune raison d’être contente outre mesure, ni non plus de se désoler.

Yasmina savait même que son sort serait un peu meilleur que celui des autres femmes de sa tribu, puisqu’elle habiterait la ville et qu’elle n’aurait, comme les Mauresques, que son ménage à soigner et ses enfants à élever.

Seuls les enfants la taquinaient parfois, lui criant : « Marte-el-Aour ! – La femme du borgne ! » Aussi évitait-elle d’aller, à la tombée de la nuit, chercher de l’eau à l’oued, avec les autres femmes. Il y avait bien une fontaine dans la cour du bordj des fouilles, mais le gardien roumi, employé des Beaux-Arts, ne permettait point aux gens de la tribu de puiser l’eau pure et fraîche dans cette fontaine. Ils étaient donc réduits à se servir de l’eau saumâtre de l’oued où piétinaient, matin et soir, les troupeaux. De là, l’aspect maladif des gens de la tribu continuellement atteints de fièvres malignes.

Un jour, Elaour vint annoncer au père de Yasmina qu’il ne pourrait, avant l’automne, faire les frais de la noce et payer la dot de la jeune fille.

Yasmina avait achevé son trousseau, et son petit frère Ahmed, qui l’avait remplacée au pâturage, étant tombé malade, elle reprit ses fonctions de bergère et ses longues courses à travers la plaine.

Elle y poursuivait ses rêves imprécis de vierge primitive, que l’approche du mariage n’avait en rien modifiés.

Elle n’espérait ni même ne désirait rien. Elle était inconsciente, donc heureuse.

Il y avait alors à Batna un jeune lieutenant, détaché au Bureau arabe, nouvellement débarqué de France. Il avait demandé à venir en Algérie, car la vie de caserne qu’il avait menée pendant deux ans, au sortir de Saint-Cyr, l’avait profondément dégoûté. Il avait l’âme aventureuse et rêveuse.

À Batna, il était vite devenu chasseur, par besoin de longues courses à travers cette âpre campagne algérienne qui, dès le début, l’avait charmé singulièrement.

Tous les dimanches, seul, il s’en allait à l’aube, suivant au hasard les routes raboteuses de la plaine et parfois les sentiers ardus de la montagne.

Un jour, accablé par la chaleur de midi, il poussa son cheval dans le ravin sauvage où Yasmina gardait son troupeau.

Assise sur une pierre, à l’ombre d’un rocher rougeâtre où des genévriers odorants croissaient, Yasmina jouait distraitement avec des brindilles vertes et chantait une complainte bédouine où, comme dans la vie, l’amour et la mort se côtoient.

L’officier était las et la poésie sauvage du lieu lui plut.

Quand il eut trouvé la ligne d’ombre pour abriter son cheval, il s’avança vers Yasmina et, ne sachant pas un mot d’arabe, lui dit en français :

– Y a-t-il de l’eau, par ici ?

Sans répondre, Yasmina se leva pour s’en aller, inquiète, presque farouche.

– Pourquoi as-tu peur de moi ? Je ne te ferai pas de mal, dit-il, amusé déjà par cette rencontre.

Mais elle fuyait l’ennemi de sa race vaincue et elle partit.

Longtemps, l’officier la suivit des yeux.

Yasmina lui était apparue, svelte et fine sous ses haillons bleus, avec son visage bronzé, d’un pur ovale, où les grands yeux noirs de la race berbère scintillaient mystérieusement, avec leur expression sombre et triste, contredisant étrangement le contour sensuel à la fois et enfantin des lèvres sanguines, un peu épaisses. Passés dans le lobe des oreilles gracieuses, deux lourds anneaux de fer encadraient cette figure charmante. Sur le front, juste au milieu, la croix berbère était tracée en bleu, symbole inconnu, inexplicable chez ces peuplades autochtones qui ne furent jamais chrétiennes et que l’islam vint prendre toutes sauvages et fétichistes, pour sa grande floraison de foi et d’espérance.

Sur sa tête aux lourds cheveux laineux, très noirs, Yasmina portait un simple mouchoir rouge, roulé en forme de turban évasé et plat.

Tout en elle était empreint d’un charme presque mystique dont le lieutenant Jacques ne savait s’expliquer la nature.

Il resta longtemps là, assis sur la pierre que Yasmina avait quittée. Il songeait à la Bédouine et à sa race tout entière.

Cette Afrique où il était venu volontairement lui apparaissait encore comme un monde presque chimérique, inconnu profondément, et le peuple arabe, par toutes les manifestations extérieures de son caractère, le plongeait en un constant étonnement. Ne fréquentant presque pas ses camarades du Cercle, il n’avait point encore appris à répéter les clichés ayant cours en Algérie et si nettement hostiles, a priori, à tout ce qui est arabe et musulman.

Il était encore sous le coup du grand enchantement, de la griserie intense de l’arrivée, et il s’y abandonnait voluptueusement.

Jacques, issu d’une famille noble des Ardennes, élevé dans l’austérité d’un collège religieux de province, avait gardé, à travers ses années de Saint-Cyrien, une âme de montagnard, encore relativement très fermée à cet « esprit moderne », frondeur et sceptique de parti pris, qui mène rapidement à toutes les décrépitudes morales.

Il savait donc encore voir par lui-même, et s’abandonner sincèrement à ses propres impressions.

Sur l’Algérie, il ne savait que l’admirable épopée de la conquête et de la défense, l’héroïsme sans cesse déployé de part et d’autre pendant trente années.

Cependant, intelligent, peu expansif, il était déjà porté à analyser ses sensations, à classifier en quelque sorte ses pensées.

Ainsi, le dimanche suivant, quand il se vit reprendre le chemin de Timgad, eut-il la sensation très nette qu’il n’y allait que pour revoir la petite Bédouine.

Encore très pur et très noble, il n’essayait point de truquer avec sa conscience. Il s’avouait parfaitement qu’il n’avait pu résister à l’envie d’acheter des bonbons, dans l’intention de lier connaissance avec cette petite fille dont la grâce étrange le captivait si invinciblement et à laquelle, toute la semaine durant, il n’avait fait que penser.

... Et maintenant, parti dès l’aube par la belle route de Lambèse, il pressait son cheval, pris d’une impatience qui l’étonnait lui-même... Ce n’était en somme que le vide de son cœur à peine sorti des limbes enchantés de l’adolescence, sa vie solitaire loin du pays natal, la presque virginité de sa pensée que les débauches de Paris n’avaient point souillée, ce n’était que ce vide profond qui le poussait vers l’inconnu troublant qu’il commençait à entrevoir au-delà de cette ébauche d’aventure bédouine.

... Enfin, il s’enfonça dans l’étroite et profonde gorge de l’oued desséché.

Çà et là, sur les grisailles fauves des broussailles, un troupeau de chèvres jetait une tache noire à côté de celle, blanche, d’un troupeau de moutons.

Et Jacques chercha presque anxieusement celui de Yasmina.

– Comment se nomme-t-elle ? Quelle âge a-t-elle ? Voudra-t-elle me parler, cette fois, ou bien s’enfuira-t-elle comme l’autre jour ?

Jacques se posait toutes ces questions avec une inquiétude croissante. D’ailleurs, comment allait-il lui parler, puisque, bien certainement, elle ne comprenait pas un mot de français et que lui ne savait pas même le sabir ?...

Enfin, dans la partie la plus déserte de l’oued, il découvrit Yasmina, couchée à plat ventre parmi ses agneaux, et la tête soutenue par ses deux mains.

Dès qu’elle l’aperçut, elle se leva, hostile de nouveau.

Habituée à la brutalité et au dédain des employés et des ouvriers des ruines, elle haïssait tout ce qui était chrétien.

Mais Jacques souriait, et il n’avait pas l’air de lui vouloir du mal. D’ailleurs, elle voyait bien qu’il était tout jeune et très beau sous sa simple tenue de toile blanche.

Elle avait auprès d’elle une petite guerba suspendue entre trois piquets formant faisceau.

Jacques lui demanda à boire, par signes. Sans répondre, elle lui montra du doigt la guerba.

Il but. Puis il lui tendit une poignée de bonbons roses. Timidement, sans oser encore avancer la main, elle dit en arabe, avec un demi-sourire et levant pour la première fois ses yeux sur ceux du roumi :

Ouch-noua ? Qu’est-ce ?

– C’est bon, dit-il, riant de son ignorance, mais heureux que la glace fût enfin rompue.

Elle croqua un bonbon, puis, soudain, avec un accent un peu rude, elle dit :

– Merci !

– Non, non, prends-les tous !

– Merci ! Merci ! Msiou ! merci !

– Comment t’appelles-tu ?

Longtemps elle ne comprit pas. Enfin, comme il s’était mis à lui citer tous les noms de femmes arabes qu’il connaissait, elle sourit et dit : « Smina » (Yasmina).

Alors, il voulut la faire asseoir près de lui pour continuer la conversation. Mais, prise d’une frayeur subite, elle s’enfuit.

Toutes les semaines, quand approchait le dimanche, Jacques se disait qu’il agissait mal, que son devoir était de laisser en paix cette créature innocente dont tout le séparait et qu’il ne pourrait jamais que faire souffrir... Mais il n’était plus libre d’aller à Timgad ou de rester à Batna et il partait...

Bientôt, Yasmina n’eut plus peur de Jacques. Toutes les fois, elle vint d’elle-même s’asseoir près de l’officier, et elle essaya de lui faire comprendre des choses dont le sens lui échappait la plupart du temps, malgré tous les efforts de la jeune fille. Alors, voyant qu’il ne parvenait pas à la comprendre, elle se mettait à rire... Et alors, ce rire de gorge qui lui renversait la tête en arrière, découvrait ses dents d’une blancheur laiteuse, donnait à Jacques une sensation de désir et une prescience de voluptés grisantes...

En ville, Jacques s’acharnait à l’étude de l’arabe algérien... Son ardeur faisait sourire ses camarades qui disaient, non sans ironie : « Il doit y avoir une bicotte là-dessous. »

Déjà, Jacques aimait Yasmina, follement, avec toute l’intensité débordante d’un premier amour chez un homme à la fois très sensuel et très rêveur en qui l’amour de la chair se spiritualisait, revêtait la forme d’une tendresse vraie...

Cependant, ce que Jacques aimait en Yasmina, en son ignorance absolue de l’âme de la Bédouine, c’était un être purement imaginaire, issu de son imagination, et bien certainement fort peu semblable à la réalité...

Souriante, avec, cependant, une ombre de mélancolie dans le regard, Yasmina écoutait Jacques lui chanter, maladroitement encore, toute sa passion qu’il n’essayait même plus d’enchaîner.

– C’est impossible, disait-elle avec, dans la voix, une tristesse déjà douloureuse. Toi, tu es un roumi, un kéfer, et moi, je suis musulmane. Tu sais, c’est haram chez nous, qu’une musulmane prenne un chrétien ou un juif ; et pourtant, tu es beau, tu es bon. Je t’aime...

Un jour, très naïvement, elle lui prit le bras et dit, avec un long regard tendre : « Fais-toi musulman... C’est bien facile ! Lève ta main droite, comme ça, et dis, avec moi : « La illaha illa Allah, Mohammed raçoul Allah » : « Il n’est point d’autre divinité que Dieu, et Mohammed est l’envoyé de Dieu. »

Lentement, par simple jeu, pour lui faire plaisir, il répéta les paroles chantantes et solennelles qui, prononcées sincèrement, suffisent à lier irrévocablement à l’islam... Mais Yasmina ne savait point que l’on peut dire de telles choses sans y croire, et elle pensait que l’énonciation seule de la profession de foi musulmane par son roumi en ferait un croyant... Et Jacques, ignorant des idées frustes et primitives que se fait de l’islam le peuple illettré, ne se rendait point compte de la portée de ce qu’il venait de faire.

Ce jour-là, au moment de la séparation, spontanément, avec un sourire heureux, Yasmina lui donna un baiser, le premier... Ce fut pour Jacques une ivresse sans nom, infinie...

Désormais, dès qu’il était libre, dès qu’il disposait de quelques heures, il partait au galop pour Timgad.

Pour Yasmina, Jacques n’était plus un roumi, un kéfer... Il avait attesté l’unité absolue de Dieu et la mission de son Prophète... Et un jour, simplement, avec toute la passion fougueuse de sa race, elle se donna...

Ils eurent un instant d’anéantissement ineffable, après lequel ils se réveillèrent, l’âme illuminée d’une lumière nouvelle, comme s’ils venaient de sortir des ténèbres.

... Maintenant, Jacques pouvait dire à Yasmina presque toutes les choses douces ou poignantes dont était remplie son âme, tant ses progrès en arabe avaient été rapides... Parfois, il la priait de chanter. Alors, couché près de Yasmina, il mettait sa tête sur ses genoux et, les yeux clos, il s’abandonnait à une rêverie imprécise, très douce.

Depuis quelque temps, une idée singulière venait le hanter et quoique la sachant bien enfantine, bien irréalisable, il s’y abandonnait, y trouvant une jouissance étrange... Tout quitter, à jamais, renoncer à sa famille, à la France, rester pour toujours en Afrique avec Yasmina... Même démissionner et s’en aller, avec elle toujours, sous le burnous et le turban, mener une existence insoucieuse et lente, dans quelque ksar du Sud... Quand Jacques était loin de Yasmina, il retrouvait toute sa lucidité et il souriait de ces enfantillages mélancoliques... Mais dès qu’il se retrouvait auprès d’elle, il se laissait aller à une sorte d’assouplissement intellectuel d’une douceur indicible. Il la prenait dans ses bras, et, plongeant son regard dans l’ombre du sien, il lui répétait à l’infini ce mot de tendresse arabe, si doux :

Aziza ! Aziza ! Aziza !

Yasmina ne se demandait jamais quelle serait l’issue de ses amours avec Jacques. Elle savait que beaucoup d’entre les filles de sa race avaient des amants, qu’elles se cachaient soigneusement de leurs familles, mais que, généralement, cela finissait par un mariage.

Elle vivait. Elle était heureuse simplement, sans réflexion et sans autre désir que celui de voir son bonheur durer éternellement.

Quand à Jacques, il voyait bien clairement que leur amour ne pouvait que durer ainsi, indéfiniment, car il concevait l’impossibilité d’un mariage entre lui qui avait une famille, là-bas, au pays, et cette petite Bédouine qu’il ne pouvait même pas songer à transporter dans un autre milieu, sur un sol lointain et étranger.

Elle lui avait bien dit que l’on devait la marier à un cahouadji de la ville, vers la fin de l’automne.

Mais c’était si loin, cette fin d’automne... Et lui aussi, Jacques s’abandonnait à la félicité de l’heure...

– Quand ils voudront me donner au borgne, tu me prendras et tu me cacheras quelque part dans la montagne, loin de la ville, pour qu’ils ne me retrouvent plus jamais. Moi, j’aimerais habiter la montagne, où il y a de grands arbres qui sont plus vieux que les plus anciens des vieillards, et où il y a de l’eau fraîche et pure qui coule à l’ombre... Et puis, il y a des oiseaux qui ont des plumes rouges, vertes et jaunes, et qui chantent...

« Je voudrais les entendre, et dormir à l’ombre, et boire de l’eau fraîche... Tu me cacheras dans la montagne et tu viendras me voir tous les jours... J’apprendrai à chanter comme les oiseaux et je chanterai pour toi. Après, je leur apprendrai ton nom pour qu’ils me le redisent quand tu seras absent. »

Yasmina lui parlait ainsi parfois, avec son étrange regard sérieux et ardent...

– Mais, disait-elle, les oiseaux de Djebel Touggour sont des oiseaux musulmans... Ils ne sauront pas chanter ton nom de roumi... Ils ne sauront te dire qu’un nom musulman... et c’est moi qui dois te le donner, pour le leur apprendre... Tu t’appelleras Mabrouk, cela nous portera bonheur.

... Pour Jacques, cette langue arabe était devenue une musique suave, parce que c’était sa langue à elle, et que tout ce qui était elle l’enivrait. Jacques ne pensait plus, il vivait.

Et il était heureux.

Un jour, Jacques apprit qu’il était désigné pour un poste du Sud oranais.

Il lut et relut l’ordre implacable, sans autre sens pour lui que celui-ci, partir, quitter Yasmina, la laisser marier à ce cafetier borgne et ne plus jamais la revoir...

Pendant des jours et des jours, désespérément, il chercha un moyen quelconque de ne pas partir, une permutation avec un camarade... mais en vain.

Jusqu’au dernier moment, tant qu’il avait pu conserver la plus faible lueur d’espérance, il avait caché à Yasmina le malheur qui allait les frapper...

Pendant ses nuits d’insomnie et de fièvre, il en était arrivé à prendre des résolutions extrêmes : tantôt il se décidait à risquer le scandale retentissant d’un enlèvement et d’un mariage, tantôt il songeait à donner sa démission, à tout abandonner pour sa Yasmina, à devenir en réalité ce Mabrouk qu’elle rêvait de faire de lui... Mais toujours une pensée venait l’arrêter ; il y avait là-bas, dans les Ardennes, un vieux père et une mère aux cheveux blancs qui mourraient certainement de chagrin si leur fils, « le beau lieutenant Jacques », comme on l’appelait au pays, faisait toutes ces choses qui passaient par son cerveau embrasé, aux heures lentes des nuits mauvaises.

Yasmina avait bien remarqué la tristesse et l’inquiétude croissante de son Mabrouk et, n’osant encore lui avouer la vérité, il lui disait que sa vieille mère était bien malade, là-bas, fil Fransa...

Et Yasmina essayait de le consoler, de lui inculquer son tranquille fatalisme.

Mektoub, disait-elle. Nous sommes tous sous la main de Dieu et tous nous mourrons, pour retourner à Lui... Ne pleure pas ; Ya Mabrouk, c’est écrit.

« Oui, songeait-il amèrement, nous devons tous, un jour ou l’autre, être à jamais séparés de tout ce qui nous est cher... Pourquoi donc le sort, ce mektoub dont elle me parle, nous sépare-t-il donc prématurément, tant que nous sommes en vie tous deux ? »

Enfin, peu de jours avant celui fixé irrévocablement pour son départ, Jacques partit pour Timgad... Il allait, plein de crainte et d’angoisse, dire la vérité à Yasmina. Cependant, il ne voulait point lui dire que leur séparation serait probablement, certainement même, éternelle...

Il lui parla simplement d’une mission devant durer trois ou quatre mois.

Jacques s’attendait à une explosion de désespoir déchirant...

Mais, debout devant lui, elle ne broncha pas. Elle continua de le regarder bien en face, comme si elle eût voulu lire dans ses pensées les plus secrètes... et ce regard lourd, sans expression compréhensible pour lui, le troubla infiniment... Mon Dieu ! allait-elle donc croire qu’il l’abandonnait volontairement ?

Comment lui expliquer la vérité, comment lui faire comprendre qu’il n’était pas le maître de sa destinée ? Pour elle, un officier français était un être presque tout-puissant, absolument libre de faire tout ce qu’il voulait.

... Et Yasmina continuait de regarder Jacques bien en face, les yeux dans les yeux. Elle gardait le silence...

Il ne put supporter plus longtemps ce regard qui semblait le condamner.

Il la saisit dans ses bras :

– Ô Aziza ! Aziza ! dit-il. Tu te fâches contre moi ! Ne vois-tu donc pas que mon cœur se brise, que je ne m’en irais jamais, si seulement je pouvais rester !

Elle fronça ses fins sourcils noirs.

– Tu mens ! dit-elle. Tu mens ! Tu n’aimes plus Yasmina, ta maîtresse, ta femme, ta servante, celle à qui tu as pris sa virginité. C’est bien toi qui tiens à t’en aller !... Et tu mens encore quand tu me dis que tu reviendras bientôt... Non, tu ne reviendras jamais, jamais, jamais !

Et ce mot, obstinément répété sur un ton presque solennel, sembla à Jacques le glas funèbre de sa jeunesse.

Abadane ! Abadane ! Il y avait, dans le son même de ce mot, quelque chose de définitif, d’inexorable et de fatal.

– Oui, tu t’en vas... Tu vas te marier avec une roumia, là-bas, en France...

Et une flamme sombre s’alluma dans les grands yeux roux de la nomade. Elle s’était dégagée presque brusquement de l’étreinte de Jacques, et elle cracha à terre, avec dédain, en un mouvement d’indignation sauvage.

– Chiens et fils de chiens, tous les roumis !

– Oh ! Yasmina, comme tu es injuste envers moi ! Je te jure que j’ai supplié tous mes camarades l’un après l’autre de partir au lieu de moi... et ils n’ont pas voulu.

– Ah ! tu vois bien toi-même que, quand un officier ne veut pas partir, il ne part pas !

– Mais mes camarades, c’est moi qui les ai priés de partir à ma place, et ils ne dépendent pas de moi... tandis que moi je dépends du général, du ministre de la Guerre...

Mais Yasmina, incrédule, demeurait hostile et fermée.

Et Jacques regrettait que l’explosion du désespoir qu’il avait tant redoutée en route n’eût pas eu lieu.

Ils restèrent longtemps ainsi, silencieux, séparés déjà par tout un abîme, par toutes ces choses européennes qui dominaient tyranniquement sa vie à lui et qu’elle, Yasmina, ne comprendrait jamais...

Enfin, le cœur débordant d’amertume, Jacques pleura, la tête abandonnée sur les genoux de Yasmina.

Quand elle le vit sangloter si désespérément, elle comprit qu’il était sincère... Elle serra la chère tête aimée contre sa poitrine, pleurant elle aussi, enfin.

Mabrouk ! Prunelle de mes yeux ! Ma lumière ! Ô petite tache noire de mon cœur ! Ne pleure pas, mon seigneur ! Ne t’en va pas, Ya Sidi. Si tu veux partir, je me coucherai en travers de ton chemin et je mourrai. Et alors, tu devras passer sur le cadavre de ta Yasmina. Ou bien, si tu dois absolument partir, emmène-moi avec toi. Je serai ton esclave. Je soignerai ta maison et ton cheval... Si tu es malade, je te donnerai le sang de mes veines pour te guérir... ou je mourrai pour toi. Ya Mabrouk ! Ya Sidi ! emmène-moi avec toi...

Et comme il gardait le silence, brisé devant l’impossibilité de ce qu’elle demandait, elle reprit :

– Alors, viens, mets des vêtements arabes. Sauvons-nous ensemble dans la montagne, ou bien, plus loin, dans le désert, au pays des Chaâmba et des Touareg... Tu deviendras tout à fait musulman, et tu oublieras la France...

– Je ne puis pas... Ne me demande pas l’impossible. J’ai de vieux parents là-bas, en France, et ils mourront de chagrin... Oh ! Dieu seul sait combien je voudrais pouvoir te garder auprès de moi, toujours.

Il sentait les lèvres chaudes de Yasmina lui caresser doucement les mains, dans le débordement de leurs larmes mêlées... Ce contact réveilla en lui d’autres pensées, et ils eurent encore un instant de joie si profonde, si absolue qu’ils n’en avaient jamais connue de semblable même aux jours de leur tranquille bonheur.

– Oh ! comment nous quitter ! bégayait Yasmina, dont les larmes continuaient à couler.

Deux fois encore, Jacques revint et ils retrouvèrent cette indicible extase qui semblait devoir les lier l’un à l’autre, indissolublement et à jamais.

Mais enfin, l’heure solennelle des adieux sonna... de ces adieux que l’un savait et que l’autre pressentait éternels...

Dans leur dernier baiser, ils mirent toute leur âme...

Longtemps, Yasmina écouta retentir au loin le galop cadencé du cheval de Jacques... Quand elle ne l’entendit plus, et que la plaine fut retombée au lourd silence accoutumé, la petite Bédouine se jeta la face contre terre et pleura...

Un mois s’étant écoulé depuis le départ de Jacques, Yasmina vivait en une sorte de torpeur morne.

Toute la journée, seule désormais dans son oued sauvage, elle demeurait couchée à terre, immobile.

En elle, aucune révolte contre Mektoub auquel, dès sa plus tendre enfance, elle était habituée à attribuer tout ce qui lui arrivait, en bien comme en mal... Simplement une douleur infinie, une souffrance continue, sans trêve ni repos, la souffrance cruelle et injuste des êtres inconscients, enfants ou animaux, qui n’ont même pas l’amère consolation de comprendre pourquoi et comment ils souffrent...

Comme tous les nomades, mélange confus où le sang asiatique s’est perdu au milieu des tribus autochtones, Chaouïas, Berbères, etc., Yasmina n’avait de l’islam qu’une idée très vague. Elle savait – sans toutefois se rendre compte de ce que cela signifiait – qu’il y a un Dieu, seul, unique, éternel, qui a tout créé et qui est Rab-el-Alémine – Souverain des Univers –, que Mohammed est son Prophète et que le Coran est l’expression écrite de la religion. Elle savait aussi réciter les deux ou trois courtes sourates du Coran qu’aucun musulman n’ignore.

Yasmina ne connaissait d’autres Français que ceux qui gardaient les ruines et travaillaient aux fouilles, et elle savait bien tout ce que sa tribu avait eu à en souffrir. De là, elle concluait que tous les roumis étaient les ennemis irréconciliables des Arabes. Jacques avait fait tout son possible pour lui expliquer qu’il y a des Français qui ne haïssent point les musulmans... Mais en lui-même, il savait bien qu’il suffit de quelques fonctionnaires ignorants et brutaux pour rendre la France haïssable aux yeux de pauvres villageois illettrés et obscurs.

Yasmina entendait tous les Arabes des environs se plaindre d’avoir à payer des impôts écrasants, d’être terrorisés par l’administration militaire, d’être spoliés de leurs biens... Et elle en concluait que probablement ces Français bons et humains dont lui parlait Jacques ne venaient pas dans son pays, qu’ils restaient quelque part au loin.

Tout cela, dans sa pauvre intelligence inculte, dont les forces vives dormaient profondément, était très vague et ne la préoccupait d’ailleurs nullement.

Elle n’avait commencé à penser, très vaguement, que du jour où elle avait aimé.

Jadis, quand Jacques la quittait pour rentrer à Batna, elle restait songeuse. Qu’y faisait-il ? Où vivait-il ? Voyait-il d’autres femmes, des roumia qui sortent sans voile et qui ont des robes de soie et des chapeaux comme celles qui venaient visiter les ruines ? Et une vague jalousie s’allumait alors dans son cœur.

Mais, depuis que Jacques était parti pour l’Oranie lointaine, Yasmina avait beaucoup souffert et son intelligence commençait à s’affirmer.

Parfois, dans sa solitude désolée, elle se mettait à chanter les complaintes qu’il avait aimées, et alors elle pleurait, entrecoupant de sanglots déchirants les couplets mélancoliques, appelant son Mabrouk chéri par les plus doux noms qu’elle avait coutume de lui donner, le suppliant de revenir, comme s’il pouvait l’entendre.

Elle était illettrée, et Jacques ne pouvait lui écrire, car elle n’eût osé montrer à qui que ce soit les lettres de l’officier pour se les faire traduire.

Elle était donc restée sans nouvelles de lui.

Un dimanche, tandis qu’elle rêvait tristement, elle vit arriver du côté de Batna un cavalier indigène, monté sur un fougueux cheval gris. Le cavalier, qui portait la tenue des officiers indigènes de spahis, poussa son cheval dans le lit de l’oued. Il semblait chercher quelqu’un. Apercevant la petite fille, il l’interpella :

– N’es-tu point Smina bent Hadj Salem ?

– Qui es-tu, et comment me connais-tu ?

– Alors, c’est bien toi ! Moi, je suis Chérif ben Aly Chaâmbi, sous-lieutenant de spahis, et ami de Jacques. C’est bien toi qui étais sa maîtresse ?

Épouvantée de voir son secret en possession d’un musulman, Yasmina voulut fuir. Mais l’officier la saisit par le poignet et la retint de force.

– Où vas-tu, fille du péché ? J’ai fait toute cette longue course pour voir ta figure et tu te sauves ?

Elle faisait de vains efforts pour se dégager.

– Lâche-moi ! Lâche-moi ! Je ne connais personne, je n’étais la maîtresse de personne !

Chérif se mit à rire.

– Si, tu étais sa maîtresse, fille du péché ! Et je devrais te couper la tête pour cela, bien que Jacques soit un frère pour moi. Viens là-bas, au fond de l’oued. Personne ne doit nous voir. J’ai une lettre de Jacques pour toi et je vais te la lire.

Joyeusement, elle battit des mains.

Jacques lui faisait savoir qu’elle pouvait avoir toute confiance en Chérif et que, s’il lui arrivait jamais malheur, elle devrait s’adresser à lui. Il lui disait qu’il ne pensait qu’à elle, qu’il lui était toujours resté fidèle. Il terminait en lui jurant de toujours l’aimer, de ne jamais l’oublier et de revenir un jour la reprendre.

... Beaux serments, jeunes résolutions irrévocables, et que le temps efface et anéantit bien vite, comme tout le reste !...

Yasmina pria Chérif de répondre à Jacques qu’elle aussi l’aimait toujours, qu’elle lui resterait fidèle tant qu’elle vivrait, qu’elle restait son esclave soumise et aimante, et qu’elle aimerait être le sol sous ses pieds.

Chérif sourit.

– Si tu avais aimé un musulman, dit-il, il t’aurait épousée selon la loi, et tu ne serais pas ici à pleurer...

Mektoub !

Et l’officier remonta sur son étalon gris et repartit au galop, soulevant un nuage de poussière.

Jacques craignait d’attirer l’attention des gens du douar et il différa longtemps l’envoi de sa seconde lettre à Yasmina... Si longtemps que quand il voulut lui écrire, il apprit que Chérif était parti pour un poste du Sahara.

Peu à peu, après le grand désespoir de la première heure, la paix s’est faite dans le cœur de Jacques.

Dans le ksar oranais où il vivait, il avait trouvé des camarades français très distingués, très lettrés, et dont l’un possédait une assez vaste bibliothèque. Jacques s’était mis à lire, à étudier des questions qui, jusque-là, lui étaient demeurées absolument étrangères... De nouveaux horizons s’ouvrirent à son esprit...

Plus tard, il changea de poste. À Géryville, il fit la connaissance d’une jeune Espagnole, très belle, dont il devint amoureux.

Et ainsi, l’image charmante de Yasmina se recula dans ces lointains vagues du souvenir, où tout s’embrume et finit de sombrer dans les ténèbres de l’oubli définitif...

Mohammed Elaour vint enfin annoncer qu’il pouvait subvenir aux frais de la noce.

L’on fixa pour celle-ci une date très rapprochée.

Yasmina, passive, s’abandonnait à son sort...

Par instinct d’amoureuse passionnée, elle avait bien senti que Jacques l’avait oubliée, et tout lui était désormais devenu égal.

Cependant, une angoisse étreignait son cœur à la pensée de ce mariage, car elle connaissait trop bien les mœurs de son peuple pour ne pas prévoir la colère de son mari quand il s’apercevrait qu’elle n’était plus intacte.

Elle était déjà certaine de devenir la femme du cahouadji borgne quand, brusquement, survint une querelle d’intérêts entre Hadj Salem et Elaour.

Peu de jours après, Yasmina apprit qu’on allait la donner à un homme qu’elle n’avait entrevu qu’une fois, un spahi, Abd-el-Kader ben Smaïl, tout jeune et très beau, qui passait pour un audacieux, un indomptable, mal noté au service pour sa conduite, mais estimé de ses chefs pour son courage et son intelligence.

Il prit Yasmina par amour, l’ayant trouvée très belle, dans l’épanouissement de ses quinze ans... Il avait offert à Hadj Salem une rançon supérieure à celle que promettait Elaour. D’ailleurs, cela flattait l’amour-propre du vieillard de donner sa fille à ce garçon, issu d’une bonne famille de Guelma, quoique brouillé avec ses parents à la suite de son engagement.

Les fêtes de la noce durèrent trois jours, au douar d’abord, ensuite en ville.

Au douar, l’on avait tiré quelques coups de fusil, fait partir beaucoup de pétards, fait courir les faméliques chevaux, avec de grands cris qui enivraient hommes et bêtes.

À la ville, les femmes avaient dansé au son des benadir et de la r’aïta bédouines...

Yasmina, vêtue de plusieurs chemises en mousseline blanche à longues et larges manches pagode, d’un kaftan de velours bleu galonné d’or, d’une gandoura de soie rose, coiffée d’une petite chéchia pointue, cerise et verte, parée de bijoux d’or et d’argent, trônait sur l’unique chaise de la pièce, au milieu des femmes, tandis que les hommes s’amusaient dans la rue et sur les bancs du café maure d’en face.

Par les femmes, Yasmina avait appris le départ de Chérif Chaâmbi, et la dernière lueur d’espoir qu’elle avait encore conservée s’éteignit : elle ne saurait donc plus jamais rien de son Jacques.

Le soir, quand elle fut seule avec Abd-el-Kader, Yasmina n’osa point lever ses yeux sur ceux de son mari. Tremblante, elle songeait à sa colère imminente et au scandale qui en résulterait s’il ne la tuait par sur le coup.

Elle aimait toujours son roumi, et la substitution du spahi à Elaour ne lui causait aucune joie... Au contraire, elle savait qu’Elaour passait pour très bon enfant, tandis qu’Abd-el-Kader avait la réputation d’un homme violent et terrible...

... Quand il apprit ce que Yasmina ne put lui cacher, Abd-el-Kader entra dans une colère d’autant plus terrible qu’il était très amoureux d’elle. Il commença par la battre cruellement, ensuite il exigea qu’elle lui livrât le nom de son amant.

– C’était un officier... un musulman... il y a longtemps... et il est parti...

Épouvantée par les menaces de son mari, elle dit le nom du lieutenant Chaâmbi : puisqu’il n’y était plus, qu’importait ? Elle n’avait pas voulu avouer la vérité, dire qu’elle avait été la maîtresse d’un roumi, ce qui eût encore aggravé sa faute aux yeux d’Abd-el-Kader...

Mais la passion du spahi avait été plus forte que sa colère... Après tout, le lieutenant n’avait certainement pas parlé, il était parti, et personne ne connaîtrait jamais ce secret.

Abd-el-Kader garda Yasmina, mais il devint la terreur du douar de Hadj Salem où il allait souvent réclamer de l’argent à ses beaux-parents qui le craignaient, regrettant déjà de n’avoir pas donné leur fille au tranquille Mohammed Elaour.

Yasmina, toujours triste et silencieuse, passait toutes ses journées à coudre de grossières chemises de toile que Doudja, la vieille tante du spahi, portait à un marchand M’zabi.

Il y avait encore, dans la maison, la sœur d’Abd-el-Kader, qui devait sous peu épouser l’un des camarades de son frère.

Quand le spahi n’était pas ivre, il rapportait à sa femme des cadeaux, des chiffons pour sa toilette, voire même des bijoux, des fruits et des gâteaux... Toute sa solde y passait. Mais d’autres fois, Abd-el-Kader rentrait ivre, et alors il battait sa femme sans rime ni raison.

Yasmina restait aussi indifférente aux caresses qu’aux coups, et gardait le silence. Seulement, elle étouffait entre les quatre murs blancs de la cour mauresque où elle était enfermée, et elle regrettait amèrement l’immensité libre de sa plaine natale, et les grandes ruines menaçantes, et son oued sauvage.

Abd-el-Kader voyait bien que sa femme ne l’aimait point, et cela l’exaspérait.

Alors, il se mettait à la battre férocement.

Mais, dès qu’il voyait qu’elle pleurait, il la prenait dans ses bras et la couvrait de baisers pour la consoler.

Et Yasmina, obstinément, continuait à aimer son roumi, son Mabrouk... et sa pensée s’envolait sans cesse vers ce Sud oranais qu’elle ne connaissait point et où elle le croyait encore...

Elle se demandait avec angoisse si jamais son Mabrouk allait revenir et dès que personne ne l’observait, elle se mettait à pleurer, longuement, silencieusement.

Jacques avait oublié depuis longtemps le rêve d’amour qu’il avait fait, à l’aube de sa vie, dans la plaine désolée de Timgad, et qui n’avait duré qu’un été.

À peine une année après son mariage, Abd-el-Kader se fit condamner à dix ans de travaux publics pour voies de fait envers un supérieur en dehors du service... Sa sœur avait suivi son mari dans le Sud, et la vieille tante était morte.

Yasmina resta seule et sans ressources.

Elle ne voulut point retourner dans sa tribu.

Elle avait gardé cet étrange caractère sombre et silencieux qui était devenu le sien depuis le départ de Jacques...Elle ne voulait pas qu’on la remariât encore, puisqu’elle était veuve... Elle voulait être libre pour attendre son Mabrouk.

Chez elle aussi, le temps eût dû adoucir la souffrance du cœur... mais elle n’avait rien trouvé, en échange de son amour, et elle continuait à aimer l’absence que, depuis longtemps, elle n’osait plus espérer revoir.

Quand les derniers sous que lui avait laissés Abd-el-Kader furent épuisés, Yasmina fit un paquet de ses hardes et rendit la clé au propriétaire de la maison.

À la tombée de la nuit, elle s’en alla vers le Village-Noir, distant de Batna d’à peine cinq cents mètres – un terrain vague où se trouve la mosquée.

Ce village est un amas confus de masures en bois ou en pisé, sales et délabrées, habitées par un peuple de prostituées négresses, bédouines, mauresques, juives et maltaises, vivant là, entassées pêle-mêle avec toutes sortes d’individus plus ou moins suspects, souteneurs et repris de justice pour la plupart.

Il y a là des cafés maures où les femmes dansent et chantent jusqu’à dix heures du soir, et où l’on fume le Kif toute la nuit, portes closes. Tel est le lieu de divertissement des militaires de la garnison.

Yasmina, depuis qu’elle était restée seule, avait fait la connaissance d’une Mauresque qui vivait au Village-Noir, en compagnie d’une négresse de l’Oued Rir’.

Zohra et Samra étaient employées dans un beuglant tenu par un certain Aly Frank qui se disait musulman et Tunisien, mais dont le nom semblait indiquer une autre origine. C’était d’ailleurs un repris de justice surveillé par la police.

Les deux chanteuses avaient souvent conseillé à Yasmina de venir partager leur chambre, faisant miroiter à ses yeux les soi-disant avantages de leur condition.

Et quand elle se sentit définitivement seule et abandonnée, Yasmina se rendit chez ses deux amies qui l’accueillirent avec joie.

Ce soir-là, Yasmina dut paraître au café et chanter.

C’était dans une longue salle basse et enfumée dont le sol, hanté par les scorpions, était en terre battue, et dont les murs blanchis à la chaux étaient couverts d’inscriptions et de dessins, la plupart d’une obscénité brutale, œuvre des clients. Le long des deux murs parallèles, des tables et des bancs étaient alignés, laissant au milieu un espace assez large. Au fond, une table de bois servait de comptoir. Derrière, il y avait une sorte d’estrade en terre battue, recouverte de vieilles nattes usées.

Les chanteuses étaient accroupies là. Il y en avait sept : Yasmina, ses deux amies, une Bédouine nommée Hafsia, une Bônoise, Aïcha, et deux Juives, Stitra et Rahil. La dernière, originaire du Kef, portait le costume des danseuses de Tunis, vêtues à la mode d’Égypte : large pantalon blanc, petite veste en soie de couleur et les cheveux flottants, noués seulement par un large ruban rouge. Elle était chaussée de petits souliers de satin blanc, sans quartier, à talons très hauts.

Toutes avaient des bijoux en or et de lourds anneaux passés dans les oreilles. Cependant, la Bédouine et la négresse portaient le costume saharien, une sorte d’ample voile bleu sombre, agrafé sur les épaules et formant tunique. Sur leur tête, elles portaient une coiffure compliquée, composée de grosses tresses en laine rouge tordues avec les cheveux sur les tempes, des mouchoirs superposés, des bijoux attachés par des chaînettes. Quand l’une d’elles se levait pour danser dans la salle, entre les spectateurs, les autres chantaient sur l’estrade, battant des mains et du tambour, tandis qu’un jeune garçon jouait de la flûte arabe et qu’un Juif grattait sur une espèce de mandoline...

Leurs chansons et les gestes de leur danse étaient d’une impudeur ardente qui enflammait peu à peu les spectateurs très nombreux ce soir-là.

Les plaisanteries et les compliments crus pleuvaient, en arabe, en français, plus ou moins mélangés de sabir.

– T’es tout d’même rien gironde, la môme ! dit un Joyeux, enfant de Belleville exilé en Afrique, qui semblait en admiration devant Yasmina, quand, à son tour, elle descendit dans la salle.

Sérieuse et triste comme toujours, enveloppée dans sa résignation et dans son rêve, elle dansait, pour ces hommes dont elle serait la proie dès la fermeture du bouge.

Un brigadier indigène de spahis, qui avait connu Abd-el-Kader ben Smaïl, et qui avait vu Yasmina, la reconnut.

– Tiens ! dit-il. Voilà la femme d’Abd-el-Kader. L’homme aux Traves, la femme en boîte... ça roule, tout de même !

Et ce fut lui qui, ce soir-là, rejoignit Yasmina dans le réduit noir qui lui servait de chambre.

La pleine lune montait, là-bas, à l’Orient, derrière les dentelures assombries des montagnes de l’Aurès...

Une lueur bleuâtre glissait sur les murs et les arbres, jetant des ombres profondes dans tous les renfoncements et les recoins qui semblaient des abîmes.

Au milieu du terrain vague et aride qui touche d’un côté à la muraille grise de la ville et à la porte de Lambèse, et de l’autre aux premières pentes de la montagne, la mosquée s’élevait solitaire... Sans style et sans grâce de jour, dans la lumière magique de la lune, elle apparaissait diaphane et presque translucide, baignée d’un rayonnement imprécis.

Du côté du Village-Noir, des sons assourdis de benadir et de gasba retentissaient... Devant le café d’Aly Frank, une femme était assise sur le banc de bois, les coudes aux genoux, la tête entre les mains. Elle guettait les passants, mais avec un air d’indifférence profonde, presque de dégoût.

D’une maigreur extrême, les joues d’un rouge sombre, les yeux caves et étrangement étincelants, les lèvres amincies et douloureusement serrées, elle semblait vieillie de dix années, la charmante et fraîche petite Bédouine des ruines de Timgad...

Cependant, dans ce masque de douleur, presque d’agonie, déjà, l’existence qu’elle menait depuis trois années n’avait laissé qu’une ombre de tristesse plus profonde... Et, malgré tout, elle était belle encore, d’une beauté maladive et plus touchante...

Souvent, sa poitrine était douloureusement secouée par une toux prolongée et terrible qui teintait de rouge son mouchoir...

Le chagrin, l’alcool et les mille agents délétères au milieu desquels elle vivait avaient eu raison de sa robuste santé de petite nomade habituée à l’air pur de la plaine.

Cinq années après le départ de Jacques pour le Sud oranais, les fluctuations de la vie militaire l’avaient ramené à Batna.

Il y vint avec sa jeune femme, délicate et jolie Parisienne : ils s’étaient connus et aimés sur la Côte d’Azur, un printemps que Jacques, malade, était venu à Nice, en congé de convalescence.

Jacques s’était bien souvenu de ce qu’il appelait maintenant « son idylle bédouine » et en avait même parlé à sa femme... Mais tout cela était si loin et l’homme qu’il était devenu ressemblait si peu au jeune officier d’autrefois...

– J’étais alors un adolescent rêveur et enthousiaste. Si tu savais, ma chère, quelles idées ridicules étaient alors les miennes ! Dire que j’ai failli tout abandonner pour cette petite sauvagesse... Si je m’étais laissé aller à cette folie, que serait-il advenu de moi ? Dieu seul le sait !

Ah ! comme il lui semblait ridicule, à présent, le petit lieutenant sincère et ardent des débuts !

Et il ne comprenait plus combien cette première forme de son moi conscient avait été meilleure et plus belle que la seconde, celle qui devait à l’esprit moderne vaniteux, égoïste et frondeur qui l’avait pénétré peu à peu.

Or, ce soir-là, comme il était sorti avec sa femme qui trouvait les quatre ou cinq rues rectilignes de la ville absolument dépourvues de charme, Jacques lui dit :

– Viens, je vais te montrer l’Éden des troupiers... Et surtout, beaucoup d’indulgence, car le spectacle te semblera parfois d’un naturalisme plutôt cru.

En route, ils rencontrèrent l’un des camarades de Jacques, également accompagné de sa femme. L’idée d’aller au Village-Noir leur plut, et ils se mirent en route. Soucieux, à juste raison, d’éclairer le chemin, Jacques avait un peu pris les devants, laissant sa femme au bras de son amie.

Mais, comme il passait devant le café d’Aly Frank, Yasmina bondit et s’écria :

– Mabrouk ! Mabrouk ! Toi !

Jacques avait, lui aussi, rien qu’à ce nom, reconnu Yasmina. Et un grand froid glacé avait envahi son cœur... Il ne trouvait pas un mot à lui dire, à celle que son retour réjouissait si follement.

Il se maudissait mentalement d’avoir eu la mauvaise idée d’amener là sa femme... Quel scandale ne ferait pas, en effet, cette créature perdue de débauche quand elle saurait qu’elle n’avait plus rien à espérer de lui !

– Mabrouk ! Mabrouk ! Tu ne me reconnais donc plus ? Je suis ta Smina ! Regarde-moi donc, embrasse-moi ! Oh ! je sais bien, j’ai changé... Mais cela passera, je guérirai pour toi, puisque tu es là !...

Il préféra en finir tout de suite, pour couper court à cette aventure désagréable. Maintenant, il possédait presque en perfection cette langue arabe dont elle lui avait appris, jadis, les premières syllabes, et lui dit :

– Écoute... Ne compte plus sur moi. Tout est fini entre nous. Je suis marié et j’aime ma femme. Laisse-moi et ne cherche plus à me revoir. Oublie-moi, cela vaudra mieux pour nous deux.

Les yeux grands ouverts, stupéfaite, elle le regardait... Alors, c’était donc vrai ! La dernière espérance qui la faisait vivre venait de s’éteindre.

Il l’avait oubliée, il était marié et il aimait la roumia, sa femme !... Et elle, elle qui l’avait adoré, il ne lui restait plus qu’à se coucher dans un coin et à y mourir comme un chien abandonné.

Dans son âme obscure, une révolte surgit contre l’injustice cruelle qui l’accablait.

Elle se redressa soudain, hardie, menaçante.

– Alors, pourquoi es-tu venu me chercher au fond de l’oued, dans mon douar, où je vivais paisiblement avec mes chèvres et mes moutons ? Pourquoi m’y avoir poursuivie ? Pourquoi as-tu usé de toutes les ruses, de tous les sortilèges pour me séduire, m’entraîner, me prendre ma virginité ? Pourquoi avoir répété traîtreusement avec moi les paroles qui font musulman celui qui les prononce ? Pourquoi m’avoir menti et promis de revenir un jour me reprendre toujours ? Oh ! j’ai toujours sur moi avec mes amulettes la lettre que m’avait apportée le lieutenant Chaâmbi !... (Et elle tira de son sein une vieille enveloppe toute jaunie et déchirée, qu’elle brandit comme une arme, comme un irréfutable témoignage...) Oui, pourquoi, roumi, chien, fils de chien, viens-tu encore à cette heure, avec ta femme trois fois maudite, me narguer jusque dans ce bouge où tu m’as jetée, en m’abandonnant pour que j’y meure ?

Des sanglots et une toux rauque et caverneuse l’interrompirent et elle jeta à la figure de Jacques son mouchoir ensanglanté.

– Tiens, chacal, bois mon sang ! Bois et sois content, assassin !

Jacques souffrait... Une honte et un regret lui étaient venus en face de tant de misère. Mais que pouvait-il faire, à présent ? Entre la nomade et lui, l’abîme s’était creusé, plus profond que jamais.

Pour le combler et, en même temps, pour se débarrasser à jamais de la malheureuse créature, il crut qu’il suffisait d’un peu d’or... Il tendit sa bourse à Yasmina :

– Tiens, dit-il... Tu es pauvre et malade, il faut te soigner. Prends ce peu d’argent... et adieu.

Il balbutiait, honteux tout à coup de ce qu’il venait d’oser faire.

Yasmina, immobile, muette, le regarda pendant une minute, comme jadis, là-bas, dans l’oued desséché de Timgad, à l’heure déchirante des adieux. Puis, brusquement, elle le saisit au poignet, le tordant et dispersant dans la poussière les pièces jaunes.

– Chien ! lâche ! Kéfer !

Et Jacques, courbant la tête, s’en alla pour rejoindre le groupe qui attendait non loin de là, masqué par des masures...

Yasmina était alors retombée sur son banc, secouée par des sanglots convulsifs... Samra, la négresse, était accourue au bruit et avait soigneusement recueilli les pièces d’or de l’officier. Samra enlaça de ses bras noirs le cou de son amie.

– Smina, ma sœur, mon âme, ne pleure pas... Ils sont tous comme ça, les roumis, les chiens, fils de chiens... Mais avec l’argent qu’il t’a donné, nous achèterons des robes, des bijoux et des remèdes pour ta poitrine. Seulement, il ne faut rien dire à Aly, qui nous prendrait l’argent.

Mais rien ne pouvait plus consoler Yasmina.

Elle avait cessé de pleurer et, sombre et muette, elle avait repris sa pose d’attente... Attente de qui, de quoi ?

Yasmina n’attendait plus que la mort, résignée déjà à son sort.

C’était écrit, et il n’y avait point à se lamenter. Il fallait attendre la fin, tout simplement... Tout venait de s’écrouler en elle et autour d’elle, et rien n’avait plus le pouvoir de toucher son cœur, de le réjouir ou de l’attrister.

Sa douleur était cependant infinie... Elle souffrait surtout de savoir Jacques vivant et si près d’elle... si près, et en même temps si loin, si loin !...

Oh ! comme elle eût préféré le savoir mort, et couché là-bas dans ce cimetière des roumis, derrière la porte de Constantine.

Elle eût pu – inconsciemment – revivre là les heures charmantes de jadis, les heures d’ivresse et d’amour vécues dans l’oued desséché.

Elle eût encore goûté là une joie douce et mélancolique, au lieu de ressentir les tourments effroyables de l’heure présente...

Et surtout, il n’eût point aimé une autre femme, une roumia !

Elle sentait bien qu’elle en mourrait de douleur atroce : jusque-là, seule l’espérance obstinée de revoir un jour Jacques, seule la volonté farouche de vivre encore pour le revoir lui avaient donné une force factice pour lutter contre la phtisie dévorante, rapide.

Maintenant, Yasmina n’était plus qu’une loque de chair abandonnée à la maladie et à la mort, sans résistance... D’un seul coup, le ressort de la vie s’était brisé en elle.

Mais aucune révolte ne subsistait plus en son âme presque éteinte.

C’était écrit, et il n’est point de remède contre ce qui est écrit.

Vers onze heures, un spahi permissionnaire passa. Il s’étonna de la voir encore là, le dos appuyé contre le mur, les bras ballants, la tête retombant.

– Hé, Smina ! Que fais-tu là ? Je monte ?

Comme elle ne répondit pas, le beau soldat rouge revint sur ses pas.

– Hé bien ! dit-il surpris. À quoi penses-tu, ma fille... Ou bien tu es soûle ?

Il prit la main de Yasmina et se pencha sur elle...

Le musulman se redressa aussitôt, un peu pâle.

– Il n’y a de force et de puissance qu’en Dieu ! dit-il.

Yasmina la Bédouine n’était plus.

 

 

 

Isabelle EBERHARDT, 1902.

 

 

 

 

 

 

 

 

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