Mourad le Malchanceux

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Maria EDGEWORTH

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

Tout le monde sait que le Grand Seigneur aime à se promener la nuit, sous un déguisement, dans les rues de Constantinople comme faisait jadis le calife Haroun Al-Rachid dans Bagdad.

Or, une nuit, par un clair de lune, il parcourait en compagnie de son grand vizir les principales voies de sa capitale, sans avoir jusqu’alors aperçu rien de remarquable. À la fin, comme ils passaient devant la maison d’un cordier, le sultan rappela l’histoire arabe du cordier Cogia-Hassan-Alhabal et de ses deux amis Saad et Sadi qui différaient diamétralement d’opinion sur la part qui échoit à la chance dans la conduite des affaires humaines.

– Quel est ton avis là-dessus ? demanda le Grand Seigneur au vizir.

– Je suis porté à croire, avec la permission de Votre Majesté, répondit le haut fonctionnaire, qu’en ce monde la réussite dépend beaucoup plus de la circonspection que de ce que l’on appelle la chance, la fortune.

– Et moi, dit le sultan, je suis convaincu que les hommes ont bien plus à compter avec la chance qu’avec la prudence. N’entend-on point parler tous les jours de gens heureux ou malheureux ? Comment cette opinion s’accréditerait-elle parmi les hommes si elle n’était pas justifiée par l’expérience ?

– Il ne m’appartient pas de discuter avec Votre Majesté, repartit le vizir.

– Dis ce que tu penses, je le veux et l’ordonne, fit le sultan.

– Et bien, répondit le vizir, je suis d’avis que les gens sont souvent enclins à croire un tel heureux et un tel malheureux, uniquement parce qu’ils ne connaissent que fort mal leur histoire, ignorant les circonstances où ceux dont ils parlent ont fait preuve de prudence ou d’imprudence. Ainsi j’ai appris qu’en ce moment il y a dans cette ville deux hommes dont la bonne ou la mauvaise fortune sont proverbiales ; l’un s’appelle Mourad le Malchanceux, l’autre Saladin le Chanceux, et je pense que si nous pouvions entendre leur histoire, nous trouverions qu’en définitive l’un est tout bonnement bien avisé, l’autre mal avisé.

– Où demeurent-ils ? interrompit le sultan. Je veux entendre leur histoire de leur propre bouche avant de me coucher.

– Mourad le Malchanceux habite près d’ici, sur la place voisine, dit le vizir.

Le sultan voulut y aller aussitôt. À peine furent-ils arrivés sur la place qu’ils entendirent des cris, des lamentations. Ils se dirigèrent de ce côté et parvinrent à une maison dont la porte était ouverte. Un homme était là qui arrachait son turban, pleurant amèrement. Ils lui demandèrent quelle était la cause de son chagrin et il leur montra les débris d’un vase de Chine qui jonchaient le pavé devant sa porte.

– Cette porcelaine semble en effet très belle, dit le sultan, en ramassant un des morceaux du vase brisé, mais comment se peut-il que la perte de cet objet vous cause un si grand chagrin, un si violent désespoir ?

– Ah ! messieurs, dit le propriétaire du vase, suspendant ses lamentations et considérant le costume des prétendus marchands, je vois que vous êtes des étrangers ; vous ne savez pas tous les motifs que j’ai de me désespérer, vous ignorez que vous vous adressez à Mourad le Malchanceux ; si je vous faisais le récit de tous les malheurs que j’ai éprouvés depuis le jour de ma naissance jusqu’à ce moment, vous auriez sans doute pitié de moi et vous reconnaîtriez combien j’ai raison de m’affliger.

Le sultan ne dissimula pas sa curiosité. Mourad, espérant se concilier la sympathie de son interlocuteur, se montra disposé à le satisfaire.

– Messieurs, dit-il, j’ose à peine vous inviter à entrer dans la maison d’un homme aussi malheureux que moi ; mais si vous ne craignez pas de passer la nuit sous mon toit, vous pourrez écouter le récit de mes infortunes.

Le sultan et le vizir s’excusèrent de ne pouvoir rester toute la nuit avec Mourad, disant qu’ils étaient obligés de regagner leur Khan où leurs compagnons les attendaient, mais ils lui demandèrent la permission de se reposer une demi-heure chez lui et ils le prièrent de leur raconter l’histoire de sa vie, si ce n’était point renouveler sa douleur que de le ramener aux souvenirs d’un passé si plein de traverses.

Il n’y a pas d’homme si malheureux qu’il ne veuille parler de ses malheurs surtout à ceux dont il attend ou espère quelque compassion. Dès que les prétendus marchands furent assis, Mourad commença ainsi :

« Mon père était négociant dans cette ville. La veille de ma naissance, il rêva que je venais au monde avec une tête de chien et une queue de dragon, et que, pour cacher ma monstruosité, il m’enveloppait dans un morceau d’étoffe, qui pour son malheur, n’était autre chose que le turban du Grand Seigneur ; celui-ci, furieux de voir que l’on osât porter la main sur son turban, ordonna de couper la tête à l’insolent.

« Mon père s’éveilla avant d’avoir perdu la tête, mais l’horrible cauchemar qu’il venait d’avoir lui bouleversa l’esprit. Comme il croyait fermement à la prédestination, il était convaincu que je devais lui attirer de grands malheurs ; aussi me prit-il en aversion, même avant que je fusse né. Il regardait son rêve comme un avertissement d’en haut et il résolut d’éviter la vue de cet enfant fatal. Il ne voulut pas attendre pour s’assurer si j’avais réellement la tête d’un chien ou la queue d’un dragon ; mais il partit le lendemain matin en voyage pour Alep.

« Il resta absent plus de cinq ans et pendant ce temps mon éducation fut complètement négligée. Un jour, je demandai à ma mère pourquoi l’on m’avait appelé Mourad le Malchanceux. Elle me dit que ce nom m’avait été donné à cause du rêve de mon père, mais elle ajouta que peut-être on l’oublierait si j’étais heureux à l’avenir. Ma nourrice, qui était très vieille, hocha la tête à ces paroles avec un regard que je n’oublierai jamais, et dit tout bas à ma mère, mais assez haut pourtant pour qu’aucune de ses paroles ne m’ait échappé.

« – Il a été Malchanceux, il l’est et il le sera toujours. Ceux qui sont nés pour le malheur ne peuvent rien contre leur destinée, et personne, fût-il le grand prophète Mahomet, ne peut rien pour eux. C’est une vraie folie pour une personne malchanceuse de vouloir résister à son mauvais sort, il vaut mieux s’y résigner tout d’un coup.

« Ces paroles firent une terrible impression sur moi, quoique je fusse alors très jeune, et chaque accident qui m’arriva dans la suite ne fit que me confirmer la véracité des prédictions de ma vieille nourrice. J’étais dans ma huitième année quand mon père revint de voyage. L’année qui suivit son retour, mon frère Saladin naquit. On l’appela Saladin le Chanceux, parce que le jour de sa naissance, un navire chargé de marchandises de grand prix entra sans avaries dans le port.

« Je ne veux pas lasser votre attention par l’énumération de tous les petits bonheurs qui échurent à mon frère Saladin, au cours de son enfance. À mesure qu’il grandissait, sa réussite dans tout ce qu’il entreprenait était aussi remarquable que ma mauvaise chance dans tout ce que j’essayais de faire. Depuis l’arrivée du vaisseau fortuné, nous vivions dans l’opulence, et la prospérité des affaires de mon père était attribuée par tout le monde à l’influence de la bonne étoile de mon frère Saladin.

« Quand Saladin eut vingt ans, mon père tomba dangereusement malade, et sentant qu’il n’en reviendrait pas, il fit venir mon frère à son lit de mort. À notre grande stupéfaction, il nous avoua que le luxe qu’il avait étalé avait épuisé ses ressources, que ses affaires étaient dans le plus grand désordre, car, ayant compté sur la durée illimitée de la réussite, il s’était embarqué dans des projets au dessus de ses moyens.

« Il en résulta qu’il n’avait absolument rien à léguer à ses enfants que deux grands vases d’une beauté remarquable, mais qui empruntaient surtout leur valeur à des inscriptions en vers tracées sur leur contour en caractères inconnus, lesquels avaient, croyait-on, un pouvoir secret, et pouvaient opérer comme des talismans en faveur de leurs possesseurs.

« Il donna ces deux vases à mon frère Saladin, déclarant qu’il ne pouvait m’en confier un, puisque j’étais si malchanceux que je manquerais pas de le casser. Pourtant, après sa mort, mon frère Saladin, qui avait une grande générosité de caractère, me laissa choisir celui des vases qui me plaisait le plus, et il tâcha de relever mon moral en me disant que, quant à lui, il ne croyait ni à la bonne ni à la mauvaise fortune.

« Je ne partageais pas son avis, mais je sentais et reconnaissais toute sa bonté à vouloir m’arracher à ma mélancolie, je savais qu’il était inutile pour lui de faire pour moi le moindre effort dans ce sens, car j’étais sûr que, quoique je fisse, je resterais toujours Mourad le Malchanceux. Mon frère, au contraire, ne se laissa point abattre par l’adversité et la misère où nous laissait notre père. Il dit qu’il avait l’assurance de trouver quelque moyen de se tirer d’affaire et il le fit.

« En examinant son vase de porcelaine, il y trouva une poudre de couleur écarlate très vive, et il eut idée de l’employer à la teinture ; il en fit l’essai, et après quelque temps de tâtonnement, il réussit d’une manière admirable.

« Du vivant de mon père, ma mère avait acheté de magnifiques robes d’un des marchands qui vendaient des étoffes aux dames du sérail du Grand Seigneur. Mon frère avait rendu quelques petits services à ce marchand ; il alla le trouver et lui recommanda l’emploi de la nouvelle teinture écarlate. Elle était, en effet, si belle que dès qu’on la voyait on la préférait à toute autre couleur. La boutique de Saladin fut bientôt envahie par les acheteurs, et ses manières affables, sa conversation enjouée lui gagnaient tout autant de clients que la teinture écarlate elle-même. Pour moi, au contraire, je remarquai qu’au premier abord, ou bien mon air mélancolique, je déplaisais à tout le monde. Je n’avais aucun doute à cet égard et cette certitude ne faisait que me confirmer dans ma croyance à une mauvaise destinée.

« Il arriva un jour qu’une dame, en riches atours, accompagnée de deux femmes esclaves, entra dans la boutique de mon frère pour faire quelques achats ; il était sorti et j’étais seul à garder sa boutique. Après avoir visité nos marchandises, elle fixa par hasard les yeux sur mon vase de porcelaine qui était dans la chambre. Ce vase lui plut énormément et elle m’en offrit tout ce que je voudrais, si je consentais à m’en dessaisir ; mais je refusai, car je craignais d’attirer sur ma tête quelque calamité, si je renonças volontairement à mon talisman. Irritée de mon refus, la dame, comme il arrive d’ordinaire aux personnes de son sexe, s’obstina dans son dessein ; mais ni les prières ni les offres d’argent ne purent rien changer à ma détermination. Exaspérée enfin de ma ténacité, elle s’en alla.

« Quand mon frère rentra, je lui racontai ce qui venait de se passer, et je m’attendais à des compliments, mais tout au contraire il me blâma de ma superstition et du prix mystérieux que j’attachais aux vers peints sur mon vase ; il ajouta que c’était le comble de la folie de refuser le moyen assuré d’augmenter ma fortune, sous prétexte d’un espoir illusoire en quelque protection magique. Je ne pus me résoudre à partager son opinion et je n’eus pas le courage de suivre son conseil. La dame revint le lendemain et mon frère lui vendit son vase pour dix mille pièces d’or et il employa cet argent de la manière la plus avantageuse à faire l’achat d’un nouvel approvisionnement de marchandises. Je me repentis quand il était trop tard ; mais je crois que la fatalité qui s’attache à certaines personnes est surtout ainsi faite qu’elles ne peuvent se décider comme il le faut au bon moment. Quand l’occasion était perdue, j’ai toujours regretté de ne pas avoir fait exactement le contraire de ce que j’avais décidé auparavant. Bien des fois, tandis que j’hésitais, le bon moment passait. C’est là ce que j’appelle ne pas avoir de chance ; mais je reviens à mon histoire.

« La dame qui avait acheté le vase de mon frère Saladin était la favorites du sultan et, de plus, toute-puissante dans le sérail. Elle avait été si vexée du refus que j’avais opposé à son désir qu’elle ne voulut plus mettre les pieds dans la boutique tant que je m’y trouverais. Saladin ne voulait pas se séparer de moi, mais je ne pouvais consentir à être la cause de la ruine d’un frère aussi bon. Sans lui faire part de mon dessein, je quittai la maison, insouciant de ce que je deviendrais ; cependant la faim m’obligea bientôt à prendre un parti, je m’assis sur une pierre devant la porte d’un boulanger ; l’odeur du pain chaud me poussa à entrer, et d’une voix tremblante, je demandai l’aumône.

« Le boulanger me donna autant de pain que je pouvais en manger, à la condition que je changerais de costume avec lui, et que je porterais ce jour-la là les petits pains aux clients de la ville à sa place. Je m’empressai d’accepter cette proposition ; mais j’eus presque aussitôt à me repentir de ma complaisance.

« Eu effet, si ma mauvaise chance ne m’avait comme d’habitude privé à ce moment de mémoire et de réflexion, je n’aurais pas consenti à l’offre perfide du boulanger.

« Quelque temps auparavant, la population de Constantinople s’était montrée très mécontente du poids et de la qualité du pain fourni par les boulangers. Ce mécontentement n’avait été que le prélude d’une émeute, et pendant les troubles, plusieurs boulangers avaient été massacrés.

« Je savais tout cela, mais je ne m’en souvins pas au moment même où j’aurais dû en faire mon profit.

« Je changeai de vêtements avec le boulanger, mais je n’avais pas fait six pas dans la rue avec mes petits pains, que la foule s’attroupa autour de moi en proférant des menaces et des vociférations. On me poursuivit jusqu’aux portes du palais du Grand Seigneur, et le grand vizir, alarmé de ces manifestations, donna l’ordre de me trancher la tête ; car on sait qu’en pareil cas le seul remède à l’émeute est de couper le cou au boulanger.

« Je tombai à genoux, je jurai que je n’étais pas le boulanger pour qui on me prenait, que je n’avais aucun rapport avec lui, que je n’avais jamais fourni à la population de Constantinople, de pain qui n’eut pas son poids, je déclarai que je n’avais fait qu’endosser le costume du boulanger pour ce seul jour-là, et que je n’aurais pas agi de la sorte si je n’y avais été poussé par ma mauvaise chance qui dominait toutes mes actions.

« Il y eut des gens dans la cohue qui crièrent qu’on devait me couper la tête quand même pour me punir de ma bêtise ; mais d’autres eurent pitié de moi ; pendant que l’officier chargé d’exécuter les ordres du grand vizir se retournait pour répliquer à quelques-uns des émeutiers les plus turbulents, ceux qui étaient touchés de mon malheur m’ouvrirent une issue à travers la foule, et, grâce à eux, je pus m’échapper.

 

 

 

II

 

 

« Je quittai Constantinople, j’avais laissé mon vase aux soins de mon frère. À quelques lieues d’éloignement de la ville, je rencontrai une petite troupe de soldats, je me joignis à eux, et apprenant qu’ils allaient s’embarquer avec le reste de l’armée du Grand Seigneur pour l’Égypte, je résolus de les accompagner. Si c’est, pensais-je, la volonté de Mahomet que je meure, autant vaut subir mon sort plus tôt que plus tard. L’abattement où j’étais plongé était accompagné d’une telle indolence que je voulais à peine manger pour sauver ma vie.

« Pendant toute la traversée, je restais assis toute la journée sur le pont du navire, fumant ma pipe ; et je suis convaincu que s’il y avait eu une tempête, comme je m’y attendais, je n’aurais pas retiré ma pipe de ma bouche, et je n’aurais pas ramassé un cordage, même pour échapper au naufrage. C’est l’effet de cette résignation, de cette torpeur des sens, appelez-le comme vous voudrez, qui me faisait croire fermement à la fatalité.

« Cependant nous débarquâmes sains et saufs, en dépit de mes prévisions lugubres. Un léger accident m’obligea, au moment du débarquement, à rester plus longtemps sur le navire que mes compagnons. Je n’arrivais au camp d’El-Arish que fort tard dans la nuit.

« Il faisait clair de lune et je voyais distinctement les alentours. Il y avait un grand nombre de petites tentes éparpillées sur le désert de sable blanc ; quelques dattiers s’apercevaient à distance ; tout était silencieux ; on n’entendait que le bruit fait par les chameaux ruminant auprès des tentes ; sur mon chemin je ne rencontrai aucun être humain.

« Ma pipe s’était éteinte, et je hâtai le pas vers un petit feu que je voyais près d’une des tentes. Tout en avançant, mes yeux s’arrêtèrent sur quelque chose qui brillait dans le sable ; c’était une bague.

« Je la ramassai et la mis à mon doigt. J’avais l’intention de la donner le lendemain matin au crieur public, qui trouverait le vrai propriétaire ; mais ma mauvaise chance me poussa à glisser la bague à mon petit doigt, pour lequel elle était trop large ; et, tandis que je courrais vers le feu pour rallumer ma pipe, la bague s’échappa.

« Je me baissai pour la chercher dans le fourrage que mangeait une mule, et le maudit animal me lança un si violent coup de pied que je ne pus m’empêcher de jeter un grand cri.

« Ceux qui dormaient dans la tente voisine se réveillèrent en sursaut. Furieux d’avoir été troublés dans leur sommeil, les soldats me suspectèrent aussitôt ; ils se dirent tout de suite que j’étais un voleur, que j’avais pris la bague au lieu de l’avoir trouvée comme je l’affirmais. On me l’enleva de force, et, le lendemain, je reçus la bastonnade ; l’officier commandant la troupe persistait à dire que quelques bons coups de bâton me feraient bien avouer où j’avais caché certains objets de prix, qui avaient récemment disparu du camp.

« Tout cela était la conséquence de mon empressement à vouloir allumer ma pipe, et aussi de la mauvaise chance que j’avais eue de mettre la bague à un doigt trop petit, mais, cela devait arriver fatalement à Mourad le Malchanceux.

« Quand je fus en état de me tenir debout, après la guérison de mes blessures, j’entrai dans une des tentes, surmontées d’un drapeau rouge, et où l’on vendait, m’avait-on dit, du café préparé. J’en demandai une tasse et, tandis que je buvais, j’entendis près de moi un étranger se plaindre d’avoir perdu une bague que personne ne lui avait rapportée, quoiqu’il eût fait promettre, par le crieur public, une récompense de deux cents sequins à celui qui la lui ferait retrouver.

« Je compris tout de suite qu’il s’agissait de la bague qui m’avait valu tant d’infortunes.

« J’adressai la parole à l’étranger et je lui promis de lui désigner celui qui m’avait pris la bague de force.

« L’étranger rentra en possession de son bien, et, persuadé que j’avais agi honnêtement, il me donna les deux cents sequins en compensation du châtiment que j’avais subi injustement.

« Vous vous imaginez, sans doute, que cette bourse d’or devait me procurer quelque avantage, Au contraire, elle fut pour moi la cause de nouveaux malheurs.

« Une nuit, croyant que les soldats couchés avec moi dans la même tente étaient endormis, j’eus la fantaisie de compter mon trésor. Le lendemain mes compagnons m’invitèrent à boire avec eux. Ce qu’ils mirent dans la boisson qu’ils m’offrirent, je l’ignore, mais une fois que je l’eus avalée, je me sentis accablé de sommeil. Je m’endormis profondément, et, quand je me réveillais je me trouvais étendu sous un dattier, à quelque distance du camp.

« Mon premier mouvement, en reprenant mes sens, fut de mettre la main sur ma bourse ; je la trouvai dans ma ceinture où je l’avais mise, mais en la découvrant je constatai qu’elle était remplie de cailloux au lieu de sequins ; on n’en avait pas laissé un seul ; je ne doutais pas que j’avais été volé par les soldats avec qui j’avais bu, et je suis sûr que plusieurs d’entre eux avaient eu l’œil ouvert pendant que je complais mon argent, car, n’ayant jamais confié à personne le secret de ma richesse, j’étais convaincu qu’ils ne pouvaient soupçonner que j’eusse un tel trésor sur moi, d’autant plus que chaque fois que je m’étais trouvé avec eux, j’avais feint d’être réduit à la dernière indigence.

« Je m’adressai en vain auprès des officiers supérieurs pour obtenir justice, les soldats protestèrent de leur innocence ; il n’y avait pas de preuve formelle contre eux, et je ne gagnai à me plaindre, que le ridicule et les mauvais traitements.

« Dans ma douleur, je me donnai à moi-même ce nom que j’avais évité de prononcer depuis mon arrivée en Égypte ; je m’appelai moi-même Mourad le Malchanceux.

« Ce nom, et l’histoire qui s’y rattachait, firent le tour du camp, et depuis ce moment-là personne ne m’abordait plus qu’en me lançant ce sobriquet. Quelques-uns, à vrai dire, le remplacèrent par celui de Mourad à la bourse aux cailloux.

« Mais tout ce que j’avais souffert jusqu’alors n’était rien en comparaison de mes autres infortunes.

« Les soldats turcs avaient alors pour coutume de s’amuser, dans le camp, à tirer à la cible. Les officiers supérieurs défendaient, il est vrai, cet exercice dangereux, mais l’interdiction restait sans effet. Bien des fois les soldats cessaient leur jeu pendant quelques minutes, quand ils voyaient arriver l’estafette du commandant ; puis ils recommençaient de plus belle en dépit des menaces. Il y avait si peu de discipline dans l’armée, que cette infraction aux ordres demeurait impunie.

« Entre-temps, la répétition du danger rendait les hommes de plus en plus téméraires. J’ai vu souvent des tentes criblées de balles, tandis qu’à l’intérieur on fumait tranquillement sa pipe ; j’ai vu prendre pour point de mire les petits drapeaux rouges des cafés où l’on était attablé.

« Cette apathie provenait, chez les uns, de leur invincible répugnance à se mouvoir ; chez les autres, de l’effet du tabac et de l’opium ; mais chez la plupart des soldats turcs, elle résultait de leur fanatisme. Quand une balle frappait l’un de leurs compagnons, ils se contentaient de dire, en retirant leur pipe de la bouche :

« – Son heure était venue, et s’il est mort, c’est que Mahomet l’a voulu.

« J’avoue que cette assurance me causa d’abord quelque surprise, mais je cessai bientôt de m’en étonner, car elle tendait à me confirmer dans mon idée favorite sur la bonne chance des uns en naissant, et sur la mauvaise chance des autres. Je finis par devenir aussi insouciant que mes compagnons, en adoptant leur manière de raisonner.

« – Il n’est point, me disais-je, au pouvoir de l’homme, de détourner les coups du sort. Je mourrai peut-être demain, jouissons donc du présent.

« Je m’appliquai, en conséquence de cette théorie, à me procurer chaque jour le plus de plaisirs possible. Ma pauvreté m’empêchait, à vrai dire, de me livrer aux excès, mais je trouvais bientôt le moyen de dépenser ce qui ne m’appartenait pas.

« Il y avait des juifs qui suivaient le camp et qui, escomptant d’avance les probabilités de victoire de nos troupes, avançaient de l’argent aux soldats, lesquels s’engageaient à payer à ces usuriers des intérêts exorbitants.

« Le juif à qui je m’adressai traita avec moi, comptant que mon frère Saladin, dont il connaissait le caractère et la position, paierait mes dettes si je ne le faisais moi-même.

« Avec l’argent que j’obtenais ainsi, j’achetais du café, de l’opium, dont je ne pus bientôt plus me passer. Dans l’ivresse que me créait ce narcotique, j’oubliais toutes mes infortunes passées et je ne songeais pas à l’avenir.

« Un jour que j’avais les sens surexcités, après avoir absorbé une quantité extraordinaire d’opium, j’errais dans le camp, chantant et dansant comme un fou, et répétant que je n’étais plus Mourad le Malchanceux. Tandis que les paroles coulaient de mes lèvres, un de mes amis, qui me regardait, et qui avait la tête libre, me prit par le bras et tâcha de m’emmener de l’endroit où je m’exposais.

« – Vous ne voyez donc pas, dit-il, que l’on tire de ce côté ; tout à l’heure un soldat a visé positivement votre turban, et tenez, voici qu’il recharge son fusil.

« Ma malchance me ressaisit en cet instant, au moment même où je venais de la défier ; je repoussai mon bon conseiller en criant :

« – Je ne suis pas le misérable pour qui tu me prends ; je ne suis pas Mourad le Malchanceux.

« Il s’enfuit pour se soustraire lui-même aux coups ; je restai. Quelques secondes après une balle m’atteignit et je tombai inanimé sur le sable.

« Un chirurgien maladroit parvint à extraire la balle de mon corps, mais il me fit dix fois plus de mal qu’il n’aurait dû. Il était très pressé, parce que l’armée venait de recevoir l’ordre de se préparer à partir, et tout était sans dessus dessous dans le camp. Ma blessure était excessivement douloureuse, et la crainte d’être laissé en arrière avec ceux qu’on regardait comme incurables, ajoutait à ma souffrance. Si j’avais pu me tenir tranquille, j’aurais sans doute échappé à bien des maux que j’endurai dans la suite ; mais, comme je vous l’ai déjà répété, messieurs, j’ai toujours eu la mauvaise chance de ne voir ce qu’il y avait de mieux à faire que lorsque l’occasion d’être prudent était passée.

« Pendant le jour, au plus fort de la fièvre, quand on m’avait ordonné de rester au lit, contrairement à mes habitudes d’indolence, je me levais cent fois, je sortais de la tente en plein midi, sous un soleil brûlant, pour satisfaire ma curiosité de compter les tentes qui n’avaient pas été enlevées, et les soldats qui n’étaient pas encore partis.

« L’armée ne se mettait du reste en mouvement qu’avec lenteur ; et il fallut plusieurs heures pour lever notre camp. Si j’avais suivi les recommandations du docteur, j’aurais pu accompagner les derniers retardataires et les traînards, j’aurais pu, par exemple, m’étendre sur un des brancards qui servaient au transport des malades ; mais le soir, quand le docteur vint panser mes blessures, il me trouva dans un tel état d’affaiblissement qu’il déclara presque impossible de me laisser partir.

« Il donna l’ordre à quelques soldats qui faisaient partie de l’arrière-garde, de venir me chercher le lendemain matin. Ils le firent, mais ils voulurent me faire monter sur la mule qui m’avait déjà lancé une si terrible ruade. Je la reconnus à une raie blanche qu’elle avait sur le dos.

« Rien ne put me déterminer à me confier à cette bête maudite, et je parvins à obtenir des soldats qu’ils me transporteraient sur une litière ; ils y consentirent, en effet, pendant quelques temps, mais quand ils furent las de cette charge, ils me couchèrent sur le sable, sous prétexte qu’ils allaient remplir leurs outres d’eau à une source qu’ils avaient découverte et il me recommandèrent de ne pas bouger en attendant leur retour.

« Je les attendis longtemps, bien longtemps, soupirant après un peu d’eau pour humecter mes lèvres brûlées, mais l’eau ne vint point, les soldats ne reparurent pas. Et je demeurai ainsi pendant plusieurs heures, pensant à chaque moment que j’allais rendre le dernier soupir. Je ne faisais aucun effort pour me mouvoir, car j’étais convaincu que ma dernière heure était arrivée ; je me disais que Mahomet voulait que je périsse ainsi, sans sépulture, comme un chien, une mort bien digne, pensais-je, de Mourad le Malchanceux.

« Cependant mes prévisions furent déçues cette fois. Un détachement de soldats anglais vint à passer près de l’endroit où je gisais ; ils entendirent mes gémissements et l’humanité les fit accourir à mon secours. Ils n’emportèrent, pansèrent mes blessures, et me traitèrent avec la plus vive tendresse.

« C’étaient des Chrétiens, mais j’avoue que j’avais lieu de les aimer de préférence à tous les disciples de Mahomet, à l’exception de mon bon frère Saladin.

« Grâce à leurs soins je me rétablis ; mais je n’eus pas plutôt recouvré mes forces que je tombai dans de nouveaux malheurs. Il faisait très chaud et j’avais une soif ardente ; je partis avec un détachement dans l’espoir de trouver une source d’eau. Les soldats anglais commencèrent à forer un puits dans un endroit que leur avait désigné un de leurs officiers du génie ; je n’étais pas disposé à prendre part à ces travaux fatigants et j’aimais mieux me mettre en quête d’une source. Je vis à une certaine distance quelque chose qui ressemblait à une mare, et je la montrai à mes compagnons. Les ingénieurs m’avertirent par leur interprète de ne pas me fier aux apparences, car les mirages étaient fréquents dans cette contrée et ils me dirent que lorsque j’arriverais au lieu que j’avais en vue je n’y trouverais pas d’eau du tout. Ils ajoutèrent que ce lieu était beaucoup plus éloigné que je ne me le figurais et que suivant toute probabilité je me perdrais dans le désert si je poursuivais cette illusion.

« J’eus le malheur de ne pas écouter leur conseil. Je partis à la recherche de la maudite source qui était sans doute l’œuvre des mauvais esprits dont le charme égarait ma raison et m’attirait dans leur piège. Je marchai pendant plusieurs heures dans l’espérance d’atteindre l’objet de mes désirs, mais il m’échappait à mesure que je le poursuivais ; et je découvris à la fin que l’Anglais, qui tenait sans doute ces renseignements des naturels du pays, avait raison ; et que la brillante apparence que j’avais prise pour de l’eau n’était au vrai qu’une déception.

« J’étais épuisé de fatigue. Je me retournai vainement pour voir si mes compagnons m’avaient suivi ; je n’aperçus ni homme, ni animaux, ni aucune trace de végétation dans le désert ; je n’avais d’autres ressources, quoique je fusse harassé de lassitude, que de rebrousser chemin en me guidant sur la trace de mes pas dans le sable.

« Lentement, tristement, je me confiai à ces empreintes dans un pays inconnu. Au lieu de céder en ce moment à mon penchant à l’indolence, j’aurais dû avoir fourni la plus grande partie de ma course avant que la brise du soir se levât. Je la sentis en effet se lever, et inconscient du danger, je m’élançai avec joie au devant d’elle ; mais quel fut mon effroi lorsque je vis que le vent balayait toutes les traces que j’avais laissées dans le sable : je ne savais plus de quel côté me diriger, j’étais accablé de désespoir, j’arrachais mes vêtements. Je jetai mon turban et poussai de grands cris ; mais aucune voix humaine, aucun écho ne me répondit.

« Le silence était affreux, je n’avais rien mangé depuis plusieurs heures, je perdais mes forces et je m’évanouis. Je me rappelai alors que j’avais mis une provision d’opium dans mon turban ; mais hélas ! quand je le ramassai, je vis que l’opium en était tombé. Je le cherchai en vain sur le sable où j’avais jeté mon turban.

« Je m’étendis sur le sol et je m’abandonnai sans autre lutte à ma fatale destinée. Ce que j’eus à souffrir de la soif, de la faim, de la chaleur, je ne pourrai vous le décrire. À la fin, je tombai dans une espèce de léthargie, pendant laquelle je vis défiler sous mes yeux des images de toutes sortes.

« Je ne sais combien de temps je restai dans cet état, mais je me souviens que je fus rappelé à moi par un grand cri qui venait de gens appartenant à une caravane revenant de la Mecque. C’était un cri de joie qu’ils poussaient pour manifester leur bonheur d’être arrivés à une source bien connue d’eux dans cette partie du désert.

« La source n’était pas à cent mètres de l’endroit où je gisais, mais telle était la mauvaise fortune de Mourad le Malchanceux qu’il avait laissé échapper la réalité pour courir pendant des heures à la poursuite de la chimère. Faible, épuisé comme je l’étais, je criai aussi tort que je le pouvais dans l’espoir d’obtenir du secours et je m’efforçai de ramper jusqu’à l’endroit d’où les voix semblaient venir. La caravane s’arrêta longtemps pour permettre aux esclaves de remplir leurs outres d’eau et aux chameaux de prendre leur nourriture. Je me traînai sur les genoux vers eux, mais, en dépit de mes efforts, j’avais la certitude que, grâce à ma mauvaise chance accoutumée, je ne serais jamais en état de me faire entendre de ces voyageurs. Je les vis monter sur leurs chameaux ; j’ôtai mon turban, je l’agitai en l’air, mon signal fut aperçu : la caravane se dirigea vers moi.

« J’avais à peine la force de parler. Un esclave me donna un peu d’eau et quand je l’eus bue, je leur expliquai qui j’étais et pourquoi je me trouvais dans cette situation.

« Tandis que je parlais, un des voyageurs regardait attentivement la bourse suspendue à ma ceinture ; c’était la même bourse que m’avait donnée le marchand dont j’avais trouvé la bague. Je l’avais conservée avec soin parce qu’elle portait les initiales de mon bienfaiteur et un verset du Coran. Quand il me la remit, il me dit que peut-être nous nous rencontrerions un jour, et qu’il me reconnaîtrait à ce signe.

« Celui qui examinait la bourse en ce moment était le frère de mon bienfaiteur, et quand je lui appris dans quelles circonstances je l’avais obtenue, il eut la bonté de me prendre sous sa protection. Il était marchand lui-même et se rendait avec la caravane au Caire. Il m’offrit de m’emmener avec lui et j’acceptai sa proposition en lui promettant de le servir aussi fidèlement que ses esclaves. La caravane se mit en route et je l’accompagnai.

 

 

 

III

 

 

« Le marchand qui était devenu mon maître me traita avec la plus grande bienveillance, mais en m’entendant raconter toute la série de mes malheureuses aventures, il exigea de moi la promesse de ne rien faire sans le consulter.

« – Puisque vous avez le malheur, Mourad, dit-il, de toujours choisir ce qu’il y a de pire quand il s’agit de vous, il faut que vous vous reposiez entièrement sur l’opinion d’un ami mieux avisé ou plus heureux que vous.

« Je me trouvai bien au service de ce marchand, qui était un homme d’un caractère très doux et si riche qu’il pouvait être généreux envers tous ses subordonnés. J’avais pour emploi de surveiller le chargement et le déchargement des chameaux, de compter les ballots de marchandises et de veiller à ce qu’on ne les mêlât point avec ceux de ses compagnons.

« Je m’acquittai de ce devoir avec ponctualité jusqu’au jour où nous arrivâmes à Alexandrie, mais là j’oubliai malheureusement de faire mon compte, jugeant qu’il était en règle, puisque je l’avais trouvé tel la veille. Cependant, quand nous fûmes sur le point de nous embarquer sur le vaisseau, qui devait nous transporter au Caire, je constatai qu’il manquait trois balles de coton.

« Je courus aussitôt en informer mon maître qui, quoique mécontent de ma négligence, ne me fis pas les reproches que je méritais. Le crieur public fut aussitôt envoyé par toute la ville pour offrir une récompense à celui qui rapporterait la marchandise et elle le fut par un des esclaves qui nous accompagnaient. Le vaisseau avait déjà mis à la voile, mon maître et moi nous fûmes obligés de le suivre en bateau avec les balles de coton, et quand on nous prit à bord le capitaine déclara qu’il était si chargé qu’on ne savait où emmagasiner les balles. Après beaucoup de difficultés, il consentit à les laisser sur le pont et je promis à mon maître de les surveiller jour et nuit.

« Nous fîmes un bon voyage et nous nous trouvâmes enfin en vue du port, mais le capitaine déclara que nous ne pourrions y arriver que le lendemain matin de bonne heure.

« J’étais cette nuit-là sur le pont, comme d’habitude, et je fumais ma pipe. Depuis que je m’y étais accoutumé au camp d’El-Arish, je ne pouvais vivre sans tabac ni sans opium. Je suppose que ma raison se ressentait un peu de la trop forte dose que j’en avais pris, mais vers minuit je recouvrai mes sens sous l’impression de la terreur.

« Je me levai soudain de l’endroit où j’étais resté couché sur le pont, mon tabac avait pris feu et les flammes s’étaient communiquées aux balles de coton sur lesquelles je couchais. J’éveillai deux matelots qui étaient endormis sur le pont. La consternation devint générale et la confusion augmenta le danger. Le capitaine et mon maître mirent bravement et activement la main à l’œuvre, mais en voulant éteindre les flammes, ils se brûlèrent grièvement. Mon maître était dans un état affreux.

« Quant à moi, on ne voulut me rien laisser faire. Le capitaine donna l’ordre de m’attacher à un mât, et, quant à la fin on eut maîtrisé l’incendie, les passagers, d’un commun accord, supplièrent qu’on me liât les pieds et les mains pour m’empêcher d’occasionner quelque nouveau désastre. Tout ce qui venait d’arriver était dû, en effet, à ma mauvaise chance.

« J’avais déposé ma pipe, en m’endormant, sur la balle de coton qui était à côté de moi. Le feu, en tombant de la pipe, avait pris au coton. Telle était la terreur et la fureur que j’inspirais à tout l’équipage qu’on m’aurait, sans aucun doute, transporté à terre sur une île déserte, si l’on avait dû me garder à bord une semaine de plus. Mon généreux maître, lui-même, en dépit de son humanité, était au fond impatient, je le voyais bien, de se débarrasser de Mourad le Malchanceux, et de son guignon.

« Je n’ai pas besoin de vous dire combien je fus ravi quand nous accostâmes, et qu’on me délia. Mon maître me mit dans la main une bourse contenant cinquante sequins et me dit adieu.

« – Emploie cet argent à bon escient, si tu le peux, Mourad, ajouta-t-il, peut-être seras-tu plus heureux à l’avenir.

« Je n’en avais guère l’espoir, mais je résolus de placer mon argent aussi prudemment que possible.

« Comme je me promenais dans les rues du Caire, songeant au meilleur moyen d’utiliser mes cinquante sequins avec avantage, je fus arrêté par quelqu’un qui m’appela par mon nom, et me demanda pourquoi je faisais semblant de ne pas le reconnaître. Je le regardai bien en face et je me souvins, à mon grand regret, que c’était le juif Rachub qui m’avait prêté quelque argent au camp d’El-Arish.

« Était-ce ma mauvaise chance qui l’avait conduit en même temps que moi au Caire, je ne puis le dire. Toujours est-il qu’il s’attacha à mes pas. Il n’accepta aucune excuse, disant qu’il savait que j’avais déserté deux fois, d’abord l’armée turque, puis l’armée anglaise ; que je n’avais à attendre aucune paie, et qu’il ne comptait plus sur mon frère Saladin pour être remboursé.

« Je répliquai, vexé par l’insolence de ce chien de juif, que je n’étais point, comme il se le figurait, un mendiant ; que j’avais les moyens de lui payer ce que je lui devais légalement, mais que j’espérais bien qu’il ne m’extorquerait pas les énormes intérêts qu’un juif seul était capable de réclamer. Il sourit et répondit que si les Turcs préféraient l’opium à l’argent, ce n’était pas sa faute, qu’il m’avait fourni ce qui m’était le plus cher au monde, et que je n’avais pas le droit de me plaindre s’il exigeait la pareille de ma part.

« Je ne vous ennuierai point, messieurs, de toutes les raisons que nous nous donnâmes réciproquement, Rachub et moi. À la fin, nous transigeâmes. Il ne voulut rien rabattre du total, de la dette, mais il m’offrit, à un prix très modéré, une caisse d’habits d’occasion avec lesquels je pourrais, m’assura-t-il, faire fortune. Il les avait, dit-il, apportés au Caire pour les vendre aux esclaves des marchands, qui à cette époque de l’année étaient en peine de se procurer des habillements pour leur escorte ; mais il avait hâte de rentrer chez lui et de rejoindre sa femme et sa famille à Constantinople. Aussi était-il disposé à laisser à un ami les profits de cette spéculation.

« Je n’aurais ajouté aucune foi aux protestations d’amitié de Rachub, et surtout à son désintéressement ; mais il m’emmena avec lui au Khan où étaient les marchandises, et il ôta le cadenas de la caisse d’habits pour me les faire voir. Ils étaient tous de la plus riche et de la plus fine étoffe, et avaient été peu portés. Je ne pouvais mettre en doute le témoignage de mes yeux ; le marché fut conclu, et le juif envoya des porteurs à mon hôtel avec la caisse.

« Le lendemain, je me rendis au marché public, et quand j’eus fait connaître ce que j’avais à vendre, les acheteurs arrivèrent en foule chez moi ; avant la nuit ma caisse était vide et ma bourse pleine. Le bénéfice que j’avais fait sur la vente de ces habits avait été si considérable, que je ne pus m’empêcher de m’étonner de l’empressement de Rachub à s’en défaire et à me les laisser à ce prix.

« Quelques jours après avoir vendu le contenu de ma caisse, un marchand de Damas, qui m’avait acheté deux costumes complets, me dit d’un air tout triste que deux de ses femmes esclaves qui avaient mis ces vêtements étaient malades. Je ne pouvais me figurer que c’étaient les habits qui étaient cause de leur maladie, mais presque aussitôt, comme je traversais la place du marché, je fus assailli par au moins une douzaine de marchands qui me firent les mêmes doléances. Ils voulurent savoir d’où venaient ces vêtements, et ils me demandèrent si j’en avais porté moi-même.

« Ce jour-là, pour la première fois, j’avais chaussé une paire de babouches jaunes, les seuls, parmi tous ces objets si tentants, que j’eusse gardés pour moi. Convaincus, en me voyant ces babouches aux pieds, que je ne pouvais avoir de mauvais desseins puisque je partageais le danger, quel qu’il fût, les marchands se calmèrent ; mais quelles furent mon effroi et mon remords, le lendemain, quand l’un d’eux vint me dire que ses esclaves qui avaient endossé ces vêtements infectés, avaient des ampoules de fièvre pernicieuse sous les bras.

« En visitant alors avec soin la caisse, nous trouvâmes écrit au fond le mot Smyrne à demi effacé. Or la peste avait sévi quelque temps auparavant et, comme le soupçonnaient les marchands, les vêtements avaient dû appartenir à des victimes du fléau. C’était pour cela que le juif s’était montré si accommodant et me les avait vendus à si bas prix, et c’était pour cela aussi qu’il n’avait pas voulu rester au Caire pour empocher les bénéfices de sa spéculation.

« Si j’y avais fait attention au moment propice, une petite circonstance m’aurait révélé toute la vérité. Tandis que je débattais le marché avec le Juif, il avait, avant d’ouvrir la caisse, avalé une grande gorgée d’eau-de-vie et bourré ses narines d’une éponge imbibée de vinaigre, précaution qu’il ne prenait, me dit-il, que pour ne pas sentir l’odeur du musc qui lui donnait des attaques de nerfs.

« L’horreur que je ressentis en découvrant que j’avais répandu la contagion et que j’en étais peut être atteint moi-même, bouleversa mes sens ; un frisson glacial courut dans tous mes membres et je tombai évanoui sur le couvercle de la caisse. On dit que la peur donne la peste. Toujours est-il que ce même soir je tombai malade et je fus bientôt pris d’une violente fièvre. Je me sentis encore plus accablé quand le délire cessa, et que je pus réfléchir aux malheurs occasionné par ma mauvaise chance. Dans mon premier instant de lucidité je vis en promenant mes regards autour de moi que l’on m’avait transporté du Khan dans une misérable cabane. Une vieille femme qui fumait sa pipe dans le coin le plus reculé de la chambre m’apprit que j’avais été conduit hors des murs du Caire, par ordre du cadi devant qui les marchands avaient porté plainte. La fatale caisse avait été brûlée et la maison où j’avais logé rasée jusqu’au sol.

« – Et si je n’étais intervenu, continua la vieille, vous seriez peut-être mort sur le champ ; mais j’avais fait vœu à notre grand Prophète de ne jamais laisser perdre une occasion de faire une bonne action ; ainsi, quand je vous vis abandonné par tout le monde, je vous recueillis et vous donnai tous les soins que réclamait votre état. Voici votre bourse que j’ai sauvée des pillards, et ce qui a été le plus difficile, des mains de la justice. Je vous ferai le compte de chaque part que j’ai dépensée pour vous, et je vous dirai en outre pourquoi j’ai fait un vœu si extraordinaire.

« Comme je voyais que la brave femme prenait le plus grand plaisir à parler, je la remerciai par un signe de tête de son obligeance, et elle commença sa narration ; mais je vous avoue que je n’écoutais pas son récit avec toute l’attention qu’il méritait. La curiosité, qui est la plus forte passion des Turcs, s’était éteinte en moi. Je ne me souviens plus de l’histoire de la vieille. À peine puis-je achever la mienne.

« La température devenait torride. Les médecins déclaraient que cette chaleur excessive serait fatale à leurs malades ; mais contrairement à toutes les prédictions des docteurs, elle mit fin au fléau. Je guéris et trouvai ma bourse allégée par ma maladie. Je partageai le reste de mon argent avec ma bonne garde, et je l’envoyai à la ville prendre des nouvelles de ce qui s’y passait.

« Elle m’apprit au retour que l’épidémie avait beaucoup diminué, mais elle ajouta qu’elle avait rencontré beaucoup de convois funèbres et qu’elle avait entendu la plupart des marchands maudire la folie de Mourad le Malchanceux qui, disaient-ils, avait attiré cette calamité sur la population du Caire.

« Les fous eux-mêmes, assure-t-on, tirent profit de l’expérience. J’eus soin de brûler le lit sur lequel j’étais resté étendu et les habits que j’avais portés. Je cachai mon vrai nom qui ne pouvait inspirer que l’aversion et je fus admis, avec beaucoup d’autres pauvres diables, dans un lazaret, où je fis une quarantaine en priant chaque jour pour les malades.

« Quand je crus qu’il m’était impossible de répandre la contagion, je m’embarquai sur un navire en partance pour mon pays. J’étais impatient de m’en aller du Caire où je savais que l’on m’exécrait, un étrange caprice hantait mon esprit ; je m’imaginai que tous mes malheurs depuis que j’avais quitté Constantinople provenaient de ce que je m’étais séparé du talisman inscrit sur le beau vase de porcelaine. Je rêvai trois fois, après avoir échappé à la mort, qu’un génie m’apparaissait et me disait d’un ton de reproche :

« – Mourad, qu’as-tu fait du vase confié à tes soins ?

« Ce rêve impressionna fortement mon esprit. Dès que nous fûmes arrivés à Constantinople, après une traversée qui, à ma grande surprise s’accomplit sans aucun accident fâcheux, je me mis à la recherche de mon frère Saladin, pour savoir ce qu’était devenu mon vase. Mon frère n’habitait plus la maison où je l’avais laissé, et je commençai à craindre qu’il ne fût mort, quand un porteur, entendant ma question aux passants, s’écria :

« – Qui donc ignore à Constantinople où demeure Saladin le Chanceux ? Viens avec moi, je t’y conduirai.

« La maison où il me mena était si magnifique que j’eus peur d’y entrer, me disant qu’il devait se tromper. Mais tandis que j’hésitais, la porte s’ouvrit et j’entendis la voix de mon frère Saladin. Il m’aperçut au moment même où mes regards se fixaient sur lui et il se jeta dans mes bras. Il était bien le même qu’auparavant, me traitant avec une tendresse fraternelle et je le félicitai de tout mon cœur de sa prospérité.

« – Mon frère Saladin, dis-je, doutez-vous encore qu’il y ait des hommes nés pour être heureux et d’autres pour être malheureux ? Combien de fois n’avons-nous pas disputé sur ce point ?

« – Ne disputons pas dans la rue, dit-il en souriant, entre et viens te rafraîchir. Nous reprendrons ensuite la discussion à loisir.

« – Non, mon cher frère, dis-je en me reculant, tu es trop bon. Mourad le Malchanceux n’entrera pas chez toi, pour ne pas attirer le malheur sur ce lieu et sur toi. Je suis venu te demander ce que tu as fait de mon vase.

« – Il est toujours là, s’écria-t-il ; entre donc, tu le verras ; mais je ne te quitterai point que tu ne te trouves installé chez moi ; je n’ai aucune de ces craintes superstitieuses, aucune, je te le répète.

« Je cédai, j’entrai et je fus émerveillé de tout ce que je vis. Mon frère ne s’enorgueillit pas de son opulence, mais, au contraire, il ne semblait s’attacher qu’à me faire oublier mes infortunes. Il en écouta le récit avec bonté et me raconta ensuite sa propre histoire, qui était, je dois l’avouer, beaucoup moins merveilleuse que la mienne. Il était, à l’en croire, devenu riche de la façon la plus simple du monde, ne devant sa réussite qu’à sa prévoyance. Je feignis de me rallier à son idée, et ne voulant pas le contrarier, je lui dis :

« – Garde ton opinion, mon frère, je garderai la mienne ; tu es Saladin le chanceux et je suis Mourad le malchanceux ; et nous resterons tels jusqu’à la fin de nos jours.

« Je n’étais pas depuis quatre jours dans cette maison qu’il y arriva un accident qui prouvait combien j’avais raison. La favorite du Sultan, à qui il avait autrefois vendu son vase de porcelaine, conservait encore tout son empire sur le Grand Seigneur ; quoiqu’elle eût perdu quelque peu de ses charmes, elle avait comme jadis le goût des arts et de la magnificence. Elle donna l’ordre à mon frère d’acheter pour elle la plus belle glace de Venise que l’on pût trouver à prix d’or. La glace, après bien des retards et des désappointements, arriva enfin à la maison de Saladin. Il la déballa, et avertit la favorite impériale que la caisse et son contenu n’avaient subi aucun dégât. Il était tard et elle fit répondre qu’il fallait laisser la glace où on l’avait placée jusqu’au lendemain et ne l’apporter que le jour suivant au sérail.

« La glace se trouvait dans une espèce d’antichambre de la pièce où je couchais et où l’on avait déposé des caisses contenant des lustres de verre pour un salon que l’on achevait de meubler dans la maison de mon frère. Saladin avait recommandé à ses domestiques d’user d’une vigilance exceptionnelle cette nuit, parce qu’il avait chez lui une forte somme d’argent et qu’il y avait eu de nombreux vols dans le voisinage. En entendant ces recommandations, je m’arrangeai de manière à être prêt au premier appel. Je plaçai mon cimeterre à côté de moi sur mon coussin, et je laissai une porte entrebaîllée pour qu’aucun bruit venant de l’antichambre ou du grand escalier ne m’échappât.

« Vers minuit, je fus réveillé en sursaut par un bruit très distinct qui partait de l’antichambre. Je saisis mon cimeterre, et à peine fus-je avancé à la porte, que je vis, à la lumière de la lampe qui brûlait dans la pièce, un homme devant moi, une arme nue à la main. Je m’élançai vers lui, et demandai ce qu’il voulait, mais je ne reçus pas de réponse. Voyant qu’il me menaçait de son arme, je lui portai un coup que je jugeai mortel. Au même moment, j’entendis un grand fracas et des éclats de verre tombèrent à mes pieds. En même temps quelque chose de noir frôla mon épaule ; je me jetai à sa poursuite, je culbutai sur les caisses, et je tombai dans l’escalier.

« Mon frère accourut de sa chambre pour savoir ce qui se passait et quand il vit la belle glace en pièces et moi-même étendu au bas de l’escalier au milieu des débris des lustres, il ne pût s’empêcher de s’exclamer :

« – Tu as raison, mon frère, tu es bien Mourad le malchanceux.

« Quand je fus revenu de mon émotion, j’eus, malgré moi, un grand éclat de rire. Avec une bonté qui m’attristait cent fois plus que ne le faisait l’accident, il vint jusqu’au pied de l’escalier et me tendit la main pour me relever.

« Tandis que Saladin parlait, j’entendis le même bruit qui m’avait alarmé dans l’antichambre, et, en tournant la tête, j’aperçus un pigeon noir qui s’envola, inconscient de tout le mal qu’il venait d’occasionner. Ce pigeon avait malheureusement été apporté dans la maison la veille, et on l’avait appâté et apprivoisé pour mes petits neveux ; j’étais loin de penser qu’il eût causé un pareil désastre. Mon frère, tout en s’efforçant de calmer mon anxiété, n’était pas rassuré lui-même à l’idée qu’il allait devoir annoncer l’accident à la favorite qui serait assurément furieuse de la perte de sa belle glace. Je compris que je devais causer inévitablement la ruine de Saladin, si je prolongeais mon séjour dans sa maison et rien ne put me déterminer à y rester une heure de plus.

« Mon frère, voyant que j’étais décidé à partir me dit :

« – Un de mes agents, que j’avais chargé pendant des années de la vente de mes marchandises, est mort il y a quelques jours. Veux-tu prendre sa place ? Je suis assez riche pour supporter les conséquences des méprises que tu pourras faire par ignorance, et tu trouveras d’ailleurs un associé capable qui t’assistera.

« Je fus touché jusqu’aux larmes de ces paroles. Il donna l’ordre à l’un de ses esclaves de me conduire dans la boutique où vous me voyez maintenant, messieurs. L’esclave, sur la recommandation de mon frère, m’apporta mon vase de porcelaine et me le remit avec ce message : « La teinture rouge que l’on a trouvée dans l’un et l’autre vase a été le point de départ de la fortune actuelle de Saladin ; il est juste que Saladin partage cette fortune avec son frère Mourad. »

« Je me trouvais donc placé dans une situation aussi avantageuse que possible ; mais je n’avais pas l’esprit en repos, à la pensée que la glace brisée pouvait causer la ruine de mon frère. La dame qui l’avait commandée était, je ne l’avais pas oublié, d’un caractère violent, et ce désappointement pouvait la pousser à un acte de vengeance. Mon frère m’envoya dire le lendemain que quelque grande que fût la déception de la favorite, il était en mon pouvoir d’empêcher les conséquences fâcheuses de cet accident.

« – En mon pouvoir ! m’exclamai-je, allez dire à mon frère qu’il n’est rien au monde que je ne fasse pour lui exprimer ma reconnaissance et pour réparer ma folie.

« L’esclave que m’avait envoyé mon frère semblait hésiter à me dire ce que l’on attendait de moi, et il ajouta que son maître craignait que je ne réponde à sa demande par un refus. Je le pressai de questions et il finit par me dire que la favorite avait déclaré qu’elle ne consentirait à oublier la perte de sa glace qu’à la condition d’avoir le second des vases de porcelaine. Il m’était impossible d’hésiter. Ma gratitude pour mon frère dont rien n’égalait la générosité triompha de ma superstitieuse obstination, et je lui fis dire que je lui apporterais le vase moi-même.

« Je l’ai enlevé ce soir de la tablette où je l’avais mis ; il était couvert de poussière, et je l’ai lavé ; mais malheureusement en voulant le nettoyer pour ôter ce qui restait de la poudre écarlate, j’y ai versé de l’eau chaude, et aussitôt j’ai entendu un craquement, puis, quelques instants après, le fond de mon vase s’est détaché et s’est brisé en tombant. Hélas ! ces fragments sont tout ce qu’il m’en reste ! La mesure de mes infortunes est comble maintenant. Pouvez-vous encore vous étonner de m’entendre pleurer ma destinée ? Ne suis-je pas à bon droit surnommé Mourad le malchanceux ! Voilà le seul espoir que j’eusse gardé au monde ? Ah ! pourquoi ne suis-je pas mort depuis longtemps ? Pourquoi suis-je jamais venu au monde ? Rien de ce que j’ai fait, de ce que j’ai essayé ne m’a réussi, mon nom est bien Mourad le malchanceux, et la fatalité a fait de moi sa proie.

 

 

 

IV

 

 

Les lamentations de Mourad furent interrompues par l’entrée de Saladin. Ayant attendu en vain pendant plusieurs heures, il venait voir s’il était arrivé quelque malheur à son frère. Il fut surpris à la vue des deux prétendus marchands et ne put maîtriser son dépit en voyant le vase brisé. Cependant, avec son calme et son bon naturel accoutumé, il s’occupa d’abord de consoler Mourad ; puis, ramassant les fragments, il les examina avec soin l’un après l’autre, les rejoignit, trouva qu’aucun des bords de la porcelaine n’était éraillé et dit qu’il pourrait faire réparer le vase avec tant d’habileté qu’on n’y verrait rien.

À ces paroles, Mourad recouvra la raison.

– Mon frère, dit-il, je suis heureux d’être Mourad le Malchanceux, quand je songe que tu es Saladin le chanceux. Vous le voyez, messieurs, continua-t-il en s’adressant aux prétendus marchands, à peine cet heureux mortel se trouve-t-il parmi nous qu’il met fin à la plus grande difficulté et tourne le mal en bien. Sa présence inspire la joie ; je remarque que vos physionomies, attristées par ma navrante histoire, se sont rassérénées depuis qu’il a fait son apparition.

« Mon frère, je te prie de donner quelques compensations à ces étrangers pour le temps qu’ils ont perdu à écouter la longue narration de mes infortunes. Raconte leur ta propre histoire qui, j’en suis sûr, leur paraîtra plus gaie. »

Saladin consentit à la condition que les étrangers l’accompagneraient chez lui et accepteraient de partager son repas. Ils s’excusèrent d’abord comme ils l’avaient fait auparavant en disant qu’ils devaient regagner leur hôtellerie, mais à la fin la curiosité du sultan l’emporta, et, suivi de son vizir, il se rendit à la demeure de Saladin le chanceux qui, après le souper, commença son récit comme suit :

« Mon surnom de Saladin le chanceux m’inspira d’abord une certaine confiance en moi-même, quoique je ne me rappelle point avoir eu aucune bonne chance extraordinaire dans mon enfance, Une vieille nourrice de ma mère me répéta, il est vrai, vingt fois, que rien de ce que j’entreprendrais ne pouvait échouer, parce que j’étais Saladin le chanceux. Je devins présomptueux et téméraire, et les prédictions de la nourrice auraient bien pu avoir pour effet d’en rendre l’accomplissement impossible, si je n’avais été, vers ma quinzième année, amené à réfléchir pendant une longue réclusion, qui fut la conséquence de ma présomption juvénile et de mon manque de circonspection.

« Il y avait à cette époque à la Porte un Français, un habile ingénieur, au service du Sultan dont il était le favori, au grand étonnement de beaucoup de nos concitoyens qui se trouvaient lésés par cette protection accordée à un étranger. Au jour anniversaire de la naissance du Grand Seigneur, il fit partir quelques feux d’artifice extraordinaires auxquels j’assistais dans la foule des habitants de Constantinople amassés pour voir ce spectacle.

« Je me tenais par hasard près de l’endroit où était le Français ; la foule se resserrait sur lui et je faisais comme les autres ; il nous pria dans notre intérêt de reculer à une grande distance et il nous avertit que nous pouvions être atteints par les matières combustibles dont il se servait. Comptant sur ma bonne fortune, je dédaignai ces précautions, et le résultat fut qu’en portant par mégarde la main sur quelques-uns des matériaux préparés pour le feu d’artifice, je les fis éclater : je fus violemment jeté sur le sol et j’eus le corps couvert de brûlures.

« Je considère, messieurs, que cet accident fut le plus heureux évènement de ma vie, car il me corrigea pour toujours de mon orgueil.

« Pendant ma maladie, le Français vint me visiter plusieurs fois. C’était un homme de beaucoup d’esprit et de cœur ; les conversations que j’eus avec lui me guérirent de mes sots préjugés, en ouvrant mon intelligence. Elles changèrent surtout mes idées au sujet de tout ce que l’on m’avait dit sur la part qui revient à la chance bonne ou mauvaise dans les actions humaines.

« – Quoique l’on vous nomme Saladin le chanceux, dit-il, vous avez pu voir que votre manque de prudence a failli vous mener au tombeau, même à la fleur de l’âge. Suivez mon conseil et comptez dorénavant beaucoup plus sur la circonspection que sur la fortune. Laissez les gens vous appeler Saladin le chanceux, mais pour vous même soyez Saladin le bien avisé.

« Ces paroles firent une profonde impression sur mon esprit et changèrent la tournure de mes idées et de mon caractère. Mon frère Mourad a dû vous dire que la différence de nos opinions sur la question de la prédestination a donné lieu bien des fois à des discussions entre nous ; mais nous n’avons jamais pu nous convaincre l’un l’autre, et nous avons agi, dans la vie, chacun à part nous selon nos convictions. C’est à cela que j’attribue mes succès et ses infortunes.

« La première cause de ma réussite fut, comme Mourad vous l’a sans doute raconté, cette teinture écarlate, que je ne parvins à rendre parfaite qu’au prix d’infinies difficultés.

« Je trouvai, il est vrai, cette poudre par accident au fond de nos vases de porcelaines, mais elle y serait restée sans usage jusqu’à ce jour, si je n’avais pris la peine de la rendre utile. Je consens que nous ne pouvons prévoir et diriger les évènements que sous certains rapports, mais je pense que de l’usage que nous en faisons dépend notre destinée. Mais vous aimez peut-être mieux, messieurs, entendre mes aventures que mes réflexions ; et je regrette beaucoup pour vous de n’avoir aucune aventure merveilleuse à vous raconter.

« Je suis fâché de ne pas pouvoir vous dire que j’ai été perdu dans un désert de sable ; je n’ai jamais eu la peste et je n’ai jamais fait naufrage ; j’ai habité toute ma vie Constantinople et j’y ai mené l’existence la plus tranquille et la plus uniforme que l’on puisse imaginer.

« L’argent que je reçus de la favorite du sultan pour mon vase de porcelaine, comme mon frère vous l’a dit probablement, me permit de donner de l’extension à mon commerce. Je m’appliquai constamment à faire marcher mes affaires avec ordre, et je me fis une loi de me faire apprécier de mes clients par ma loyauté et mon honnêteté. Cette conduite et ma grande politesse me firent réussir au delà de mes espérances. En quelques années, je fus riche, pour un homme de ma condition.

« Je ne vous ferai pas entrer dans les petits incidents de la vie d’un marchand. Je passe à un évènement qui produisit un changement considérable dans ma situation.

« Un terrible incendie éclata dans le faubourg de Péra, près du sérail du grand seigneur. Comme vous êtes étrangers, vous n’avez peut-être pas entendu parler de ce désastre qui fit une si grande sensation à Constantinople. Le superbe palais du vizir fut entièrement consumé par les flammes ainsi que la mosquée de Sainte-Sophie. Les opinions étaient très partagées dans le voisinage sur les causes de ce sinistre. Les uns supposaient que c’était un châtiment infligé au sultan pour avoir omis, un vendredi, de se rendre à la mosquée de Sainte-Sophie ; d’autres estimaient que c’était un avertissement envoyé par Mahomet pour dissuader la Porte de persister dans une guerre où nous venions de nous engager. Mais la généralité des politiciens de café se contentaient de faire observer que si le palais avait été détruit par le feu, c’est parce que Mahomet l’avait voulu.

« Satisfaits de cette explication, ils ne prirent aucune précaution pour éviter de pareils accidents dans leur propre demeure. Jamais les incendies ne furent aussi fréquents dans cette ville qu’à cette époque. Il ne se passait pas de nuit que l’on ne criât au feu.

« Ces sinistres répétés étaient d’autant plus terribles que les voleurs étaient toujours à l’affût pour augmenter la confusion dont ils faisaient leur profit en pillant les maisons des incendiés. On découvrit que ces incendiaires se rassemblaient le plus souvent, à la nuit, dans le voisinage du Bezest où les riches marchands ont leurs magasins. On surprit quelques-uns de ces misérables eu flagrant délit, jetant des coundaks 1 ou des allumettes par la fenêtre, et si ces matières inflammables restaient quelques temps à l’endroit où elles tombaient, le feu prenait inévitablement à la maison.

« Malgré ces arrestations, beaucoup de gens qui avaient quelques propriétés à sauvegarder ne cessaient de répéter : « C’est la volonté de Mahomet » et en conséquence, négligeaient tout moyen de sauvegarde.

« Pour moi, au contraire, me rappelant la leçon que m’avait donnée le Français, je ne me laissais jamais abattre par la crainte superstitieuse de le mauvaise chance, et je ne me fiais pas présomptueusement à ma bonne étoile. Je prenais toutes les mesures pour conserver ma sécurité. Je ne me couchais jamais sans avoir pris la précaution d’éteindre la lumière et le feu, et j’avais toujours soin d’avoir dans ma citerne un approvisionnement d’eau. J’avais aussi appris du Français que ce qu’il y a de mieux pour arrêter les progrès d’un incendie c’était du mortier humide. J’en avais toujours une quantité en réserve dans mon pavillon. Ces précautions me furent très utiles. Ma maison ne fut, il est vrai, jamais incendiée, mais le feu ne prit pas moins de cinq fois, au cours du même hiver, aux habitations les plus proches de la mienne. Grâce à mon aide ou à ma prévoyance, elles n’eurent pas beaucoup à souffrir, et tous mes voisins me regardèrent comme leur sauveur et leur ami ; ils me comblèrent de présents et m’offrirent plus de choses que je n’en voulais accepter. Tous répétaient que j’étais Saladin le chanceux, je répudiais ces compliments, étant plus ambitieux de mériter le surnom de Saladin l’Avisé. C’est ainsi que ce que nous appelons la modestie n’est souvent qu’un raffinement de l’orgueil. Mais je reviens à mon histoire.

 

 

 

V

 

 

« Une nuit, je m’attardai plus longtemps que de coutume à la table d’un ami. Il n’y avait dans la rue que les Passavans 2 qui eux-mêmes, je crois, étaient endormis.

« En passant devant un des conduits qui mènent l’eau à la ville, j’entendis comme un bruit de gouttes qui tombaient rapidement, et en examinant de plus près je vis que la clef du robinet était tournée et que l’eau s’écoulait. Je fermai le robinet, pensant qu’on l’avait laissé ouvert par mégarde, et je suivis mon chemin ; mais à peine eus-je fait quelques pas, que je me trouvai en présence d’un nouvel écoulement d’eau, puis plus loin d’un autre, et ainsi de distance en distance. J’étais persuadé que ceci ne pouvait résulter d’un simple accident, et je soupçonnais quelque individu mal intentionné de faire couler l’eau dans la ville, pour qu’elle manquât si un incendie venait à éclater la nuit suivante.

« Je m’arrêtai pendant quelques instants pour réfléchir à ce qu’il y avait de plus prudent à faire en cette circonstance. Il m’aurait été impossible de courir sur tous les points de la ville fermer les robinets. Je songeai d’abord à éveiller la garde et les pompiers qui dormaient à ce moment dans leur station, mais je me dis qu’il ne fallait peut-être pas se fier à eux et qu’ils pouvaient bien être de connivence avec les incendiaires, sans cela, ils auraient sans aucun doute remarqué avant moi ce que je venais de découvrir et ils auraient arrêté cette perte d’eau considérable. Je résolus d’aller éveiller un riche marchand nommé Damat-Zadé, qui était mon voisin et avait beaucoup d’esclaves qu’il pourrait envoyer immédiatement dans tous les quartiers de la ville, pour prévenir les méfaits et avertir les habitants du danger.

« C’était un homme très actif, ayant le sommeil léger et se réveillant dès qu’on l’appelait. Il n’était pas comme la plupart des Turcs qui mettent une heure à sortir de leur sommeil léthargique. Il était prompt à la réflexion et à l’œuvre, et ses esclaves ressemblaient à leur maître. Il expédia aussitôt un messager au grand vizir afin de mettre à l’abri la personne et le palais du sultan, et il fit prévenir en même temps les magistrats de chaque quartier de Constantinople. Les grands tambours de la tour de l’Aga des Janissaires battirent l’alarme, et à peine eut-on entendu ce roulement que le feu éclata dans les appartements inférieurs de la maison de Damat-Zadé où l’on avait placé un coundak derrière une porte.

« Les misérables qui avaient préparé cette œuvre criminelle accoururent pour commencer le pillage, mais ils furent déçus dans leurs desseins. Surpris de se voir saisis et garrottés avant d’avoir pu mettre leur projet à exécution, ils ne pouvaient comprendre comment on avait eu connaissance de leur plan. Grâce aux mesures employées à temps, l’incendie de la maison de mon ami fut vite éteint, et quoique le feu prit cette même nuit en beaucoup d’autres endroits de la ville, il n’y eut pas beaucoup de dégâts, parce que l’on avait été averti et qu’en fermant les robinets l’eau nécessaire pour maîtriser les flammes n’avait pas fait défaut.

« Le lendemain, dès que je fis mon apparition au Bezest, les marchands m’entourèrent en foule, m’appelant leur bienfaiteur, et disant que c’était à moi seul qu’ils devaient la sauvegarde de leur vie et de leur bien. Damat-Zadé, le marchand que j’avais éveillé, me fit présent d’une pesante bourse d’or et me mit au doigt une bague en diamants d’une valeur considérable. Chacun des marchands suivit son exemple en me faisant de riches cadeaux. Les magistrats m’envoyèrent aussi des marques de leur satisfaction, et le grand vizir me fit remettre un diamant de la plus belle eau avec une ligne écrite de sa propre main : « Au sauveur de Constantinople. »

« Pardonnez-moi, messieurs, la vanité que je parais montrer en vous racontant ces faits. Vous avez désiré entendre mon histoire, et je ne puis omettre la principale circonstance de ma vie. En vingt-quatre heures, je me trouvais élevé, par la munificence et la gratitude des habitants de la ville, à une situation bien plus opulente que je n’aurais jamais osé la rêver.

« Je pris donc une maison appropriée à ma fortune et j’achetai quelques esclaves. Comme je les ramenais chez moi, je fis la rencontre d’un juif, qui m’arrêta et me dit en son langage :

« – Je vois que vous avez acheté des esclaves, je vous les habillerai à bon compte, si vous le voulez.

« Il y avait quelque chose de mystérieux dans l’allure de ce juif, dont la physionomie me déplaisait ; mais je me dis que je n’avais plus à prendre conseil de mes antipathies pour faire mes achats, et que si cet homme pouvait babiller mes esclaves à plus bas prix que tout autre, je ne devais pas repousser ses offres uniquement parce que la coupe de sa barbe, la couleur de ses yeux ou le son de sa voix ne m’agréaient point. J’invitai donc le juif à me suivre chez moi, et je lui dis que je réfléchirais à sa proposition.

« Quand nous en vînmes à débattre l’affaire, je fus surpris de le trouver si raisonnable dans sa demande. Il y avait toutefois un point sur lequel il paraissait ne pas vouloir céder. Non seulement je tenais à voir les vêtements qu’il voulait me vendre, mais j’exigeais qu’il me fit connaître comment ils étaient entrés en sa possession. Sur ce point il équivoquait, ce qui me faisait soupçonner quelque chose de louche. Je me disais que sans doute ces vêtements provenaient d’un vol ou de quelque pestiféré. Le juif me montra une caisse, dans laquelle je pouvais, disait-il, choisir ce qui me plairait. Je remarquai, lorsqu’il ouvrit la caisse, qu’il se bourrait le nez d’herbes aromatiques. Il me dit que c’était pour ne pas sentir l’odeur du musc, dont la caisse était parfumée ; le musc, prétendait-il, lui donnait des attaques de nerfs.

« Je le priai de me donner quelques-unes de ces herbes en lui déclarant que j’avais autant d’aversion que lui pour le musc.

« Le Juif, soit par remords de conscience, soit par crainte d’être suspecté, devint pâle comme la mort. Il feignit d’avoir oublié la bonne clef et ne put parvenir à ouvrir la caisse. Il s’éloigna rapidement, disant qu’il allait chercher la clef et reviendrait dans un instant.

« Le Juif ne reparut plus. Il envoya prendre la caisse par des portefaix et je n’entendis plus parler de lui pendant quelque temps, mais un jour, comme je me trouvais chez Damat-Zadé, je vis l’ombre du Juif se glisser furtivement dans l’une des cours. Évidemment il m’avait aperçu et voulait m’éviter.

« – Mon ami, dis-je à Damat-Zadé, n’attribuez point ma question à une curiosité impertinente ou au désir de me mêler de vos affaires, si j’ose vous demander quelles relations vous avez avec ce Juif qui vient de traverser votre cour.

« – Il m’a offert de me vendre des habits pour mes esclaves, beaucoup moins cher que je ne puis les acheter ailleurs, je veux faire une surprise à ma fille Fatima ; à son jour de naissance, je donnerai une fête dans le pavillon du jardin et toutes ses esclaves paraîtront devant elle habillées de neuf pour cette circonstance.

« J’interrompis mon ami, pour lui dire ce que je soupçonnais au sujet de ce Juif et de sa caisse d’habits. Il est certain que la peste, qui est contagieuse, peut être communiquée par des vêtements non seulement après plusieurs mois, mais après des années. Le marchand résolut de ne plus avoir affaire à ce misérable, qui ne craignait pas de mettre en péril la vie de milliers de ses semblables pour quelques piles d’or ; mais l’enquête du cadi fut conduite avec lenteur et avant que l’on eût pu mettre la main sur le Juif, le drôle habile avait disparu. On fit une perquisition chez lui, on ne trouva ni la caisse ni son propriétaire. Nous apprîmes qu’il s’était embarqué pour l’Égypte et nous fûmes heureux de l’avoir chassé de Constantinople.

« Mon ami Damat-Zédé m’exprima la plus chaleureuse reconnaissance.

« – Vous aviez déjà, dit-il, sauvé ma fortune ; vous venez de sauver ma vie et une autre vie qui m’est plus chère que la mienne, celle de ma fille Fatima.

« En entendant prononcer ce nom, je ne pus m’empêcher, je crois, de laisser paraître une certaine émotion. J’avais vu par hasard cette jeune fille un jour qu’elle se rendait à la mosquée ; et j’avais été captivé par sa beauté, et par la douceur de sa physionomie. Je maîtrisai mes sentiments, parce que je savais qu’elle était destinée à un autre et je résolus de bannir à jamais de mon imagination le souvenir de la belle Fatima. Mais son père réveillait en ce moment une tentation à laquelle je ne pouvais résister qu’en faisant appel à tous mes efforts.

« – Saladin, dit-il, puisque c’est à vous que nous devons notre salut, il est juste que vous assistiez à notre fête. Venez nous voir le jour de naissance de Fatima, je vous placerai sur le balcon qui domine le jardin, et vous verrez tout le spectacle. Nous aurons une fête des Tulipes 3 en imitation de celle qui se célèbre, comme vous le savez, dans les parcs du sultan. Je vous assure que cela vaudra la peine d’être vu, et vous aurez de plus la chance de contempler ma Fatima sans son voile.

« – C’est, répondis-je, ce que je veux éviter surtout. Je ne saurais goûter un plaisir qui pourrait me coûter tout le bonheur de ma vie. Je n’aurai pas de secrets pour vous, puisque vous me traitez avec tant de confiance. J’ai déjà vu le charmant visage de votre Fatima, mais je sais qu’elle doit épouser un homme plus heureux que moi.

« Damat-Zadé parut enchanté de la franchise avec laquelle je m’expliquais ; mais il ne voulut pas renoncer à l’idée de me faire asseoir à côté de lui sur le balcon, le jour de la fête des Tulipes ; et moi de mon côté, je ne pouvais consentir à m’exposer à fixer les yeux une seconde fois sur les traits de la ravissante Fatima. Mon ami eut recours à tous les arguments ou plutôt à tous les moyens de persuasion qu’il put imaginer pour me décider. Il essaya ensuite de tourner ma résolution en ridicule, et voyant qu’il n’y réussissait pas davantage à me convaincre, et que tout ce qu’il me disait restait sans effet sur moi :

« – Eh bien soit, Saladin, s’écria-t-il avec colère, je suis sûr que vous me trompez ; vous aimez une autre femme et vous vouliez me le cacher, en tâchant de me faire croire que si vous refusez mon invitation c’est par prudence, quand il n’y a chez vous au fond qu’indifférence et mépris. Pourquoi ne pas m’ouvrir votre cœur avec la franchise qui doit exister entre amis.

« Étonné de cette accusation inattendue et de la colère qui brillait dans les yeux de Damat-Zadé, qui jusqu’alors m’avait paru un homme calme, je fus un moment tenté de m’emporter à mon tour et de le quitter ; mais un ami que l’on perd ne se retrouve pas aisément. Cette considération eut assez d’empire sur moi pour m’obliger à maîtriser mes sentiments.

« – Mon ami, répondis-je, nous parlerons de cela demain. Vous êtes fâché maintenant, et vous ne pouvez me rendre justice, mais demain vous aurez recouvré votre sang-froid, vous vous convaincrez alors que je ne vous ai pas trompé, et que je n’ai qu’un seul dessein, celui de sauvegarder mon propre bonheur par le moyen le plus prudent que j’aie en mon pouvoir et qui est d’éviter la vue de la dangereuse Fatima. Je n’aime aucune autre femme.

« – Eh bien, dit mon ami en m’embrassant et en abandonnant le ton de colère, qu’il n’avait pris que pour me pousser à bout, eh bien ! dans ce cas, Saladin, Fatima est à vous.

« J’osais à peine en croire mes oreilles. Je ne savais comment exprimer ma joie !

« – Oui, moi aussi, continua le marchand, j’ai mis votre prudence à l’épreuve, et l’épreuve a été décisive, je vous donne ma Fatima, car je suis certain que vous la rendrez heureuse. Il est vrai que j’avais une plus haute alliance en vue pour elle ; le pacha de Maskoud me l’avait demandée ; mais j’ai appris, de source sûre, qu’il se livre à l’usage immodéré de l’opium ; et ma fille ne sera jamais la femme d’un homme qui n’est qu’un fou furieux la moitié du jour et un idiot mélancolique le reste du temps. Je n’ai rien à craindre du ressentiment du pacha, car j’ai des amis puissants auprès du grand vizir, qui lui fera entendre raison et l’obligera à se soumettre sans représailles à un désappointement qu’il mérite. Et maintenant, Saladin, avez-vous encore quelque objection à voir la fête des Tulipes ?

« Pour toute réponse, je tombai aux pieds du marchand et lui embrassai les genoux. La fête des Tulipes arriva et ce jour-là je fus marié à la belle Fatima. Je ne cesse de penser à elle, quoiqu’elle soit ma femme depuis plusieurs années. Elle est la joie et l’orgueil de mon cœur, et notre affection réciproque m’a donné plus de bonheur que tous les autres évènements de ma vie que l’on dit si heureux. Son père m’a fait don de la maison que j’habite maintenant, nos biens ne font qu’un, et je suis plus riche que je ne l’ai jamais souhaité ; mes richesses me donnent continuellement le moyen de venir en aide aux autres, et c’est surtout pour cela qu’elles me sont chères. Je veux décider Mourad à les partager avec moi et à oublier ses malheurs, alors seulement je serai tout à fait heureux moi-même. Quant à la glace de la sultane et à votre vase brisé, mon cher frère, continua Saladin, nous aviserons. »

– Ne vous préoccupez plus de cette glace ni de ce vase, s’exclama le sultan en dépouillant son manteau de marchand et en montrant son costume impérial. Saladin, je me réjouis d’avoir entendu de votre bouche l’histoire de votre vie. Je reconnais, vizir, que j’ai eu tort dans notre discussion. Les histoires de Saladin le chanceux et de Mourad le malchanceux vous donnent gain de cause : c’est la prudence qui a la plus grande part dans la conduite des affaires humaines, une part bien plus considérable que celle de la chance. La réussite et le bonheur de Saladin me semblent résulter de sa circonspection. C’est parce qu’il a été bien avisé qu’il a sauvé Constantinople de l’incendie et de la peste. Si Mourad avait eu le bon sens de son frère, il n’aurait pas failli perdre la tête pour avoir vendu des petits pains qu’il n’avait pas fait cuire ; il n’aurait pas reçu un coup de pied de la mule, ni la bastonnade pour avoir trouvé une bague ; il n’aurait pas été volé par les soldats, et d’autres ne lui auraient pas logé une balle dans le corps ; il ne se serait pas égaré dans le désert, il n’aurait pas été trompé par le juif, il n’aurait pas mis le feu au navire, ou répandu la contagion dans toute la ville du Caire ; il n’aurait pas pourfendu la glace de la sultane, en croyant frapper un voleur ; il n’aurait pas cru que toute sa destinée dépendait de quelques vers tracés sur un vase de porcelaine et finalement il n’aurait pas brisé ce précieux talisman en le lavant dans l’eau chaude. Aussi Mourad le malchanceux s’appellera-t-il désormais Mourad le malavisé, quant à Saladin il portera le nom qu’il mérite, celui de Saladin le bien avisé.

 

Ainsi parla le Sultan qui, à l’encontre de la généralité des monarques, savait à l’occasion reconnaître ses erreurs et donner raison à son vizir, sans lui couper la tête. L’histoire ajoute que le sultan offrit ensuite à Saladin de l’élever à la dignité de pacha et de lui donner le commandement d’une province, mais Saladin le bien avisé refusa cet honneur, disant qu’il n’avait point d’ambition, que sa situation présente mettait le comble à son bonheur, et que ce serait folie pour lui de vouloir en changer, parce qu’un homme n’a plus rien à souhaiter en ce monde lorsqu’il est vraiment heureux.

On ne dit pas ce que devint Mourad le malavisé. Tout ce qu’on sait de lui c’est qu’il fut un habitué du Teriaky4 et qu’il mourut de l’usage immodéré de l’opium.

 

 

 

Maria EDGEWORTH, Contes moraux.

Traduction par Charles Simond.

 

Paru dans Les grands écrivains de toutes les littératures,

Quatrième série, Tome premier, 1890.

 

 

 

 

1. On donne le nom de Coundak a une mèche d’amadou enveloppée de soufre et enroulée dans des copeaux de pin. Les incendiaires déposaient une de ces mèches derrière les portes ou les fenêtres qu’ils trouvaient ouvertes, y mettaient le feu et prenaient la fuite.

2. Les Passavans étaient les veilleurs de nuit chargés de prévenir la population en cas d’incendie. Ils parcouraient les rues, pendant les nuits, armés de bétons ferrés, et lorsque le feu prenait en un endroit, ils criaient : Yangervor ! (au feu ! au feu !)

3. La fête des Tulipes ou Tchiragar, est ainsi nommée parce qu’à cette occasion les parterres sont illuminés au moyen de tulipes en verre. On danse, on fait de la musique, et la fête se prolonge jusqu’à une heure avancée de la nuit.

4. Le Teriaky est le marché des vendeurs d’opium, à Constantinople.

 

 

 

 

 

 

 

 

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