Le coche fantôme
par
Amelia B. EDWARDS
Les évènements que je me propose de relater ici sont véridiques. J’en ai été personnellement victime et le souvenir que j’en conserve est aussi net que s’il datait d’hier. Vingt ans, cependant, se sont écoulés depuis cette nuit mémorable. Vingt ans pendant lesquels je n’ai raconté cette histoire qu’à une seule personne. Je la livre aujourd’hui avec une répugnance que je parviens difficilement à surmonter. Tout ce que je vous demande, cependant, c’est de vous abstenir de formuler vos conclusions en ma présence. Je ne désire pas discuter. Mon opinion est faite et je préfère m’en référer au témoignage de mes propres sens.
Donc, c’était il y a juste vingt ans, un ou deux jours avant la fin de la saison de la grouse. Je m’étais promené dehors toute la journée avec mon fusil, et je n’avais presque rien tué. Le vent, d’est ; le mois, décembre ; le lieu, un « moor » vaste et froid à l’extrême nord de l’Angleterre. Et je m’étais égaré. Ce n’était guère un endroit agréable pour se perdre ; de plus, des nuages floconneux, annonciateurs d’une tempête de neige, descendaient sur les bruyères, et une nuit de plomb fermait déjà toutes les issues. La main au-dessus des yeux pour mieux voir, je scrutais avec anxiété, malgré l’obscurité croissante, l’horizon où les « moors » se transformaient en une ligne de basses collines, à quelque dix ou vingt milles de là. Pas la moindre colonne de fumée, ni le plus petit morceau de terrain cultivé, pas la moindre clôture ni la moindre piste de moutons en quelque direction que se portât mon regard. Il ne restait qu’un parti à prendre, continuer ma course et essayer de trouver un abri quelconque sur ma route. Aussi, replaçant mon fusil sur mon épaule, je continuai ma marche non sans lassitude ; car je m’étais levé à l’aurore, et je n’avais pris aucune nourriture depuis le matin.
De plus, la neige tombait maintenant avec une régularité menaçante, et le vent déclinait. Peu après, le froid devint plus intense, et l’obscurité se fit complète. Mes pensées s’assombrissaient en même temps que le ciel et mon cœur me pesait plus lourdement lorsque j’évoquais ma jeune épouse qui m’attendait derrière la fenêtre de notre petit salon, et que j’imaginais toutes les angoisses qui ne manqueraient pas de la déchirer pendant cette longue et pesante nuit. Nous étions mariés depuis quatre mois et, après avoir passé l’automne dans les Highlands, nous habitions un petit village perdu, situé juste à la limite des grands « moors » anglais. Nous étions très amoureux et naturellement très heureux. Ce matin-là, lorsque j’étais parti, elle m’avait supplié de rentrer avant la brune, et je le lui avais promis. Que n’eussé-je donné pour tenir ma promesse !
Mais, malgré mon extrême lassitude, je savais qu’avec un souper, une heure de repos et un guide, il me serait possible d’être de retour avant minuit, si toutefois par miracle je pouvais trouver un guide et un abri.
Pendant ce temps, la neige tombait et la nuit se faisait plus intense. Je m’arrêtais et j’appelais fréquemment, mais mes appels ne semblaient qu’accentuer le silence. Un vague sentiment de malaise m’envahit alors et je me rappelai soudain les histoires de ces voyageurs qui marchent longtemps sous la neige jusqu’à ce qu’exténués, ils tombent pour s’endormir à jamais. Me serait-il possible, me demandais-je, de continuer ainsi pendant toute la longue nuit ? Ne viendrait-il pas un moment où mes forces m’abandonneraient, où ma volonté me ferait défaut, et où il me faudrait moi aussi m’endormir du sommeil de la mort ? La mort ! Je frissonnai. Qu’il me serait dur de mourir au moment où la vie s’annonçait si heureuse pour moi. Qu’il serait dur pour ma bien-aimée, dont le cœur aimant... mais il ne me fallait pas nourrir de telles pensées. Pour les écarter, je me mis à crier plus fort et plus longuement, puis j’écoutai avidement. Mon appel avait-il trouvé un écho ou avais-je rêvé en croyant entendre un cri lointain ? J’appelai de nouveau et de nouveau un écho répondit. Alors une lueur vacillante perça soudain l’obscurité, surgissant, disparaissant, semblant momentanément approcher et grandir. Courant à toute vitesse dans sa direction, je me trouvai bientôt, à ma grande joie, devant un vieillard qui portait une lanterne.
– Que Dieu soit loué ! m’écriai-je involontairement.
En grimaçant, l’homme leva sa lanterne dont il projeta la lumière sur mon visage.
– Pourquoi ? grogna-t-il.
– Eh bien, mais à cause de vous !... Je commençais à croire que je m’étais égaré dans la neige.
– Eh oui, y en a qui se perdent comme ça, de temps en temps, et rien à faire contre ça, s’il plaît à Dieu !
– S’il plaît à Dieu que nous soyons tous deux perdus, ami, résignons-nous, répondis-je, mais je ne le serai pas sans vous. À quelle distance suis-je de Dwoling ?
– À une bonne vingtaine de milles.
Et du plus proche village ?
– C’est Wyke, à douze milles de l’autre côté.
– Où habitez-vous, alors ?
– Là-bas, dit-il en imprimant un vague mouvement à sa lanterne.
– Vous rentrez chez vous, je pense ?
– Ça se peut bien.
– Alors, je vous accompagne.
L’homme hocha la tête, et se frotta le nez d’un air embarrassé avec la poignée de sa lanterne.
– C’est pas la peine, grogna-t-il. Il vous laissera pas entrer, lui.
– Nous verrons bien, répondis-je sèchement. Et d’abord qui, lui ?
– Le maître.
– Qui est-ce ?
– Pas vous, bien sûr... (telle fut la désagréable réponse que je m’attirai).
– Eh bien, montrez-moi le chemin et je m’arrangerai pour que votre maître m’offre un dîner et un abri pour cette nuit.
– Eh ! vous pouvez toujours essayer, murmura mon guide sans empressement.
Et en hochant tête, il avança clopin-clopant comme un gnome sous la neige. Bientôt, une masse sombre surgit de l’obscurité et un grand chien se précipita vers nous en aboyant furieusement.
– Est-ce la maison ? demandais-je.
– Oui. Couché Bey !
L’homme fouilla dans sa poche pour trouver la clef. Je me plaçai derrière lui, prêt à ne pas laisser passer l’occasion d’entrer. Je vis alors, dans le petit cercle de lumière projeté par la lanterne, que la porte était lourdement garnie de clous de fer comme celle d’une prison. L’instant d’après, l’homme avait tourné la clef dans la serrure et, le repoussant d’un brusque coup d’épaule, je m’étais glissé à l’intérieur de la maison.
J’examinai alors avec curiosité la pièce où je me trouvais. C’était un grand hall mansardé qui, apparemment, servait à beaucoup d’usages. Dans un coin, du blé était empilé jusqu’au plafond comme dans une grange. Dans un autre étaient rangés des sacs de farine, des instruments agricoles, des barriques et toutes sortes d’objets de bric-à-brac, tandis qu’aux poutres pendaient des jambons, des morceaux de lard, et des bouquets d’herbes séchées pour l’hiver. Au centre de la pièce se trouvait un objet de vastes dimensions recouvert d’une vieille toile, et qui touchait presque le toit mansardé. Soulevant un coin de la housse, je vis, à ma grande surprise, un télescope de très grande taille, avec quatre petites roues, monté sur une grossière plate-forme tournante. Le tube était de bois peint, entouré de cercles de métal mal dégrossis, la lentille, autant que je pouvais m’en rendre compte à la faveur de la lumière trouble, avait au moins quinze pouces de diamètre. Tandis que j’examinais l’instrument et que je me demandais s’il n’était pas l’œuvre de quelque physicien amateur, une sonnerie retentit sèchement.
– Ça, c’est pour vous, dit mon guide avec une grimace malicieuse. Sa chambre est là.
Il me désignait une porte basse et noire à l’extrémité du hall. Après avoir frappé fortement, j’entrai sans attendre la réponse. Un vieillard, très grand, se leva derrière une table recouverte de livres, de papiers, et me regarda sévèrement.
– Qui êtes-vous ? me dit-il. Comment êtes-vous arrivé jusqu’ici ? Que désirez-vous ?
– James Murray, avocat. À pied dans les « moors ». Manger, boire, dormir.
Il fronça ses épais sourcils d’un air rébarbatif.
– Cette maison n’est pas un asile, dit-il avec hauteur. Jacob, comment avez-vous osé introduire cet étranger chez moi ?
– Je l’ai pas introduit, grommela le vieux serviteur. Il m’a suivi dans la plaine et m’a bousculé pour entrer. J’peux pas m’battre avec un homme de c’te taille.
– Je vous prie, monsieur, de me dire de quel droit vous avez forcé l’entrée de ma demeure.
– Du droit qui me ferait m’accrocher à votre barque si je me noyais. Du droit de conservation.
– De conservation ?
– Il y a déjà plus d’un pouce de neige dehors, répondis-je sèchement, et avant l’aube il y en aura suffisamment pour ensevelir mon corps.
Il se dirigea vers la fenêtre, souleva un lourd rideau noir et contempla le paysage.
– C’est juste, dit-il. Restez si vous voulez jusqu’à demain matin. Jacob, préparez le dîner.
Il me désigna alors un siège, reprit le sien, et s’absorba de nouveau dans la lecture d’où je l’avais distrait.
Je plaçai mon fusil dans un coin et, approchant une chaise de l’âtre, j’examinai à loisir le décor. Plus petite et d’une décoration moins insolite que l’entrée, cette pièce avait néanmoins de quoi exciter ma curiosité. Aucun tapis ne recouvrait le parquet. Les murs blanchis à la chaux étaient, par endroits, recouverts d’étranges diagrammes et, en d’autres, ornés d’étagères surchargées d’instruments scientifiques dont beaucoup m’étaient inconnus. À droite de la cheminée se trouvait une bibliothèque remplie de vieux in-folios ; à gauche, un petit orgue décoré de figures fantastiques, sculptées et coloriées de saints et de démons médiévaux. À l’extrémité de la pièce, dans une armoire dont la porte était entrouverte, j’aperçus une longue rangée de spécimens géologiques, de bouillons de culture, de creusets, de cornues, et de bocaux pharmaceutiques ; tandis que, devant moi, sur l’étagère de la cheminée, parmi un grand nombre d’objets, étaient exposés une mappemonde céleste, une petite batterie galvanique et un microscope. Chaque siège portait un fardeau. Des livres s’amoncelaient dans les coins. Le sol était jonché de cartes géographiques, de maquettes, de documents, de dessins de bibelots hétéroclites et de paperasseries de toutes sortes.
Je regardai autour de moi avec une stupéfaction accrue par chaque nouvel objet sur lequel se posait mon regard. Je n’avais jamais vu un endroit aussi bizarre ; mais n’était-il pas encore plus étrange de trouver une telle pièce dans une ferme solitaire au milieu de ces « moors » sauvages et désolés. De nouveau, j’examinai mon hôte, le décor, puis de nouveau mon hôte, me demandant qui il pouvait être. Son visage était singulièrement beau, mais ressemblait davantage à celui d’un poète qu’à celui d’un philosophe. Large aux tempes, proéminente au-dessus des yeux, et garnie à profusion d’une chevelure désordonnée d’un blanc immaculé, cette tête révélait l’idéalisme et la violence qui caractérisent le masque de Beethoven. Les mêmes sillons profonds des deux côtés de la bouche, les mêmes rides amères sur le front, la même expression méditative s’y dessinaient. Pendant que je l’observais, la porte s’ouvrit et Jacob apporta le souper. Le maître ferma alors son livre, se leva et, avec plus de courtoisie qu’il ne m’en avait encore témoigné, m’invita à sa table.
Un plat d’œufs et de jambon, un morceau de pain bis, et une bouteille d’admirable sherry furent placés devant moi.
– Je ne peux vous offrir qu’un frugal repas de paysan ; monsieur, dit mon hôte. Votre appétit, je crois, s’accommodera de la médiocrité de notre garde-manger.
Je m’étais déjà jeté sur les victuailles et j’affirmais avec l’enthousiasme d’un sportsman affamé que jamais je n’avais rien mangé d’aussi bon.
Mon hôte salua froidement et s’assit devant la table pour prendre son dîner qui ne se composait que d’un bol de lait et d’une assiettée de soupe. Nous dînâmes en silence et lorsque nous eûmes terminé, Jacob emporta le plateau. J’avançai alors de nouveau ma chaise devant le feu. Mon hôte, à ma grande surprise, fit de même et, se tournant brusquement vers moi, me dit :
– Monsieur, j’ai vécu ici dans la plus complète solitude depuis vingt-trois ans. Pendant ce temps, je n’ai guère vu de visages inconnus et je n’ai pas lu un seul journal. Vous êtes le premier étranger qui franchissiez mon seuil depuis plus de quatre ans. Voudriez-vous me faire l’honneur de me donner quelques renseignements sur le monde que j’ai quitté depuis si longtemps ?
– Veuillez m’interroger, je vous en prie, répondis-je. Je suis de tout cœur à votre service.
Il acquiesça d’un signe de tête, se pencha en avant, les coudes sur les genoux, le menton dans les paumes, regarda fixement le feu et commença son interrogatoire.
Ses questions se rapportaient en général à des sujets scientifiques dont il ignorait à peu près totalement les derniers progrès appliqués aux besoins pratiques de la vie. Fort peu érudit en cette matière, je répondis aussi bien que mes piètres connaissances me permirent de le faire, mais la tâche était loin d’être aisée, et je fus grandement soulagé quand, passant de l’interrogatoire à la discussion, il se mit à exposer ses propres idées sur les faits que j’avais essayé de lui présenter. Il parla et j’écoutai, retenu sous le charme. Il parla jusqu’à ce qu’oubliant ma présence, il se mît à penser tout haut. Je n’avais jamais encore entendu semblable discours et je ne devais plus jamais le faire. Familier avec la dialectique, subtil dans l’analyse, audacieux dans la synthèse, il exposait sa pensée en un courant ininterrompu ; et, toujours penché en avant dans la même attitude de recueillement, les yeux fixés sur le feu, il bondissait d’arguments en arguments, de postulats en postulats, comme un rêveur inspiré. De la science expérimentale à la philosophie spiritualiste, de l’électricité par fil à l’électricité des nerfs, de Watt à Mesmer, de Mesmer à Reichenbach, de Reichenbach à Swedenborg, à Spinoza, à Condillac, à Descartes, à Berkeley, à Aristote, à Platon, aux mages et aux mystiques de l’Orient, ces propositions formaient des transitions qui, bien qu’embarrassantes par leur variété et leur développement, s’écoulaient, faciles et harmonieuses, de ses lèvres comme divers thèmes musicaux. De concepts en concepts – j’oublie maintenant par quel lien de spéculation ou de déduction – il passa sur ce domaine qui s’étend au-delà de l’analogie et aboutit nul ne sait où. Il parla de l’âme et de ses aspirations, de l’esprit et de son pouvoir, de double vue, de prophéties, de ces phénomènes qui, sous le nom de fantômes, de spectres et d’apparitions surnaturelles, ont été reniés par les sceptiques et confirmés par les croyants de tous les temps.
– Le monde, dit-il, devient chaque jour de plus en plus sceptique, pour tout ce qui existe en dehors de son étroit champ de vision, et nos hommes de science encouragent cette fatale tendance. Ils condamnent sous le nom de fables tout ce qui résiste à l’expérience. Ils rejettent comme faux et non valable tout ce qui ne peut être soumis à l’épreuve du laboratoire ou de la table de dissection. À quelle superstition ont-ils livré une guerre aussi longue et impitoyable qu’à la croyance aux apparitions ? Et d’ailleurs quelle superstition a maintenu son pouvoir sur l’esprit des hommes aussi longtemps et aussi fermement ? Démontrez-moi un fait quelconque en physique, en histoire, en archéologie, qui soit basé sur des preuves aussi étendues et variées. Confirmés par toutes les races, à toutes les époques, sous tous les climats, par les plus grands sages de l’Antiquité, par les plus grossiers sauvages d’aujourd’hui, par les chrétiens, les païens, les panthéistes, les matérialistes, ces phénomènes sont traités de contes de bonne femme par les philosophes de notre siècle. La valeur des faits a, pour eux, le poids d’une plume dans une balance. La comparaison des causes et des effets, bien que probante en science naturelle, est écartée comme inexacte et non valable. Le témoignage de témoins compétents, bien que concluant au tribunal, compte ici pour rien. Celui qui réfléchit avant de parler est condamné comme un être futile et léger. Celui qui croit, comme un rêveur ou un fou.
Il parla avec amertume, et s’abandonna au silence pendant quelques minutes. Bientôt, il leva la tête et ajouta d’une voix changée :
– Moi, monsieur, j’ai réfléchi, j’ai cherché, j’ai cru et je n’ai pas eu honte de crier ma conviction au monde. Moi aussi, j’ai été condamné comme visionnaire, tourné en ridicule par mes contemporains, et hué sur le terrain de la science où j’avais peiné avec honneur pendant les plus belles années de ma vie. Ces événements eurent lieu il y a juste vingt-trois ans. Depuis, j’ai vécu tel que vous me voyez aujourd’hui et le monde m’a oublié comme j’ai oublié le monde. Vous connaissez mon histoire.
– Elle est fort triste, murmurai-je, ne sachant que répondre.
– Elle est très banale, répondit-il. J’ai simplement souffert pour la vérité, comme des hommes meilleurs et plus sages l’ont fait avant moi.
Il se leva comme s’il désirait terminer l’entretien et se dirigea vers la fenêtre.
– Il ne neige plus, remarqua-t-il en laissant retomber le rideau, puis il revint vers la cheminée.
– Vraiment ! m’écriai-je en me levant brusquement. Oh ! si seulement c’était possible, mais hélas !... Même si je parvenais à retrouver mon chemin dans les « moors », je ne pourrais parcourir vingt milles à pied ce soir.
– Marcher pendant vingt milles ! répéta mon hôte. Mais à quoi pensez-vous ?
– Je pense à ma femme, répondis-je avec impatience, à ma jeune épouse qui ignore que je me suis égaré et qui, en ce moment, doit se morfondre d’angoisse et de peur.
– Où se trouve-t-elle ?
– À Dwoling, à vingt milles d’ici.
– À Dwoling, répondit-il songeur. C’est vrai, la distance est bien de vingt milles, mais êtes-vous donc si impatient de rattraper ces six ou huit heures ?
– Extrêmement, et à tel point que je donnerais dix guinées sur-le-champ pour avoir un guide et un cheval.
– Votre vœu peut être exaucé et à un prix moins élevé, dit-il en souriant. Le courrier de nuit du nord, dont le relais est à Dwoling, passe à moins de cinq milles d’ici et se trouvera au croisement de routes dans une heure un quart environ. Si Jacob vous accompagnait à travers les « moors » et vous conduisait sur l’ancienne route du coche, vous pourriez sans doute trouver votre chemin jusqu’à la nouvelle ?
– Facilement, et avec joie.
Il sourit de nouveau, sonna, donna ses ordres au vieux serviteur, et prenant une bouteille de whisky et un gobelet dans l’armoire où il rangeait ses instruments de chirurgie :
– La neige est épaisse, dit-il, et il vous sera difficile de marcher cette nuit dans les « moors ». Un verre d’alcool avant votre départ ?
Je voulais refuser, mais il insista et je bus un verre de whisky qui me brûla la gorge comme un fluide enflammé et me coupa presque la respiration.
– Il est fort, dit-il, mais cela vous empêchera d’avoir froid. Et maintenant vous n’avez pas de temps à perdre. Bonsoir !
Je le remerciai de son hospitalité et j’eusse voulu lui serrer la main ; mais il m’avait déjà tourné le dos. Un instant après, Jacob avait fermé la porte d’entrée derrière moi et nous nous trouvions dehors dans le vaste « moor » blanc. Bien que le vent fût tombé, il faisait encore extrêmement froid. Pas une étoile ne brillait sous la voûte sombre au-dessus de nos têtes. Pas un son, en dehors du bruissement sec de la neige sous nos pieds, ne rompait le lourd silence de la nuit.
Jacob, peu satisfait de sa mission, clopinait devant moi en silence, l’air renfrogné, sa lanterne à la main, et son ombre derrière lui. Je suivais, le fusil sur l’épaule, aussi peu disposé à la conversation que mon compagnon. Mes pensées n’avaient pas quitté mon hôte. Sa voix résonnait encore à mes oreilles. Son éloquence charmait mon imagination.
Je me souviens encore à cette heure, avec surprise, combien mon cerveau surexcité retenait des phrases et des lambeaux de phrases, de brillantes images et de merveilleux postulats, avec les mots même qu’il avait employés.
M’attardant à ce que je venais d’entendre, essayant de me rappeler quelque trait oublié, je marchais absorbé et distrait sur les talons de mon guide. Bientôt, après quelques minutes seulement, me sembla-t-il, l’homme fit brusquement halte et me dit :
– Voilà votre route là-bas. Gardez le mur de pierre à main droite et vous ne pourrez pas vous tromper.
– Ceci est donc l’ancienne route du coche ?
– Oui.
– Et le carrefour est-il encore loin d’ici ?
– À peine à trois milles.
Je tirai ma bourse, ce qui rendit l’homme plus loquace.
– La route est assez bonne pour les voyageurs à pied, dit-il. Mais elle était trop escarpée et étroite pour le courrier du nord. Vous ferez attention à l’endroit où le parapet est brisé près du poteau indicateur. On ne l’a jamais réparé depuis l’accident.
– L’accident ?
– Eh oui, le coche de nuit a roulé dans le ravin à cinquante pieds, juste à l’endroit le plus dangereux de tout le pays.
– C’est affreux. Et y a-t-il eu beaucoup de morts ?
– Tous. Quatre ont été tués sur le coup et les deux autres sont morts le lendemain matin.
– Et il y a combien de temps de cela ?
– Juste neuf ans.
– Près du poteau indicateur ? Je m’en souviendrai. Bonsoir.
– Bonne nuit, monsieur, et merci.
Jacob empocha la pièce d’argent, fit un vague geste pour toucher sa casquette et s’en retourna en clopinant comme il était venu.
Je regardai disparaître la lueur de sa lanterne, puis je poursuivis seul mon chemin. La route n’offrait plus guère de difficulté, car, en dépit de l’obscurité totale du ciel, la ligne blanche du parapet apparaissait distinctement sous la pâle clarté de la neige. Que le silence était profond, rompu seulement par le bruit de mes pas ! Que tout était silencieux et désert ! Un désagréable et bizarre sentiment de solitude m’étreignit. Je marchai plus vite. Je fredonnai un vague refrain. J’amoncelai d’énormes sommes dans ma tête et j’y ajoutai les intérêts composés. Bref, je fis de mon mieux pour oublier les prodigieuses conjectures que je venais d’entendre, et jusqu’à un certain point j’y réussis.
Cependant, la température semblait baisser encore et, bien que je marchasse plus vite, je ne parvenais pas à me réchauffer. Mes pieds étaient gelés. Je ne sentais plus mes mains et je serrais machinalement mon fusil. Je respirais même avec difficulté, comme si au lieu de traverser quelque tranquille plateau du nord, j’escaladais les plus hauts sommets des Alpes. Bientôt, ce dernier symptôme devint si pénible que je fus obligé de m’arrêter quelques minutes et de m’appuyer contre le parapet de pierre. Ainsi faisant, je tournai la tête et regardai par hasard la route ; là, à mon immense soulagement, je vis un feu lointain, semblable à la lueur d’une lanterne qui grossissait. J’en conclus tout de suite que Jacob était revenu sur ses pas et qu’il m’avait suivi ; mais alors que cette idée me venait à l’esprit, une seconde lumière apparut à mes yeux – lumière évidemment parallèle à la première et qui approchait à la même vitesse. Il ne me fallut pas longtemps pour deviner que ce devaient être les lanternes de quelque voiture particulière, bien qu’il semblât étrange tout d’abord qu’une voiture empruntât une route renommée pour être abandonnée et dangereuse.
Cependant il ne pouvait y avoir de doute, car les lanternes grossissaient et brillaient à vue d’œil. Il me semblait maintenant apercevoir la forme d’une voiture, qui arrivait à très grande allure, et sans bruit, car la neige était épaisse d’un pied sous les roues.
Enfin le corps du véhicule apparut distinctement derrière les lanternes. Il semblait étrangement haut. Soudain un doute me vint à l’esprit. Était-il possible que j’eusse dépassé le carrefour dans l’obscurité sans avoir remarqué le poteau indicateur et ceci était-il donc le coche même que je devais prendre ?
Je n’eus pas besoin de me poser deux fois cette question, car à ce moment il déboucha au tournant avec le conducteur et le cocher, un passager à l’extérieur et quatre chevaux gris écumants, entourés d’une douce buée lumineuse d’où surgissaient les lanternes comme une paire de fougueux météores.
Je me précipitai en avant, j’agitai mon chapeau et j’appelai. Le courrier continua à toute vitesse et me dépassa. Un instant, je crus que l’on ne m’avait ni vu ni entendu. Mais le cocher arrêta l’attelage ; le conducteur, emmitouflé jusqu’aux yeux d’un cache-nez, de collets et sans doute profondément endormi par le roulement, ne répondit pas à mon appel et ne fit pas le moindre effort pour descendre ; le voyageur à l’extérieur ne se retourna même pas. J’ouvris la porte et je regardai à l’intérieur. Il n’y avait que trois passagers, aussi j’entrai, je refermai la porte, me glissai dans un coin libre en me félicitant de ma bonne fortune.
J’eus l’impression qu’il faisait encore plus froid à l’intérieur du coche que dehors ; il s’en dégageait de plus une singulière humidité et une désagréable odeur. J’examinai mes compagnons de route. Trois hommes, qui tous étaient silencieux. Ils ne dormaient pas ; mais chacun, recroquevillé dans son coin, semblait absorbé en de profondes réflexions. J’essayai d’entamer la conversation.
– Quel froid cette nuit, dis-je en m’adressant à mon voisin.
Celui-ci leva la tête, me regarda, mais ne me répondit pas.
– L’hiver s’annonce précoce, ajoutai-je.
Bien que le coin dans lequel il se tînt fût trop sombre pour que je pusse distinguer les traits du voyageur, je vis ses yeux toujours fixés sur moi. Cependant pas un mot ne sortit de ses lèvres.
En tout autre moment, j’eusse éprouvé et peut-être exprimé quelque mécontentement, mais je me sentais alors trop mal à l’aise pour le faire. Le froid extrême de la nuit me glaçait jusqu’à la moelle, et l’étrange odeur du coche me donna une intolérable nausée. Je frissonnai de la tête aux pieds et, me tournant vers mon voisin de gauche, je lui demandai la permission d’ouvrir une fenêtre.
Il resta immobile et ne me répondit pas.
Je répétai ma question d’une voix plus forte mais sans obtenir de résultat. Alors, perdant patience, je baissai la vitre. En le faisant, la poignée de cuir me resta dans la main, et je remarquai alors que la vitre était recouverte d’une couche épaisse de moisissure accumulée apparemment depuis plusieurs années. Mon attention étant ainsi portée sur l’état du coche, j’examinai de plus près la voiture et je m’aperçus, à la lueur incertaine des lampes extérieures, qu’elle était dans un état d’étrange délabrement. Non seulement elle n’était pas réparée, mais tombait en morceaux. Les poignées des vitres s’effritaient en poussière. Le cuir des sièges était moisi et littéralement détaché des parois de bois. Le parquet enfonçait presque sous mes pieds. Bref, ce véhicule était entièrement pourri d’humidité et avait été sans aucun doute retiré de quelque hangar où il moisissait depuis des années afin d’accomplir encore un ou deux voyages.
Je me tournai vers le troisième voyageur, auquel je n’avais pas adressé la parole, et je hasardai une nouvelle remarque.
– Cette voiture, dis-je, est en déplorable état. La diligence de service est sans doute en réparation ?
Il remua lentement la tête et me dévisagea sans prononcer un mot. De ma vie, je n’oublierai ce regard. Je me sentis glacé jusqu’au cœur. Et je frissonne encore en l’évoquant aujourd’hui. Ses yeux brillaient d’un éclat étrange et anormal. Son visage était livide comme celui d’un cadavre. Ses lèvres décolorées, pincées, comme pendant l’agonie, laissaient entrevoir des dents brillantes.
Les mots que j’allais prononcer s’arrêtèrent sur mes lèvres et une peur atroce – une peur mortelle – m’envahit. Mon regard s’étant accoutumé à l’obscurité du coche, je pouvais maintenant apercevoir distinctement tout ce qui m’entourait. Je me tournai vers mon voisin. Lui aussi me regardait. Mais la même pâleur était répandue sur son visage, le même éclat de pierre se dessinait dans ses yeux. Je passai ma main sur mon front. Je me tournai vers le voyageur à côté de moi et je vis – oh ! Ciel, comment décrire ce que je vis ? – je vis qu’il n’était pas vivant, qu’aucun n’était vivant comme moi ! Une lueur pâle et phosphorescente, celle de la putréfaction, jouait sur leurs affreux visages, sur leurs cheveux couverts des moisissures de la tombe, sur leurs habits en lambeaux maculés de terre, sur leurs mains, semblables à celles de cadavres enterrés depuis longtemps. Seuls leurs yeux, leurs yeux terribles, étaient vivants ; et ils étaient tournés, menaçants, vers moi.
Un cri de terreur, appel sauvage et inintelligible à l’aide, au secours, s’échappa de mes lèvres, tandis que je me précipitais vers la porte et que j’essayais en vain de l’ouvrir.
À cet instant même, aussi nettement qu’un paysage sous la lumière brûlante de l’été, je vis la lune briller à travers un nuage d’orage, l’horrible poteau indicateur élever son index de bois, le parapet brisé, et les chevaux plonger dans l’abîme noir. Alors, le coche oscilla comme un bateau sur la mer. Puis un choc terrible se produisit. Une sensation d’écrasement ; ce fut la nuit.
Des années, me semblait-il, avaient dû s’écouler jusqu’au moment où, m’éveillant un matin, j’aperçus ma femme à mon chevet. Je passerai sur la scène qui suivit et vous conterai en quelques mots le récit qu’elle me fit avec des larmes de joie. J’étais tombé dans un précipice tout près du carrefour de la nouvelle et de l’ancienne route, et je n’avais été sauvé de la mort que par un haut monticule de neige qui s’était formé au pied d’un roc. À l’aube, deux bergers m’avaient découvert à cet endroit, et, me transportant jusqu’au plus proche abri, avaient été chercher un médecin. Celui-ci me trouva délirant, avec un bras cassé et une double fracture du crâne. Mes papiers dans mon portefeuille lui révélèrent mon nom et mon adresse ; ma femme fut prévenue ; et grâce à ma jeunesse et à ma bonne constitution, j’étais enfin hors de danger. L’endroit de ma chute, ai-je besoin de le dire, avait été précisément celui où le terrible accident du courrier du nord s’était produit neuf ans auparavant.
Je n’ai jamais avoué à ma femme les terribles détails que je viens de vous raconter. Je les décrivis au médecin qui me soigna, mais celui-ci prétendit que cette aventure n’avait été qu’un rêve dû à la fièvre cérébrale. Nous discutâmes longuement de cette question jusqu’à ce que, comprenant que nous ne pourrions le faire sans nous quereller, nous l’abandonnâmes d’un commun accord. D’autres pourront en tirer les conclusions qu’ils voudront – mais néanmoins je sais que je fus, il y a vingt ans, le quatrième voyageur du coche fantôme.
Amelia B. EDWARDS.
Traduit de l'anglais par Georgette Camille.