Hiver
DANSE DES MORTS
À Madeleine D.-R.
I
NOUS avons commencé par dire que les morts
N’avaient pas épuisé leur saison de souffrance
Et qu’ils guettaient toujours, derrière leur absence,
La blancheur d’une étoile au ciel des mauvais sorts.
Ils habitent la fin du monde, sur ces bords
Qui, naguère, avaient salué leur ressemblance
Avec Celui qui change avec eux d’apparence
Et les fait s’endormir dans l’oubli de leurs corps.
De cette chair vêtus, avec toute la Terre
Qui choit sur le linceul de leur premier mystère,
Ils volent à la nuit ses lambeaux de néant
Mais ils n’ont arraché leur désert à l’abîme
Que pour être emportés dans les bras du Géant
Et mourir un peu plus d’être encor leur victime.
II
ET nous n’avons pas cru que ces morts sans frontières
Retourneraient, un soir, vers leur couche d’enfant
Et que, de tous leurs corps, la nuit se soulevant,
Ils nous jalouseraient nos formes prisonnières
Et nous reprocheraient ce déluge de pierres
Et ce chaos pétri de cendres et de vent...
– L’ombre a vu que leur poing était toujours vivant
Et nous avons voilé nos faces les premières...
– Et nous avons compris qu’il n’est point de salut
Pour celui qui, trompant l’Archange qui l’élut,
N’attisera jamais le feu qui le talonne...
Espoir ! Est-il pour nous encore un autre espoir
Quand vous nous refusez ce cœur qui s’abandonne
Et que ce front le cherche et qu’il fait toujours noir ?
III
POURQUOI ces morts perdus qui n’ont pas de tombeau
Vous ont-ils attaché sur la croix de leurs haines,
Seigneur ? – Vous avez fait le gel sur ces fontaines
Et nous ne pouvons plus boire l’eau de cette eau.
Nous ne reprendrons pas la tête du troupeau
Avec le bruit, le poids, le remords de nos chaînes ;
Le vent qui labourait le sillon de ces graines
Les répand dans a nuit dont il n’est qu’un lambeau...
– Votre Face, ô Douleur, est par Vous arrachée
À ceux qui ne L’ont pas de l’Arbre détachée
Mais, sur ce repentir où la Mort nous recèle,
À l’heure qui nous fuit sans nous ensevelir,
Pourquoi ne ferez-vous que notre ombre étincelle
Quand la Vôtre, à tâtons, cherche à nous accomplir ?
IV
NOUS écoutions alors les secrets de la Terre
Et, sous leurs pas de neige et leurs frissons de gel,
Nous reprenions toujours notre part de ce ciel
Qui, de notre côté, dissipe son mystère...
... Mais un jour (une nuit ?), sur nos yeux en prière,
L’ombre entrouvrit soudain les regards du réel :
L’aube avait pris pour elle une couleur de miel
Et c’était sur la paille un Enfant de lumière...
Ô Naissance ! Étions-nous ces morts quand, au-dessus
De nous, hors des chemins qui nous avaient reçus,
Des vivants à genoux contemplaient la Promesse ?
Étions-nous donc ceux-là qu’Elle allait délivrer
En mourant à son tour de ce fer qui nous blesse
Et nous force, comme Elle, à toujours expirer ?
V
LE Temps qui nous rejette au delà des saisons
Veut nous faire oublier qu’il change de visage ;
Il nous a dévolu cet étroit paysage
Qui ne parle jamais sur le seuil des maisons.
Dans l’espace immobile où nous nous détruisons
(Quel salut attend-il qu’à lui-même il présage ?),
Les filles de la nuit nous disent qu’il est sage
D’être un chant qui se tait dans celui des prisons...
– Il n’est point, parmi vous, de séjour sans absence :
Amour, existes-tu quand, pour plus de silence,
Tu disperses, là-bas, tes signes sur la mer ?
Ce cœur qui ne m’est rien si tu ne le rassures,
Ne l’as-tu donc remis au douloureux hiver
Que pour saigner encor de toutes ses blessures ?
VI
NOUS vous sommes mêlés, Hiver, à ton argile
Et nous abandonnons sur ce qui fut le tien
Ce visage – et ces yeux pour lesquels tu n’es rien
Qu’un désert menacé par un ciel sans asile.
L’aumône d’un regard au soleil inutile
Lui rendra-t-elle, un jour, cette part de son bien ?
Avec nous, ses amants, avec toi, son gardien,
La Terre a pressenti sa dernière presqu’île...
Quand le cœur qui nous brûle appréhende pour toi,
Ces larmes, ce pardon, nous diras-tu pourquoi
Nos yeux les font toujours trembler dans ton orage ?
Mais un même secret nous retient à genoux
Devant le seul tombeau qui n’ait point de visage,
Hiver, et c’est le tien que nous cherchons pour nous...
Louis EMIÉ.
Paru dans Carte du Ciel, cahiers de poésies :
Clair de terre, Plon, 1947.