Bel-Enfant de la Larme

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Mihai EMINESCU

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Aux anciens jours – quand les hommes n’étaient pas tels qu’ils sont aujourd’hui et que le Seigneur foulait encore de ses pieds sacrés les solitudes muettes de ce monde – aux anciens jours vivait un vieil empereur, sombre comme la nuit d’hiver, avec une épouse aimable et jeune comme la lumière de l’aube.

Depuis cinquante ans, il guerroyait contre son voisin. Ce voisin venait de mourir, léguant à son fils un héritage de haine et de vengeance. Et l’empereur à la barbe de neige, las d’un demi-siècle de luttes, semblait un vieux lion aux dents émoussées, aux griffes usées à la curée. Il n’avait jamais déridé son front soucieux, ni répondu, fût-ce par un sourire, aux chansonnettes naïves d’un enfant, aux doux propos de sa jeune épouse, ou aux gaillards récits de ses compagnons de tente, de ceux-là même qui avaient blanchi sous ses ordres.

Or il sentait déjà, le vieil empereur, son sang se glacer dans ses veines, et toujours il ne voyait personne autour de lui à qui remettre sa masse de commandement. Aussi sortait-il triste de sa couche, que le ciel avait dorée mais point bénie, et triste encore il enfourchait son cheval de guerre pour charger à la tête de ses braves.

L’impératrice, cependant, seule dans le grand palais vide, se consumait de long ennui. Ses cheveux, blonds comme l’or pur, tombaient en désordre sur l’inféconde blancheur de son sein ; des larmes muettes s’égrenaient sur ses joues pâlies ; et ses fins sourcils tendaient un arc de douleur sur l’azur de ses yeux noyés de tristesse.

Quittant son chevet désert, elle franchit un jour le seuil de la salle voûtée où trônait, au-dessous d’une lampe perpétuelle, l’image vêtue d’argent de la Mère des Douleurs, et se laissa choir sur les degrés de pierre qui montaient vers l’icône sacrée.

Tout à coup, par l’effet de l’imploration de l’impératrice abîmée, les paupières de la froide image se mouillèrent et une larme perla au bord de l’œil noir de la Mère de Dieu.

L’orante se releva, approcha sa lèvre pieuse et but cette larme de miracle.

Et, de ce moment, elle fut grosse.

 

 

*

*     *

 

Un mois, deux mois, neuf mois s’écoulèrent, et l’impératrice mit au monde un enfant blanc comme l’écume du lait, aux cheveux blonds comme un rayon de lune.

Pour la première fois, l’empereur sourit ; des fontaines de vin coulèrent sur les places publiques ; des rumeurs de fête ébranlèrent les dômes du ciel, et le soleil s’attarda trois jours à son midi pour regarder les danses et les cavalcades.

La mère baptisa son fils Fêt-Frumos din Lacrima (Bel-Enfant de la Larme). Il grandit comme le sapin des bois, gagnant par chaque lunaison autant que d’autres en une année. Bientôt il demanda une masse de fer, qu’il lança jusqu’aux étoiles et qui se vint briser comme verre sur son petit doigt tendu. Alors il réclama la grande masse d’armes de son père : il l’envoya tournoyer jusqu’aux palais de la lune et la reçut de nouveau sur son petit doigt : cette fois la masse résista.

Le lendemain, Fêt-Frumos prit congé de ses parents pour passer sur les terres du jeune empereur voisin, l’ennemi de sa race. Il se vêtit en berger, d’une chemise de soie écrue, tramée des pleurs de sa mère ; il se coiffa d’un chapeau fleuri, bordé de cordons rouges et de perles ravies au cou des princesses ; il glissa dans sa ceinture un galoubet pour les rondes et une flûte pour les chansons d’amour ; et quand le soleil dépassa les toits de la hauteur de deux lances, il se mit en voyage sur le grand chemin du monde.

Il allait, jouant de ses pipeaux, et, pour marquer les étapes, il jetait sa masse, celle que son petit doigt n’avait pu briser, si haut qu’elle dépassait les nuées, si loin qu’elle retombait devant lui à une journée de marche.

Les pics et les vallées épiaient sa chanson, les sources émues se troublaient, les ruisseaux dressaient leurs ondelettes pour mieux ouïr, et les aigles, juchés sur les mornes glacés, demandaient à l’écho de la montagne le ressouvenir du dolent refrain.

Tandis que fascinée, la nature entière contemplait l’impérial berger, les yeux noirs des jeunes filles se voilaient d’amoureuse rosée ; les pastours qui le voyaient passer, appuyés sur leur houlette noueuse, se sentaient au cœur un frisson de bravoure et de ravissement.

Mais laissant derrière lui gars et pucelettes, Fêt-Frumos marchait toujours ; il marchait, chantant ses joies et ses espoirs, tandis que dans l’air, comme une étoile vagabonde ou comme un faucon d’acier, sa masse d’armes décrivait son arc éblouissant.

 

 

*

*     *

 

À la troisième vesprée, la masse, en retombant, s’en vint heurter une porte de bronze, qui résonna avec un long grondement sourd.

L’huis fut brisé ; le téméraire entra.

Entre deux crêts dentelés comme une mâchoire de louve, la lune montait, argentant le cristal d’un lac au fond sablé d’or. Sur une île d’émeraudes enchâssée de myrtes touffus, se dressait un haut château de marbre, blanc comme l’aile d’un cygne, et dont les murailles, plus polies qu’un miroir, réfléchissaient la forêt et la plaine, le lac et ses rivages.

Une barque dorée attendait près de la porte d’airain, sur les eaux endormies, et les fenêtres du palais versaient de mélodieux accords dans la grande nuit sereine.

Fêt-Frumos saisit les avirons et silla comme un martin-pêcheur jusqu’aux degrés d’albâtre du château.

Il y pénétra.

Des candélabres de vingt coudées tordaient leurs milles branches sous les portiques et dans les escaliers. La grand-salle était supportée par des colonnes d’or ; une table de santal occupait le centre, couverte d’une nappe de borandjick 1 et d’assiettes taillées dans une seule perle. Des boyards, revêtus de pelisses de zibeline, siégeaient sur des divans de Perse, tous joyeux comme les jours de jeunesse, beaux comme les soirs de fiançailles. Un d’entre eux avait le front diadèmé d’escarboucles, celui-là beau comme la pleine lune d’une nuit d’été ; – mais Fêt-Frumos était le plus beau de tous.

– Gracieux accueil te soit fait, gentil seigneur ! dit l’empereur. J’ai entendu louer la vaillance de Fêt-Frumos, mais oncques ne le vis.

Alors Fêt-Frumos :

– Tu me sembles riche de pouvoir et de vœux accomplis ; mais peut-être ne le seras-tu pas longtemps, car je suis venu te défier en combat singulier et venger mon père de tes outrages.

– Je n’ai jamais outragé ton père ; j’ai guerroyé contre lui en loyal ennemi. Mais toi, je ne te combattrai pas ; je préfère appeler les laoutars 2 et dire aux échansons de remplir les coupes. Jurons-nous plutôt éternelle alliance, soyons Frères de Croix !

Alors les deux princes s’embrassèrent aux acclamations des boyards ; ils burent et s’adressèrent des questions.

– Que crains-tu le plus au monde ? dit le grand empereur à Fêt-Frumos.

– Je ne crains que le Seigneur Dieu. Et toi ?

– Moi je crains le Seigneur Dieu et la Mère des Forêts, une vieille femme d’une laideur monstrueuse, qui parcourt mes domaines sur l’aile de la tempête. Partout où elle passe, l’herbe ne verdit plus, les villages sont brûlés, les bourgs rasés. J’ai, pour la vaincre, levé dix armées hérissées de fer ; seul j’ai survécu à dix défaites. Lors, pour que mon empire ne soit mué en un vaste cimetière, j’ai composé avec elle, et lui ai concédé la dîme de tous les nouveau-nés de mes peuples. C’est ce soir, qu’elle viendra réclamer ce tribut.

Au premier coup de minuit, les visages des convives s’assombrirent, car, à la dernière vibrée, la Mère des Forêts, goule insatiable aux noires ailes d’orage, avec ses cheveux de joncs pourris, sa face cave comme une falaise, allait apparaître.

– Ahô-hô-hô-hô-hô !

Déjà grondait son hululement rauque ; déjà flambaient ses yeux, tels que des brûlots, sur l’entrebâillement de sa bouche d’ogresse.

Fêt-Frumos marcha à sa rencontre.

Dès qu’elle fut proche, il la saisit de toute sa force et la jeta dans un énorme mortier de pierre, dont il ferma l’ouverture d’une meule géante, scellée de sept chaînes de fer. Dedans, la vieille sifflait et écumait de rage, mais en vain.

Puis Fêt-Frumos reprit son siège au haut bout de la table.

Tout à coup, à la clarté de la lune, on vit les eaux du lac se fendre et se dresser en deux hautes parois. Quel était ce prodige ? La Mère des Forêts, ne pouvant rompre son cachot, escampait avec le mortier et creusait ainsi la nappe fluide. Elle allait toujours, roulant à travers les futaies et laissant après elle, parmi les arbres broyés, une ornière béante. Bientôt elle disparut dans les cavernes de l’ombre.

 

 

*

*     *

 

Quittant alors le festin, Fêt-Frumos prit sa masse sur l’épaule et suivit, par monts et par vaux, la ravine frayée par le mortier, jusqu’à ce qu’il arrivât, au point du jour, devant un palais de jaspe, perdu au milieu d’un jardin de fleurs inconnues, aux parfums étranges. Et ces fleurs se paraient de tout l’arc-en-ciel, bleues, rouges et blanches. Des mouches d’or y voltigeaient, comme une pluie d’étincelles, dans la lumière radieuse du matin.

Entre deux grandes cuves, devant la porte, filait une belle jeune fille, au vêtement blanc comme le givre ensoleillé. Ses lourdes tresses d’un blond de miel caressaient son pied nu ; une couronne de muguets ceignait son front lisse, d’où semblait jaillir une source de rayons. Ses doigts délicats tournaient un fuseau d’or, et de sa quenouille d’argent naissait un fil si délié qu’on l’eût pris plutôt pour un rayon de lune.

Aux pas légers du jeune homme, la fileuse leva ses yeux, bleus comme l’eau des lacs.

– Sois le bienvenu, Fêt-Frumos, gazouilla-t-elle avec un tendre sourire. Il y a si longtemps que tu passes dans mes songes ! Tandis que mes doigts tordaient la laine, mes pensées te suivaient. Je veux te faire un vêtement de la toison de mes ouailles, le tisser de charmes et de sortilèges, afin qu’en le portant, tu penses à moi et m’aimes d’amour. Laisse-moi de mon fil te tisser une tunique ; de mes jours, une vie de bonheur !

Comme elle regardait Fêt-Frumos, le fuseau glissa de sa main et la quenouille tomba par terre. Elle se leva, confuse de son aveu, les bras abandonnés, les paupières basses.

Fêt-Frumos approcha, et, dans une douce étreinte, il lui murmura à l’oreille :

– Chère, ô chère, tu es belle ! Qui donc es-tu ?

– Qui je suis ?... Je suis Iliane, la fille de la Mère des Forêts, répondit-elle en soupirant. M’aimeras-tu, maintenant que tu sais qui je suis ?

Elle lui prit la tête entre les deux mains, et d’un long regard, anxieuse, plongea dans son âme.

– Que m’importe ta mère, puisque je t’aime ! dit Bel-Enfant de la Larme.

– Alors, fuyons ! s’écria-t-elle en se nouant étroitement à son bien-aimé ; car si ma mère te trouvait là, elle te tuerait ; et, toi mort, je mourrais aussi.

– Sois sans crainte, répliqua le jeune homme, en se dégageant de ses bras. Mais où donc est ta mère ?

– Depuis ta venue, elle se débat dans le mortier où tu l’as enfermée, et ses dents rongent les chaînes de fer.

– Je veux la voir ! déclara Fêt-Frumos, en faisant un pas du côté où se trouvait la vieille.

– Fêt-Frumos, attends encore un peu. Je veux te dire ce qu’il faut faire pour vaincre ma mère... Tu vois ces deux grandes cuves. L’une contient de l’eau de puits, l’autre de l’eau de force. Quand ma mère combat un ennemi et se sent faiblir : « Trêve ! lui dit-elle, buvons un coup ! » Mais elle boit de l’eau de force, tandis que son adversaire ne boit que de l’eau de puits. Change les cuves de place ; alors, pendant la lutte, c’est toi qui boiras de l’eau de force, et elle, de l’eau de puits.

Sans tarder, Fêt-Frumos transporta les cuves, puis il courut derrière la maison.

– Hé ! la vieille, que fais-tu ?

À ces mots, la Mère des Forêts, d’un suprême effort, fit voler en éclats sa geôle de roc et de fer, et se dressa hors du mortier avec un élan si furieux, que son corps long et maigre atteignit les nuages.

– Heureuse rencontre ! grinça-t-elle, en se rapetissant peu à peu. Maintenant, à la lutte ! Nous verrons bien, cette fois, qui de nous deux réduira l’autre !

– Soit ! répondit Fêt-Frumos.

Aussitôt, la vieille l’empoigne par la ceinture, l’élève au-dessus des nuées et le précipite sur le sol, où il enfonce jusqu’aux chevilles.

À son tour, Fêt-Frumos se rue contre son ennemie, la brandit au plus haut des airs et l’enterre jusqu’aux genoux.

Elle se dégage, harassée.

– Trêve ! dit-elle. Buvons un coup !

Ils suspendirent le combat pour reprendre haleine. La Mère des Forêts, leurrée, but de l’eau de puits, et Fêt-Frumos, de l’eau de force ; sur-le-champ, un flot de vie coula dans ses veines épuisées.

Et, d’un bras raffermi, il saisit la vieille, la plante comme un pieu dans le sol, l’y ensevelit jusqu’à la gorge, et, levant sa masse, d’un coup assené sur le crâne, il le fait voler en éclats.

Aussitôt le ciel se charge de vapeurs ; un vent glacé hurle dans l’étendue morne, déracinant les chênes centenaires. Des serpents de feu déchirent la robe noire des nuages, les eaux semblent aboyer, et le tonnerre gronde au loin, comme un tocsin d’épouvante...

Soudain, au milieu des épaisses ténèbres, Fêt-Frumos voit surgir une ombre argentée ; c’est Iliane, pâle, les cheveux défaits, qui lui tend les bras. Il court à elle et la presse sur sa poitrine. À demi morte de terreur, elle se laisse aller et cache ses mains glacées au sein du jeune homme. Pour la ranimer, il lui baise doucement les paupières. À travers les abîmes des nuées, la lune glisse un rayon couleur de rouille, et Fêt-Frumos aperçoit deux étoiles bleues qui brillent d’un éclat limpide, les yeux de sa bien-aimée.

Puis il se prend à fuir à travers la tempête, avec son fardeau d’amour entre les bras. – La blonde fiancée avait penché le front et semblait dormir.

Quant il est arrivé près du jardin de l’empereur, son Frère de Croix, il la dépose dans la barque, comme en un berceau, et traverse le lac. Sur l’autre bord, il arrache giroflée, serpolet et marjolaine, et lui façonne, près de la grève, une molle couche, où elle s’endort comme l’oiseau des nids.

 

 

*

*     *

 

Le soleil, à son lever, leur sourit avec amour. Humide de rosée, la robe d’Iliane modelait les chastes contours de son sein ; mais son visage d’une pâleur de cierge, ses petites mains jointes sur sa poitrine, ses cheveux épars emmêlés d’herbes, ses paupières closes cernées d’ombre, la faisaient semblable à une morte.

Fêt-Frumos para de fleurs de mai ce front charmant et pur ; puis, après un vague prélude sur son galoubet le plus doux, il chanta, assis aux pieds d’Iliane, des aubades et des cantiques d’épousailles.

Aux champs d’azur du ciel, le soleil marchait, semeur de rayons ; et les fleurs aux parfums ravivés, enveloppaient toujours d’invincible sommeil les yeux de la jeune fille, tandis que les accents langoureux de la flûte berçaient ses rêves de fiancée.

Quand le soleil eut fait la moitié de sa course, Fêt-Frumos écouta le souffle de la dormeuse, pur et calme. Il se pencha doucement sur son front, qu’il effleura de ses lèvres, légères comme le vol d’une abeille. Alors elle ouvrit ses yeux éblouis, où flottaient les songes du matin ; encore ensommeillée, elle tendit vers son amant ses bras blancs comme du lait et lui dit avec un bienheureux sourire :

– C’est toi !

– Comment ne serait-ce pas moi !

Ils pleuraient de bonheur.

Et tandis que la vierge rêveuse le caressait ingénument :

– Âme de ma mère 3, lève-toi ! dit Fêt-Frumos.

Elle tressa sa chevelure, et tous deux, enlacés, suivirent à pas lents les allées de myrtes, vers les blanches demeures de l’île enchantée.

Alors Fêt-Frumos, menant Iliane à son Frère de Croix :

– Voici ma fiancée.

L’empereur sourit. Puis, comme oppressé par un intime chagrin, il entraîna son compagnon dans l’embrasure d’une fenêtre ouverte sur le lac. Là, il soupira, et ses yeux, penchés sur l’eau limpide, y laissèrent tomber des larmes muettes. À cet instant, un cygne solitaire voguait, son aile d’argent gonflée, et plongeait dans l’onde frémissante son col becqué de corail.

– Frère, tu pleures, dit Fêt-Frumos. Et pourquoi ?

– Tu m’as délivré de mon ennemie, la Mère des Forets, et je ne payerais pas de tous mes trésors l’étendue de ton bienfait ; et pourtant j’ai encore un bon office à te demander. Jeune comme tu me vois, je devrais aimer la vie, comme ce cygne amoureux de l’onde où il s’ébat. Hélas ! il n’en est rien. Une gentille princesse, aux yeux pleins de ciel, blanche comme l’écume du torrent, m’a pris le cœur. C’est la fille de Génar, le fort des forts, le noir chasseur qui sonne du cor dans les halliers impénétrés. Aussi belle est la fille, aussi farouche est le père. Vains furent mes efforts pour la ravir de son château. Le tenterais-tu pour moi ?

Malgré le désir qu’avait Fêt-Frumos de se délecter en amour, la Fraternité de Croix qu’il avait consentie lui était plus chère encore que sa fiancée.

– Empereur, puisque tel est ton vouloir et que je suis ton Frère de Croix, je partirai.

Au moment des adieux, Iliane lui chuchota à l’oreille :

– N’oublie pas un instant, Fêt-Frumos, que mes yeux pleureront comme des fontaines, tant que durera ton absence.

Il la regarda avec mignardise, tâcha de la consoler ; puis se déliant de son étreinte, il sauta en selle et partit.

Il traversa des bois déserts, gravit des monts aux cimes neigeuses ; et le soir, la lune, pâle comme la face d’une morte, lui montra des sommets déchiquetés, où les volcans allumaient leurs fanaux, tels que des lanternes fumeuses pendues à la voûte du ciel.

Au point du jour, Fêt-Frumos avisa que la chaîne de montagnes où il s’était engagé allait se perdre au sein d’une mer d’émeraude, dont les vagues pressées verdissaient plus loin que le regard, jusqu’aux barrières de l’azur.

Dominant le flot, se haussait un roc abrupt, au chef couronné par une forteresse dont les blanches parois semblaient recouvertes de boucliers d’argent.

À l’une des fenêtres, à travers un réseau de verdure, Fêt-Frumos aperçut la tête d’une jeune fille, au visage rêveur comme une nuit d’automne. C’était la fille de Génar.

Elle courut ouvrir les portes du château, qu’elle habitait seule, comme la fée de cette solitude.

– Salut à ta Seigneurie ! dit-elle à son hôte. Cette nuit, il m’a semblé que je conversais avec une étoile, et l’étoile me disait que tu viendrais à moi, envoyé par un puissant empereur qui m’aime.

Dans la salle basse, un mâtin à sept têtes gardait le foyer. Quand une seule tête aboyait, on l’entendait à une journée de marche ; mais quand les sept têtes aboyaient à la fois, on les entendait à sept journées de marche.

Or Génar, s’oubliant aux sauvages curées, battait la campagne, loin du château.

Fêt-Frumos prit la jeune fille dans ses bras, piqua des deux et l’emporta au galop vers la grève déserte.

 

 

*

*     *

 

Génar, homme de haute et robuste taille, était donc monté sur sa bêle favorite, un cheval sans pareil, qui avait deux âmes. Ils poursuivaient un daim, à une journée de marche, quand brusquement le cheval s’arrêta, ayant ouï le mâtin du château qui donnait de la voix, aboyant d’une seule tête ; et le coursier, les oreilles droites, les naseaux frémissants, répondit à ce cri d’alarme par un hennissement qui sonna dans les bois profonds comme l’appel du cor.

– Quelle mouche te pique ? N’es-tu pas content ? demanda le chasseur au cheval ensorcelé.

– Hum ! C’est pour toi, maître, que je ne suis pas content. Fêt-Frumos a ravi ta fille.

– Tout beau ! Faut-il se presser pour les joindre ?

– Bah ! nous les rattraperons.

Génar s’affermit sur les étriers et vola comme l’effroi à la poursuite des fugitifs. Il les atteignit bientôt. Mais Fêt-Frumos, gêné par son fardeau, ne pouvait opposer grande résistance ; car Génar, lui aussi, était baptisé et tenait sa force de Dieu, et non des esprits de l’enfer.

– Fêt-Frumos, dit le noir chasseur, tu es un beau jeune homme ; c’est pourquoi j’ai pitié de toi. Pour cette fois-ci je te fais gràce, mais n’y reviens plus !

Puis il emporta sa fille et disparut soudain, comme s’il eut cessé d’exister.

Mais Fêt-Frumos pensait à son Frère de Croix, qu’il avait vu pleurant d’amoureux ennui. Sans peur, il revint sur ses pas, et, pendant que Génar forçait un sanglier à deux journées de marche, il trouva derechef la jeune fille seule, mais cette fois pâle et désolée, – plus belle encore dans sa tristesse.

Fêt-Frumos déroba nuitamment deux chevaux à l’écurie du château et ils s’évadèrent sans bruit. Ils chevauchaient, comme les rayons de lune sur les vagues bondissantes ; ils fuyaient sous la froide étoile, comme s’envolent deux songes heureux, tandis que, dans le lointain, hurlaient sans trêve les sept gueules du mâtin vigilant.

Tout à coup, malgré leurs efforts pour avancer, ils se sentirent, comme dans les cauchemars, cloués sur place, rivés au sol. Un nuage de poussière les enveloppa : c’était Génar, monté sur son cheval dont le sabot broyait des étincelles, les crins au vent, la bouche écumante.

Roulant des yeux furieux, sans proférer un mot, il saisit Fêt-Frumos de ses poings noueux, le lança aux confins du ciel, dans les nues orageuses, puis disparut avec sa fille comme naguère.

Fêt-Frumos, consumé par la foudre, retomba en une poignée de cendres dans le sable aride du désert. De ce peu de poussière naquit une source d’eau vive qui coulait sur un lit de diamants. Des arbres aux épais feuillages l’enverdirent d’une ombre délicieuse et fraîche.

Si quelqu’un avait pu deviner le langage plaintif de cette source, ce passant eut compris que le flot mélancolique murmurait, comme une éternelle complainte, le ressouvenir d’Iliane, le désir de la blonde fiancée de Fêt-Frumos.

Mais qui pourra jamais surprendre le secret d’une source qui pleure aux solitudes ?

 

 

*

*     *

 

En ce temps- là, le Seigneur était encore sur la terre.

Un jour, on vit deux hommes qui marchaient dans le désert. La face de l’un et sa vêture resplendissaient comme la lumière du soleil ; l’autre, plus humble, ne paraissait que l’ombre du premier : c’étaient le Seigneur et saint Pierre.

Arrivés au bord du ruisseau, ils y rafraîchirent leurs pieds brûlés par les sables sans fin ; et Jésus, se penchant sur la source limpide, but de l’eau ; il baigna sa face sainte et glorieuse et lava ses mains qui accomplirent tant de miracles.

Puis tous deux s’assirent à l’ombre. Le Seigneur pensait à son Père qui est aux cieux ; saint Pierre prêtait l’oreille à la source plaintive.

Quand ils se levèrent pour continuer leur route, l’apôtre dit au maître :

– Maître, fais que cette source redevienne ce qu’elle a été.

– Amen, dit le Seigneur, en élevant sa droite bénissante.

Après quoi ils s’éloignèrent, sans plus regarder derrière eux.

Comme par enchantement, source, ruisseau, arbres, tout s’évanouit. Fêt-Frumos, réveillé de son long sommeil, jeta, surpris, les yeux autour de lui. Dans le lointain, il aperçut, marchant sur les vagues de la mer qui s’inclinaient sur son passage, l’image charnelle du Messie né de la vierge Marie ; et derrière le Sauveur, saint Pierre qui, poussé par sa nature mortelle, se prit à regarder du côté de Fêt-Frumos.

Celui-ci resta les yeux fixés sur eux, jusqu’à ce que l’apôtre eut complètement disparu. Seule la face éblouissante du Seigneur restait encore visible à l’horizon, projetant sur la mer un sillage de lumière, comme si le soleil se couchait dans les eaux vespérales.

Fêt-Frumos comprit le miracle de sa résurrection et tomba à genoux pour adorer.

 

 

*

*     *

 

Ensuite il songea qu’il avait promis d’enlever la fille de Génar ; or, la promesse d’un brave ne ment pas. Vers le soir, pour la troisième fois, il reprit la route du château fort, dont la tour gigantesque se profilait au septentrion.

Il passa le fossé. La fille de Génar pleurait ; mais dès qu’elle vit Fêt-Frumos et qu’elle sut le miracle de sa résurrection, son visage se rasséréna.

– Pour m’enlever, dit-elle, il te faudrait un cheval semblable à celui de mon père, un cheval à deux âmes.

– Oui, mais où le prendre ?

– Dès ce soir je m’informerai, afin que tu puisses en avoir un. En attendant, pour te cacher à tous les regards, je m’en vais te changer en fleur.

La jeune fille récita à voix basse une formule magique, et, au moment où elle le baisait au front, Fêt-Frumos se trouva mué en une fleur rouge, rouge comme une cerise mûre. Elle plaça cette fleur sur la fenêtre, parmi des pots de verveine et de basilic, et éveilla de ses chansons joyeuses les échos endormis du château paternel.

À cet instant, Génar entra.

– Pourquoi si gaie, fillette ? demanda-t-il.

– Parce que Fêt-Frumos n’est plus là pour m’ennuyer, répondit-elle avec une moue espiègle.

Ils soupèrent.

– Dis, papa, interrogea la fille, d’où as-tu donc ce grand cheval que tu montes à la chasse ?

– Que t’importe ? fit-il en fronçant le sourcil.

– Mon Dieu, pure curiosité, puisqu’il n’y a plus de Fêt-Frumos.

– Oh ! si ça t’amuse, voici. – Et tout en parlant, il jetait des os aux sept têtes du mâtin, qui se les disputaient. – Loin d’ici, près de la mer, habite une vieille femme qui a sept juments. Elle ne garde qu’une année, une année de trois jours, ceux qui sont chargés de les panser ; si elle est satisfaite du service, elle les rémunère en leur laissant choisir un poulain de son écurie ; sinon, elle les tue et plante leur tête au bout d’un pieu. Mais la rusée a soin, quand elle règle ses comptes, de retirer les âmes de tous les poulains de l’écurie, pour les loger en bloc dans le corps d’un vieux cheval qu’elle tient en réserve ; de telle sorte, le choix fait, le serviteur fidèle se trouve nanti d’une bête sans âme, pire que la dernière rosse. La grande affaire, tu l’as compris, bichette, c’est de...

À ce moment, le mâtin grogna de mécontentement. Génar se mordit la langue, craignant d’avoir trop parlé.

Il prononça trois mots mystérieux, et la jeune fille regarda longuement son père dans les yeux, – comme, au réveil, on cherche à ressaisir les lambeaux d’un rêve fugace. Elle avait tout oublié. Mais, sur la fenêtre, la fleur veillait à travers ses branchettes feuillues, comme une rouge étoile à travers les déchirures des nuages.

 

 

*

*     *

 

Le lendemain, à l’aube, Génar repartit pour la chasse.

La jeune fille baisa la fleur de pourpre, en murmurant une formule magique et Fêt-Frumos réapparut tout à coup devant elle.

– Sais-tu quelque chose ? demanda-t-il.

– Non, dit-elle, portant la main à son front, j’ai tout oublié.

– Eh bien, moi, j’ai tout entendu et tout retenu. Je pars ; nous nous reverrons bientôt. Dieu te garde, ma fille !

Il sauta en selle et se perdit dans le désert.

À l’heure où le soleil tue l’ombre dans les champs, le jeune homme avisa un moucheron qui se débattait dans le sable torride.

– Fêt-Frumos, dit le moustique, porte-moi à l’orée de la forêt prochaine ! Je te revaudrai cela. Je suis l’empereur des moucherons.

Fêt-Frumos le porta à la lisière du bois qu’il devait franchir.

En s’éloignant du couvert, il déboucha près de la mer, sur une plage désolée, et vit une écrevisse tellement brûlée par le soleil, qu’elle n’avait plus la force de remuer.

– Fêt-Frumos, dit-elle, jette-moi dans la mer ! Je te revaudrai cela. Je suis l’impératrice des écrevisses.

Fêt-Frumos la jeta dans la mer, et poursuivit sa route.

À l’heure où l’ombre monte des vallées, il se trouva devant une hutte 4 au toit formé de crottin desséché. Autour, sept longs pieux aigus étaient fichés en terre. Six de ces pieux étaient coiffés d’une tête humaine ; le septième, attendant la sienne, s’inclinait sans cesse au souffle du soir, criant :

– Ma tête ! ma tête !

Au seuil de la hutte, une affreuse sorcière, toute ridée, prenait le frais, étendue sur un cojoc 5 en guenille. Une servante, jeune et belle, peignait la tignasse grise de la vieille.

– Bonsoir, la mère ! dit Fêt-Frumos. Je suis heureux de te trouver en bonne santé.

– Qu’est-ce qui t’amène ? Que me veux-tu ? répondit la sorcière en se levant. Viens-tu paître mes juments ?

– Oui.

– Elles ne vont au pré que la nuit. Voilà, tu peux sur l’heure les y conduire. Toi, la fille, donne à manger à ce garçon de ce ragoût que j’ai cuisiné, et expédie-le.

À côté de la hutte, il y avait une cave. Fêt-Frumos l’ouvrit. Il y trouva sept juments, noires comme un vol de corbeaux et qui ne connaissaient pas la lumière du soleil. Elles hennissaient et piaffaient d’impatience.

À jeun depuis le matin, Fêt-Frumos dévora d’abord le souper de la vieille ; puis, montant l’une des juments, il les mena au vert, dans la nuit obscure et fraîche. Mais peu à peu, il sentit qu’un sommeil de plomb engourdissait tous ses membres ; ses yeux se fermèrent et il tomba comme un cadavre sur l’herbe de la prairie.

Il se réveilla à la pointe du jour, mais de juments, nulle trace. Il voyait déjà sa tête au bout du septième pieu, quand il aperçut tout à coup, détalant de la forêt voisine, les juments pourchassées par un essaim de moustiques. Puis une petite voix vint lui bourdonner à l’oreille :

– Tu m’as rendu service. Nous sommes quittes.

C’était l’empereur des moucherons.

Quand il revint à la chaumière, la vieille entra en fureur ; elle se mit à casser tout ce qui lui tombait sous la main et à battre sa pauvre esclave.

– Voyons, voyons ; qu’as-tu donc, la mère ? demanda Fêt-Frumos.

– Rien, bougonna-t-elle, je n’ai rien contre toi ; au contraire, je suis très satisfaite de ton travail.

Puis descendant dans le souterrain qui servait d’écurie, elle commença à rosser ses cavales, en leur criant :

– Tas de carcans ! Puisse la Mère de Dieu vous frapper ! Puisse la croix vous blesser, la mort vous engloutir, afin que je ne vous revoie plus ! Que ne vous êtes-vous mieux cachées !

Le même soir, le beau valet repartit avec les juments. Derechef, accablé d’une insurmontable lassitude, il se laissa choir par terre et dormit jusqu’au jour.

De juments, pas plus que la veille. Désespéré, il allait abandonner la partie, quand il les vit, toutes les sept, s’élever du sein de la mer, poursuivies par une armée d’écrevisses.

– Tu m’as sauvé la vie, murmura une voix grêle. Nous sommes quittes.

C’était l’impératrice des écrevisses.

Fêt-Frumos reconduisit ses bêtes à l’écurie, et comme la veille, son retour provoqua une scène de fureur.

Mais, pendant le jour, la gentille servante vint le trouver et lui dit en cachette, en lui prenant la main :

– Je sais que tu es Fêt-Frumos. Ne touche pas au souper de la vieille, car elle y mêle de l’herbe de sommeil. C’est moi qui te ferai à manger.

La fille donc lui prépara son repas, et, le soir, en allant au pré, loin de s’engourdir, il se sentit la tête plus légère. À minuit, il ramena les juments et rentra dans la hutte.

Quelques charbons couvaient sous la cendre de l’âtre. À leur lueur, il aperçut la sorcière qui gisait inerte sur son grabat... Il la crut morte et se mit à la secouer. Peine inutile. Alors il réveilla la jeune esclave qui dormait sur le four.

– Viens voir, s’exclama-t-il, la vieille est morte !

– Celle-là, morte, dit-elle en hochant la tête ; plût à Dieu ! Elle a bien l’air d’un cadavre, car il est minuit, l’heure où un sommeil de pierre pèse sur son corps roidi ; mais, pendant ce temps, qui sait ce que perpètre son âme, par quelles voies maléficieuses elle rôde ! Jusqu’au chant du coq, elle s’en va boire le sang des agonisants, ou dessécher le cœur des malheureux.

– Au fait, peu importe ; je pars demain.

– Hé oui, mon frère ; ton épreuve est accomplie. Mais, quand tu partiras, prends-moi avec toi ; je promets de t’être utile. Je te préserverai de bien des dangers ; je t’aiderai à éviter les pièges que ne manquera pas de te tendre la vieille.

Ce disant, elle tira d’un coffre vermoulu une brosse de chiendent, une pierre à aiguiser et un mouchoir bleu.

Au matin, l’année de trois jours étant écoulée, la sorcière devait rendre la liberté à Fêt-Frumos et lui donner le cheval promis. Pendant le déjeuner, elle se faufila à l’écurie, pour retirer leur âme aux sept juments noires. Elle plaça les sept âmes dans le corps d’une haridelle fourbue, qui n’avait que la peau et les os ; après quoi, sur l’invitation de la vieille, Fêt-Frumos put se lever de table et aller choisir sa monture.

Les juments sans âme étaient donc d’un noir étincelant ; tandis que la maigre haridelle, couchée dans un coin, sur un tas de fumier, ne payait pas autrement de mine.

– Mon choix est fait, dit Fêt-Frumos en la désignant.

– Comment ! fit la sorcière, c’est donc pour cette vilaine rosse que tu m’aurais servie ! Va, ne te gêne pas, mon garçon ; prends plutôt une de mes belles juments. Elle sera bien à toi.

– Non, répliqua Fêt-Frumos, je préfère ce cheval-là.

La vieille claqua des dents, les membres secoués comme si elle allait tomber du haut-mal ; puis, reprenant son sang-froid, elle se mordit les lèvres, pour retenir le venin qui bouillonnait dans sa gorge.

– Eh bien, prends-le ! grinça-t-elle enfin.

 

 

*

*     *

 

Fêt-Frumos sauta sur le cheval, sa masse fidèle sur l’épaule. En un clin d’œil, il eut le désert derrière lui ; il volait comme la pensée, soulevant des trombes de sable.

La servante fugitive l’attendait à la lisière d’un bois. Il la prit en croupe et poursuivit sa course échevelée. Dans l’azur, une froide clarté tombait des étoiles, cousues comme des paillettes d’or au voile de la nuit.

– Aïe ! je sens quelque chose qui me brûle ! dit tout à coup la jeune fille.

Fêt-Frumos tourna la tête.

Dans un tourbillon accouru du ponant, il vit, immobiles, terribles, deux yeux de braise dont les rayons perçaient les molles épaules de la servante.

– Jette la brosse de chiendent ! fit-elle.

Fêt-Frumos jeta la brosse. À l’instant même, une forêt ténébreuse, où sifflait la bise, où erraient les loups, se dressa derrière eux, arrêtant le tourbillon.

– Hop ! hop ! dit Fêt-Frumos à son cheval, qui fendit l’air comme un démon fouetté par un exorcisme.

La face blanche et tranquille de la lune traversait les nuages gris : telle une conscience sereine traverse les rêves troublés et arides de la vie.

Fêt-Frumos galopait, galopait toujours, dévorant l’espace.

– Aïe ! aïe ! mes épaules brûlent encore ! dit la jeune fille avec un râle d’angoisse, comme si elle avait longtemps étouffé sa plainte.

Fêt-Frumos regarda derrière lui.

Il vit un hibou monstrueux et funèbre, dont les yeux rouges fulguraient comme deux éclairs au front d’un nuage.

– Jette la pierre à aiguiser ! dit la pauvre servante.

Dès que le cavalier eut jeté la pierre, une muraille à pic, massive, dont le faite escaladait la nue, se dressa tout à coup entre eux et le hibou, comme un géant pétrifié.

Si rapide était la fuite, qu’il leur semblait être précipités des esplanades du ciel dans un abîme sans fond.

– Aïe ! aïe ! aïe ! mes épaules brûlent toujours !

La vieille s’était frayé un passage. Transformée en une vapeur dévorante, elle avait percé le mur d’outre en outre ; et deux jets de cette vapeur ardaient de leur cuisante morsure la tendre chair de la fugitive.

– Jette le mouchoir bleu ! dit-elle.

Fêt-Frumos jeta le mouchoir, et soudain, derrière eux, s’épandit une nappe d’eau, limpide et profonde, qui réfléchissait, comme dans un miroir, les étoiles d’or et la lune d’argent. La vapeur s’y était fondue en gouttelettes.

Dans l’espace nocturne retentit une suprême malédiction. C’était la sorcière qui planait maintenant avec des ailes de cuivre, au plus haut de l’azur.

Quand la vieille fut au-dessus du lac, Fêt-Frumos lança sa masse, qui lui brisa les ailes : elle tomba comme un lingot de plomb, poussant dans sa chute douze cris, qui sonnèrent l’heure de minuit. La lune se voila la face derrière un nuage, et la damnée, prise de l’invincible torpeur qui l’alourdissait alors, sombra à pic dans le gouffre.

– Sauvée ! dit la jeune fille.

– Sauvé ! dit le cheval aux sept âmes... Maître, ajouta-t-il, je sens remuer le sable sous mes pieds. Les squelettes ensevelis par les tourbillons du désert vont se lever bientôt, pour aller, dans la lune, à leur banquet de spectres. Il est dangereux de voyager maintenant ; l’air glacé et empoisonné qu’exhalent tant de corps morts pourrait te tuer. Couchez-vous plutôt ici, l’un et l’autre. En attendant, j’irai trouver ma mère, et, pour redevenir jeune et brillant, je m’abreuverai encore à sa mamelle de feu.

Le beau cavalier ôta le frein et la selle ; puis il étendit son caftan sur la terre nue. Mais, chose étrange, les yeux de la jeune fille s’enfoncèrent tout à coup, son visage maigrit, les violettes de la mort ombrèrent l’incarnat de ses joues, sa main pendit inerte et froide.

– Qu’as-tu donc ? interrogea Fêt-Frumos.

– Je n’ai rien, répondit-elle d’une voix éteinte.

 

 

*

*     *

 

À peine assoupi, Fêt-Frumos, couché non loin de l’esclave, perçut une soudaine clarté à travers ses paupières dormantes. Il crut voir la lune, dont l’orbe grandissait, grandissait toujours, se rapprocher de lui, jusqu’à ce qu’elle parût comme une Jérusalem céleste suspendue dans le ciel, couronnée de tours d’ivoire, peuplée de palais aux façades de marbre, dont les mille fenêtres s’allumaient de roses lueurs. Une voie magnifique, pavée d’argent, sablée de poudre de soleil, la reliait à la terre.

Des quatre vents du désert surgissaient de longues files de fantômes, aux chefs desséchés, drapés d’amples manteaux tissés de fil d’argent, au travers desquels perçaient leurs ossements blanchis. Leurs fronts étaient ceints de rayons et de pointes dorées. On les voyait avancer processionnellement, dans la plaine dénudée, en caravanes sans fin, puis suivre la voie magnifique qui allait se perdre dans les palais de marbre de la cité lunaire, au bruit d’une harmonie étrange comme celle qui chante dans les songes.

Alors il sembla à Fêt-Frumos que la jeune esclave qui reposait à ses côtés, se levait aussi, lentement ; que son enveloppe charnelle se dissipait comme un brouillard aérien, et qu’il ne restait plus d’elle qu’un squelette couvert d’une mante d’argent. Elle se mêla enfin au chimérique cortège, pour retourner dans le monde des spectres, d’où elle était venue, évoquée par les enchantements de la magicienne.

Puis, les yeux de Fêt-Frumos se troublèrent ; le mirage disparut.

 

 

*

*     *

 

Quand il s’éveilla le lendemain, au milieu du jour, après un long sommeil, sa douce compagne n’était plus là. Mais, près de lui, son cheval, devenu tel qu’un alérion, hennissait de joie, ivre de soleil et de ciel bleu.

Fêt-Frumos bondit sur la croupe de jais et partit comme l’aquilon vers les créneaux de Génar. Quand il toucha leur ombre dentelée, sa course n’avait pas duré le peu que dure un songe heureux.

Cette fois-ci, le noir chasseur poursuivait un ours à sept journées de marche.

Fêt-Frumos enleva sur le pommeau de la selle la fille de Génar, la radieuse fiancée de son Frère de Croix, qui l’entoura de ses bras de neige et mit la tête dans son vaillant giron. Pendant leur galop effréné, le sable de la plaine fuyait derrière eux comme l’écume d’un torrent. Et là-bas, là-bas, dans le château abandonné, les sept têtes du mâtin vigilant les poursuivaient de leur appel furieux.

Or il advint ceci.

Perdu au fond des forêts, Génar entendit hennir son cheval.

– Qu’est-ce donc ? demanda-t-il.

– Oh ! rien, sinon que Fêt-Frumos ravit ta fille, répondit le cheval ensorcelé.

– Pourrons-nous l’atteindre ? dit le chasseur, stupéfait d’apprendre que Fêt-Frumos était encore de ce monde.

– Heu ! Il n’y a pas grand espoir ; car il monte un de mes frères qui a sept âmes, tandis que moi, je n’en ai que deux.

Génar mit l’éperon aux flancs de l’animal, qui partit comme l’éclair.

Bientôt, apercevant Fêt-Frumos dans le lointain, le chasseur dit à son coursier :

– Conseille donc à ton frère de désarçonner son cavalier et de venir ici. Je lui promets de le nourrir de gingembre et de petit-lait.

Le cheval de Génar hennit fortement et rapporta ces paroles à son frère.

Mais celui-ci, indigné, les redît à son maître.

Alors Fêt-Frumos :

– Attends un peu ! Engage plutôt le cheval de Génar à le jeter d’une ruade dans les nuages, et moi, je lui promets de le nourrir de braises et d’étincelles.

Ayant entendu cette invite, le coursier, d’ailleurs fatigué de chasser sans répit daims, sangliers et ours, lança son maître dans les nuages, qui se transformèrent en un palais magnifique. Au centre luisaient deux prunelles, telles que deux diamants noirs : c’était les yeux de Génar exilé au séjour de la foudre.

Fêt-Frumos plaça la jeune fille sur la monture de feu son père, et, après une journée de marche, ils virent fumer les toits de la grande cité impériale.

 

 

*

*     *

 

Tout le monde croyait Fêt-Frumos mort ; son Frère de Croix était triste. Aussi, dès que se répandit le bruit de son retour, ce fut une liesse universelle : hommes, femmes, enfants se portèrent au devant de lui, en habits de fête, avec des cris de joie.

Pendant ce temps, qu’était devenue Iliane ?

Cloîtrée, dès le départ de son amant, dans un jardin entouré de murs élevés, elle s’était couchée, avec une pierre pour chevet, sur un lit de cailloux. Tout éplorée, elle avait à sa portée une ampoule d’or, pour recueillir ses larmes.

Dans ce jardin aux parterres nombreux, que personne n’arrosait, poussa, entre les cailloux brûlés par le soleil, une moisson de fleurs aux pétales jaunes, d’un éclat éteint comme l’œil trouble des morts. C’étaient des fleurs de souci.

Diane, les yeux toujours noyés, devint aveugle ; néanmoins, il lui semblait encore voir, au fond de l’urne qu’elle avait remplie de larmes, l’image du bien-aimé. Puis ses yeux, sources taries, cessèrent de pleurer. À la voir telle, avec sa face blême scellée par une muette douleur, avec ses blonds cheveux épandus sur son corps rigide, comme les franges d’un manteau impérial, on l’eut prise pour une statue de marbre sur un tombeau.

Mais dès que la recluse sut le retour de Fêt-Frumos, une joie sans nom se peignit sur son visage. Elle prit son urne, versa dans le creux de sa main quelques gouttes de la rosée d’amertume, et en aspergea les plantes. Et les feuilles flétries reverdirent, et les fleurs jaunes de souci se muèrent en clochettes blanches au doux parfum. Depuis ce baptême de larmes, elles prirent le nom de lacrymaires 6.

L’aveugle parcourut à tâtons les allées du jardin et cueillit une poignée de ces muguets.

À ce moment Fêt-Frumos entrait.

Iliane se jeta à son cou :

– C’est toi !

– Comment ne serait-ce pas moi !

Mais ivre de bonheur, elle ne put que diriger vers lui ses prunelles éteintes, avec lesquelles elle aurait voulu boire son âme. Puis, le prenant par la main, elle lui montra le reliquaire de ses longues douleurs.

Comme un lis candide, la lune s’épanouissait aux champs profonds du ciel. Fêt-Frumos baigna sa face dans les larmes de sa fiancée ; puis, se jetant sur les épaules le manteau qu’elle lui avait tissé de charmes et de sortilèges, il se coucha sur le lit de muguets. La vierge ingénue se mit à ses côtés.

Elle eut un songe dans lequel il lui sembla que Marie, Reine des vierges, détachait de l’azur deux étoiles et les lui fixait au front.

Le lendemain, à son réveil, elle y voyait.

Le troisième jour, on célébra les noces de l’empereur avec la fille de Génar.

Celles de Fêt-Frumos étaient préparées pour le quatrième.

 

 

*

*     *

 

Une gerbe de rayons vint enseigner aux laoutars comment chantent les anges dans le ciel, à la consécration d’un saint ; un flot de vapeurs exhalées des cavernes vint leur dire comment chantent les éternelles filandières, quand elles trament une vie de bonheur. Aussi cobzas, violons, chalumeaux firent-ils une musique comme jamais ou n’en ouït au monde.

Le lis vert, la rose noire, la violette rouge, le lilas orangé, l’œillet bleu, toutes les fleurs les plus rares s’assemblèrent et tinrent conseil, – ayant leur parfum pour langage, – afin de décider quelle robe elles offriraient à la fiancée, La résolution prise, on confia le secret à certain papillon bleu tout semé de poussière dorée.

Le papillon décrivit mille cercles capricieux autour du visage d’Iliane endormie, et lui montra, dans un rêve limpide et net comme un miroir, sa toilette d’épousée.

Iliane sourit, se voyant si belle.

Le fiancé revêtit sa tunique tissée de rayons de lune, avec un manteau couleur du temps ; il ceintura ses reins de perles et de diamants d’un éclat fabuleux.

La noce fut sans pareille, avec grandes réjouissances. On y courut de cent lieues à la ronde. Le père et la mère de Fêt-Frumos y étaient aussi, couronne en tête et sceptre en main.

Et les deux époux vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants.

Enfin, s’il est vrai que pour Fêt-Frumos le temps n’existe pas, Bel-Enfant de la Larme, le héros de tant d’aventures, doit être encore de ce monde.

 

 

 

Mihai EMINESCU.

 

Traduit par Jules Brun.

 

Recueilli dans Sept contes roumains,

Librairie Firmin-Didot, 1894.

 

 

 

 

 

 



1 Étoffe de soie crêpée imitée des tissus de Brousse. En Roumanie, on en fait surtout des voiles et des foulards.

2 Ménétriers roumains, dont les instruments caractéristiques, outre le violon et la contrebasse, sont la flûte de Pan et la cobza, sorte de grosse mandoline.

3 Locution roumaine pour exprimer la chose qui vous est la plus chère au monde.

4 Littéralement un bordei, chaumière creusée en terre, habituellement recouverte de roseaux. Habitation des Tziganes.

5 Sorte de veste de peau d’agneau.

6 En roumain lacrimioare, petites larmes ; c’est le nom du muguet.

 

 

 

 

 

 

 

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