Le requiem du corbeau
par
ERCKMANN-CHATRIAN
I
MON oncle Zacharias est le plus curieux original que j’aie rencontré de ma vie. Figurez-vous un petit homme, gros, court, replet, le teint coloré, le ventre en outre et le nez en fleur : c’est le portrait de mon oncle Zacharias. Le digne homme était chauve comme un genou. Il portait d’habitude de grosses lunettes rondes, et se coiffait d’un petit bonnet de soie noire, qui ne lui couvrait guère que le sommet de la tête et la nuque.
Ce cher oncle aimait à rire ; il aimait aussi la dinde farcie, le pâté de foie gras et le vieux Johannisberg ; mais ce qu’il préférait à tout au monde, c’était la musique. Zacharias Müller était né musicien par la grâce de Dieu, comme d’autres naissent Français ou Russes ; il jouait de tous les instruments avec une facilité merveilleuse. On ne pouvait comprendre, à voir son air de bonhomie naïve, que tant de gaieté, de verve et d’entrain pussent animer un tel personnage.
Ainsi Dieu fit le rossignol, gourmand, curieux et chanteur : – mon oncle était rossignol.
On l’invitait à toutes les noces, à toutes les fêtes, à tous les baptêmes, à tous les enterrements : « Maître Zacharias, lui disait-on, il nous faut un Hopser, un Alleluia, un Requiem pour tel jour. » Et lui répondait simplement : « Vous l’aurez. » Alors il se mettait à l’œuvre, il sifflait devant son pupitre, il fumait des pipes ; et tout en lançant une pluie de notes sur son papier, il battait la mesure du pied gauche.
L’oncle Zacharias et moi, nous habitions une vieille maison de la rue des Minnoesingers à Bingen ; il en occupait le rez-de-chaussée, un véritable magasin de bric-à-brac, encombré de vieux meubles et d’instruments de musique ; moi, je couchais dans la chambre au-dessus, et toutes les autres pièces restaient inoccupées.
Juste en face de notre maison habitait le Dr Hâselnoss. Le soir, lorsqu’il faisait nuit dans ma petite chambre, et que les fenêtres du docteur s’illuminaient, il me semblait, à force de regarder, que sa lampe s’avançait, s’avançait, et finalement me touchait les yeux. Et je voyais en même temps la silhouette de Hâselnoss s’agiter sur le mur d’une façon bizarre, avec sa tête de rat coiffée d’un tricorne, sa petite queue sautillant à droite et à gauche, son grand habit à larges basques, et sa mince personne plantée sur deux jambes grêles. Je distinguais aussi, dans les profondeurs de la chambre, des vitrines remplies d’animaux étrangers, de pierres luisantes, et de profil, le dos de ses livres, brillant par leurs dorures, et rangés en bataille sur les rayons d’une bibliothèque.
Le Dr Hâselnoss était, après mon oncle Zacharias, le personnage le plus original de la ville. Sa servante Orchel se vantait de ne faire la lessive que tous les six mois, et je la croirais volontiers, car les chemises du docteur étaient marquées de taches jaunes, ce qui prouvait la quantité de linge enfermée dans ses armoires. Mais la particularité la plus intéressante du caractère de Hâselnoss, c’est que ni chien ni chat qui franchissait le seuil de sa maison ne reparaissait plus jamais ; Dieu sait ce qu’il en faisait ! La rumeur publique l’accusait même de porter dans l’une de ses poches de derrière un morceau de lard pour attirer ces pauvres bêtes ; aussi lorsqu’il sortait le matin pour aller voir ses malades, et qu’il passait, trottant menu, devant la maison de mon oncle, je ne pouvais m’empêcher de considérer avec une vague terreur les grandes basques de son habit flottant à droite et à gauche.
Telles sont les plus vives impressions de mon enfance ; mais ce qui me charme le plus dans ces lointains souvenirs, ce qui, par-dessus tout, se retrace à mon esprit quand je rêve à cette chère petite ville de Bingen, c’est le corbeau Hans, voltigeant par les rues, pillant l’étalage des bouchers, saisissant tous les papiers au vol, pénétrant dans les maisons, et que tout le monde admirait, choyait, appelait : « Hans ! » par ci, « Hans ! » par là.
Singulier animal, en vérité ; un jour il était arrivé en ville l’aile cassée ; le Dr Hâselnoss lui avait remis son aile, et tout le monde l’avait adopté. L’un lui donnait de la viande, l’autre du fromage. Hans appartenait à toute la ville, Hans était sous la protection de la foi publique.
Que j’aimais ce Hans, malgré ses grands coups de bec ! Il me semble le voir encore sauter à deux pattes dans la neige, tourner légèrement la tête, et vous regarder du coin de son œil noir, d’un air moqueur. Quelque chose tombait-il de votre poche, un kreutzer, une clef, n’importe quoi, Hans s’en saisissait et l’emportait dans les combles de l’église. C’est là qu’il avait établi son magasin, c’est là qu’il cachait le fruit de ses rapines ; car Hans était malheureusement un oiseau voleur.
Du reste, l’oncle Zacharias ne pouvait souffrir ce Hans ; il traitait les habitants de Bingen d’imbéciles, de s’attacher à un semblable animal ; et cet homme si calme, si doux, perdait toute espèce de mesure, quand par hasard ses yeux rencontraient le corbeau planant devant nos fenêtres.
Or, par une belle soirée d’octobre, l’oncle Zacharias paraissait encore plus joyeux que d’habitude, il n’avait pas vu Hans de toute la journée. Les fenêtres étaient ouvertes, un gai soleil pénétrait dans la chambre ; au loin, l’automne répandait ses belles teintes de rouille, qui se détachent avec tant de splendeur sur le vert sombre des sapins. L’oncle Zacharias, renversé dans son large fauteuil, fumait tranquillement sa pipe, et moi, je le regardais, me demandant ce qui le faisait sourire en lui-même, car sa bonne grosse figure rayonnait d’une satisfaction indicible.
– Cher Tobie, me dit-il en lançant au plafond une longue spirale de fumée, tu ne saurais croire quelle douce quiétude j’éprouve en ce moment. Depuis bien des années, je ne me suis pas senti mieux disposé pour entreprendre une grande œuvre, une œuvre dans le genre de la Création de Haydn. Le ciel semble s’ouvrir devant moi, j’entends les anges et les séraphins entonner leur hymne céleste, je pourrais en noter toutes les voix. Ô la belle composition, Tobie, la belle composition !... Si tu pouvais entendre la basse des douze apôtres, c’est magnifique, magnifique. Le soprano du petit Raphaël perce les nuages, on dirait la trompette du jugement dernier ; les petits anges battent de l’aile en riant, et les saintes pleurent d’une manière vraiment harmonieuse. Chut !... Voici le Veni Creator, la basse colossale s’avance ; la terre s’ébranle, Dieu va paraître !
Et maître Zacharias penchait la tête, il semblait écouter de toute son âme, de grosses larmes roulaient dans ses yeux : « Bene, Raphaël, bene », murmurait-il. Mais comme mon oncle se plongeait ainsi dans l’extase, que sa figure, son regard, son attitude, que tout en lui exprimait un ravissement céleste, voilà Hans qui s’abat tout à coup sur notre fenêtre en poussant un couac épouvantable. Je vis l’oncle Zacharias pâlir ; il regarda vers la fenêtre d’un œil effaré, la bouche ouverte, la main étendue dans l’attitude de la stupeur.
Le corbeau s’était posé sur la traverse de la fenêtre. Non, je ne crois pas avoir jamais vu de physionomie plus railleuse ; son grand bec se retournait légèrement de travers, et son œil brillait comme une perle. Il fit entendre un second couac ironique, et se mit à peigner son aile de deux ou trois coups de bec.
Mon oncle ne soufflait mot, il était comme pétrifié.
Hans reprit son vol, et maître Zacharias, se tournant vers moi, me regarda quelques secondes.
– L’as-tu reconnu ? me dit-il.
– Qui donc ?
– Le diable !...
– Le diable !... Vous voulez rire ?
Mais l’oncle Zacharias ne daigna point me répondre, et tomba dans une méditation profonde.
Depuis ce jour, maître Zacharias perdit toute sa bonne humeur. Il essaya d’abord d’écrire sa grande symphonie des Séraphins, mais n’ayant pas réussi, il devint fort mélancolique ; il s’étendait tout au large dans son fauteuil, les yeux au plafond, et ne faisait plus que rêver à l’harmonie céleste. Quand je lui représentais que nous étions à bout d’argent, et qu’il ne ferait pas mal d’écrire une valse, un hopser, ou toute autre chose, pour nous remettre à flot :
– Une valse !... un hopser !... s’écriait-il, qu’est-ce que cela ?... Si tu me parlais de ma grande symphonie, à la bonne heure ; mais une valse ! Tiens, Tobie, tu perds la tête, tu ne sais ce que tu dis.
Puis il reprenait d’un ton plus calme :
– Tobie, crois-moi, dès que j’aurai terminé ma grande œuvre, nous pourrons nous croiser les bras et dormir sur les deux oreilles. C’est l’alpha et l’oméga de l’harmonie. Notre réputation sera faite ! Il y a longtemps que j’aurais terminé ce chef-d’œuvre ; une seule chose m’en empêche, c’est le corbeau !
– Le corbeau !... mais, cher oncle, en quoi ce corbeau peut-il vous empêcher d’écrire, je vous le demande ? N’est-ce pas un oiseau comme tous les autres ?
– Un oiseau comme tous les autres ! murmurait mon oncle indigné ; Tobie, je le vois, tu conspires avec mes ennemis !... Cependant, que n’ai-je pas fait pour toi ? Ne t’ai-je pas élevé comme mon propre enfant ? N’ai-je pas remplacé ton père et ta mère ? Ne t’ai-je pas appris à jouer de la clarinette ? Ah ! Tobie, Tobie, c’est bien mal !
Il disait cela d’un ton si convaincu que je finissais par le croire ; et je maudissais dans mon cœur ce Hans, qui troublait l’inspiration de mon oncle. « Sans lui, me disais-je, notre fortune serait faite !... » Et je me prenais à douter si le corbeau n’était pas le diable en personne.
Quelquefois l’oncle Zacharias essayait d’écrire ; mais par une fatalité curieuse et presque incroyable, Hans se montrait toujours au plus beau moment, ou bien on entendait son cri rauque. Alors le pauvre homme jetait sa plume avec désespoir, et s’il avait eu des cheveux, il se les serait arrachés à pleines poignées, tant son exaspération était grande.
Les choses en vinrent au point que maître Zacharias emprunta le fusil du boulanger Râzer, une vieille patraque toute rouillée, et se mit en faction derrière la porte, pour guetter le maudit animal. Mais alors Hans, rusé comme le diable, n’apparaissait plus ; et dès que mon oncle, grelottant de froid, car on était en hiver, dès que mon oncle venait se chauffer les mains, aussitôt Hans jetait son cri devant la maison. Maître Zacharias courait bien vite dans la rue... Hans venait de disparaître !
C’était une véritable comédie, toute la ville en parlait. Mes camarades d’école se moquaient de mon oncle, ce qui me força de livrer plus d’une bataille sur la petite place. Je le défendais à outrance, et je revenais chaque soir avec un œil poché ou le nez meurtri. Alors il me regardait tout ému et me disait :
– Cher enfant, prends courage. Bientôt tu n’auras plus besoin de te donner tant de peine !
Et il se mettait à me peindre avec enthousiasme l’œuvre grandiose qu’il méditait. C’était vraiment superbe ; tout était en ordre : d’abord l’ouverture des apôtres, puis le chœur des séraphins en mi bémol, puis le Veni Creator grondant au milieu des éclairs et du tonnerre !...
Mais, ajoutait mon oncle, il faut que le corbeau meure. C’est le corbeau qui est cause de tout le mal ; vois-tu, Tobie, sans lui, ma grande symphonie serait faite depuis longtemps, et nous pourrions vivre de nos rentes.
II
Un soir, revenant entre chien et loup de la petite place, je rencontrai Hans. Il avait neigé, la lune brillait par-dessus les toits, et je ne sais quelle vague inquiétude s’empara de mon cœur à la vue du corbeau. En arrivant à la porte de notre maison, je fus étonné de la trouver ouverte ; quelques lueurs se jouaient sur les vitres, comme le reflet d’un feu qui s’éteint. J’entre, j’appelle, pas de réponse ! Mais qu’on se figure ma surprise, lorsqu’au reflet de la flamme je vis mon oncle, le nez bleu, les oreilles violettes, étendu tout au large dans son fauteuil, le vieux fusil de notre voisin entre les jambes et les souliers chargés de neige.
Le pauvre homme était allé à la chasse du corbeau.
– Oncle Zacharias, m’écriai-je, dormez-vous ?
Il entrouvrit les yeux, et me fixant d’un regard assoupi :
– Tobie, dit-il, je l’ai couché en joue plus de vingt fois, et toujours il disparaissait comme une ombre, au moment où j’allais presser la détente.
Ayant dit ces mots, il retomba dans une torpeur profonde. J’avais beau le secouer, il ne bougeait plus ! Alors, saisi de crainte, je courus chercher Hâselnoss. En levant le marteau de la porte, mon cœur battait avec une force incroyable, et quand le coup retentit au fond du vestibule, mes genoux fléchirent. La rue était déserte, quelques flocons de neige voltigeaient autour de moi, je frissonnais. Au troisième coup, la fenêtre du docteur s’ouvrit, et la tête de Hâselnoss, en bonnet de coton, s’inclina au dehors.
– Qui est là ? fit-il d’une voix grêle.
– Monsieur le docteur, venez vite chez maître Zacharias, il est bien malade.
– Hé ! fit Hâselnoss, le temps de passer un habit et j’arrive.
La fenêtre se referma. J’attendis encore un grand quart d’heure, regardant la rue déserte, écoutant crier les girouettes sur leurs aiguilles rouillées, et dans le lointain un chien de ferme aboyer à la lune. Enfin, des pas se firent entendre ; lentement, lentement, quelqu’un descendit l’escalier. On introduisit une clef dans la serrure, et Hâselnoss, enveloppé dans une grande houppelande grise, une petite lanterne en forme de bougeoir à la main, parut sur le seuil.
– Prr ! fit-il, quel froid ! j’ai bien fait de m’envelopper.
– Oui, répondis-je, depuis vingt minutes je grelotte.
– Je me suis dépêché pour ne pas te faire attendre.
Une minute après nous entrions dans la chambre de mon oncle.
– Hé ! bonsoir, maître Zacharias, dit le docteur Hâselnoss le plus tranquillement du monde, en soufflant sa lanterne ; comment vous portez-vous ? Il paraît que nous avons un petit rhume de cerveau ?
À cette voix l’oncle Zacharias parut s’éveiller.
– Monsieur le docteur, dit-il, je vais vous raconter la chose depuis le commencement.
– C’est inutile, fit Hâselnoss en s’asseyant en face de lui sur un vieux bahut, je sais cela mieux que vous ; je connais le principe et les conséquences, la cause et les effets : vous détestez Hans, et Hans vous déteste ; vous le poursuivez avec un fusil, et Hans vient se percher sur votre fenêtre, pour se moquer de vous. Hé ! hé ! hé ! c’est tout simple, le corbeau n’aime pas le chant du rossignol, et le rossignol ne peut souffrir le cri du corbeau.
Ainsi parla Hâselnoss, en puisant une prise dans sa petite tabatière ; puis il se croisa les jambes, secoua les plis de son jabot, et se mit à sourire en fixant maître Zacharias de ses petits yeux malins.
Mon oncle était ébahi.
– Écoutez, reprit Hâselnoss, cela ne doit pas vous surprendre, chaque jour on voit des faits semblables. Les sympathies et les antipathies gouvernent notre pauvre monde. Vous entrez dans une taverne, dans une brasserie, n’importe où, vous remarquez deux joueurs à table, et sans les connaître vous faites aussitôt des vœux pour l’un ou pour l’autre. Quelle raison avez-vous de préférer l’un à l’autre ? Aucune. Hé ! hé ! hé ! là-dessus, les savants bâtissent des systèmes à perte de vue, au lieu de dire tout bonnement : voici un chat, voici une souris ; je tiens pour la souris, parce que nous sommes de la même famille, parce qu’avant d’être Hâselnoss, docteur en médecine, j’ai été rat, écureuil ou mulot, et qu’en conséquence...
Mais il ne termina point sa phrase, car au même instant le chat de mon oncle étant venu par hasard à passer près de lui, le docteur le saisit à la tignasse et le fit disparaître dans sa grande poche, avec une rapidité foudroyante. L’oncle Zacharias et moi nous nous regardâmes tout stupéfaits.
– Que voulez-vous faire de mon chat ? dit enfin l’oncle.
Hâselnoss, au lieu de répondre, sourit d’un air contraint et balbutia :
– Maître Zacharias, je veux vous guérir.
– Rendez-moi d’abord mon chat.
– Si vous me forcez à rendre ce chat, dit Hâselnoss, je vous abandonne à votre triste sort ; vous n’aurez plus une minute de repos, vous ne pourrez plus écrire une note, et vous maigrirez de jour en jour.
– Mais, au nom du ciel ! reprit mon oncle, qu’est-ce qu’il vous a donc fait, ce pauvre animal ?
– Ce qu’il m’a fait, répondit le docteur, dont les traits se contractèrent, ce qu’il m’a fait !... Sachez que nous sommes en guerre depuis l’origine des siècles ! Sachez que ce chat résume en lui la quintessence d’un chardon qui m’a étouffé quand j’étais violette, d’un houx qui m’a fait ombre quand j’étais buisson, d’un brochet qui m’a mangé quand j’étais carpe, et d’un épervier qui m’a dévoré quand j’étais souris !
Je crus que Hâselnoss perdait la tête ; mais l’oncle Zacharias, fermant les yeux, répondit après un long silence :
– Je vous comprends, docteur Hâselnoss, je vous comprends ; vous pourriez bien n’avoir pas tort !... Guérissez-moi, et je vous donne mon chat.
Les yeux du docteur scintillèrent.
– À la bonne heure ! s’écria-t-il ; maintenant je vais vous guérir.
Il tira de sa trousse un canif, et prit sur l’âtre un petit morceau de bois, qu’il fendit avec dextérité. Mon oncle et moi le regardions faire. Après avoir fendu ce morceau de bois, il se mit à le creuser, puis il détacha de son portefeuille une petite lanière de parchemin fort mince, et l’ayant ajustée entre les deux lames de bois, il l’appliqua contre ses lèvres en souriant.
La figure de mon oncle s’épanouit.
– Docteur Hâselnoss, s’écria-t-il, vous êtes un homme rare, un homme vraiment supérieur, un homme...
– Je le sais, interrompit Hâselnoss, je le sais. Mais éteignez la lumière, que pas un charbon ne brille dans l’ombre !
Et tandis que j’exécutais son ordre, il ouvrit la fenêtre tout au large. La nuit était glaciale. Au-dessus des toits apparaissait la lune calme et limpide. L’éclat éblouissant de la neige et l’obscurité de la chambre formaient un contraste étrange. Je voyais l’ombre de mon oncle et celle de Hâselnoss se découper sur le devant de la fenêtre ; mille impressions confuses m’agitaient à la fois. L’oncle Zacharias éternua, la main de Hâselnoss s’étendit avec impatience pour lui commander de se taire ; puis le silence devint solennel.
Tout à coup un sifflement aigu traversa l’espace. « Pie-wîte ! pie-wîte ! » Après ce cri tout redevint silencieux. J’entendais mon cœur galoper. Au bout d’un instant, le même sifflement se fit entendre : « Pie-wîte ! pie-wîte ! » Je reconnus alors que c’était le docteur qui le produisait avec son appeau. Cette remarque me rendit un peu de courage, et je fis attention aux moindres circonstances des choses qui se passaient autour de moi.
L’oncle Zacharias, à demi-courbé, regardait la lune. Hâselnoss se tenait immobile, une main à la fenêtre et l’autre au sifflet.
Il se passa bien deux ou trois minutes ; puis tout à coup le vol d’un oiseau fendit l’air.
– Oh ! murmura mon oncle.
– Chut ! fit Hâselnoss, et le « pite-wîte » se répéta plusieurs fois avec des modulations étranges et précipitées.
Deux fois l’oiseau effleura les fenêtres de son vol rapide, inquiet. L’oncle Zacharias fit un geste pour prendre son fusil, mais Hâselnoss lui saisit le poignet en murmurant :
– Êtes-vous fou ?
Alors mon oncle se contint ; et le docteur redoubla ses coups de sifflet avec tant d’art, imitant le cri de la pie-grièche prise au piège, que Hans, tourbillonnant à droite et à gauche, finit par entrer dans notre chambre, attiré sans doute par une curiosité singulière qui lui troublait la cervelle. J’entendis ses deux pattes tomber lourdement sur le plancher. L’oncle Zacharias jeta un cri et s’élança sur l’oiseau, qui s’échappa de ses mains.
– Maladroit ! s’écria Hâselnoss en fermant la fenêtre.
Il était temps, Hans planait aux poutres du plafond. Après avoir fait cinq ou six tours, il se cogna contre une vitre avec tant de force, qu’il glissa tout étourdi le long de la fenêtre, cherchant à s’accrocher des ongles aux traverses. Hâselnoss alluma bien vite la chandelle et je vis alors le pauvre Hans entre les mains de mon oncle, qui lui serrait le cou avec un enthousiasme frénétique en disant :
– Ha ! ha ! ha ! je te tiens, je te tiens !
Hâselnoss l’accompagnait de ses éclats de rire.
– Hé ! hé ! hé ! vous êtes content, maître Zacharias, vous êtes content ?
Jamais je n’ai vu de scène plus effrayante. La figure de mon oncle était cramoisie. Le pauvre corbeau allongeait les pattes, battait des ailes comme un grand papillon de nuit, et le frisson de la mort ébouriffait ses plumes.
Ce spectacle me fit horreur, je courus me cacher au fond de la chambre.
Le premier moment d’indignation passé, l’oncle Zacharias redevint lui-même.
– Tobie, s’écria-t-il, le diable a rendu ses comptes, je lui pardonne. Tiens-moi ce Hans devant les yeux. Ah ! je me sens revivre ! Maintenant, silence, écoutez !
Et maître Zacharias, le front inspiré, s’assit gravement au clavecin. Moi, j’étais en face de lui, je tenais le corbeau par le bec ; derrière, Hâselnoss levait la chandelle ; et l’on ne pouvait voir de tableau plus bizarre que ces trois figures : Hans, l’oncle Zacharias et Hâselnoss, sous les poutres hautes et vermoulues du plafond. Je les vois encore, éclairées par la lumière tremblotante, ainsi que nos vieux meubles, dont les ombres vacillaient contre la muraille décrépite.
Aux premiers accords, mon oncle parut se transformer, ses grands yeux bleus brillèrent d’enthousiasme ; il ne jouait pas devant nous, mais dans une cathédrale, devant une assemblée immense, pour Dieu lui-même !
Quel chant sublime ! tour à tour sombre, pathétique, déchirant et résigné ; puis tout à coup, au milieu des sanglots, l’espérance déployant ses ailes d’or et d’azur. Oh ! Dieu, est-il possible de concevoir de si grandes choses !
C’était un Requiem, et durant une heure, l’inspiration n’abandonna point une seconde l’oncle Zacharias.
Hâselnoss ne riait plus. Insensiblement sa figure railleuse avait pris une expression indéfinissable. Je crus qu’il s’attendrissait ; mais bientôt je le vis faire des mouvements nerveux, serrer le poing, et je m’aperçus que quelque chose se débattait dans les basques de son habit.
Quand mon oncle, épuisé par tant d’émotions, s’appuya le front au bord du clavecin, le docteur tira de sa grande poche le chat, qu’il avait étranglé.
– Hé ! hé ! hé ! fit-il, bonsoir, maître Zacharias, bonsoir. Nous avons chacun notre gibier ; hé ! hé ! hé ! vous avez un Requiem pour le corbeau Hans, il s’agit maintenant de faire un Alleluia pour votre chat. – Bonsoir !...
Mon oncle était tellement abattu, qu’il se contenta de saluer le docteur d’un mouvement de tête, en me faisant signe de le reconduire.
Or, cette nuit même, mourut le grand-duc Yéri-Peter, deuxième du nom, et comme Hâselnoss traversait la rue, j’entendis les cloches de la cathédrale se mettre lentement en branle. En rentrant dans la chambre, je vis l’oncle Zacharias debout.
– Tobie, me dit-il d’une voix grave, va te coucher, mon enfant, va te coucher ; il faut que j’écrive tout cela cette nuit, de crainte d’oublier.
Je me hâtai d’obéir, et je n’ai jamais mieux dormi.
Le lendemain, vers neuf heures, je fus réveillé par un grand tumulte. Toute la ville était en l’air, on ne parlait que de la mort du grand-duc.
Maître Zacharias fut appelé au château. On lui commanda le Requiem de Yéri-Peter II, œuvre qui lui valut enfin la place de maître de chapelle, qu’il ambitionnait depuis si longtemps. Ce Requiem n’était autre que celui de Hans. Aussi l’oncle Zacharias, devenu un grand personnage, depuis qu’il avait cinq cents thalers à dépenser par an, me disait souvent à l’oreille :
– Hé ! neveu, si l’on savait que c’est pour le corbeau que j’ai composé mon fameux Requiem, nous pourrions encore aller jouer de la clarinette aux fêtes de village. Ah ! ah ! ah ! Et le gros ventre de mon oncle galopait d’aise.
Ainsi vont les choses de ce monde.
ERCKMANN-CHATRIAN, Contes populaires, 1866.