Les enfances de Cantegril

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Raymond ESCHOLIER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LES ANGES

 

 

VOUS avez entendu parler de Cantegril ? Philon Cantegril, le fils de Bélou qui tient l’auberge des « Trois-Pigeons », à Saint-Gaudéric, un bien plaisant pays, je vous assure ! Maman Bélou ne cesse de répéter qu’« elle s’est vu le déluge » avec ce poupard braillard, qui criait nuit et jour, pour son plaisir, comme un basset sur la piste du lièvre.

Vous pouvez bien me croire, elle n’aurait jamais pu le sevrer sans le père Bireben. Par bonheur, la brave femme vous avait recueilli, per l’amor de Dios, ce père Bireben, un moine carliste fuyant l’Espagne.

Et donc, le père Bireben prit le petit Cantegril dans un pan de sa robe de bure « couleur de bête » et devint son père nourricier.

Au tintement du grand chapelet, l’enfant riait ; au refrain des chansons de là-bas, il s’endormait.

Pendant ce temps, Bélou pouvait servir les clients, car elle avait bien du travail et c’était une femme vaillante.

Cantegril allait avoir six ans à la prochaine foire du 30, quand le père Bireben, le padre, comme chacun l’appelait, décida de lui faire figurer saint Jean à la procession du Corpus.

Si vous l’aviez vu, piquant menu entre les grandes enjambées du padre pour aller à l’église, tandis que les cloches sautaient dans le clocher comme troupeaux sur la montagne, si vous l’aviez vu vêtu seulement d’une blanche toison d’agneau qui laissait à moitié nu son corps doré d’enfant brun, si vous l’aviez vu portant, appuyée sur l’épaule, la légère croix de bois autour de laquelle serpentait un ruban rose, enfin si vous l’aviez vu, vous auriez bien dit qu’il était saint Jean, tout pareil à celui qui est sur les images en compagnie de l’Enfant Jésus, déjà grandet.

Tout le long du chemin, les femmes sortaient sur le pas de la porte ou se mettaient, à la fenêtre pour le regarder passer et chacune l’admirait à sa manière :

Nostré Ségné !

Santo bouno Bierjo !

Plusieurs couraient complimenter Bélou, et elle, pour ne pas paraître trop fière (on dit « trop bavarde » à Saint-Gaudéric), répondait :

– Un fameux polisson que ce saint Jean, allez !

 

Vous savez qu’il fait chaud, le jour du Corpus : on mange des cerises, du matin au soir, pour se rafraîchir la bouche.

Donc, Philou Cantegril des « Trois-Pigeons » marche au beau milieu d’une jonchée d’herbes fraîchement coupées qui embaument l’air mourant. Toutes les rues sont tapissées de fins draps blancs qui semblent respirer, parce que le vent les gonfle et les remue doucement.

Par moments, Philou ne reconnaît plus ses chemins familiers ; il se sent comme perdu dans une ville aveuglante de blancheur et prête à s’envoler.

De loin, le bon padre l’encourage d’un coup d’œil, et son nourrisson lui sourit, quoiqu’il ait un bras et une épaule brûlés par le soleil.

Un peu après saint Jean, vient tout un vol d’anges, les cheveux bien bouclés, la bouche toute ronde.

Chaque fois que sœur Ludivine fait entendre sa claquette, les anges prennent des feuilles de rose dans une corbeillette suspendue à leur cou et les jettent à pleines mains.

Quels parfums ! Vous vous croiriez dans le jardin du paradis !

À la suite des anges marche sainte Madeleine. Vous la reconnaissez ! C’est Térézia, la nièce du pâtissier Calvet, une « grande » de quatorze ans. Elle a le teint clair, des cheveux blonds qui lui tombent jusqu’aux chevilles. Tous ceux qui la voient avancer lentement, les mains jointes, ses yeux couleur de beau temps levés vers le ciel, répètent : « C’est sainte Madeleine en personne ! »

La bénédiction donnée au dernier reposoir, la procession rentre dans l’église où il fait frais comme au bord de l’eau.

La foule s’entasse dans la nef, mais Philou monte, monte vers le maître-autel. Voici qu’il gravit les marches recouvertes du tapis rouge des grandes fêtes carillonnées. Vous ne voudriez pas que l’accès du chœur fût interdit à saint Jean.

Il entre dans ce nuage parfumé, répandu à grandes vagues par les encensoirs lancés à toute volée, car les « droites » qui les manient n’ont pas les fourmis aux bras, je vous en réponds.

Embaumé comme un corps saint, Philou s’empare vite d’une bonne place dans sa part de paradis.

Mon Dieu ! que la foule est loin, là-bas, de l’autre côté de la balustrade !

Quand l’office prend fin, il est plus de midi. Anges et saints se pressent et s’engouffrent pêle-mêle dans la petite sacristie, tels les agneaux rentrant le soir à l’étable.

– M. le Curé va venir vous féliciter de votre bonne tenue, annonce sœur Ludivine, après trois coups de claquette. Il va vous distribuer des images. Moi, je cours dire un mot à notre Mère supérieure et je reviens. En attendant, soyez modestes et recueillis, comme il convient à des saints et à des anges.

– Oui, ma Sœur !

M. le Curé s’attarde dans la grande sacristie.

– Le petit doit avoir faim et soif, songe le padre. Ma foi ! Je vais aller le prendre et le mener à maman Bélou.

Seigneur ! Le démon est entré par ruse dans la petite sacristie. Car c’est l’enfer, plein de cris, de colères et de larmes.

On se bat : les ailes blanches, les ailes bleues des anges jonchent le sol, ébouriffées, déchiquetées. Philou Cantegril est nu comme lorsqu’il vint au monde : la peau d’agneau, si légèrement attachée sur l’épaule, est tombée, la croix est brisée, il en tient un débris avec du ruban rose qui pend.

 

Saisi à la gorge par une poussière au goût de moisi, le padre crie quelque chose qu’on ne comprend pas et qui pourrait bien être un juron de là-bas. Son nourrisson arraché de la mêlée, il le roule, comme autrefois, dans un pan de sa robe de bure et l’emporte aux « Trois-Pigeons », en prenant d’étroites ruelles, bordées de jardin, où jamais personne ne passe.

Maman Bélou jette les bras sur sa tête et prend les clients à témoin :

– Voyez-moi ça ! Mon pitchoun est dévoré de coups de griffes !

– Mama, ce sont les anges !

Ayant toujours eu la langue bien déliée, le petit Cantegril continue :

– Quand sœur Ludivine a été partie, ils sont venus me faire des dépits, me tirer les oreilles, me piquer avec des joncs, me pincer. Moi, je m’ai dit : « Tant pis que je sois saint Jean ! » et je me suis mis à ruer comme l’âne de Martinou.

« Un ange en a reçu bien son compte sur l’os de la jambe et s’est mis à pleurer comme pleurent les filles, en criant : « Aïe Aïe ! Aïe ! ma mère ! » à pleine tête. Alors, les autres me sont tombés dessus. Un vrai vol d’agaces, et des pincées tordues, même des morsures avec de petites dents de rat.

« Sainte Madeleine est venue me secourir. Les anges lui tiraient les cheveux par derrière. Elle en a giflé une paire ou trois de main de maître ; et moi, j’ai tapé dessus à grand coups de croix ! »

– Comme de juste, pauvre agneau ! approuve Bélou.

Philou se réconforte en buvant un verre de riquiqui. Le père Bireben se verse une grande rasade. Il faut ça, après de fortes émotions.

– Padre, dit Philou Cantegril, je n’aurais jamais cru que les anges pouvaient être si méchants.

– Il y a eu les mauvais anges, mon fils, répond le père Bireben. Quand tu seras plus grand, tu le verras dans les Écritures. Notre Seigneur les jeta du haut du ciel en bas, comme on fait des tuiles du toit, cassées par la gelée.

– Bou Dious, padre ! s’écrie le petit Cantegril, quel malheur qu’un peu de cette mauvaise graine soit tombée sur notre terre de Saint-Gaudéric !

 

 

 

 

LE TRAÎTRE

 

 

Cantegril a des amis. Rien d’étonnant, n’est-ce pas ? Brave comme il est, serviable et le cœur sur la main ! Mais telle est la malignité de la nature humaine que l’héritier des « Trois-Pigeons » a aussi des ennemis.

À vrai dire, Philou se charge de les mater : langue bien pendue, mais prompte, pied leste, sachant « tirer », c’est-à-dire lancer des pierres en visant juste, il ne se laisse pas, comme on dit, danser sur le nez.

Le plus venimeux de ses ennemis, le plus Ganelon, si vous voulez, c’est son voisin, le fils du grainetier, un certain Elzéar Labourne, appelé plus généralement Planchapain.

Les Labourne habitent non loin des Cantegril. Leur boutique fait le coin de la rue. Vous pouvez la voir de loin parce qu’il y a toujours devant la porte des sacs à moitié pleins de grains qui, bords retroussés, montrent la marchandise au monde.

Philou manque rarement d’y plonger la main en passant et de jeter, avec le geste auguste du semeur, avoine, seigle, blé ou vesces. Les Labourne en ont fait reproche à maman Bélou, tout crûment, comme qui parle à sa mule :

– Si vous ne gardez pas votre vaurien de « drolle »...

– Bou Dious ! ma mère ! proteste Cantegril. Ces gens étaient à la queue des vaches, avant de venir à Saint-Gaudéric !

– Quand votre Planchapain ne viendra plus semer des vilenies sur mon devant de porte, sitôt que je viens de l’arroser et de le balayer, alors Philou laissera les sacs de grains tranquilles, riposte maman Belon.

Les reproches se sont renouvelés. On s’est parlé, la bouche amère, l’œil de travers et chacun en garde au cœur de la rancune.

Très grand, dégingandé, d’un an plus âgé que Philou, Planchapain crible le père Bireben de ces allusions blessantes appelées « fions » à Saint-Gaudéric. Ça se lance en riant, c’est aigu et léger, ça reste planté dans la chair comme de mauvaises épines, mais le padre ne s’émeut pas pour si peu :

– Ouné piquouré de mouchéron ! dit-il bonnement.

Son disciple est traité, lui aussi, de morveux, de mange-riz et autres épithètes méprisantes. Alors, Philou y va de son coup de langue et a toujours le dernier mot.

Cependant, pour rien au monde, Planchapain et lui ne cesseraient de se fréquenter. On se voit chaque jour, on échange des propos souvent piquants, généralement acides, quelquefois indifférents, ce qui est une manière de tâter le terrain. Chaque fois que l’occasion est propice, on se fait des « dépits ».

Quand Philou est pincé, il encaisse, rit avec les rieurs, tout en se disant : « Je te garde un chien de ma chienne ! »

Planchapain se méfie, on peut le croire, mais Philou, patient et longanime, laisse passer le temps, un temps bénin, paterne, rassurant, durant lequel il enveloppe l’ennemi dans le miel de ses propos, et un jour..., un jour, malgré sa grande taille, ses airs de fier-à-bras, Planchapain paie tout un arriéré de vilains propos, de méchants tours, inscrits au grand-livre, dans la petite cervelle de Cantegril.

Cet hiver, un peu après la Saint-André, quand la nuit tombe tôt et qu’il ne fait plus bon de s’attarder dans les rues, Planchapain a réuni une bande de « drolles » ; pour s’en aller par la ville faire des pendardises.

C’est ainsi que la boîte aux lettres de la poste s’est trouvée pleine de feuilles de platanes, que des coques de noix semées dans l’église ont fait éclater sous les pas des fidèles tant de craquements insolites répétés par l’écho que l’office du soir en a été troublé.

Il y eut bien d’autres sottises, bien d’autres tours plus ou moins pendables, et ce serait trop long de les raconter, mais, en fin de compte, Planchapain se mit en tête d’aller frapper ou sonner aux portes des maisons cossues.

Des personnes honorables ont donc été alertées : Delphine, la « madone » de M. le Curé, du temps qu’elle ôtait la courtepointe du lit de notre doyen ; M. Nestor Rieussec, le notaire, qui courut lui-même ouvrir sa porte, coiffé de sa calotte à gland de soie ; Mlle Caillassou, tout apeurée à l’idée de quelque malandrin ; enfin le commandant Bordenave, « un enfant de Saint-Gaudéric », revenu au pays pour y prendre sa retraite, jeta feu et flamme :

– J’entends être tranquille chez moi ! hurla-t-il, tout rouge de colère. Et j’y serai, sacré tonnerre !

Le succès a surpassé les espérances de Planchapain. On ne va pas s’arrêter en si bon chemin, mais, au moment où il distribue les consignes, le chef est attiré dans l’ombre propice d’un pilier découvert par son principal auxiliaire, le petit de la Castagoune, une mal peignée, une hardie du barri du faubourg – qui lève le nez.

– Tu sais, le commandant a crié, en plein café Esquirol, qu’il se tiendrait, chaque soir, derrière sa porte, cravache en main, au moindre bruit... tu me comprends ?

Planchapain réfléchit ; silencieux et sombre. Une gargouille en bois, limée par le temps, grimaçant au-dessus de sa tête, lui souffle-t-elle sa méchante pensée ? on ne sait. Le certain, c’est qu’il s’écrie tout joyeux :

– Très bien, très bien ! Rentrons chez nous.

Point de vaine formule de politesse entre Philou et lui :

– Et alors, qu’est-ce que tu fais ce soir ?

– Rien, et toi ?

– Moi, je pars tout de suite avec mon père chercher du grain.

– Si tard ? Vous marchez de nuit ?

– Nous allumerons les lanternes de la carriole.

– Que les Peurs vous accompagnent ! N’oubliez pas de dire les mots pour conjurer les mauvais sorts.

– Ah ! tu me fais penser à quelque chose !

Planchapain se frappe le front :

– Il me fallait livrer ce soir, sans manquer, un demi-cinquième de son chez le commandant Bordenave, un client, tu sais ! Sa maison a une belle sortie par derrière : il y tient des lapins... Maman est partie faire la fête des oies chez sa cousine de Bramofan... Si tu voulais, toi, Philou... ? Et tu sais, la bonne du commandant, Sophinette, me donne toujours deux sous pour la commission.

Cantegril a dressé l’oreille.

– Hé bé ! on pourrait voir... si des fois, je suis libre... ?

– Tiens, Philou, je t’apporte tout de suite le « sarrou » de son, et d’un coup de pied tu vas le livrer... Sophinette est sourde. Frappe fort...

– Et les deux sous ?

– Tu les gardes pour toi.

– Comme de juste ! ajouta Philou.

 

Ce soir-là, Cantegril fut silencieux à table. Il repoussa même son assiettée de soupe :

– Non, non, rien qu’une simple « chaoucholle ».

– Pas malade, mon pitchoun ? demanda Bélou, en préparant le verre de vin sucré et les tranches de pain pour tremper dedans.

– Oh ! non, mama !

Enfin seul dans sa chambre, Philou grimpe sur une chaise et fait de grands efforts pour voir dans la petite glace, placée sur la cheminée, si son dos, ses épaules, ses reins gardent les traces visibles de la cravache du commandant. Il ne sent encore que de diffuses cuissons :

– Tu seras plus meurtri demain ! se dit-il à soi-même, paternel, attendri ; et tous les détails de son aventure repassent devant ses yeux : la rue noire, déserte et si familière, si tranquille, le sac de son volumineux et léger, le coup de marteau énergique destiné à émouvoir les oreilles paresseuses de Sophinette, et aussitôt..., le diable sortant de sa boîte.

Philou garde encore une surprise effarée de ces minutes tragiques durant lesquelles son innocence faillit le perdre. Courts instants, en vérité, car une instinctive ruade ayant martelé les maigres tibias de l’ennemi, l’étreinte s’est relâchée et l’agilité de Philou l’a aussitôt fait glisser comme argent vif entre les griffes de l’« enfant de Saint-Gaudéric ».

Grâce à la nuit miséricordieuse, le commandant n’a pu reconnaître le « drolle » qui venait de tomber sous sa dextre terrible !

 

Le lendemain, quand Planchapain, les mains au fond des poches, passa devant les « Trois-Pigeons », il put voir Philou tranquillement assis sous la treille défeuillée, recueillant un mince rayon de soleil et faisant du filet pour charnier ses loisirs. Son ouvrage accroché au dossier d’une chaise, il passait la navette, nouait le fil avec une habile dextérité et une agile cadence.

– Les mailles sont trop fines, objecta Planchapain. Tu te feras pincer par le gendarme Peytavin.

– Tu crois ?

Et Philou, relevant la tête, dévisagea l’adversaire. Il vit une lueur jaune dans son regard, un pli de la lèvre découvrant une dent pointue :

– À propos... et le son ?

La voix de Planchapain achève de le trahir.

Philou, maintenant, est sûr.

– Le son ? Quel son ?

– Tu ne l’as pas porté ? fait l’autre, déçu.

– Si fait, si fait ! Figure-toi que Sophinette ne voulait pas le prendre. Je lui ai dit que son commandant l’avait commandé. Je lui ai conseillé d’en prendre au moulin, une autre fois.

– Et... le commandant ?

– Sais pas où il pouvait être ! M’en fiche et toi aussi, je pense !

Planchapain renifle, méfiant. Il « doute », mais jamais, au grand jamais, il n’apprendra la vérité ; car Philou, pourtant bavard de son naturel, sait qu’une seule parole éveille à Saint-Gaudéric des ondes infinies ; il connaît le prix du silence.

Ni maman Bélou, ni le bon padre, ni même Boucabelle ne pénétreront jamais dans cette chambre secrète où le souvenir de la cruelle aventure reste pendu comme les femmes assassinées de Barbe-Bleue.

Seulement, la dette de Planchapain reste inscrite au grand-livre.

 

 

 

 

LES ŒUFS

 

 

L’hiver a été rude. Fin janvier, il est tombé une masse de neige, de quoi ensevelir la petite ville, ce qu’on appelle dans le pays un « nébas ».

Jani et Dourguet, les deux cantonniers, ont dû, à la tête d’une équipe, tracer le long des rues d’étroits sentiers encaissés dans de liants talus de neige refoulée, rabrouée, entassée, à droite et à gauche, à grand renfort de bêches et de pelles. Un fameux travail.

De moment en moment, Jani et Dourguet vont boire aux « Trois-Pigeons » des rasades de vin chaud, parfumé de cannelle et de girofle :

– Chienne de vie ! disent-ils. S’il fallait toujours travailler connue ça, on deviendrait bossu.

Dès que la circulation a été, tant bien que mal, rétablie, la troupe des « drolles » s’est précipitée dehors, les boules de neige ont volé, mais comment se fait-il que Planchapain en reçoive plus que les autres ? Pan sur la tête ! Pan sur le nez ! Vlan contre l’oreille ! Paf ! Paf ! une grêle !

Aveuglé, assourdi, perdu dans un nuage de blanche et froide poussière, il ne voit que ceux qui rient autour de lui, et Philou n’est pas là !

Il n’y a pourtant que le petit Cantegril pour si bien viser, et avec cela pas la moindre trace de Philou.

Mouillé, trempé, sali par la neige terreuse, Planchapain rentre au logis. L’héritier des « Trois-Pigeons » rentre aussi, le teint animé, la bouche en cœur. Des châtaignes cuites sous la cendre par les soins du bon padre l’attendent, ainsi qu’une bouteille de vin de presse, pétillant et léger. Tout en mangeant et buvant, Cantegril sourit à son bon maître et se dit que des boules de neige ne sont qu’un passe-temps anodin et à coup sûr une trop mince monnaie pour payer la dette de Planchapain, laquelle reste toujours inscrite au grand-livre.

La neige est maintenant là-haut, là-haut, sur la montagne, l’hiver s’en va, mais personne n’a encore vu les hirondelles. Nous aurons peut-être des jours froids, mais Pâques approche. La preuve, c’est que les poules recommencent à pondre.

Sur la placette de la volaille, on voit arriver beaucoup d’œufs, les jours de marché.

Quand maman Bélou va faire ses achats, Philou l’accompagne. Le grand bruit de voix chamaillantes, le roulis qui fait se heurter les épaules, les dos, les hanches, tout ce mouvement l’enchante. Il cause avec l’un, avec l’autre. Volontiers il prête la main pour charger ou décharger brouette, carriole ou charrette. Tout le monde connaît Cantegril et il ne perd rien à rendre service.

Planchapain vient se mêler, lui aussi, à ce véhément commerce de la placette, car sa mère achète là des œufs qu’elle revend ensuite, en même temps que les grains. Le bénéfice est mince, mais dites, la rivière n’est-elle pas faite de gouttes d’eau ?

Un monde fou aujourd’hui sur la placette. Le soleil sautille entre les branches des arbres, comme le poisson dans le filet.

Par ce beau temps, la marchandise vous fait venir l’eau à la bouche. On pense au carnaval tout proche, aux jours gras. Ma foi, il faudra se régaler un peu avant d’aller recevoir les cendres et de rentrer dans la pénitence du carême. C’est pourquoi Miou, la mère de Planchapain, a fait, de son côté, grande provision d’œufs. Ça se revendra comme du poivre, la semaine des crêpes et des oreillettes : deux paniers pleins et une corbeille de paille, ronde et ventrue, appelée par ici paillasson.

Planchapain est chargé de rapporter le tout à la boutique, car sa mère se hâte vers d’autres affaires importantes :

– Attention, Elzéar, il y en là pour plus que tu ne vaux !

Voilà les deux paniers passés aux bras du grand garçon. Maintenant, il faut prendre à terre le gros paillasson ventru ; il n’a point d’anse, le brigand !

Planchapain va tout casser, il le sent et se redresse, raidi d’inquiétude.

– Jésus ! Je te vois plus embarrassé qu’une glousse de trois poulets.

C’est Philou avenant, souriant, serviable. Il s’empare du paillasson et le remet entre les mains de Planchapain avec d’infinies précautions :

– Tu le tiens ? Bon. Si une mouche te pique le bout du nez, ne t’avise pas de la chasser ! Tu ferais un malheur.

Planchapain risque un pas, puis s’arrête, hésitant. Voici que Cantegril, légèrement courbé devant lui, s’occupe encore d’on ne sait quel détail vestimentaire. Ses doigts légers courent autour de la ceinture de Planchapain... Bou Dious ! Que se passe-t-il ?

Le pantalon de Planchapain, son pantalon qui fait partie de sa personne au point que nul ne les imagine l’un sans l’autre, son pantalon le quitte. Brusquement, ce très intime ami ne veut plus le connaître. Il glisse le long des fesses, des jambes, tombe sur les pieds en un petit tas de rien du tout.

Lâcher le paillasson ? Planchapain ne peut songer à une telle catastrophe. Immobilisé, entravé, il a jeté un cri de détresse.

Vendeurs, acheteurs, badauds s’empressent autour de lui. Sa chemise incolore et bien courte, hélas ! car il grandit toujours, flotte au vent, sans se soucier de rien.

Des rires fusent comme des étincelles, d’autres voix s’indignent :

– Où est-il, ce « drolle » des « Trois-Pigeons » ?

Mais Philou a disparu.

Enfin, une brave femme, bien ensachée dans son casavé noir, la métayère de Montgrand, prend le paillasson ventru des mains de Planchapain. Les deux paniers ont pu aussitôt toucher terre et la culotte remonte, l’insouciante chemise rentre au bercail. Plancha-pain reprend ses esprits.

Il va emporter les deux paniers et reviendra chercher le paillasson que la femme de Montgrand lui gardera, en attendant son retour (il y a de braves gens partout).

Peut-être sera-t-il prudent de ne pas mettre la famille Labourne au courant de cette aventure ?

À l’idée du terrible danger couru par les œufs, il pourrait y avoir des gifles dans l’air, car, dans cette fourmilière, faite de grains de sable et de fétus de paille, dans cette cité mystérieuse où se déroule la vie secrète des enfants, les parents ne sauraient pénétrer.

 

 

Raymond ESCHOLIER.

 

Paru dans Hommes et Mondes

en novembre 1950.

 

 

 

 

 

 

 

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