Don Bosco et Victor Hugo

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Charles d’ESPINEY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En 1883, Don Bosco passa quelques jours à Paris. Nombreux furent ceux qui désirèrent le voir.

Un soir, un vieillard à l’air pensif, au maintien noble mais un peu sombre et hautain, demanda sans se nommer à voir Don Bosco. On l’introduisit dans un salon d’attente : il attendit trois heures. À onze heures, son tour venu, il entra et salua poliment l’humble prêtre ; puis il lui fit très nettement sa profession d’incrédulité, surtout aux miracles : « Je n’ajoute aucune foi, lui dit-il, aux miracles. »

Don Bosco, entendant ce vieillard, qu’il ne connaissait pas, lui déclarer qu’il ne croyait pas au miracle, ne chercha point à le connaître et ne discuta point. Il se contenta d’enfoncer dans son âme, comme une sonde, doucement, adroitement, une série de questions.

Parmi ces questions, il en est deux surtout auxquelles le visiteur inconnu ne s’attendait pas et qui l’embarrassèrent, le firent réfléchir, et même le troublèrent un peu.

Le saint dirigea la conversation de manière à ce qu’elle l’amenât vite à demander à son interlocuteur :

« Qu’admettez-vous en fait de vie future ? »

Ce qu’il admettait ! Il ne le savait pas. Il y avait longtemps qu’il n’avait pas songé à cela. Il répondit :

« Ne perdons pas de temps à traiter cette question ; je parlerai de la vie future quand je me trouverai dans le futur. »

Don Bosco ne fit nullement attention à ce qu’il y avait de cassant, de brusque et de sec dans la réponse qu’on vient de lire, et il continua tranquillement à sonder son homme. Quand il eut bien lu dans l’âme qui était devant lui ce qu’il voulait y lire, il posa résolument cette dernière question :

« Si vous êtes ainsi, qu’espérez-vous donc ? Bientôt le présent ne vous appartiendra plus. Le futur, vous ne voulez pas qu’on vous en parle. Quelle est donc votre espérance ? »

À cette question, le poète, qui jusque-là avait tenu le front haut et regardé le saint, baissa la tête et regarda au-dedans de lui-même. Au lieu de répondre il se prit à méditer. Car il s’était résigné à n’avoir plus de foi, mais il n’avait jamais pu se résigner à n’avoir plus d’espérance. En 1835, parlant de lui-même, il terminait sa préface des Chants du crépuscule par ces mots : « Il est de ceux qui espèrent. »

En 1883 comme en 1836, le poète était toujours de ceux qui espèrent. Il le croyait du moins, et il n’avait cessé de le dire.

Il avait même donné à une de ses Contemplations ce titre significatif : Spes, Espérance.

Son espérance, telle qu’elle est là décrite, n’est qu’un songe. Mais pour réveiller le songeur, il suffisait de lui dire : « Quand on espère, on espère quelque chose. Vous, qu’espérez-vous donc ? » Cela venait de lui être dit, et voilà pourquoi il ressemblait à un homme qui s’éveille et qui cherche à saisir la réalité de ce qu’il a vu dans un rêve.

Le saint laissa le poète quelque temps pensif, puis, voyant qu’il avait touché le fond de cette âme, il en retira la sonde pour y enfoncer une flèche qu’elle emporterait bon gré mal gré avec elle. Sans attendre que son interlocuteur eût répondu, brisant lui-même le premier le silence, et prenant ce ton d’autorité simple mais irrésistible que donnent la foi et le zèle, il dit à ce vieillard déjà penché sur le bord de la tombe :

« Il vous faut penser à l’avenir suprême. Vous avez devant vous un peu de vie encore ; si vous en profitez pour rentrer dans le sein de l’Église et implorer la miséricorde de Dieu, vous serez sauvé, et sauvé pour toujours. Dans le cas contraire, vous mourrez en incrédule, en réprouvé. »

Le poète alors répondit : « Je sais que de tous mes amis, très avancés en fait de philosophie, aucun n’a jamais résolu le problème : ou l’éternité malheureuse ou le néant. »

Puis il ajouta : « Je veux méditer sur ce que vous venez de me dire, et, si vous le permettez, je reviendrai vous voir. »

L’illustre visiteur avait voulu se cacher ; maintenant il tenait à se faire connaître. Il serra la main du saint prêtre, et en le quittant il lui remit sa carte. Son visiteur inconnu sorti, Don Bosco prit cette carte et y lut : Victor Hugo.

Quelques jours après, à la même heure, Victor Hugo revint. En abordant le saint une seconde fois, il lui prit les mains et il lui dit :

« Je ne suis plus le personnage de l’autre jour ; je vous ai fait une plaisanterie en me présentant comme un incrédule. Je suis Victor Hugo et je vous prie de vouloir bien être mon ami dévoué. Je crois à l’immortalité de l’âme, je crois en Dieu, et j’espère bien mourir entre les bras d’un prêtre catholique qui puisse recommander mon âme au Créateur. »

On sait que deux ans après cette entrevue, dans ce même mois de mai au milieu duquel il avait manifesté à Don Bosco son espoir de mourir entre les bras d’un prêtre catholique, Victor Hugo fut atteint de la maladie qui l’emporta. Dans la soirée du 22 mai il paraissait devant Dieu, mais sans avoir été assisté par un prêtre.

 

 

Charles d’ESPINEY, Don Bosco, Turin, 1891.

 

 

 

 

 

 

 

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