Sainte Dorothée de Cappadoce
par
Olivier Georges d’ESTRÉE
Di me mon pianger tu : ch’e’miei di fersi,
Morendo, etermi : e mell’eterno lume,
Quando mostrai di chiuder, gli occhi apersi.
Petrarca. Sonnetto XI.
In morte di Madonna Laura.
QUAND, martyre de sa foi publiquement confessée, la vierge Dorothée était conduite au supplice, elle passa devant la maison du proconsul romain qui l’avait condamnée. On était en hiver, et la neige tombant depuis plusieurs jours recouvrait de ses blancs manteaux les maisons et les rues de Césarée. Appuyé aux colonnes de marbre décorant le portique du palais proconsulaire, le protonotaire Théophile regardait, à travers le rideau mobile des flocons légers, s’avancer vers lui le cortège de la vierge et de ses bourreaux, et tandis qu’il se rapprochait, mille pensées contradictoires se pressaient dans son esprit.
Celle qui, blanche victime, marchait maintenant les mains liées, les pieds nus dans la neige glacée, avait naguères été recherchée et demandée en mariage par les plus nobles patrices, car elle surpassait en beauté toutes les jeunes filles de Cappadoce. Et Théophile lui aussi l’avait aimée, mais il s’était vu repoussé à son tour, comme elle avait repoussé toute demande, pour se consacrer tout entière au service du divin époux ; l’amertume qu’il avait éprouvée à cause de ce refus avait depuis rempli son cœur de rancune et de haine pour ces chrétiens méprisés dont elle se glorifiait d’être la sœur, et c’était avec une sorte de joie cruelle qu’il avait appris la persécution et les tourments que la vierge avait eu à supporter. Pourtant quand il la revit devant lui, modeste et douce, et plus belle que jamais sous les vêtements vils dont elle était couverte, il ne put supporter le clair regard de la jeune fille, et baissant la tête, il songea troublé à toutes ces tortures qu’elle avait volontairement endurées pour ce Dieu qu’elle adorait ; il se souvint que sur son refus de sacrifier aux idoles, elle avait été précipitée dans une chaudière remplie d’huile et de poix bouillante, et qu’elle en était sortie saine et sauve, n’ayant cessé de chanter et de louer Dieu tout le temps qu’elle s’y était trouvée ; il se souvint que privée de toute nourriture on l’avait ensuite plongée neuf jours dans les ténèbres d’une humide prison, et que passé ce délai, des gardes envoyés vers elle l’avaient trouvée joyeuse et disant que les anges du ciel l’avaient nourrie et ne l’avaient point quittée de tout ce temps ; il savait enfin que, furieux de se voir ainsi bravé par elle, le proconsul lui avait fait déchirer le visage et la poitrine à l’aide de fouets plombés, et que des mains féroces avaient ensuite promené des torches enflammées sur tout son corps ensanglanté.
Et l’émerveillement saisit Théophile à la pensée qu’elle était là devant lui, échappée comme par prodige à tous ces maux ; relevant les yeux, il rencontra de nouveau le calme regard de la vierge, et telle était la douceur et la pure beauté de ce regard, que toute la colère de Théophile tomba faisant place à une grande pitié. Et il résolut de la sauver et de l’arracher à la mort, pensant que par de douces paroles il pourrait mieux que par les menaces et les supplices, ramener son esprit égaré, et la persuader de sacrifier aux idoles. Ayant donc d’un geste arrêté les soldats, il descendit les degrés du portique et parla ainsi à la jeune fille : « Certes, ô Dorothée, ce dieu est puissant que tu adores, et qui par la magie de ses charmes t’a permis d’échapper à toutes les tortures : mais son pouvoir ne peut pourtant prévaloir contre les dieux immortels, et il ne pourra t’éviter la mort impitoyable, et le glaive que tu vois déjà suspendu sur toi. Et c’est pourquoi te voyant si resplendissante de jeunesse et de beauté, je ne puis m’empêcher d’être ému et attristé en songeant à ton opiniâtre folie, à cet aveuglement obstiné qui t’empêche de voir les joies innombrables qui t’étaient promises en cette vie. Ô toi, la plus belle de cette ville et de toute cette province, à quels honneurs ne pouvais-tu pas prétendre, grâce à cette beauté souveraine et aux immenses richesses de tes parents ? Et si, insoucieuse de luxe et d’opulence, tu rêvais une vie simple et tranquille, et toute remplie d’affection, ne pouvais-tu pas choisir parmi la foule des jeunes hommes illustres qui recherchaient ta main, et vivre adorée, cachant jalousement ton bonheur dans quelque retraite heureuse et inconnue. Cependant, comme frappée de démence, tu as négligé les conseils de tes amis et de tes proches, et tu as souffert de cruels tourments par ton refus obstiné d’obéir aux ordres du proconsul. Mais la puissance des charmes et des secrets magiques que tu possèdes, a conservé dans tout son éclat ton adorable beauté, et si tu le veux, la vie s’ouvre encore pour toi aussi belle, aussi pleine de promesses et d’espérances qu’au premier jour où je te vis.
Ta crédule confiance t’a fait croire, ô jeune fille, qu’il est une vie meilleure qui doit suivre cette vie terrestre ; mais de ceux qui franchirent les sombres portes de la mort, nul, tu le sais, n’est encore revenu, et dès lors que peux-tu savoir de ce royaume de délices que tu promettais au peuple, et qui peut-être n’existe que dans les vagues désirs et les rêves poétiques de ton esprit. Ô Dorothée, toi que les supplices et les tourments n’ont pu fléchir, cède à des paroles bienveillantes et écoute les sages conseils d’un ami ; laisse l’espoir décevant d’un monde incertain, et ne perds pas par une vaine obstination une vie heureuse, assurée de joies et de jouissance immédiates, alors que tant d’autres s’estimeraient comblées si elles pouvaient seulement obtenir cette beauté accomplie qui resplendit en toi, et qui t’a faite célèbre dans toute la Cappadoce. »
« Frère, dit doucement Dorothée, qu’est-ce que cette beauté périssable dont tu parles et que la moindre maladie peut tantôt flétrir et faire disparaître. Encore quelques instants, ô Théophile, et ce visage que tu contemples sera blême et défiguré, et ce corps que tu admires et que tu vantes sera jeté en terre, et aujourd’hui même il commencera de pourrir et d’être rongé des vers. Si tu pouvais voir les cadavres qui sont couchés au champ des morts, il n’y aurait moyen, tu le sais, de discerner ceux qui furent beaux et puissants de ceux qui vécurent pauvres et contrefaits, mais la mort inévitable les a rendus tous égaux et ils redeviennent peu à peu cette poussière qu’ils étaient avant de naître. Et si, comme tu le vois, la beauté passe et doit périr, n’en est-il pas de même des autres avantages terrestres, et quand tu regardes en arrière, ne vois-tu pas déjà dans un triste cortège, tes parents et tes amis morts, tes plus beaux rêves de jeunesse brisés, et déçues tes plus chères espérances. Tu l’avoues toi-même, ô mon frère, cette vie terrestre s’annonçait pour moi brillante et fortunée, et voici qu’au moment de son plus bel éclat, comme une fleur à peine ouverte qu’un soudain ouragan emporte, ma vie aussi est emportée dans la furie des tourments et des supplices, et le glaive va tantôt trancher ces jours, que tu estimais si heureux, et dignes de tant d’envie.
Ô Théophile, prends patience et permets à celle qui va mourir de te parler encore quelques instants, car dans sa bonté le Seigneur avait préparé notre dernière rencontre, et le jour est proche où la lumière divine t’éclairera. Tu sais que par la miséricorde infinie de Dieu j’ai obtenu de rester saine et sauve après avoir enduré les supplices les plus cruels, et tu sais aussi, à n’en pas douter, que par ce miracle des centaines de tes concitoyens ont été sauvés de l’erreur et convertis. Mais toi, tu ne veux pas croire, parce que le miracle ne s’est pas accompli sous tes yeux, et tu préfères expliquer ce prodige par la puissance de charmes magiques et d’incantations connues de moi seule, alors que tu sais bien toi-même, ô frère, que ces prétendus secrets n’existent pas et que je suis d’ailleurs ignorante de tout excepté de la parole divine : faudra-t-il donc, cœur incrédule, que le Seigneur accomplisse un miracle pour ramener à lui chacune des créatures qu’il a formées, et n’essaierais-tu point, même alors, de nier le prodige, ou de l’expliquer par quelque cause fortuite ?
Ô Théophile, délaisse le doute et les vains raisonnements : reviens à ton tour de tes erreurs, et vis d’une vie nouvelle, n’écoutant que ton cœur et ta conscience. Ô toi qui es savant, ne feins plus de croire que ces statues de marbre et d’or que tu adores ont pu te donner la vie et créer la terre et le ciel, et tout ce qui respire et vit autour de toi. Mais réponds-moi plutôt et dis-moi quel dieu put placer en ton cœur cette claire conscience que déjà malgré toi, comme un ange gardien, tu suis et tu vénères. Qui t’a donné l’espérance, fleur impérissable et céleste, qui te soutient dans la vie et renaît plus belle de chaque désillusion ? Qui donc enfin, maintenant même t’animait de cette charité chrétienne et te poussait, ô frère, à me sauver de la mort impitoyable ?
Tout homme, ô Théophile, porte au fond de son cœur la foi salutaire et le flambeau de la lumière divine. Voici poindre pour toi l’aurore du jour céleste, car déjà, je le sens, s’allume dans ton cœur la flamme rédemptrice ; et si tu veux, rentrant en toi-même, aviver cette flamme et te guider de cette lumière, alors tu comprendras comment, laissant tous les biens de ce monde, je m’en vais maintenant joyeuse vers cette mort que je n’avais point cherchée. Car pour cette autre vie dont tu doutes, ô Théophile, il n’est point de chose dont je sois plus assurée, et le Seigneur a permis qu’étant encore plongée dans les ténèbres de ma prison je pusse voir la splendeur des cieux entr’ouverts, et toute la gloire des saints et des saintes agenouillés devant le Seigneur tout-puissant. Déjà devançant la mort mon esprit voit s’ouvrir de nouveau les royaumes célestes, et les jardins azurés pleins de fleurs et de fruits du Paradis. Des anges blancs volent par-dessus les jardins paisibles : sous les trônes formés de verdure et de fleurs, auréolés et nimbés de lumière éblouissante, les saints et les saintes me contemplent ; et voici que penchés vers la terre, d’autres anges agenouillés sur de légers nuages, prient pour que mon âme puisse sans péché quitter ce corps terrestre. Ô ciel, j’entends leur voix séraphique et leur prière. Seigneur, recevez mon âme et pardonnez les offenses de votre servante. »
Elle dit, et tombée à genoux dans la neige épaisse, elle restait en extase et son visage resplendissait, plus beau que l’aurore et le soleil matinal. Et Théophile hésitait ne sachant s’il devait s’irriter de ces paroles ou plaindre celle qui les avait dites, et il restait indécis, admirant malgré lui l’expression de foi profonde et de pur amour du visage de Dorothée. Cependant les soldats l’avaient brutalement relevée, et tournés vers Théophile ils attendaient avec impatience qu’il leur permît de continuer leur route.
« Va-t’en donc où tu veux aller, ô Dorothée, dit-il enfin, et puisses-tu ne pas te tromper sur tes désirs ; mais quand tu seras parvenue à ce royaume de délices, envoie-moi, je t’en prie, des fruits et des fleurs cueillis aux jardins du Paradis, car, tu le vois, la neige épaisse jonche la terre, et tout n’est ici-bas que désolation et tristesse. »
« Ainsi ferais-je et je prie Dieu qu’il t’assiste », dit la vierge, et sous le doux reproche de son calme regard, un repentir soudain saisit le cœur du jeune homme, et il aurait voulu par de dignes et consolantes paroles racheter l’amertume de sa railleuse demande, mais avant qu’il les eût trouvées, les gardes farouches s’étaient saisis de la sainte et déjà ils l’entraînaient.
Alors en soupirant Théophile se détourna et, rentrant dans le palais, il s’occupa fiévreusement tout le jour, cherchant dans l’excitation du travail l’oubli de cette suprême et troublante rencontre. Mais toujours il avait devant les yeux le visage extasié de la vierge agenouillée dans la neige, et toujours aussi il sentait peser sur lui le doux reproche de son dernier regard : dans sa mémoire trop fidèle les paroles chrétiennes semblaient s’être gravées en lettres de feu, et son cœur indécis était plein de remords et de douleur au passionnant souvenir de Dorothée. Une fois de plus il tenta de se distraire et d’oublier, et sortant du palais, il s’en fut retrouver les habituels compagnons de ses plaisirs ; mais en riant et en plaisantant ils lui parlèrent de la vierge et leurs discours lui parurent si odieux et si vils que Théophile révolté les quitta, et plus triste encore reprit le chemin de sa demeure.
La nuit était venue à présent : les rues étaient désertes et silencieuses, et sous la neige, la ville était pareille à un grand tombeau. La douleur de Théophile s’accrut encore de ce silence et de cette solitude, et toutes les tristesses, toutes les fautes et les amertumes de sa vie repassèrent alors dans son esprit ; il sentait confusément qu’à partir de ce jour sa vie ancienne était morte à tout jamais, cette vie d’insouciance et de plaisirs qu’il avait jusqu’alors jugée si belle et si heureuse. Plus jamais, plus jamais l’espérance, cette fleur impérissable et céleste dont avait parlé Dorothée, ne pouvait refleurir pour lui, mais comme une nef désemparée, sa vie s’en irait à la dérive sans qu’aucune lumière ne vint luire et le guider dans les ténèbres. Un immense besoin de pleurer saisit Théophile et l’étreignit à la gorge ; il envia, désolé, l’impossible foi de cette sainte qu’il avait raillée, et comme un poids pesant le souvenir de son ironique demande lui revint à l’esprit et le remords l’accabla de nouveau.
Or, comme il montait, la tête basse, les degrés de pierre de sa maison, voici qu’une lumière soudaine l’enveloppa en même temps qu’une odeur suave se répandait dans toute l’atmosphère. Et relevant les yeux, Théophile ébloui, vit debout sur le seuil un ange blanc resplendissant, qui dans le doux berceau de ses bras refermés tenait un rameau vert tout chargé de fruits d’or, et des roses splendides aux jardins du ciel épanouies.
« Gloire à Dieu », dit le messager, et tombant à genoux Théophile charmé répéta : « Gloire à Dieu. » « Voici des fleurs et des fruits », dit encore l’ange, « qu’à ta demande, ô Théophile, ma sœur Dorothée t’envoie des jardins du Paradis. » Et les larmes brûlantes du repentir jaillirent alors des yeux de Théophile, et tandis que coulaient ses larmes, le voile qui couvrait sa vue fut déchiré, et l’ineffable béatitude de la grâce l’envahit.
La tète cachée dans les mains, le jeune homme pleura longtemps ; de confuses prières s’échappaient pressées de ses lèvres, et quand il releva les yeux la vision avait déjà disparu, mais la lumière divine brillait en lui. Et cette nuit même s’étant fait baptiser, il convertit dès les jours suivants un grand nombre de ses concitoyens en leur racontant la vision qu’il avait eue ; et recherché et persécuté à son tour il supporta les supplices avec une âme intrépide, et il reçut les palmes sanglantes avant qu’un mois se fût écoulé depuis la promesse et la mort de Dorothée.
Olivier Georges d’ESTRÉE.
Paru dans Le Spectateur catholique en décembre 1897.