L’enfance de Jean-Paul Laurens
par
Ferdinand FABRE
I
À travers les plaines brûlantes du Lauraguais, fertile en grains, le petit village de Fourquevaux, situé comme son nom l’indique « à la fourche de deux vallons », ressemble à une délicieuse oasis dans le désert. De tous côtés, par la campagne environnante, selon la saison et à perte de vue, se déroulent ou des herbages drus ou des moissons jaunissantes, ou de rudes chaumes hérissés : mais ici, parmi les ruelles du hameau, jaillissent tout à coup du sol calciné des acacias, des platanes, des tilleuls, et derrière le château se développe un parc immense peuplé de chênes et de marronniers, presque une forêt.
Jean-Paul Laurens est né à Fourquevaux vers 1838. Il passa son enfance à se déchirer les pieds aux sentiers ronceux de son pays, goûtant les délices de l’école buissonnière, tandis que son père et son frère trimaient de leurs quatre bras au soleil. Autant pour satisfaire un irrésistible penchant au vagabondage que pour fuir les leçons de monsieur le maître, il parcourait des espaces immenses ; un jour, il arriva en vue de Toulouse, – rêvant, chantant et quelquefois priant.
Sa mère, qu’il avait trop peu connue, en mourant avait laissé tomber un Livre d’Heures romaines au bord de son lit. L’enfant s’était emparé de ce bouquin, dont la basane s’effilochait affreusement, et l’avait enfoui dans une des poches de son pantalon, profonde comme un sac. Chaque matin, il emportait la précieuse relique, et sur le midi, quand les camarades qu’il avait entraînés au loin, las ou repus de mûres, d’arbouses, de micocoules, de prunelles, de toute espèce de fruits des arbres et des haies, se rasaient dans les broussailles pour y sommeiller tranquillement, lui, étendu à demi sur l’herbe, à l’ombre grêle de quelque amandier, lentus in umbra, au lieu de s’abandonner aux douceurs de la méridienne, portait à ses yeux bien ouverts les pages du Livre d’Heures et les tournait l’une après l’autre, avec des étouffements de cœur qui le firent souvent pleurer.
Un liséré de ruban fané marquait l’endroit précis où sa mère avait fermé le paroissien pour mourir. La pauvre femme s’était arrêtée au psaume cinquantième, qui commence par ce verset : Ayez pitié de moi, ô mon Dieu, selon votre grande miséricorde. Le malheureux petit, qui savait lire, revenait sans cesse à ce psaume final : il lui semblait que sa mère avait besoin de cette prière pour entrer au ciel, et cent fois à son intention il la récita dévotement.
Une après-midi, feuilletant et feuilletant encore les Heures romaines, ce trésor inépuisable en émotions tendres et douces, Jean-Paul fit la découverte d’une image. Il tomba en arrêt et regarda avidement. C’était une Nativité. La Sainte-Vierge tenait l’enfant Jésus sur ses genoux ; derrière eux, saint Joseph se penchait pour les voir ; un peu plus loin, trois bergers accourus à « la bonne nouvelle » étaient prosternés, adorant le Sauveur ; à droite, une vache aux cornes magnifiques tendait le cou, projetant son haleine chaude pour réchauffer le berceau ; en haut, dans les combles de l’étable de Bethléem, des anges volaient.
Laurens, qu’une perte irréparable disposait à l’exaltation, ne put supporter longtemps la vue de cette misérable estampe, d’après Carle Vanloo, gravée pour la maison Barbou, de Limoges, par un nommé Jacques Berniquet. Il referma le livre vivement et lança des pierres à ses amis les vagabonds pour les remettre sur pied. Il essaya de n’y plus songer. Mais le lendemain, assis sous le même arbre, il retournait à son cher supplice, et après avoir contemplé de longues minutes l’image, objet de son bouleversement de la veille, lui dont la main était à peine capable de tracer les lettres de l’alphabet, tenta, chose inouïe ! de copier la petite Nativité de Vanloo.
Qui lui soufflait cette idée ? Qui lui communiquait l’audace de cette extraordinaire entreprise ? Personne. En essayant son premier croquis en pleine nature, dans les campagnes nues du Lauraguais, Jean-Paul Laurens obéissait à cette voix que, bien avant lui, parmi les champs arides de Vespignagno, avait entendue le pâtre Giotto, traçant le profil de ses chèvres sur les rochers : la voix impérieuse de la vocation.
Mais le Livre d’Heures, sondé, pénétré dans tous ses coins et recoins, était épuisé, et la fièvre de dessin qui avait gagné notre garçonnet de Fourquevaux le brûlait toujours. Que faire à présent des longues journées solitaires ? Prendre des alouettes au filet, engluer linottes et chardonnerets aux sources, tous ces amusements, auxquels il s’était livré avec passion, ne le touchaient plus.
Il avait remarqué des arbres dans une des estampes du paroissien, et comme, à l’entrée même du village, il connaissait de superbes acacias, un soir, au risque de se brouiller avec ses compagnons, il les abandonna au désert et se rabattit seul vers Fourquevaux. Coup sur coup, il tenta d’enlever sur une page de son cahier de deux sous les belles branches chargées de fleurs des acacias. Hélas ! sa tentative ne réussit guère. Il s’y entêta. Mais après des essais renouvelés et tout aussi infructueux, il renonça à son idée. Dans les Heures de sa mère, chaque trait était arrêté, précis, fini ; dans la nature, au contraire, chaque trait lui paraissait flottant, vaporeux, insaisissable par le mouvement continuel de la lumière et de l’air. Ô désespoir !
Cette impuissance coupa les ailes à son essor d’artiste instinctif ; il fut humilié et demeura plusieurs semaines sans toucher ni à son crayon, ni à son papier, se reprenant à ses jeux rustiques avec une sorte de colère, domptant l’inquiétude naissante de son esprit par des marches éperdues qui le rendaient au logis paternel absolument exténué, sans force aucune et sans appétit.
Mais il avait eu beau renoncer « à faire des images », comme il s’exprimait lui-même dans ses confidences aux polissons de l’école, à son frère, son premier admirateur, Jean-Paul ne songeait qu’aux images, ne pensait qu’aux images du matin au soir et du soir au matin. C’était une véritable possession. À la nuit, en regagnant la maisonnette au toit rouge, entendait-il dans les pénombres du crépuscule la voix de quelque galopin qui l’appelait à une partie de main chaude sur la place du village, il voyait aussitôt les anges de la Nativité de Vanloo chantant au bruit de leurs ailes : Gloire à Dieu dans la hauteur des cieux, paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ! Un tableau lui apparaissait incontinent, et, malgré qu’il en eût, sa cervelle obsédée plaçait les personnages, distribuait les plans d’une œuvre confuse, entrevue comme dans un rêve, à travers les obscurités mystérieuses du sommeil.
II
Un matin du mois de mai 1851, Fourquevaux, qui dormait encore, fut éveillé par un grand bruit de ferrailles et par des chants lancés à pleine voix. Dans cette bourgade, coutumière, comme toute bourgade du Midi, de la musique et des chansons, était-ce une aubade ? était-ce un charivari ? En une minute, ce menu peuple rustique fut en l’air, et chacun de glisser un pas au seuil de sa porte et de regarder vers la route de Toulouse, d’où partait un concert tout à fait inattendu.
Là-bas, dans les claires buées de l’aube, que le soleil rougissait d’un premier rayon, parurent trois robustes gaillards, dont les bouches rondes, ouvertes comme des gouffres, faisaient un vacarme étourdissant. Derrière ces chanteurs forcenés, un énorme mulet poilu, ventru, à oreilles pendantes, quelque peu galeuses, traînait un chariot disloqué. Était-ce bien un chariot ? Cette longue caisse de sapin, souillée de barbouillages immondes, supportée par un essieu criard, tenait de tous les genres de véhicules, du fourgon, du tombereau, de la carriole, et n’en représentait exactement aucun.
La bande matinale défila à travers le village, insoucieuse des regards soupçonneux qui la mitraillaient au passage, et vint s’arrêter devant l’église. Pour le coup, l’ébahissement fut au comble, et les paysans se précipitèrent. En un clin d’œil, les hommes, les femmes, les enfants, les chiens enveloppent, cernent, étreignent les nouveaux venus, leur charrette et leur mulet.
« Au large donc, vous autres ! s’écria en zézayant l’un des étrangers, grand escogriffe à barbe noire.
– Qui êtes-vous ? demanda un indigène, osant faire un pas de plus.
– On m’appelle l’Italien. »
L’escogriffe, en articulant ces mots, allongea un bras vers le coffre de la charrette et en retira une rapière démesurée.
Fourquevaux, épouvanté, recula de plusieurs semelles.
Au même instant, la porte de l’église s’entrebâilla. Un ecclésiastique passa le nez.
« Monsieur Antonio Buccaferrata ! monsieur Antonio Buccaferrata », cria-t-il, alarmé.
M. Antonio Buccaferrata salua avec les marques du plus profond respect ; puis, riant, rejeta sa lame à terre parmi les mille objets bizarres de la charrette, que ses camarades étaient en train de décharger.
« Mes amis, dit le curé à ses ouailles ahuries, n’ayez pas peur : ces messieurs m’ont été recommandés par monseigneur l’archevêque ; ils viennent peindre l’église. Ces messieurs, qui depuis longtemps travaillent dans nos contrées, sont des peintres italiens. »
Des peintres italiens !
En effet, quelques jours après, des échafaudages étaient dressés contre les murailles du chœur de la modeste église paroissiale, et nos trois artistes ambulants montaient et descendaient de longues échelles flexibles, tenant en main des pinceaux énormes, affreusement ébouriffés, et des godets débordant de sauces grises, brunes, quelquefois d’un jaune doré.
Il paraissait évident, à l’attitude crâne de Buccaferrata, sur les planches des échafauds, au ton impérieux de sa voix, à la liberté qu’il prenait contre toute décence de siffler de temps à autre un air en travaillant, il paraissait évident que cet Antonio Buccaferrata, grand, élancé, beau de pose et de geste, était le maître peintre de la troupe, et que les deux pauvres diables qui l’accompagnaient n’étaient que des ouvriers. Du reste, tandis que les frères Pedroja, Giovanni et Filippo, marbraient à grands renforts de biceps des soubassements, accrochaient des étoiles aux voûtes, enluminaient le manteau bleu d’un saint Paul montrant son glaive, badigeonnaient un arbre de la croix sur les épaules du Nazaréen, lui, Antonio, armé de la glorieuse palette interdite à son entourage, retenant de ses longs doigts nerveux, non pas un pinceau à barbouiller des volets, mais dix pinceaux minces, effilés, pointus, touchait les têtes, les pieds, tous les nus en un mot des personnages qu’à l’aide de vastes cartons il avait, au préalable, soigneusement décalqués sur les murs.
III
Cependant nos artistes menaient, en terre de Lauraguais, une vie fort discrète. Retenus toute la journée à l’église par le travail, le soir venu, ils se retiraient au premier étage du presbytère, que le desservant de la paroisse leur avait alloué comme logement, et on ne les rencontrait pas plus dans les ruelles du village qu’au cabaret. C’était tout au monde si, de temps à autre, à la nuit, en s’aidant de la guitare, on les entendait fredonner quelques chants de leur pays.
Fourquevaux éprouvait une déception énorme. Ce fut d’abord de l’ennui, puis cela devint de la colère.
Fourquevaux, furieux non seulement de ne pouvoir caqueter avec des étrangers – on a si peu de distraction au village ! –, mais aussi de ne pas être admis à se repaître les yeux de leur peinture – de grands voiles tombant des voûtes les cachaient absolument –, Fourquevaux se mit à la fin en insurrection ouverte. Profitant d’une absence du curé, dont l’autorité les eût maintenus, cinquante délégués de ce peuple soulevé vinrent un jour frapper bruyamment à la porte de l’église.
Antonio Buccaferrata surgit brusquement sous le porche.
– Que voulez-vous ? leur cria-t-il.
– Nous voulons voir ce que vous faites.
– Ce que nous faisons n’est pas fini.
– Montrez-le tout de même.
– Nous ne voulons pas le montrer.
– À bas, les Italiens ! à bas !
– Giovanni ! Filippo !
Les deux ouvriers rejoignirent leur patron. L’émeute recula : les vêtements, les visages des frères Pedroja, salis de toute espèce de couleurs, ici balafrés de jaune, meurtris là de taches saignantes qui ressemblaient à des blessures, l’avaient épouvantée.
– Vous n’entrerez pas, vous savez ! dit Buccaferrata fort pâle.
– Vous n’entrerez pas ! appuyèrent Giovanni et Filippo, levant leurs quatre poings fermés.
Il y eut un moment de silence. De part et d’autre, nos gens se mesurèrent des yeux.
C’est à cette seconde formidable qu’un garçonnet, qui pouvait bien avoir de treize à quatorze ans, se détacha du groupe des campagnards et marcha vers Buccaferrata.
– Monsieur Antonio, lui dit-il, je vous en prie, donnez-moi la permission, à moi, de voir vos tableaux.
Au milieu des grognements sourds de Fourquevaux en révolte, la voix de l’enfant avait détonné comme une musique. Le maître peintre, dont l’œil fixe et froid ne quittait pas ses ennemis, abaissa un regard sur le jeune paysan. C’était un être long, maigre, chétif ; mais sur ce corps étiré, qui avait poussé trop vite, entre deux épaules étroites, légèrement pointues, se dressait une tête admirable d’intelligence et de vie. Plusieurs Primitifs et quelques maîtres de la Renaissance, Raphaël et Léonard entre autres, nous ont donné quantité de saint Jean-Baptiste aux cheveux crépus, minutieusement annelés. C’était, chez ce naturel de Lauraguais, la même chevelure, le même aspect. Le front rugueux, bossué de deux protubérances jumelles, comme si la pensée trop intense de ce cerveau à peine éveillé voulait forcer sa cloison, avait une singulière beauté ; les yeux gris, perçants et doux, rayonnaient d’enthousiasme contenu.
« Et que te font mes tableaux, à toi, bambino ? lui dit-il enfin.
– J’aime tant les images !
– Comment t’appelles-tu ?
– Jean.
– Jean-Baptiste sans doute ?
– Non, Jean-Paul.
– Et ton père, quel est son nom ?
– Laurens.
– Que fais-tu ?
– Je vais à l’école.
– Entre.
Tandis que l’enfant franchissait le seuil de l’église, environné, enveloppé des trois artistes, Fourquevaux, subitement calmé – dans une certaine mesure ne venait-on pas de lui donner satisfaction ? –, Fourquevaux se retirait glorieux de sa victoire, et résigné, pour être admis à voir les peintures, à attendre qu’elles fussent terminées, entièrement terminées.
Debout sur les échafaudages, notre petit paysan, à qui l’œuvre du maître peintre apparut tout à coup, demeura muet de saisissement. Ah ! que nous étions loin des Heures romaines ! Laurens, qui depuis, chez nous, en Espagne, en Italie, a bu jusqu’à l’ivresse la belle folie de l’art, ne se souvient pas d’avoir éprouvé de bouleversement plus profond de sa vie. La fresque d’Antonio Buccaferrata, plutôt badigeonnée que peinte, représentait la fameuse Cène de Léonard de Vinci. L’enfant regardait ; les yeux dilatés jusqu’aux sourcils, il ne cessait de regarder.
« Oh ! celui-là ! dit-il, désignant un personnage du tableau qui retenait une bourse dans sa main crispée.
– Tu le reconnais ? lui demanda Antonio.
– C’est Judas. »
Puis, après un nouveau recueillement, laissant pour ainsi dire éclater son âme trop pleine :
« C’est beau tout de même, balbutia-t-il, c’est bien beau ! »
Cette admiration naïve toucha Antonio Buccaferrata.
« Aimerais-tu d’être peintre ? lui dit-il avec une émotion qui rendit sa voix chevrotante.
– Oh ! si mon père voulait !
– Mais le veux-tu, toi ? le veux-tu ?
– Oui, monsieur, murmura-t-il, sa tête rousse dans les cieux ouverts.
– Justement, nous avons besoin d’un apprenti, maître, intervint Filippo Pedroja.
– Où est ton père ? insista Antonio.
– Aux champs.
– Et ta mère ?
– Elle est morte.
– Allons trouver ton père. »
Le soir même, Jean-Paul Laurens était confié à Antonio Buccaferrata, et quelques semaines après, ayant aidé les frères Pedroja à atteler le mulet à la carriole, il s’éloignait de Fourquevaux, le cœur serré, mais résolu, les yeux troublés, mais éblouis par des lumières intérieures, les lumières de la vocation vraie qui laissent entrevoir l’avenir.
Ferdinand FABRE.
Paru dans Le Chercheur, revue éclectique, en 1888.