Utballa

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Helena FADEYEV

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

Dans le salon de madame la conseillère Sorbin était réunie l’aristocratie de la ville. Quelques femmes, assises sur un divan près d’une table à thé, causent avec vivacité.

– Mais, s’écria une étrangère, qui est donc cette Utballa ? Son nom est vraiment un nom barbare. Il n’existe dans aucun calendrier.

– Pour vous expliquer l’origine de ce nom, il faudrait vous raconter toute une histoire, dit un jeune Moscovite.

– Racontez, dit l’étrangère. Il y a dans cette jeune fille je ne sais quoi d’asiatique qui me séduit.

– Je ne sais rien de positif, répondit le jeune homme en quittant sa place.

– Racontez toujours ce que vous savez, dirent quelques autres personnes qui se trouvaient là, en se levant comme lui, et en le suivant dans la salle voisine où était une table de whist.

– Avez-vous été à Astrakan ?

– Non, jamais.

– Dans aucune ville de Russie vous ne trouverez un tel mélange d’Asiatiques et de vrais croyants. Une partie du gouvernement d’Astrakan est habitée par des Kalmouks nomades. Plusieurs d’entre eux servent dans la ville comme domestiques.

– Auriez-vous envie, dit une des dames, de nous faire une leçon de statistique sur les Kalmouks ? Je dois vous prévenir que nous ne nous en soucions nullement.

– Patience, Madame ! nous arrivons à Utballa. Son père demeurait dans un des districts du gouvernement d’Astrakan, et sa mère est une Kalmouke.

– Comment ! un marchand russe a pu se marier avec une Kalmouke ?

– Je n’ai pas dit qu’il fût marié : loin de là. Deux mois après la naissance de son enfant, il donna la mère d’Utballa pour femme à un Saissan, autrement dit un noble kalmouk, et l’oublia complètement.

– Le barbare !

– En effet. Mais bientôt il éprouva un profond ennui dans sa solitude. Il était trop vieux pour songer à se marier, et ses parents le fatiguaient de leurs obsessions intéressées. Un beau jour il les mit à la porte. Pour mieux les punir, il songea à prendre près de lui sa fille. Il s’informa du lieu où campait l’ulus (la horde) au sein de laquelle elle vivait, alla la chercher, et vint se fixer parmi nous pour ne plus voir ses avides héritiers.

– Mais permettez-moi encore une question. N’est-elle pas baptisée ? Son nom païen pourrait le faire supposer.

– Le vieux croyant la baptisa selon les usages de sa secte, lui donna je ne sais quel nom étrange...

Pekla ou Matriena. Dans la maison des Sneshin où elle fut élevée, on préféra lui conserver son nom kalmouk d’Utballa.

– Encore un mot. Pourquoi les Sneshin s’intéressent-ils tant à cette jeune fille ?

– Le vieux croyant était leur voisin. Les enfants s’attachèrent à la petite sauvage. Madame Sneshin découvrit en elle des qualités naturelles et résolut d’aider au développement de cette fleur des steppes, comme elle l’appelait dans son langage sentimental. Elle lui donna donc une assez complète éducation ; mais à quoi sert ? Le vieux croyant est entêté. Il condamne nos réunions et ne veut pas que sa fille y paraisse.

Ce récit était exact, sauf sur un point : c’est que ce n’était pas seulement par la volonté de son père, mais par la sienne propre, que la jeune fille ne voulait pas aller dans le monde. Quand elle entra chez sa bienfaitrice, la maison de madame Sneshin, qui venait de perdre son mari, était fermée comme un cloître. Utballa, qui avait alors sept ans, regrettait la liberté des hordes nomades, parlait avec tendresse de sa mère, et quelquefois demandait en pleurant pourquoi on la faisait rester si longtemps à la même place. Peu à peu cependant ces souvenirs s’effacèrent dans son esprit, elle s’attacha à madame Sneshin, à sa fille Sophie, et prit goût aux usages du monde civilisé.

Quand Sophie eut atteint sa vingtième année, sa mère sortit de sa retraite, fit des visites, ouvrit ses salons, et alors pour la première fois Utballa éprouva l’amer sentiment de l’inégalité. Les femmes la traitaient froidement et ne lui accordaient guère qu’un sourire de pitié. Si l’une d’elles laissait tomber une carte ou son mouchoir : « Ramasse cela, ma petite », disait-elle. Une autre lui demandait du même ton un tabouret, et pour tout remerciement lui faisait un léger signe de tête. Les hommes lui montraient plus d’égards, soit par considération pour le million qu’elle devait posséder un jour, soit parce qu’à l’âge de quinze ans elle était remarquablement belle.

Rien du type kalmouk sur sa figure. Elle avait des dents pareilles à des perles, et de longs cheveux soyeux d’un noir éclatant.

Utballa ne remarquait point les regards bienveillants des hommes. Les affronts qu’elle avait reçus lui avaient fait comprendre sa situation équivoque. Elle se retira tristement de cette société dont elle ne pouvait vaincre les préjugés. Dès qu’elle voyait une voiture s’arrêter à la porte de la maison, elle courait s’enfermer dans la bibliothèque. En revenant du bal, Sophie lui racontait ses plaisirs de jeune fille ; Utballa l’écoutait en silence, et parfois tombait dans une profonde rêverie.

À l’époque où notre histoire commence, un évènement mettait toute la ville en émoi. Un général venait d’arriver de Pétersbourg avec trois adjudants. Les collets brodés, les épaulettes et les aiguillettes de ces officiers occupaient l’attention de toutes les femmes. Les personnages les plus considérables de la ville se mirent en frais de dîners et de soirées. L’astre du jour, le général, fut conduit avec ses trois satellites de salon en salon, et vit tour à tour s’élever devant lui des pyramides en pâtisseries ornées des deux premières lettres de son nom, des édifices en sucre représentant le temple de la Renommée, et d’autres œuvres non moins ingénieuses. Cependant ce soleil était déjà vieux et ne pouvait attirer sur lui seul tous les regards. Ses officiers étaient l’objet d’une quantité de délicates attentions. Partout on voulait déployer la plus grande hospitalité, afin que ces habitants de la capitale n’emportassent point de la petite ville qui avait le bonheur de les posséder une fâcheuse idée. Parmi ces maisons hospitalières se distinguait celle de madame Sneshin, animée à la fois par la présence des nobles étrangers, et par l’éclat d’un nouvel enseigne qui venait de surgir à l’horizon : c’était Boris Sneshin, qui, après quatre années d’absence, rentrait dans la maison maternelle. Il l’avait quittée presque enfant ; il y revenait avec un premier grade, avec les espérances d’une brillante carrière. Quelle gloire pour sa famille ! quelle joie pour ses amis !

Après les premières effusions de tendresse, madame Sneshin amena près de son fils la timide Utballa.

– Reconnaîtras-tu, lui dit-elle, notre petite sauvage ?

– Est-il possible ! Utballa !

– Oui, elle-même ; te rappelles-tu comme tu la faisais marcher au pas avec ta sœur, en leur donnant tes ordres avec l’autorité d’un capitaine qui dirige son bataillon ?

Boris salua gaiement la compagne de ses jeux d’enfance, puis se retourna vers sa mère.

Dès ce jour il s’opéra un changement assez notable dans l’existence d’Utballa. Madame Sneshin eut chez elle de fréquents bals et de fréquentes réunions. Sophie, occupée à faire les honneurs du salon, ne pouvait plus passer autant d’heures seule avec son amie. Elle continuait pourtant à l’entretenir des danses où elle avait brillé, des galanteries qui lui avaient été dites en prose et en vers. Mais bientôt elle parut distraite, elle s’occupait avec plus de soin de sa toilette, et semblait impatiemment supporter la longueur des jours où elle n’allait point dans le monde. En vain Utballa l’interrogea sur cette nouvelle disposition d’esprit, en vain elle essaya d’en pénétrer les secrets ; elle ne put y parvenir.

Quelque temps après, madame Sneshin donna chez elle une fête splendide. Toute la maison était éclairée, l’orchestre nombreux, le buffet servi à profusion. Il va sans dire qu’au milieu de l’aristocratie de la cité brillaient le général et ses adjudants, tous quatre fort empressés auprès des dames, et les invitant au cotillon, à l’écossaise et à je ne sais quelles autres espèces de danses. Boris avait également beaucoup à faire. Les jeunes filles l’appelaient le joli garçon, et jouaient avec lui comme avec un petit chat, sans songer que les griffes d’un jeune chat sont souvent plus acérées que celles d’un vieux.

Les couples s’étaient formés pour l’écossaise. Le cavalier d’Utballa eut l’imprudence de la conduire entre la fille du président et une fière demoiselle d’un âge fort mûr. L’une et l’autre se sentirent à cet aspect blessées dans leur dignité ; elles s’éloignèrent brusquement, et les autres couples suivirent leur exemple. Utballa fut forcée de se retirer, et comme, après cet éclat, personne n’osait plus l’inviter, elle alla s’asseoir dans un cabinet solitaire.

– Pourquoi donc, dit Boris qui l’aperçut par hasard, pourquoi restez-vous ainsi à l’écart ?

– Je n’appartiens point à votre société, répondit-elle avec des larmes dans les yeux ; je ne voulais point y paraître. C’est Sophie qui m’a entraînée. Je vois qu’on me méprise !

– Quelle idée ! Qui vous a décidée à vous retirer ici ?

– Tous ceux qui m’entouraient.

– Voyons ! que s’est-il passé ?

Utballa lui raconta l’affront qu’elle venait de subir.

– Ah ! chère Utballa ! s’écria Boris, vous danserez avec moi. Venez !

Malgré sa résistance, il la ramena au milieu du salon et la fit asseoir auprès de Sophie. Il fut pour si attentif, si amical, que la pauvre Utballa reprit sa gaieté. Son visage était animé, ses yeux brillaient, et elle était alors si belle que les regards se fixèrent involontairement sur elle.

Après la première danse, Boris, la conduisant au milieu d’un cercle de jeunes filles, lui dit : « Ne m’oubliez pas pour la mazurka. »

Les jeunes filles la regardèrent d’un air moqueur. Utballa ne remarqua point leurs expressions ironiques. Elle était si heureuse !

– Qui est donc cette charmante brune ? demanda le général.

– La fille d’un marchand de cette ville, répondit un de ses voisins.

– Ah ! dit le général.

– D’un riche marchand.

– Ah ! s’écria plus haut un de ses adjudants.

– Oui, ajouta un fonctionnaire, elle aura quelque jour un joli petit héritage, un héritage de plus d’un million.

Nul ne répondit à ces paroles. Mais le général redressa la tête, croisa les mains derrière son dos, et ses regards ne quittèrent plus Utballa.

– Elle est vraiment très jolie, murmura-t-il à voix basse.

Un instant après, il était près d’elle, s’entretenait amicalement avec Boris, et faisait tous ses efforts pour parvenir à causer avec la jeune fille.

Le lendemain, la nouvelle se répandit dans la ville que Son Excellence voulait épouser Utballa, ce qui porta un coup terrible à plusieurs projets ambitieux. Quelques personnes prétendaient que le général voulait demander la main d’Utballa, non pour lui, mais pour un de ses officiers.

Ce jour-là, les préoccupations rêveuses de Sophie furent expliquées. Le plus aimable des trois adjudants, s’étant épris d’elle, avait fait avec succès l’aveu de son amour. Bientôt tous deux furent fiancés. Pour ne pas se séparer de ses enfants, madame Sneshin résolut d’aller s’établir à Pétersbourg, et de passer, en attendant ce départ décisif, quelque temps à la campagne.

Utballa pleura beaucoup en apprenant cette résolution, car elle allait perdre son unique amie, sa mère, sa protectrice. En la voyant si affligée, son père lui permit de suivre ceux qu’elle aimait tant à la campagne.

Elle quitta la ville à la vive satisfaction de plusieurs grandes demoiselles fort inquiètes de l’ascendant que lui donnait son futur héritage.

C’était à la fin de septembre ; les feuilles des arbres commençaient à jaunir. L’habitation de madame Sneshin s’élevait sur une hauteur, au milieu d’un jardin enlacé de trois côtés par une rivière. Les bords de cette rivière étaient surmontés de terrasses couvertes de fleurs et d’arbustes. C’était une de ces demeures champêtres qui ravissent les regards des paysans, et font dire à ceux qui les contemplent : Ah ! quel bonheur d’être là ! On ne pense pas que plus d’un amer soupir s’exhale peut-être au sein de ces sombres allées, que plus d’une larme tombe sur ces corbeilles de fleurs.

En ce temps-là, pourtant, le bonheur régnait dans la demeure de madame Sneshin. Sophie avait repris sa gaieté et sa vivacité d’autrefois. Boris faisait de brillants rêves d’avenir. Des habitants de la ville voisine venaient complimenter la nouvelle fiancée et restaient dans la maison plusieurs jours. Le général apparaissait aussi fréquemment. Comme il se montrait de plus en plus prévenant pour Utballa, ceux qui parlaient naguère dédaigneusement de la pauvre fille la traitaient avec égards et lui donnaient même des témoignages d’affection qui cependant la touchaient peu. Elle se trouvait dans une pénible situation d’esprit. Les fiançailles de son amie éveillaient en elle un sentiment singulier, non pas un sentiment d’envie, son âme n’était pas accessible à une telle passion ; au contraire, elle se réjouissait du bonheur de Sophie, mais en même temps elle faisait un triste retour sur elle-même.

Cependant il s’établissait entre elle et Boris une liaison qui n’était pas sans danger. Boris lui racontait ses premières aventures de jeunesse. Elle, de son côté, l’entretenait de ses rêves et de ses souffrances. Sophie, uniquement occupée de son prochain mariage, abandonnait à son frère les confidences de son amie, grave et délicate mission pour un homme à qui l’on communique peu à peu bien des secrets, jusqu’à ce que l’heure arrive où on lui révèle le plus profond, le plus important de tous.

Le soir, quand les étrangers étaient retirés dans leur appartement, quand madame Sneshin s’entretenait avec son intendant, quand les deux fiancés murmuraient à voix basse leurs doux projets dans un coin du salon, Boris s’asseyait près d’Utballa et jurait sérieusement qu’elle n’avait point, comme elle le prétendait, un cœur de glace. Il aimait sa conversation animée et originale, il aimait en elle ce mélange singulier de rêverie allemande et d’ardeur orientale. Habitué à la considérer comme une sœur, il combattait opiniâtrement tout ce qu’elle disait de sa froideur, sans se douter de l’exaltation qu’elle s’efforçait de cacher sous une apparente indifférence.

Un jour madame Sneshin l’appela dans sa chambre, désirant, disait-elle, lui parler sans témoin. Une telle invitation éveilla dans l’esprit d’Utballa le pressentiment d’un grand évènement. Ce qu’elle apprit dans cette conférence secrète lui causa une extrême surprise. Après un court préliminaire, sa bienfaitrice la félicita du bonheur inespéré qui l’attendait et lui annonça comme une grâce extraordinaire de la Providence que le général devait l’épouser. Jamais, dit-elle, dans ses rêves les plus brillants, jamais elle n’aurait osé concevoir pour sa chère pupille une si haute fortune. Quel fut son étonnement, lorsqu’au lieu d’entendre le cri de joie d’Utballa, elle la vit baisser tristement les yeux et pâlir. Madame Sneshin renouvela sa proposition, ajoutant qu’elle répondait du consentement paternel. Utballa se jeta dans les bras de sa bienfaitrice en sanglotant, la conjura de ne point parler à son père, et d’éloigner à jamais d’elle un tel projet de mariage.

Toute insistance fut inutile. Utballa resta inflexible ; madame Sneshin finit par la prier de réfléchir quelques jours. Sophie voulut entreprendre de vaincre les résistances de son amie.

– Écoute, lui dit Utballa en lui mettant la main sur le cœur : voudrais-tu l’épouser ?

– J’en aime un autre.

– Si tu n’en aimais pas un autre, réponds-moi franchement : voudrais-tu prendre pour mari ce vieux général, et renoncer à tout ce que ton imagination te fait entrevoir dans l’avenir ? Pourquoi n’en aimerais-je pas un autre aussi, maintenant ou plus tard ? Pourquoi renoncerais-je à mes plus belles espérances ? Pourquoi me fermerais-je à moi-même le chemin d’un bonheur pareil au tien ?

– Mais moi ! moi !

– Je sais ce que tu veux dire. Ta naissance te donne une honorable position dans le monde, et moi je ne suis qu’une malheureuse créature. Mais par cette raison je n’en suis que plus attachée à ma liberté, et je ne veux point de ceux qui ne cherchent point mon amour, qui ne songent qu’à la fortune de mon père.

Sophie, n’ayant rien à répondre à cette objection, cessa de la sermonner. Madame Sneshin voulut encore essayer de l’influence de Boris. Mais à peine le jeune enseigne avait-il prononcé les premiers mots dictés par sa mère, que soudain le visage d’Utballa se couvrit d’une pourpre éclatante, puis d’une pâleur mortelle.

– Et vous aussi, Boris, s’écria-t-elle avec un accent de désespoir, vous désirez...

– Je vous aime comme une sœur et je désire votre bonheur.

– Vous m’aimez... vous désirez mon bonheur, et vous me proposez de m’unir à un, au... à ce vieillard ! Allez ! laissez-moi, je ne vous aime pas... Vous ne savez pas... non... Que Dieu vous pardonne le mal que vous venez de me faire !

– Moi ! Que dites-vous ?

Utballa avait disparu.

Boris fut frappé d’une lueur subite ; mais il craignait d’être le jouet de son amour-propre.

Après ce premier aveu, Utballa ne put cacher longtemps ses émotions. Elle aimait Boris, elle eût tout sacrifié pour lui, seulement elle n’osait concevoir l’espérance d’être aimée de lui. Dans cette incertitude, elle gardait sa passion au fond de son cœur comme les vestales gardaient le feu sacré. Une fois que cette passion eut rompu ses premières chaînes, elle prit un rapide essor. Toute l’existence d’Utballa se concentra en celui qu’elle aimait. C’était lui qu’elle observait, c’était pour lui qu’elle parlait. Lui seul était le mobile de ses actions et de ses pensées. Ceux qui la voyaient, à l’approche du départ des Sneshin, si vive, si animée, l’accusaient d’indifférence et d’ingratitude. Personne ne savait qu’après une de ces heures de joyeuse causerie, elle se retirait dans sa chambre et que, repoussant loin d’elle cette gaieté factice, elle tombait épuisée de fatigue sur un canapé et pleurait amèrement. Celui qui était la cause de cette gaieté trompeuse et de cette douleur réelle, celui-là même ne voyait pas combien le rire de la jeune fille était contraint. Quelquefois il lui exprimait le regret qu’il éprouvait de la quitter bientôt ; mais son langage était calme, sa voix assurée, tandis que la pauvre fille sentait tout son sang affluer au cœur.

Quelques jours avant le départ des voyageurs, le général se présenta chez madame Sneshin pour connaître le résultat de sa négociation. Malgré tout ce qu’elle lui dit, il ne pouvait se figurer qu’une petite bourgeoise fût insensible au prestige de ses épaulettes. Il résolut de lui parler à elle-même et il lui parla avec une éloquence tout à fait inutile.

C’était le soir ; la brise d’automne était douce comme aux derniers jours d’été. L’odeur du feuillage mourant parfumait l’atmosphère, les rayons du soleil couchant doraient les rameaux des arbres et répandaient de tout côté ces merveilleux effets de lumière qu’on ne voit qu’en automne. Une troupe de cigognes poursuivait son vol vers les régions du sud. Sur le perron de la maison quelques personnes étaient arrêtées. Utballa errait seule au milieu des fleurs fanées.

Boris la vit et accourut près d’elle.

– À quoi pensez-vous ? lui dit-il : à la feuille qui tombe ou à l’étoile du soir ?

– Oui, j’ai mon étoile, une pâle, petite et lointaine étoile, que l’on voit à peine, mais qui jette sur moi un doux rayon.

– Pourquoi donc en avoir choisi une si petite ?

– Pourquoi ?...

Elle garda un instant le silence ; puis, cueillant une belle-de-nuit :

– Connaissez-vous, dit-elle, la tradition de cette fleur ?

– Non. Mais répondez d’abord à ma question. Pourquoi avez-vous préféré une petite étoile à la lune, au soleil, à tant d’autres astres brillants qu’on peut, vous le savez, saisir avec la main, surtout avec une douce petite main blanche comme la vôtre ?

– Vous croyez ?

– Certainement. Beaucoup d’autres à votre place ne laisseraient pas ainsi échapper l’occasion.

– Écoutez bien, dans trois jours nous nous quittons. Je veux vous laisser un souvenir de moi. Je veux vous écrire la tradition de cette fleur, une légende des steppes.

Utballa s’enfuit. Deux heures après, elle rapporta à Boris, qui se trouvait seul au salon, une feuille de papier, puis disparut de nouveau. Boris s’approcha de la table, et lut :

 

 

HISTOIRE DE LA BELLE-DE-NUIT

 

Au commencement de la création, un arbuste s’élevait sous le ciel pur, à la cime du Tibet. Le soleil avait achevé sa course ; l’ombre du soir s’étendait sur la terre. À l’une des branches de l’arbuste, une fleur modeste s’épanouit. Elle n’avait point l’éclat de la rose ; elle ne dominait point les autres fleurs, comme les fiers lotus ; elle élevait humblement sa petite tête dans le monde du grand Bouddha. Autour d’elle tout était sombre et froid. Les plantes voisines dormaient sur leurs tiges, et les papillons de nuit voltigeaient dans l’air sans s’arrêter près d’elle. La pauvre fleur, effrayée de son isolement, laissa tomber sa tête avec tristesse. Alors apparut au ciel une petite étoile dont les rayons ravivèrent la fleur délaissée : elle se releva, regarda avec amour et reconnaissance l’astre qui lui rendait une nouvelle existence.

L’aurore revint. L’étoile disparut devant la lumière du jour. Des milliers de plantes s’épanouirent à cette ardente lumière, qui inondait aussi la petite fleur modeste ; mais elle se souvenait de la douce lueur de l’étoile nocturne, et elle restait indifférente à la splendeur du soleil. Rafraîchie par la rosée de la nuit, ranimée par les rayons salutaires qui étaient tombés sur elle, elle se détourna des feux éclatants du soleil, ferma son calice et s’assoupit sur ses rameaux. Depuis ce temps, pour elle la nuit est devenue le jour, et le jour est devenu la nuit. Au lever de l’aurore, la fleur disparaît. Au crépuscule du soir, elle se relève pour saluer sa chère étoile, et aspire sa lueur propice.

Il en est ainsi du cœur de la femme. La première image qui la touche, le premier témoignage d’intérêt, la première parole affectueuse, s’impriment profondément dans son âme. Un mot de celui qu’elle aime lui cause une vive émotion. Les discours passionnés des autres la laissent indifférente. Qu’importe que celui qu’elle aime soit obscur et ignoré, qu’il se perde au milieu de la foule ? Le cœur de la femme saura bien le trouver dans son obscurité et le suivre dans son humble sentier. Elle peut admirer l’éclat du soleil, mais elle appartient uniquement toujours à sa petite étoile.

 

 

Boris fut vivement impressionné à la lecture de cette allégorie.

Une nouvelle lumière éclaira son esprit. Plusieurs circonstances auxquelles il n’avait d’abord attaché aucune importance se retracèrent sous un nouvel aspect à sa pensée ; l’énigme s’expliquait. Cette jeune fille, tour à tour si gaie et si triste, lui apparut comme un caractère exceptionnel, dans lequel la nature primitive de la femme s’alliait à l’éducation du dix-neuvième siècle. Naguère il ne pouvait comprendre pourquoi plusieurs fois dans le jour elle s’éloignait de lui, puis revenait tantôt affectueuse et confiante comme une sœur, tantôt froide et contrainte. Naguère il ne pouvait comprendre pourquoi, lorsqu’il était seul avec elle, parlant de choses indifférentes, tantôt il voyait ses yeux étinceler, tantôt s’humecter de larmes, puis son frais visage rougir et pâlir en un instant. Maintenant tout lui semblait éclairci, et son cœur s’élança vers la jeune fille avec l’ardeur d’un Premier amour. Rejetant loin de lui l’orgueil de sa mère, les barrières que les préjugés élevaient entre lui et l’enfant du désert, il courut chercher Utballa, avec le frémissement d’un aveugle qui, recouvrant tout à coup la vue, s’en va trouver celle dont il n’a jusque-là contemplé l’image que dans sa pensée.

Il erra à travers la maison et les allées du jardin ; il appela Utballa, mais en vain. Elle se joue de moi, dit-il ; et son amour-propre réprima le sentiment nouveau qui venait de s’éveiller en lui. Il s’arrêta sur la terrasse. L’air était vif ; une légère gelée couvrait la surface du sol. La lune se cachait derrière les nuages, puis soudain reparaissait comme une beauté coquette qui se montre dans tout son éclat au moment où on l’oubliait. À quelque distance on distinguait les cabanes des paysans, où brillait encore çà et là une lumière ; tout reposait dans le silence ; on n’entendait que le clapotement des flots de la rivière au milieu des joncs, les murmures des peupliers, et de temps à autre le cri d’un oiseau de nuit ou le tremblement d’une feuille tombant de son rameau.

Boris resta là quelques minutes, agité à la fois par le doute et l’amour, par l’attente et l’incertitude d’une nouvelle vie. Il promena ses regards de côté et d’autre. Utballa était à quelques pas de lui. Il s’approcha ; elle voulait se retirer, mais il la retint et fixa ses yeux sur elle, comme pour lire au fond de son âme. Leur âme à tous deux se refléta alors dans leurs regards. La lune les inonda tout à coup de sa clarté. Ils éprouvèrent une sorte de terreur enfantine.

– Ce n’était donc pas un jeu ? murmura Boris ! d’une voix tremblante.

Utballa ne répondit pas.

– Je n’osais pas le croire. Vous... vous... Tu m’aimes, Utballa ?

Il lui prit la main et la mit sur son cœur.

– Dès ce moment, s’écria-t-il avec enthousiasme, nul homme, nulle puissance au monde ne nous séparera. Je serai ton ami, ton frère ! Oh ! dis-moi, veux-tu aussi m’appartenir ?

– J’étais à toi, répondit-elle à voix basse, avant de pouvoir comprendre ce qui se passait en moi.

– Et tu seras à moi, toujours à moi, n’est-ce pas ?

– Je t’aimerai tant qu’il me restera un souffle de vie ; mais être à toi... non, c’est impossible !

– Impossible ! Qu’as-tu dit ?

– Pense que je suis... une pauvre créature méprisée de tout le monde.

– Non, non. Des insensés ont pu t’outrager. Mais ce n’est pas en vain que le sort t’a amenée des steppes lointains au sein de notre famille. Je te raviverai, ma pauvre petite fleur, je te donnerai une nouvelle patrie, et nous oublierons le monde.

– Nous pouvons oublier le monde, mais il ne nous oubliera pas. Dans trois jours il va t’enlever à moi, et des centaines de lieues nous sépareront l’un de l’autre.

– Ce n’est pas la distance qui sépare, c’est l’impossibilité de la franchir. Qui pourrait t’enlever à moi ?

– Nous serons séparés, reprit la jeune fille ; mais promets-moi de m’aimer, de me rester fidèle au milieu des beautés de Pétersbourg, et cette séparation me sera moins pénible.

Boris lui fit les protestations les plus passionnées. Il l’aimait réellement, bien que jusque-là il ne se le fût pas avoué à lui-même ; il aimait pour la première fois et de toutes les forces de son cœur.

La cloche du village sonna onze heures, le son de l’horloge retentit au loin dans le silence de la nuit. Les amants se turent et se rapprochèrent l’un de l’autre.

– Non, s’écria soudain Utballa, je ne puis le croire, mon âme ne peut contenir une telle félicité. M’aimes-tu réellement ? Hier j’osais à peine me croire digne de toi.

– Hier je ne me comprenais pas moi-même. El toi, comme tu changeais à chaque instant ! Comme tu t’éloignais brusquement de moi !

– Ah ! pour moi tu étais si froid ! Tes paroles amicales ne servaient qu’à me montrer que je ne t’inspirais aucun sentiment d’amour. Quelquefois tu passais des heures entières, seul avec moi, à me parler de choses indifférentes. Comme tu m’as tourmentée ! Mais dès que tu me montrais un peu de tendresse, j’oubliais mes souffrances, et l’idée me venait de me jeter à tes pieds, de te montrer mon cœur déchiré, de m’enfuir dans les steppes pour y vivre avec ton souvenir ; puis, au même moment, tu me quittais, tu courais au bal, au spectacle : je refoulais dans mon sein mon amour et mes larmes, et je restais seule avec mes inutiles regrets.

– Utballa !

– Ne m’interromps pas. Il faut que je dise tout. Parfois je voulus te mettre à l’épreuve, je voulus voir si tu n’avais réellement pour moi aucun sentiment d’amour : je me mis à rire et à causer gaiement. En même temps je t’observais, et je ne voyais en toi aucun indice de trouble. Ah ! Boris, tu te trompes, tu ne m’aimes pas...

À ces mots sa voix tremblait, et des larmes roulaient dans ses yeux !

Boris l’enlaça dans ses bras, et s’efforça de lui persuader ce dont il était lui-même persuadé.

– Soit, dit-elle en relevant la tête, pourquoi ne pas m’abandonner à un tel charme ? Je ne veux pas sonder ton âme. Dis-moi seulement, dis-moi que tu m’aimes, et quand cet amour ne serait pas vrai, je veux y croire, je veux pour mon bonheur étouffer en moi jusqu’au moindre doute. Mon ami, mon frère, tu m’aimes ?

En parlant ainsi, elle fixait sur Boris un regard pénétrant, un regard qui exprimait à la fois tant d’amour et d’espérance, que le jeune homme ne put répondre qu’en fermant les lèvres brûlantes d’Utballa par un long baiser.

Dans les circonstances les plus monotones, le temps s’écoule encore rapidement ; les jours, les mois, les années fuient. Mais avec quelle rapidité devaient finir ces trois jours, dont les deux amants eussent voulu prolonger chaque minute, chaque seconde !

Pareils à ces voyageurs qui se hasardent dans une barque fragile au sein d’un fleuve impétueux, Boris et Utballa s’en allaient emportés par leur passion vers le moment fatal où ils devaient se séparer, vers le précipice profond au delà duquel ils ne voyaient nulle espérance. Cependant plus le moment solennel approchait, plus le jeune enseigne savourait le bonheur fugitif qui lui appartenait encore. Chaque minute lui donnait une nouvelle jouissance, tantôt par un regard, par un serrement de main, par un mot, par une foule de ces petits incidents inintelligibles pour les spectateurs, compris seulement de ceux qui s’aiment.

Les circonstances, du reste, favorisaient les deux amants. Tout le monde dans la maison étant occupé des préparatifs du voyage, on les laissait seuls s’entretenir à l’écart et continuer leurs promenades. La veille du jour où ils devaient se dire un long adieu, ils se trouvèrent encore le soir l’un à côté de l’autre. Quel émouvant aspect présente dans ses premiers moments de repos une habitation agitée pendant plusieurs jours de suite par les apprêts d’un long voyage ! Le travail est achevé ; les domestiques ne courent plus de chambre en chambre : les différents objets ne sont plus dispersés de côté et d’autre ; les coffres sont attachés sur les voitures, les gens se reposent, les appartements sont vides. On dirait une maison de deuil à l’heure où le cercueil va être porté à l’église.

Les deux amoureux étaient dans le salon éclairé par deux bougies. Sophie écrivait une lettre d’adieu dans une chambre voisine, et tout dormait autour d’eux. Utballa, assise dans un fauteuil, regardait la flamme fantastique du foyer. En face d’elle était Boris, les bras croisés sur sa poitrine. Tous deux, saisis d’une profonde tristesse, gardaient le silence. Enfin Boris prit la parole et dit :

– Je suis tenté de regretter que tu m’aies découvert le secret de ton cœur, que tu m’aies dévoilé ce que je n’osais pressentir. Nous aurions été affligés de notre séparation, mais je n’aurais point éprouvé les tourments que me donne l’idée de ton isolement. Mais non, s’écria-t-il avec vivacité, nous n’aurions pas goûté le charme de ces trois heureux jours... les premiers et les derniers peut-être !

– Non, Boris, reprit Utballa, ces jours ne sont pas les derniers. Mon cœur me dit que nous nous reverrons et que je serai à toi. C’est la volonté du sort, elle s’accomplira. Écoute : lorsque j’étais dans les steppes, une effroyable épidémie, la petite vérole, ravagea notre ulus. Des centaines de personnes, surtout des enfants, tombèrent victimes de ce fléau, et l’on n’osait les toucher. Les Kalmouks regardent cette maladie comme un signe de la colère de Dieu ; ils abandonnent dans le désert ceux qui en sont atteints, persuadés que nul secours humain ne peut les dérober de la vengeance céleste. Les habitants de notre ulus enlevèrent leurs tentes, s’éloignèrent, et m’abandonnèrent dans le steppe dépeuplé, près d’une cruche d’eau. Ma mère, bravant leurs menaces et bravant la faim, resta près de moi. J’avais alors six ans, et je me souviens comme d’un rêve des souffrances que me faisaient éprouver l’ardeur du soleil et la soif. Quand notre cruche fut épuisée, ma mère m’abreuvait de ses larmes. Exposée à une mort certaine, je m’écriais pourtant que je ne voulais pas mourir, et je ne sais quel instinct me disait que je ne mourrais pas. Des Cosaques qui passaient par là eurent pitié de moi et m’emmenèrent avec ma mère dans leur village. De là je retournai guérie dans notre ulus. Un instinct pareil me dit aujourd’hui que nous nous reverrons... Où et quand ?... je ne sais ; mais je suis intimement convaincue que nous nous reverrons.

– Et moi aussi, s’écria Boris en lui prenant la main, je crois que nous nous reverrons, je crois que tu seras à moi. Qui pourrait m’empêcher de t’arracher à la puissance même de l’enfer ?

Nous sommes jeunes, libres ; encore quelques années, et ton sort sera à tout jamais lié au mien. Ce n’est pas notre avenir qui m’inquiète, mais cette cruelle séparation ! Tu vas rester seule parmi les étrangers : près de qui pourras-tu trouver un appui dans la tristesse ? Comment pourras-tu soutenir le poids de la douleur ? Ton étoile sera loin de toi, hélas ! Qui te consolera, pauvre âme abandonnée ?

– Toi-même, mon bien-aimé. Dès le moment où tu seras loin, je ne mesurerai plus le cours de ma vie par les jours qui s’écouleront, mais par les lettres que je recevrai de toi. Chaque lettre me rafraîchira le cœur et me donnera de nouvelles forces. Dans le temps que nous avons passé ici, ma première pensée en m’éveillant était celle-ci : Le verrai-je aujourd’hui ? Avec quelle joie je saluais les jours qui me donnaient cette espérance ! Avec quelle impatience j’attendais la fin de celui que je devais passer sans toi ! Maintenant les jours, les années, ne m’apporteront que cette cruelle sentence : Tu ne le verras pas ! Que deviendrais-je si tes lettres ne me consolaient de ton absence ? Je puis tout supporter en pensant à toi. Ton oubli seul peut m’anéantir.

Minuit sonna : Sophie, qui avait achevé sa lettre, traversa le salon et rappela à son frère qu’il faudrait s’éveiller le matin de bonne heure. Utballa se leva lentement, jeta un regard d’adieu à Boris et essaya de suivre Sophie : mais elle était enchaînée à sa place par une sorte de puissance magique. Le visage baigné de larmes, elle regardait le jeune homme, qui restait pale et tremblant devant elle.

– Adieu ! Adieu ! murmuraient-ils à la fois ; et leur dernier baiser se perdit dans un sanglot. Boris la conduisit jusqu’à sa chambre, ferma la porte et s’enfuit sur le balcon pour aspirer l’air frais qui soulageait son cœur oppressé.

Aux premiers rayons de l’aurore, toute la maison était en mouvement. Après la prière du matin, madame Sneshin et ses enfants quittèrent en pleurant la pauvre jeune fille. Le même jour elle fut reconduite chez son père, où elle se trouva seule, livrée à ses souvenirs. Personne ne s’intéressait à sa situation. L’aristocratie de la ville, qui avait daigné un instant se rapprocher d’elle, la traita, après le départ du général et de madame Sneshin, avec plus de mépris que jamais. La société ne peut se pardonner une erreur de ce genre. Seulement ce n’est pas elle-même qu’elle punit de cette erreur, c’est la personne qui en a été l’innocent objet.

Élevée par l’instruction qu’elle avait reçue, par les habitudes qu’elle avait prises au-dessus des gens de sa condition, Utballa se trouvait, par sa naissance, bannie de la haute société. Les femmes des marchands l’appelaient la fière demoiselle, et les femmes du grand monde l’appelaient la hardie créature. Elle était ainsi comme une des péris de l’Orient, flottant dans une vague région, ne pouvant monter jusqu’au ciel, ni redescendre jusqu’à terre. Mais son cœur, inondé d’amour et de tristesse, était insensible aux petits chagrins de la vanité. Que lui importait un regard dédaigneux, un sourire sardonique, à elle qui ne voyait partout que son bien-aimé ? Du reste, elle ne sortait presque pas et ne s’entretenait qu’avec son père, qui, le plus souvent, lui racontait ses achats de blé et de bois, et quelquefois se plaignait de la voir muette et pensive. Il ne devinait pas la cause de son chagrin, mais il la regardait en secouant la tête, et disait : « Tous ces beaux salons où tu as vécu ne valent rien ! »

Avez-vous quelquefois regardé, le soir, ces nuages qui, s’étendant à l’horizon et dans l’obscurité, présentent aux regards tant d’images variées ? Tantôt ils apparaissent comme une montagne azurée, tantôt comme une forêt ou comme un château aérien. Voyez ! voilà qu’ils se rapprochent, s’obscurcissent et forment une masse compacte, noire, menaçante. Un bruit sourd résonne dans le lointain, un rayon de flamme jaillit des ténèbres, serpente dans l’espace ; la foudre gronde, éclate : le vent orageux agite la cime des arbres ; la pluie tombe à flots, et les hommes tremblent comme s’ils touchaient au dernier jour. Bientôt pourtant la tempête se calme, les nuées se dispersent, et il ne reste plus de traces du désordre des éléments. Le ciel reprend sa sérénité, la terre sourit comme un enfant effrayé sous les larmes qui brillent sur son visage. Un instant encore, et tout rentre dans le repos.

Les poètes ont donné plus d’un sens différent à ces grandes commotions de la nature. Moi, j’y vois une image de la douleur, du désespoir de l’homme.

Mais il y a un nuage d’une autre nature. Celui-ci s’élève lentement d’un sol sec et stérile. Nul lac, nulle source ne contribue à le former. Il monte peu à peu à la surface du ciel. Au lever de l’aurore, il apparaît à l’orient, et semble attendre que la lumière mette fin à sa marche incertaine. Mais le soleil brille, poursuit son cours, et ne remarque point le pâle nuage. Le soir, le nuage se penche à l’occident, comme s’il voulait se plonger dans les flots des mers avec les derniers rayons du jour. Mais le soleil le repousse, et la pauvre nuée erre solitairement à l’aventure dans l’immense espace.

C’est l’image de la douleur et du désespoir de la femme.

La femme n’effraye personne par l’explosion de son chagrin. Personne ne le voit ni ne le remarque. Caché au fond du cœur, il le ronge comme le ver ronge le sein d’une fleur. Si parfois la gaieté rayonne sur le visage de la malheureuse, l’indifférent la regarde avec plaisir en passant, comme il regarderait les fleurs argentées qui flottent à la surface de l’eau. L’idée ne lui vient pas que la pauvre fleur est atteinte dans les sources de sa vie, qu’un poison mortel coule dans ses veines, que la pierre du tombeau peut seule étouffer le mal qui la dévore.

Maintenant vous comprendrez la vie de la pauvre Utballa. Quelques mois se passèrent. L’unique joie de la jeune fille était de recevoir les lettres de Boris. Ces lettres passionnées l’animaient, l’exaltaient. Chaque jour elle les relisait avec émotion.

Un jour qu’elle venait d’en recevoir une, elle s’en alla, pleine de douces pensées, préparer le thé de son père. Plusieurs heures s’écoulèrent, et le vieillard, toujours si ponctuel, ne paraissait pas. Utballa surprise monta dans sa chambre. Elle vit le vieillard, couché, la tête tournée contre la muraille. Elle s’approcha de lui : il ne respirait pas. Elle lui prit la main : cette main était glacée. Son père était mort dans la nuit d’un coup d’apoplexie !

La jeune fille tomba évanouie sur le parquet.

À peine les parents du marchand eurent-ils appris sa mort, qu’ils fondirent dans sa demeure comme des oiseaux de proie. Ils cherchèrent d’abord s’il n’existait point quelque testament en faveur d’Utballa. Par malheur, le vieillard, surpris par une mort si subite, n’en avait point fait. Alors ces hommes sans pitié formèrent entre eux un affreux complot. De peur que l’orpheline ne réclamât l’héritage paternel, et que ses droits ne fussent soutenus par un protecteur, ils résolurent de la reconduire près de sa mère au milieu des steppes.

Utballa était en ce moment en proie à une fièvre ardente. On la porta avec une partie de ses hardes dans une kibitka ; un neveu du défunt se plaça à côté d’elle, et trois chevaux l’entraînèrent rapidement hors de cette ville où elle avait été ramenée sept années auparavant, où elle avait perdu peu à peu le sentiment de son existence première, où son esprit s’était éclairé, où son cœur avait fait un si beau rêve.

Son rude compagnon la fit voyager jour et nuit. Il eut beaucoup de peine à trouver l’ulus qu’il cherchait, mais enfin il y parvint. La pauvre enfant fut déposée à moitié morte dans une tente de Kalmouk. Celui qui l’avait amenée jusque-là prit à part le Saissan qui avait épousé la mère d’Utballa, lui donna mille roubles, et promit de lui remettre chaque année la même somme, s’il voulait s’engager à garder sévèrement la jeune fille et à lui interdire toute espèce de communication avec le monde auquel elle venait d’être enlevée. Pour mille roubles, le Saissan jura par tous ses burchanes, par tous ses dieux, par le Dalaï-Lama, par le Tibet, d’exécuter à la lettre ses instructions. L’impitoyable héritier, satisfait de son contrat, repartit, abandonnant dans le désert la malheureuse créature qui aurait pu devenir l’ornement de la société et faire le bonheur d’une famille.

Utballa était là, au sein de plaines immenses, au sein d’une horde sauvage, dont la langue, les mœurs, lui étaient devenues entièrement étrangères. Elle était là, condamnée à demeurer dans la hutte en peau sale et enfumée, à se nourrir d’aliments dont l’aspect seul soulevait en elle un profond dégoût, et à servir d’objet de curiosité à une quantité d’êtres grossiers qui venaient la regarder comme un animal extraordinaire.

Les évènements s’étaient succédé pour elle avec tant de rapidité, que dans sa stupeur elle ne pouvait s’en rendre compte. Qui expliquera cette anomalie de la nature humaine ? Un coup d’air, un verre d’eau froide tuera un homme robuste ; et une frêle, délicate créature résistera aux atteintes d’une grave maladie, au fardeau des plus pesantes douleurs. Dans le chariot qui l’emmenait prisonnière, Utballa avait repris connaissance, mais elle était encore si faible qu’elle ne put demander où on la conduisait, et qu’elle se croyait le jouet d’un rêve fiévreux. Quand elle fui arrivée dans l’ulus, elle chercha à rassembler ses souvenirs, mais elle était encore dans une sorte de vertige, elle ne parvenait pas à retrouver le sentiment de la réalité. Quel bonheur pour elle si elle l’eût à jamais perdu ! Qu’est-ce que la folie, sinon la mort de l’esprit ? Privé de ces deux principaux moyens d’action, du souvenir ou de la réflexion, l’esprit reste immobile, ou s’attache de toutes ses forces à un objet unique. Il heureux, parce que le passé ou l’avenir lui est fermé, parce qu’il vit tout entier dans ses songes, il s’en fait un monde au gré de sa fantaisie. Il peuple ce monde de toutes les images qui lui sont chères, il y contemple l’être aimé dont une éternité le sépare, il voit l’invisible et touche à l’impossible. Ainsi faisait Utballa dans son égarement : elle parlait à Boris, et prêtait l’oreille à ses tendres discours ; elle errait avec lui dans les steppes, rentrait avec lui sous tente, et à chaque endroit, à chaque instant, dans la lueur des étoiles, comme dans celle du foyer, elle voyait ses yeux étincelants d’amour. Dans toute son existence elle ne comptait que trois jours. Le reste était enveloppé d’un voile épais. Elle vivait du premier au troisième jour, puis retournait au premier.

Deux mois se passèrent ainsi pour elle, deux mois heureux. Peu à peu, elle reprit le sentiment des choses et reconnut toute l’étendue de sa misère. Cette heure de réveil fut terrible ; elle apparut comme un spectre hideux et menaçant, et la première pensée d’Utballa fut de fuir, en quel lieu ? N’importe, pourvu qu’elle échappât à ces steppes, à ces hommes, à elle-même.

Comme elle craignait les suites d’une tentative de fuite inutile, elle voulut d’abord faire connaître à Boris sa situation. Mais comment se procurer de l’encre et du papier, et comment envoyer sa lettre au plus prochain village ? Il ne lui restait donc qu’à supporter avec courage et patience sa destinée. Sa captivité lui devenait de jour en jour plus insupportable. Elle combina plusieurs moyens de fuite, mais il n’en était pas un qui lui présentât quelque chance de succès.

Le Saissan la gardait comme un capital vivant qui lui rapportait mille roubles d’intérêt. Chaque matin, elle formait un nouveau plan, et, chaque soir, en reconnaissait l’inutilité. Ce projet d’évasion la préoccupait pourtant si vivement, qu’elle était indifférente à tout le reste. Assise tout le jour sur sa natte, les mains sur son visage, elle ressemblait à une statue de marbre. Une seule pensée l’animait, une pensée qui se résumait en deux mots : Boris et liberté. Chaque parcelle de son existence était comme l’aiguille aimantée dirigée vers le nord. Dans l’ardeur de ses vœux, elle appelait à son secours la nature entière, le vent qui soufflait dans les steppes, le chamois qui traversait le désert. Hommes, animaux, éléments, autour d’elle tout était libre, elle seule restait enchaînée à un sol aride et sauvage. Elle perdit l’espoir et résolut de mourir. Une nuit, quand elle eut vu ses gardiens endormis, elle se leva doucement de sa natte, prit un poignard et se glissa avec précaution hors de la tente.

Quelques Kalmouks étaient couchés sur le sol, à l’entrée de l’habitation nomade. Elle s’en alla plus loin, tomba à genoux, et, les yeux tournés vers le nord, la pensée fixée sur Boris, elle se frappa au sein. Le poignard tomba à terre. Utballa sentit son visage baigné d’une sueur froide. Épouvantée de son crime elle demanda pardon à Dieu. Au même instant, elle entendit prononcer son nom dans la tente. On avait remarqué son absence. Dans un nouvel accès de désespoir et de vertige, elle reprit son poignard et se frappa une seconde fois.

Quelques minutes après, on la trouva baignée dans son sang, mais vivante. Sa faible main n’avait pu pousser assez avant l’arme meurtrière. Sa blessure légère fut bientôt guérie. Mais le Saissan accusa sa femme de négligence et prit à sa solde une vieille mégère qui fut chargée de garder jour et nuit la captive. Pour plus de sûreté, on lui liait chaque soir les pieds.

Que faire ? Utballa devait renoncer à la liberté et à la mort.

Elle ressemblait à un homme qui, essayant de gravir une montagne escarpée, chancelle près du but et tombe dans l’abîme. D’abord, il est tout étourdi de sa chute, puis il s’efforce de sortir du précipice, et, quand il en a reconnu l’impossibilité, il se résigne à rester dans son affreuse situation. De temps à autre, il élève ses mains vers le ciel, qui apparaît à peine au-dessus du gouffre. Il songe à tout ce qui lui est ravi, puis il retombe au fond de sa prison.

Les jours succédèrent aux jours. Le temps, ce grand médecin, cicatrisa les plaies du corps et les plaies de l’âme de la jeune fille. Elle s’habitua à la vie nomade des hordes et recommença à parler la langue qu’elle avait apprise dans son enfance. Elle s’attacha surtout à sa mère, à laquelle elle était unie par un autre lien que celui du sang : par le souvenir. Dès son arrivée, Dschala s’était montrée pour elle pleine de bonté et de sollicitude. Elle ne s’occupait point de la malheureuse enfant comme son mari, par un vil calcul, mais par un sentiment d’amour. Toute sa jeunesse s’était passée au milieu des Russes ; elle connaissait leur langue, leurs mœurs, et elle comprenait ce qu’il y avait de pénible dans ce passage subit de leurs villes élégantes à la hutte des Kalmouks.

Elle essayait d’adoucir, autant que possible, les souffrances matérielles de sa fille, en lui préparant une meilleure nourriture et un meilleur lit ; et plus d’une fois, en la voyant si inquiète et si triste, elle se rappelait, en pleurant, le jour où elle s’était résolue à la quitter dans l’espoir de lui assurer un sort meilleur.

Mais elle s’était trompée dans ses calculs, et le sort avait converti en une profonde douleur l’heureuse situation qu’elle croyait préparer à sa fille.

Les semaines, les mois s’écoulèrent. Utballa ne pensait plus à mettre fin à sa vie. Soumise à sa destinée, elle vivait dans l’espérance de revoir un jour Boris et d’être un jour enlevée par lui à son affreuse retraite. Mais sa gaieté naturelle et son vif et gracieux esprit avaient fait place à une morne mélancolie.

Cependant, lorsque le vieux Saissan eut acquis la certitude que la jeune fille ne songeait plus à s’enfuir, il lui laissa plus de liberté, et elle en profita pour faire de fréquentes courses à cheval. Que de fois, montée sur son sauvage coursier, elle s’élança à travers les plaines immenses, poursuivant le chamois timide, ou devançant le tourbillon du désert ! Elle volait avec la rapidité d’une flèche, comme si elle voulait échapper au présent ou atteindre le passé. Dans des courses impétueuses, ses sens et sa pensée s’étourdissaient, le ciel et la terre semblaient tourner autour d’elle ; souvent elle errait ainsi dans l’espace, jusqu’à ce que son cheval s’arrêtât hors d’haleine, jusqu’à ce qu’elle sentît elle-même ses forces épuisées. Alors elle se jetait sur le gazon et y restait quelques instants dans une sorte d’anéantissement.

Parfois, les Kalmouks dressaient leurs tentes près des rives du Volga. L’été, dans ses débordements, le fleuve s’étend comme un lac entre de vertes forêts. Une quantité de navires voguent sur ses flots, des pavillons de différentes couleurs se déroulent au haut des mâts, et, de tous côtés, résonnent les chants des matelots. Puis soudain, à l’horizon, s’élève un nuage jaune qui porte la tempête. Le fleuve s’assombrit, mugit, écume, l’orage éclate, et aux chants joyeux des mariniers succèdent des cris d’angoisse. Utballa contemplait cette scène avec un plaisir sauvage, dans la tourmente des éléments elle respirait plus librement, et son imagination s’élançait au loin avec les vagues du fleuve à travers les champs, les bois, les villes qu’il traverse jusqu’à la mer où il s’épanche.

Elle devait aussi s’associer aux mouvements perpétuels de sa tribu, à ses fêtes, à son insoucieuse existence. Un matin, le chef donnait le signal. Aussitôt, les provisions étaient renfermées dans des coffres, les tentes repliées et posées sur le dos des chameaux. Jeunes et vieux montaient à cheval, et, agitant leur bonnet en l’air, se dirigeaient gaiement vers une autre station.

Cette agitation plaisait à Utballa. Mais, dès qu’elle retombait dans le calme du campement, dans la monotonie de ce peuple de pasteurs, elle se sentait saisie d’un profond ennui et d’une fébrile impatience.

Lorsque les tentes sont rangées dans le pâturage, les femmes des Kalmouks pauvres ont une foule de devoirs à remplir, elles préparent les repas, elles cousent les vêtements, elles nettoient les selles et les harnais pendant que les hommes se promènent en fumant nonchalamment leur pipe. Les femmes des patriciens font des broderies en soie ou des tresses en or, se rendent des visites et s’entretiennent des évènements des steppes.

Leur grossière conversation, leur saleté, inspiraient à Utballa un profond dégoût, et elle évitait avec soin ces réunions.

Trois années après son arrivée dans la horde nomade, Noyon Dschirgal, le chef des ulus, devint veuf. C’était un vieillard de soixante et dix ans, affaibli par l’âge, mais d’un doux caractère et complètement asservi aux volontés d’un prêtre dont il avait fait son directeur. N’ayant point d’enfants, il devait laisser son héritage à son frère, Noyon Charzing, homme dur et farouche, élevé par le chef des prêtres, le bachtschigelong, dans une fanatique idolâtrie. Les Kalmouks le redoutaient, les Kalmouks le considéraient comme un des méchants esprits des ulus et s’affligeaient de penser qu’un jour il succéderait au bon et compatissant Dschirgal. Enfermé presque constamment dans sa tente, livré à de superstitieuses pratiques, il ne se montrait que de loin en loin à son peuple et ne se décidait à une partie de chasse qu’après avoir, à diverses reprises, consulté à ce sujet ses génies invisibles. Il ne pardonnait pas à son frère d’avoir introduit dans sa demeure quelques usages européens et ne lui témoignait qu’avec un amer regret son apparente soumission. Dschirgal pourtant l’aimait, et, pour vivre en paix avec lui, tolérait ses brutalités.

Depuis quelques mois, Charzing était absent des ulus. Dschirgal, ennuyé de sa solitude, résolut de se marier. Il n’osait se flatter de l’espérance d’avoir un héritier de son trône, il n’aspirait qu’à l’agrément que lui donnerait dans sa vieillesse la société d’une femme. Les lois lui défendaient d’en chercher une hors des familles princières, et dans ces familles pas une n’était libre. Après avoir longtemps réfléchi à son projet matrimonial, il lui vint une idée qu’il communiqua à quelques gellongs et que ces prêtres repoussèrent comme une idée impie. Mais, cette fois, Dschirgal ne se laissa point émouvoir par leurs remontrances. Il savait par expérience que, lorsqu’il persistait dans un de ses désirs, les prêtres finissaient par s’y rendre, et, en effet, ceux qui d’abord l’avaient menacé de la colère du ciel s’inclinèrent devant sa ferme décision. Le vieux prince fit appeler le Saissan, le beau-père d’Utballa, et lui dit qu’il voulait épouser la jeune fille. Le Saissan se jeta à genoux pour le remercier d’une si grande grâce et courut porter cette nouvelle à sa famille, qui s’en réjouit comme lui. Mais quand on l’annonça à Utballa : – Non, non, s’écria-t-elle avec un sentiment d’horreur, non, jamais !

À ces mots, le Saissan se précipita sur elle comme une bête fauve, et, d’un revers de sa main, la jeta par terre. Sans s’inquiéter de sa résistance, on fit les préparatifs du mariage.

Quelques jours après, la pauvre fille s’asseyait près d’un des descendants de Gengis khan, sur une misérable parcelle de ce trône des Mongols dont jadis la domination s’étendait de Pékin jusqu’à Novgorod et de la mer Blanche jusqu’à une embouchure du Gange. Elle apparaissait là cependant avec toute la dignité d’une princesse régnante, dans une tente richement ornée, au milieu des femmes des Saissans, courbées devant elle comme des esclaves, tandis qu’en dehors de sa royale habitation retentissaient les clameurs du peuple.

Cette union, qui l’avait révoltée, lui donna cependant une existence plus douce. Le vieillard l’aimait. Par égard pour elle, il renonça à plusieurs de ses anciennes habitudes, il admit dans son intérieur quelques nouvelles coutumes. Il fit placer dans sa tente des chaises, une table, il en vint même à se servir d’une fourchette à son dîner, et modifia sa cuisine selon les goûts de sa jeune compagne.

Le retour de Charzing mit tout l’ulus en rumeur. Il revenait furieux d’apprendre que son frère avait épousé la fille d’un simple Kalmouk, et, qui plus est, une fille qui avait passé ses premières années en Russie et qui ne professait pas le culte du grand Shakyamuni. Il accabla de ses reproches, de ses malédictions et Dschirgal et les prêtres qui avaient consenti à cet odieux mariage et tous ceux qui y avaient assisté. Dans sa fureur, il menaça même d’égorger la jeune femme comme une magicienne qui avait ensorcelé le débile souverain.

Sa fureur et ses prédictions firent une vive impression sur l’esprit superstitieux du peuple. Déjà, avant son arrivée, l’éclatante fortune d’Utballa avait excité l’envie de plusieurs familles de Saissans. À présent, on répétait les paroles de Charzing et on se disait qu’un tel mariage ne pouvait manquer d’attirer la colère des dieux sur toute la tribu.

Utballa ne se laissa point troubler par cet injuste sentiment du peuple. Elle vivait fort retirée dans sa tente, ne voyait guère que sa mère, et lorsque, par hasard, elle venait à rencontrer le regard haineux de Charzing, elle se détournait en silence et se réfugiait dans son asile.

La première année de son mariage se passa paisiblement. Mais la seconde parut justifier les prophéties de Charzing. L’hiver fut long et rigoureux. Les vieilles gens ne se rappelaient pas en avoir vu un pareil. Les troupeaux erraient tristement à travers la plaine, cherchant en vain un aliment sur le sol couvert de neige. Les chameaux poussaient de lugubres gémissements et tombaient d’inanition. Des troupeaux de chiens et de loups se précipitaient sur ces cadavres et les disputaient à des nuées d’oiseaux de proie. Les Kalmouks étaient découragés. Un grand nombre d’entre eux avaient complètement épuisé leurs provisions, et, de jour en jour, leur misère ne faisait que s’accroître. On vit alors des mères vendre leurs enfants pour un peu de farine. D’autres désertèrent le campement et s’en allèrent au loin, pâles et maigres, implorant un secours charitable.

Les murmures du peuple prirent alors un caractère menaçant. On accusa hautement Utballa d’avoir ensorcelé le prince pour lui faire contracter un mariage réprouvé par les dieux. Cependant l’aspect de Dschirgal suffit pour apaiser ce mouvement de révolte, car les Kalmouks ont pour leur souverain un profond sentiment de respect et de soumission. Puis le printemps, qui enfin succédait à un cruel hiver, apaisait bien des souffrances. Mais un grand nombre de familles ne pouvaient oublier les pertes qu’elles avaient subies, et les prêtres, au lieu de défendre l’innocente Utballa, la rendaient encore plus odieuse par leurs perfides insinuations. Ainsi, peu à peu, un torrent d’animosités s’amassait sourdement contre elle.

 

 

 

II

 

 

Nous sommes dans le steppe. Au loin, pas un arbre, pas une habitation humaine, pas une perspective de montagne. De toutes parts, l’uniformité du désert. Çà et là seulement quelques arbrisseaux verdissent sur le sable jusqu’à ce qu’ils soient engloutis dans un tourbillon. Figurez-vous une mer pétrifiée dans un ouragan. Les flots de sable s’élèvent au souffle du vent. L’air est lourd, le ciel brûlant comme un plomb de Venise. Pas un signe de vie, pas un oiseau dans l’espace, pas un papillon sur le sol ; partout le silence, un silence de mort.

Le soleil se penche à l’horizon. Une caravane apparaît dans le lointain. Vingt chameaux chargés d’outres et de valises s’avancent péniblement sur le sable profond. Ils sont suivis de deux carrosses traînés aussi par des chameaux. Quelques Kalmouks à cheval, fermant la marche, aiguillonnent les pauvres bêtes de somme et l’attelage.

Dans la première voiture dorment deux domestiques ; dans la seconde sont leurs maîtres. L’un d’eux, vêtu d’un habit bourgeois, portant une décoration sur la poitrine et un fez sur la tête, paraît complètement abattu par la chaleur et ne se décide à faire quelque mouvement que pour écarter avec un mouchoir les essaims de moucherons qui voltigent autour de lui. L’autre, plus jeune, plus animé, porte l’uniforme militaire. Il promène autour de lui un regard curieux et paraît s’intéresser vivement à l’aspect de cette contrée.

– Mais, au nom du ciel, lui dit son compagnon impatienté, pourquoi te tournes-tu ainsi sans cesse à droite et à gauche. Tu n’imagines pas que tu puisses voir ici une beauté de la nature ?

– Comment ! répond le jeune officier, cet immense espace n’a-t-il pas une imposante majesté ? Regardez ce’ désert de sable, ce ciel sans nuage et l’escorte qui nous accompagne. Ne pourrions-nous pas nous figurer que nous sommes en Afrique et que nous nous rendons avec la caravane d’Haroun-el-Rachid à la Mecque ou à Médine ?

– Quelle plaisanterie ! Haroun-el-Rachid faisait étendre des tapis sur son chemin depuis Bagdad jusqu’à la Mecque, et nous, regarde, nous plongeons dans le sable avec ces deux navires du désert, avec ces affreuses bêtes attelées à notre voiture, qui me déchirent les oreilles par leurs gémissements. Il y a deux ans que j’ai traversé ces steppes maudits, et il faut une complaisante imagination pour transformer nos conducteurs en une cohorte de poétiques et vaillants Bédouins.

– Ah ! il fut un temps où les Kalmouks n’étaient pas moins braves que les Bédouins. Leur ancienne ardeur s’est éteinte dans leur vie indolente. Mais voyez : comme celui-là se tient fièrement à cheval !

– Je me rappelle une histoire que j’ai entendu raconter dans le gouvernement d’Astrakan. Cette histoire, dont on pourrait faire un joli roman, montre en effet que ce peuple n’a pas encore entièrement perdu son ancienne énergie. La femme d’un prince kalmouk entretenait des relations trop intimes avec un de ses sujets, un jeune Saissan. Le prince, en apprenant ces relations, chassa de l’ulus le coupable, et maltraita rudement sa femme. Longtemps elle supporta sans se plaindre le châtiment qui lui était infligé, puis elle perdit patience et résolut de s’affranchir d’un joug insupportable. Elle trouva moyen de faire revenir près d’elle en secret son amant, et l’engagea à tuer son époux. Le Saissan essaya de résister à cette volonté cruelle, et finit par y céder. Le crime fut découvert, et le Saissan mis en prison. Dans son interrogatoire, il assuma sur lui seul le meurtre qu’il avait commis, et déclara que la princesse y était restée entièrement étrangère. Il resta plus d’une année enfermé, fut soumis à de nouveaux interrogatoires, et ni les supplications de ses parents ni les promesses des magistrats ne purent le déterminer à avouer la complicité de sa maîtresse. Comme il n’existait point contre elle de preuves positives, elle’ fut mise en liberté, et le Saissan condamné aux travaux forcés. Connais-tu les steppes qui s’étendent entre Zarizino et Astrakan ? Il n’y a là que quelques rares villages et il n’y passe qu’un petit nombre de voyageurs. Dix soldats conduisaient par ces steppes le coupable en Sibérie.

Un jour que l’escorte fatiguée reposait sur le sable, des Kalmouks arrivèrent à cheval et se mirent à causer avec le prisonnier. Le chef du convoi voulait les chasser ; mais ils le prièrent de leur laisser dire quelques mots d’adieu à leur ami, et, comme ils semblaient ne point avoir d’armes, cette permission leur fut accordée. Les Kalmouks annoncèrent alors au Saissan qu’ils étaient envoyés par la princesse pour le délivrer.

– C’est difficile, répondit le jeune homme, ces soldats sont deux fois plus nombreux que vous, leurs armes sont chargées, et moi je suis enchaîné.

– Mais nous avons des armes, nous mettrons en déroute ton escorte et nous briserons tes chaînes.

– Mon frère, vous péririez dans la lutte, et j’ai bien assez de ma tache de sang.

– Mais comment te laisser ainsi aller dans une région lointaine où tu auras tant à souffrir ? Nous ne pourrons sans toi retourner près de la princesse.

– Ah ! je ne la reverrai jamais, et il ne vous reste qu’un moyen de me délivrer, c’est de me tuer.

Au mouvement d’effroi que firent les Kalmouks en entendant ces mots, il reprit :

– Oui, me tuer. Ne vaut-il pas mieux pour moi mourir dans mon pays, que de périr de faim et de soif sur un sol étranger ? C’est ici que je suis né, que j’ai vécu : ici mes os reposeront près de ceux de mes pères. Camarades, si vous m’aimez, tuez-moi !

Comme ils lui répliquaient qu’ils n’avaient point d’armes à feu :

– Cela ne se peut, s’écria-t-il, vous n’êtes pas venus ici sans autre instrument que vos fouets ; vous avez du moins votre couteau, et d’ailleurs regardez, il y a là assez de pierres pour me lapider. Prenez la plus grosse et jetez-la-moi sur la tête. Shakyamuni, notre dieu, vous en récompensera. Cet entretien devenait suspect au chef du convoi. Il ordonna aux soldats de chasser les Kalmouks. Le Saissan s’écria : « Frères, ne m’abandonnez pas, tuez-moi. » Les Kalmouks étaient déjà à quelque distance quand un jeune et alerte cavalier, mieux habillé que les autres, passa au galop devant l’entrée et lâcha un coup de pistolet. Le Saissan tomba la tête fracassée.

– Arrêtez-le ! arrêtez-le ! s’écria l’officier. Mais il était trop tard. Le meurtrier disparut dans un tourbillon de poussière et rejoignit ses compagnons. Quelque temps après, la princesse mourut. À son dernier moment, elle avoua que c’était elle-même qui avait donné la mort au prisonnier.

– Et ce n’est pas un conte ? dit le jeune officier.

– Interroge les Kalmouks, ils attesteront la vérité de ce récit. J’ai seulement oublié le nom des principaux personnages. Mais il est temps que nous arrivions. Holà ! hé ! cria-t-il au cocher, dépêche-toi !

Le fouet siffla, les chameaux doublèrent le pas.

– Ah ! reprit le voyageur, il ne faut pas que j’oublie de te donner un avis. Garde ton cœur à deux mains. Tu vas voir aujourd’hui une merveille, une Kalmouke très belle et très bien élevée.

– Qui donc ?

– La femme du vieux prince qui nous a invités.

– Quand l’avez-vous vue ?

– Je t’ai dit que j’avais déjà visité ces tribus. Quelle fut ma surprise de découvrir au milieu de ces grossières figures des steppes un charmant visage européen ! Je fus bien plus étonné encore d’entendre la princesse nomade me parler très correctement en russe. Ce fut un grand regret pour moi de n’avoir pas quelques heures de plus à passer dans l’ulus : je lui aurais fait la cour.

– Vous auriez au moins dû demander par quel hasard elle avait une telle éducation. Est-elle d’origine kalmouke ?

– On, m’a raconté tout un roman dont je ne me rappelle plus les détails : Le père était Russe, la mère Kalmouke, ou plutôt, non, là mère était... Mais qu’as-tu donc ? Te voilà tout pâle !

– Comment s’appelle-t-elle ?

– N’y pense plus. Bois un verre d’eau froide. C’est la chaleur qui t’a fait mal.

– Ce n’est rien. Tranquillisez-vous. Mais, au nom du ciel, comment s’appelle cette princesse ?

– Diable ! comme tu t’enflammes ! Qui pourrait retenir ce nom barbare ? Aujourd’hui tu verras cette reine des steppes, et elle te dira elle-même ce que tu désires tant savoir.

– La verrai-je aujourd’hui ?... murmura le jeune homme. Et il s’abandonna en silence à ses souvenirs.

Plus la caravane avançait, plus le sol était ferme et aplani. À la place du sable apparaissait un vert gazon et des rameaux de tamarins chargés de fleurs rouges. Plus loin on apercevait des lacs couverts d’une couche de sel pareille à une légère glace d’automne, où se reflétaient tous les rayons du soleil. Dans les endroits où cette enveloppe de sel était interrompue, une troupe de cigognes au plumage sans tache se balançait sur les flots empourprés. Un gazon touffu et des joncs élevés bordaient les rives de ce lac. Bientôt les voyageurs entendirent les aboiements d’un chien.

Le soleil venait de se coucher, la brise rafraîchissait l’atmosphère.

Les voyageurs approchaient de l’Orga, résidence du prince kalmouk. Au milieu d’un cercle régulier formé par une centaine de tentes, s’élevaient les chorules (temples) et les habitations des chefs. La porte de plusieurs demeures était ouverte. On voyait le feu flamboyer dans leur enceinte, et les pères de famille assis près du foyer, la pipe entre les lèvres ; des femmes étaient assises sur le seuil de leur hutte ; d’autres s’en allaient voir leurs voisines. Des enfants nus couraient de côté et d’autre, ou se roulaient sur le gazon avec les chiens. Mais, près du palais du souverain, il n’y avait ni jeu ni rumeur. Les Kalmouks passaient par là dans un silence respectueux. Parmi eux on distinguait, à leur robe rouge, à leur bonnet rond, les prêtres, marchant d’un pas grave et s’entretenant à voix basse.

Les équipages arrivent au terme de leur voyage. Une foule de curieux les entoure. Les gens du prince sont en mouvement. Lorsque les voyageurs mettent pied à terre, Noyon Dschirgal, accompagné de son frère, vient leur tendre la main en leur disant : « Mendi, mendi (Soyez les bienvenus). »

M. de Serkow, fonctionnaire du ministre de l’intérieur, lui présenta, par l’entremise d’un interprète, son jeune compagnon, et suivit le vieux prince dans la tente préparée pour les étrangers. C’était une tente ronde en feutre, assez spacieuse, recouverte à l’intérieur de précieux tapis. Sur le sol s’étendaient des nattes d’un tissu délicat. Dans le fond, un rideau de soie rouge couvrait un lit, et de chaque côté s’élevaient des coffres recouverts de la même étoffe. À gauche du lit on voyait, dans une petite pagode, une statuette d’homme assise sur un trône et revêtue d’une robe brodée en or. C’était une image de Bouddha ou de Shakyamuni, le grand dieu de la tribu.

Devant l’idole brûlaient des cierges parfumés du Tibet : autour d’elle, on voyait des coupes en argent pleines de fleurs, de boissons ou d’aliments de diverses natures, et, au-dessus, un portrait du Dalaï-lama, le grand prêtre du Tibet.

Un autre côté de la tente était couvert de fusils, de sabres, de poignards d’un riche et ancien travail. Chez les Kalmouks, les armes se transmettent comme un héritage précieux de génération en génération ; à chaque panoplie est attachée une série de traditions, qui remontent parfois jusqu’au temps de Gengis Khan.

Dschirgal conduisit ses hôtes à la place d’honneur, c’est-à-dire sur des coussins posés devant le lit, s’assit à côté d’eux, et, dans un langage pompeux, se mit à faire des protestations d’amitié que l’interprète, peu exercé dans la langue russe, traduisit de la façon la plus risible. M. de Serkow, qui connaissait les usages mongols, répondit à cette harangue orientale par des compliments de la même sorte. La pipe et le thé interrompirent ce premier échange de courtoisie.

Le thé fut servi à la façon européenne. Deux Kalmouks apportèrent un grand vase en bois, vidèrent les coupes placées devant les idoles, les remplirent d’une boisson fraîche, répandirent à la porte un peu de thé pour le méchant esprit. Après avoir accompli toutes ces cérémonies, ils placèrent sur une petite table des tasses en écorce artistement ciselées, dans lesquelles il y avait du beurre, du lait, du sel. Ils présentaient tour à tour à genoux chaque tasse au prince, à son frère et au gellong.

M. de Serkow s’entretint avec Dschirgal de la situation de son peuple, de ses ressources matérielles, de ses bestiaux. Chaque fois que la porte s’ouvrait, son jeune compagnon tournait vivement la tête, mais il le voyait que des physionomies inconnues, des figures au nez aplati, et il reprenait sa pipe éteinte depuis longtemps. Enfin, Dschirgal se leva et invita ses hôtes à venir souper dans une autre tente.

– Allons, Boris, dit à voix basse M. de Serkow, prends garde à toi, tu vas être présenté à la princesse.

Boris ne répondit rien.

La tente où les voyageurs furent introduits était ornée à peu près comme la première ; seulement, à la place du lit, était une table disposée selon les usages européens, éclairée par des flambeaux de bronze, entourée de sièges et de bancs grossiers. Au moment où Boris franchissait le seuil de la porte, un cri retentit dans l’intérieur de la tente, et l’on entendit le bruit d’un corps qui tombe. Un sentiment d’effroi saisit le cœur de chacun, et le vieux prince, oubliant sa gravité habituelle, se précipita du côté où le bruit s’était fait entendre.

Boris le suivit et vit une femme étendue sur le sol. Près d’elle était un petit bonnet brodé en or, et deux longues tresses de cheveux noirs flottaient sur ses épaules.

Les gellongs relevèrent la princesse. Ses paupières étaient fermées, et sur son visage pâle on ne distinguait pas un signe de vie. On l’emporta dehors. Serkow resta seul dans la tente avec Boris, qui contemplait, immobile, la place où il venait de voir la jeune femme évanouie. Tout à coup il poussa un profond soupir, mit la main à son front, comme s’il s’éveillait d’un rêve, et porta ses regards autour de lui. Dans un enfoncement obscur de la tente, il vit briller deux yeux noirs et étincelants, qui étaient fixés sur lui comme ceux d’un tigre.

En ce moment Dschirgal rentra, demanda pardon à ses hôtes pour le trouble causé par l’indisposition subite de sa femme, et les pria de prendre place. Le vin coula en abondance. Le vin de Champagne pétilla dans les verres ; ce vin de Champagne, cette boisson de luxe du monde civilisé, coulant dans la tente d’un Kalmouk nomade, quelle profanation !

Bientôt tous les convives oublièrent la princesse, tous, excepté Boris et un autre homme.

Il était tard lorsque les voyageurs se retirèrent dans la tente où ils devaient coucher. Serkow se déshabilla et se mit au lit ; mais Boris ne pouvait pas dormir. Une foule de pensées se croisaient dans sa tête ; son cœur était oppressé ; devant lui flottaient deux images : la fraîche et riante figure d’Utballa, et le pâle visage de la princesse.

Incapable de rester plus longtemps dans la tente, il partit, et bientôt se trouva au milieu des steppes. Il se jeta sur le gazon, et essaya de se recueillir dans le trouble de son esprit.

Rien ne calme autant les agitations de l’âme que l’aspect d’une paisible et silencieuse nature. Devant sa majesté, toutes nos passions et nos anxiétés apparaissent si petites, qu’elles nous font honte. Le ciel, de nuit, a toujours un charme particulier pour les femmes et les jeunes gens.

Boris l’avait contemplé avec délices partout où il avait été, sur les bords de la Neva, où les rayons de la lune éclairent tant de palais et de colonnades ; sur les rives de la mer Noire où il voyait s’élever devant lui une chaîne de montagnes dont les sommités se perdent dans les nuages ; mais nulle part le sentiment de l’infini ne l’avait aussi vivement saisi que dans les steppes.

Ordinairement apparaît à l’horizon un clocher, une forêt, une colline, un village qui borne le point de vue et donne au ciel un cadre terrestre. Dans les steppes, rien de semblable, rien qui interrompe l’immensité de la perspective.

Des myriades d’étoiles luisaient à la voûte céleste, d’autres glissaient et disparaissaient en traçant dans les airs un sillon de feu. Boris observait leurs clartés fantastiques, et se plongeait dans le souvenir du passé, dans le souvenir de trois jours heureux ; puis des longues années qui avaient anéanti ses espérances.

Cinq années ! quelle période dans la vie d’un jeune homme entouré de toutes les jouissances du luxe et de la société ! Cinq années, à l’époque où il est entré dans le monde, où chaque jour est pour lui un évènement, où chaque bal lui donne un nouveau rêve, et chaque parade à Tsarkoïe Selo un nouvel espoir ! Ces premières années sont, pour un homme, la base de l’avenir. Elles forment son caractère, développent son esprit, ou le jettent dans un état subalterne dont il lui sera difficile de sortir.

Boris entrait dans cette grave époque au moment où il venait de dire adieu à la compagne de son enfance. Quels souvenirs pouvaient se maintenir dans une âme agitée sans cesse par le conflit des passions ? Quel amour pouvait résister aux combats que lui livraient les désirs ambitieux, les obligations d’un service régulier, les relations d’amitié, les devoirs de société, de cette société, couleuvre à cent têtes, qui attire à elle le cœur inexpérimenté, le séduit par ses formes chatoyantes, l’enlace dans ses replis, l’entraîne par l’appât de nouvelles jouissances dans un labyrinthe où, après lui avoir sucé sa sève de poésie, elle le laisse retourner froid et stérile parmi les hommes !

Boris ne renonça pourtant pas aisément à son amour. Après son arrivée à Pétersbourg, au milieu de toutes les obligations qu’il avait à remplir, il écrivit plusieurs fois à Utballa, reçut avec bonheur ses lettres, et répéta souvent au fond de son âme le serment de s’unir à elle. Il voyait avec indifférence les yeux bleus et les tailles élancées des beautés du Nord. Mais, tout à coup, plus rien d’Utballa, les lettres passionnées du jeune officier et celles de sa sœur Sophie restèrent sans réponse.

Il voulut pourtant connaître la cause de l’inexplicable silence d’Utballa. Il écrivit à un de ses amis qui habitait encore la ville où elle avait vécu. Alors il apprit les catastrophes qui avaient frappé la jeune fille. Toutes les tentatives qu’il fit pour découvrir sa retraite furent inutiles. Longtemps encore il espéra recevoir quelques nouvelles d’elle ; mais rien ne vint. Utballa était morte pour lui.

Les années s’écoulaient. L’adolescent au visage rose était devenu un beau et intéressant jeune homme portant des cheveux frisés et une longue moustache. En même temps son esprit s’était mûri. Après les premiers éblouissements des fêtes, les distractions de salon, Boris avait voulu s’appliquer à des occupations sérieuses et acquérir les moyens de servir dignement son pays. Il ne se posait point en misanthrope, il ne s’écriait point qu’il était las de la vie, il ne croyait pas devoir nier l’honneur des hommes parce qu’un ou deux camarades étaient partis en congé sans lui payer leurs dettes de jeu ; ni la vertu des femmes, parce qu’il avait eu quelques rapports passagers avec des actrices et des modistes françaises. Il passait dans le monde comme un voyageur qui parcourt une contrée étrangère.

Bienveillant envers tous, il n’accordait son entière confiance à personne, ne courait point après les plaisirs bruyants, employait ses loisirs à l’étude des lettres et des arts, et marchait ainsi pas à pas, sans crainte et sans remords.

Au bout de quatre années, l’amour de Boris pour Utballa semblait complètement éteint dans son cœur. Il se plaisait encore à parler d’elle à sa sœur, à rappeler les jours de son enfance, et la surprise qu’il avait éprouvée en trouvant, à son retour dans la maison maternelle, la belle jeune fille. Mais ces entretiens n’excitaient plus en lui aucune douleur. Quelquefois seulement, lorsque la musique réveillait dans son âme une poétique émotion, ou lorsqu’il s’en allait le soir errer dans une barque sur les bords de la Neva, il voyait reparaître une image chérie qui fascinait ses regards et l’appelait dans une région lointaine. Alors il sentait se raviver ses anciennes impressions, il se souvenait de l’ardeur d’un premier baiser, et le nom d’Utballa s’échappait de ses lèvres. Mais sa barque s’arrêtait sur le rivage, l’illusion disparaissait, et Boris rentrait en soupirant dans la vie pratique.

Sur ces entrefaites, la guerre éclata. Les régiments sortirent de Pétersbourg. Les boulevards et les théâtres devinrent déserts ; les églises se remplirent d’une foule de femmes inquiètes, mères, sœurs, épouses, fiancées, qui s’en allaient, dans l’anxiété de leur âme, invoquer la protection des saints. Le temps s’écoulait dans une pénible attente : plus de bals, ni de grandes soirées ; l’Invalide occupait dans les boudoirs la place d’honneur.

Avec la paix revint Boris, le bras en écharpe, l’ordre de Wladimir sur la poitrine. Nulle beauté ne l’attendait, nulle douce fiancée ne lui souriait à son passage. Mais sa mère le reçut avec ivresse dans ses bras. Cependant sa blessure était assez grave, et quand les docteurs y eurent inutilement employé pendant tout un hiver leurs conseils dogmatiques et leur latin, le jeune officier résolut de s’en aller au printemps à l’un des bains du Caucase. Un de ses parents, le conseiller d’État Serkow, devait, à la même époque, parcourir le gouvernement d’Astrakan pour y prendre des renseignements sur la situation des Kalmouks. C’était un jeune homme instruit, éclairé, agréable, et, pour jouir de sa société, Boris se décida sans peine à faire un détour de quelques centaine de verstes.

Dès que la saison le leur permit, tous deux traversèrent les terres marécageuses des provinces du Nord et arrivèrent à la fois dans la Mongolie russe.

Boris, que nous avons laissé plongé dans ses rêves sur le gazon des steppes, se leva aux premiers rayons de l’aurore et rejoignit l’Orga. Bientôt tout fut en mouvement. On allait célébrer la fête d’été. Les tentes étaient couvertes de rameaux, les chemins parsemés d’herbes vertes, l’habitation du prince et les temples ornés de fleurs champêtres. Hommes et femmes portaient leurs plus beaux vêtements : pantalons larges, kaftan bleu, et sur la tête un bonnet jaune carré, entouré d’une bande de fourrure. Les femmes ne se distinguaient des hommes que par deux tresses de cheveux flottant sur leurs épaules, et liées avec un ruban noir.

En s’éveillant, Serkow fut surpris de voir la pâleur et la triste physionomie de son compagnon, qui se montrait ordinairement riant et animé.

– Qu’as-tu donc ? lui dit-il ; hier tu es devenu tout à coup pâle comme la mort, et maintenant encore il semble que tu n’aies pas une goutte de sang dans les veines. Serais-tu malade ?

– Non... pourtant... je ne sais... un malaise... C’est, je crois, ma blessure.

– Il faut t’en aller, aussi vite que possible, dans le Caucase. Ne viens pas aujourd’hui chez le prince, je t’excuserai.

– Non ! non ! s’écria Boris, je veux la voir ! je veux la voir !

– Qui donc ?

– La cérémonie que l’on prépare.

– Quelle passion subite pour le culte de Lama ! Eh bien, allons !

Les gellongs appelaient le peuple à la prière, avec des chalumeaux et des conques marines. Serkow et Boris entrèrent dans la tente qui servait de temple. Elle était tapissée à l’intérieur d’étoffes précieuses et entourée d’idoles grotesques, celles-ci dorées, celles-là peintes en rouge ou en blanc.

Quelques-unes de ces divinités étaient assises les jambes croisées ; d’autres avaient l’apparence d’une flamme qui serpente ; d’autres étendaient cent bras dans les airs. Sous l’image de Shakyamuni ou de Bouddha était un lama doré dans une pagode, et tout autour on voyait des rubans, des pièces d’étoffes, des bouquets de fleurs, des tasses remplies d’huile d’olive et de froment. De l’autel à la porte du temple, on comptait vingt gellongs rangés sur deux lignes, vêtus d’une robe rouge avec une écharpe jaune, la tête rasée et les bras nus jusqu’aux épaules. Les uns avaient devant eux des sonnettes et des assiettes en étain ; d’autres portaient des flûtes faites avec les os des morts et ornées de plaques d’argent. Quelques-uns tenaient de la main gauche un coquillage servant de tambour, et de la main droite une baguette surmontée d’un pointe de fer. De chaque côté de l’entrée étaient quatre hommes avec des trompettes en étain de trois aunes de longueur.

Un grand silence régnait dans cette retraite sacrée. Les gellongs s’inclinaient de côté et d’autre et commençaient à voix basse leurs prières en langue tibétaine. Peu à peu, leur voix s’éleva, et ils commencèrent à faire vibrer leurs instruments. Puis les tambours, les trompettes, les conques marines, les flûtes, résonnèrent à la fois dans un tel désaccord, dans un tel vacarme, que les deux voyageurs furent obligés de se boucher les oreilles. À ce premier tumulte succéda un instant de silence, puis le concert recommença avec un crescendo effroyable. Malgré cette horrible cacophonie, malgré les mouvements burlesques des gellongs, les spectateurs conservèrent une attitude respectueuse.

Le service religieux dura plus d’une heure. Quand il fut terminé, Dschirgal s’approcha des étrangers et les invita à revenir chez lui. En ce jour solennel, Dschirgal avait, comme les prêtres, revêtu ses plus beaux habits.

Sur son archaluk orné de boutons de perles, il portait une robe en soie bleue, avec des manches rejetées sur l’épaule, le tout enrichi de galons d’or. À sa main, il tenait un bonnet de marre couvert de broderies. Son frère et les Saissans étaient comme lui splendidement vêtus. Plusieurs d’entre eux portaient aux oreilles de gros pendants de perles, à la ceinture de magnifiques poignards. Quelques-uns suivirent le prince, d’autres se dispersèrent dans l’ulus.

Boris sentit battre vivement son cœur en entrant dans la tente où il avait éprouvé la veille une si terrible commotion. Dès le matin, il cherchait en lui-même un moyen de revoir la princesse ou de parler d’elle ; mais il était retenu par la crainte d’éveiller un soupçon. Maintenant il se disait : Vais-je la revoir ? La porte s’ouvrit. La table était préparée comme la veille ; au fond de la tente se tenait Utballa, si émue et si tremblante, qu’à peine put-elle répondre au salut de ses hôtes.

On s’assit. Dschirgal dit quelques mots à sa femme, qui aussitôt engagea la conversation avec M. de Serkow. Tant que dura le repas, Boris put à peine échanger un mot avec elle, mais que ne se disaient-ils pas l’un à l’autre par leurs regards ! À tout instant, la princesse changeait de couleur : tantôt le sang lui montait au visage, tantôt il refluait au cœur, et ses joues devenaient blanches comme la neige ; un frémissement insurmontable agitait tout son corps, et les larmes roulaient dans ses paupières.

Après le repas, tous sortirent, malgré la chaleur, pour assister aux jeux du peuple.

Dschirgal se plaça, avec les voyageurs et quelques femmes de Saissans, sur un monticule ombragé par un pavillon.

Les jeux commencèrent. Des hommes et des enfants s’exerçaient à dompter des chevaux sauvages. Ils les prenaient par la mâchoire et s’élançaient sur leur dos avec l’agilité d’un oiseau. L’animal fougueux cherche à se délivrer de son hardi cavalier, se cabre, danse, bondit, s’élance dans la plaine, se précipite par terre, puis se relève et fuit de nouveau. Mais le Kalmouk semble cloué à ses flancs et ne le quitte que lorsqu’il l’a vaincu, fatigué, assoupli.

Après ce premier spectacle, deux lutteurs s’avancent presque nus. Leurs membres huilés reluisent au soleil. Longtemps ils se mesurent du regard, puis ils se saisissent. Leurs muscles se tendent. Leurs yeux étincellent. Ils se séparent un instant, courent dans l’arène, se rapprochent, s’enlacent de nouveau, tombent à la fois sur le sol et se relèvent en continuant le combat. À la fin, l’un d’eux roule par terre sur le flanc ; son antagoniste lui appuie le genou sur l’épaule, mais ne peut, malgré tous ses efforts, le renverser sur le dos, ce qui est le signe d’une victoire complète.

Pendant ce temps, d’autres Kalmouks tiraient à la cible ou se livraient à toutes sortes d’exercices burlesques, et puisaient à des barils d’eau-de-vie que le prince leur faisait distribuer.

Boris épiait sans cesse le moment où Serkow serait occupé avec le prince pour se rapprocher d’Utballa. Enfin cette occasion tant désirée se présenta.

– Utballa, lui dit-il à voix basse, est-ce bien toi ? Comment es-tu venue ici ? Es-tu vraiment la femme de ce Kalmouk ?

– M’aimes-tu encore ? répondit Utballa.

– En peux-tu douter ? Mais dis-moi, je t’en conjure quel destin t’a conduite ici ? Depuis quand ?

– Hélas ! comment te dire ce que j’ai souffert, par quelle torture mon cœur a passé !... Mais j’ai peur, je n’ose m’entretenir plus longtemps avec toi.

– Eh bien ! quand te reverrai-je sans témoins ? Tu voulais passer ta vie avec moi : maintenant, je te demande un instant, un seul instant.

– Mon Dieu ! comment ? en quel lieu ? Ma tête est dans un tel désordre ! Ah ! j’y pense, là-bas dans les steppes, près du petit lac entouré de roseaux, quand tout le monde sera endormi.

À ces mots, elle se détourna du jeune officier et se mit à causer avec ses femmes. Les luttes et les courses durèrent jusqu’au coucher du soleil. Une troupe de Kalmouks enivrés faisait un bruit affreux ; d’autres jouaient aux cartes ou aux échecs. La passion du jeu est si ardente parmi ces hordes grossières, qu’on a vu des hommes jouer successivement leur troupeau, leur demeure, puis jouer leur propre liberté pour un certain nombre d’années.

Boris comptait chaque minute par les battements de son cœur, et attendait avec une indicible impatience l’heure où cette foule bruyante se livrerait enfin au sommeil. Mais les Kalmouks continuaient à rire, à crier, à chanter. Quelle torture pour un pauvre amoureux ! Enfin, ne pouvant plus résister à son agitation, il laissa les Kalmouks continuer leur vacarme et s’en alla au lieu désigné.

Le silence régnait sur les bords du lac, on n’entendait que le souffle du vent dans les roseaux. De temps à autre le jeune officier croyait distinguer le son d’une voix chérie... Il s’arrêtait, écoutait en tressaillant. Vain prestige ! C’était un canard sauvage qui sortait de son nid, une mouette qui glissait sur les bois ; et de nouveau il attendait, et il tremblait que son amante ne pût venir.

Mais, direz-vous, il ne l’aimait plus : le temps avait effacé cette première passion. Oui, quelques jours auparavant, il ne songeait guère à Utballa. Mais à présent !... On le sait, l’amour des hommes ressemble à un volcan qui, pendant un certain temps, apparaît couvert d’une cendre froide. Les habitants de la vallée voisine oublient le péril passé, s’établissent au pied de la montagne et y plantent leurs vignes et leurs arbres. Des jardins fleuris s’étendent sur le sol inondé autrefois par des torrents de lave. Personne ne pense plus au cratère ; les enfants le regardent en riant, et se disent que sa flamme est éteinte. Mais tout à coup voilà que le volcan assoupi se réveille, éclate, la terre tremble, et le feu dévastateur se répand sur la terre naguère si paisible. Ainsi était l’amour dans le cœur de Sneshin. Le temps l’avait seulement assoupi, et maintenant cet amour se réveillait avec une nouvelle force. Ce n’était plus le timide amour d’un adolescent ; c’était l’ardente passion de l’homme.

Fatigué d’attendre, Boris s’assit sur le gazon, en proie à de tumultueuses pensées. Soudain il entend un léger bruit ; il se lève : Utballa tombe hors d’haleine dans ses bras ; puis elle ôte le manteau dont elle était enveloppée, et apparaît aux yeux de son amant, non plus avec son vêtement brodé de princesse, mais avec la robe qu’elle portait le soir même où elle lui avait dit adieu.

Tous deux s’assirent au bord du lac, et pendant quelques instants il leur fut impossible de coordonner leurs questions précipitées et leurs réponses.

– Ah ! dit Boris, j’attendais toujours une lettre de toi. J’ai cherché de tous côtés un renseignement, un indice : tout a été inutile. À la fin, j’ai désespéré... Et toi, tu as épousé ce prince !

– Boris, ne me fais point de reproches. J’ai cédé à la force. Jamais, jamais je ne pouvais appartenir volontairement à un autre que toi. C’est toi seul que j’aimais. C’est à toi seul que mon âme était consacrée. Mais comment résister à cette troupe de sauvages ? Plains-moi, et ne m’accuse pas !

– N’y a-t-il donc nul moyen de rompre ces liens ? Qu’est-ce qu’un tel mariage ? Une chrétienne unie de force à un païen ! Non ! non ! tu es libre, Utballa, je te prends avec moi, tu ne peux rester ici.

– Oh ! s’écria-t-elle avec joie, emmène-moi vers ta mère, vers ta sœur !... Mais devenir ta femme ! Hélas ! le puis-je ? Comment oserais-je me montrer avec toi ?

– Toi que mon cœur a choisie, tu ne dois pas craindre de paraître avec moi aux yeux du monde entier.

– Ce n’est pas moi seulement, c’est toi qu’on repoussera avec moi. Songe au mépris qui m’accablait dans la ville où nous étions. Et alors j’étais riche, et maintenant je n’ai rien !

– Notre bonheur, reprit Boris, est en nous-mêmes.

– Je trouverai bien tout mon bonheur dans ton amour ; mais toi, tu ne peux restreindre ainsi le tien. Comment oserais-tu me conduire dans les salons ? Comment pourrais-tu prendre pour ta femme la femme fugitive d’un Kalmouk ? Non, non, c’est impossible !

– Fausse honte qui ne doit pas troubler notre félicité !

– Ah ! je ne survivrais pas au moment où je verrais en toi le premier signe de regret, où je sentirais que je t’ai privé d’une destinée meilleure.

– Jamais !

– Tu le crois à présent, et je suis sûre que tu me cacherais avec soin toute réflexion pénible, mais je la devinerais.

– Non, jamais ! répéta Boris. Quelles folles pensées !

– Il y a longtemps que ces pensées m’occupent. Je me suis souvent demandé ce qu’il arriverait si je parvenais à m’échapper et à te rejoindre. Mon cœur se réjouissait de ce rêve, mais ma raison me disait que ce serait notre perte à tous deux. Laisse-moi donc me perdre toute seule.

– Eh bien ! répliqua Boris avec fermeté, dût-il en être ainsi, mieux vaut mourir ensemble que de traîner dans l’isolement une malheureuse existence. Ne me parle ni d’obstacles ni de pressentiments. Nul obstacle ne doit empêcher l’homme de suivre la voix de son cœur. Tu viendras avec moi !

– Pour te rendre malheureux ! Abandonne-moi à mon sort. Vois comme mon visage est pâle, et quel cercle noir entoure mes yeux ! Dernièrement une devineresse m’annonçait que je mourrais bientôt. Laisse-moi !

– Tu viendras avec moi si tu m’aimes comme je t’aime.

À ces mots, il quitta le bras de la jeune femme, qu’il tenait enlacé au sien, et se leva.

– Que dis-tu ? s’écria Utballa en tombant à ses pieds et en embrassant ses genoux. Prends-moi, prends-moi, emmène-moi où tu voudras, fais de moi ton esclave, si je ne suis pas digne d’être ta femme. Dans quelque situation que tu me places, je te bénirai.

Dans leurs doux entretiens ils oubliaient la fuite du temps. L’aurore les rappela à eux-mêmes. Les étoiles s’effaçaient, et une teinte de pourpre s’élevait à l’horizon.

– Il faut nous quitter, dit le jeune homme, sans avoir parlé de nos moyens de fuite. Peux-tu revenir ici ce soir ?

– La mort seule peut m’arrêter.

– Eh bien ! adieu ! Quelle clarté ! Je crains qu’on ne nous voie.

– Sous ce manteau, personne ne me reconnaîtra. D’ailleurs tout le monde est encore endormi. Adieu ! adieu !

Utballa s’éloigna rapidement et bientôt disparut aux regards de son amant.

– Oh ! oh ! mon cher compagnon, dit Serkow à Boris, en le voyant rentrer, je ne pourrai rendre à ta mère un bon compte de toi. Voici la seconde fois que tu passes la nuit, Dieu sait où ! Quelque Vénus kalmouke aurait-elle pris ton cœur ?

– Ah bah ! répondit Boris, je ne pouvais dormir, et j’ai été voir les jeux de ces sauvages.

– Bien ! bien ! Regarde tant que tu voudras les yeux des autres, mais ne t’y mêle pas. Au reste, nous partons demain.

– Pas du même côté.

– Comment donc ? Où veux-tu donc aller ?

– Tout droit au Caucase.

– Es-tu si vite las de la vie du désert ? Il est vrai que tout cela est plus intéressant dans les contes arabes que dans la réalité. Mais pourquoi ne m’avoir pas dit ta résolution plus tôt ?

– Je viens seulement de la prendre, et, comme j’ai ma voiture ici, il m’est facile de la mettre à exécution. Nous nous retrouverons dans le Caucase.

– Je ne veux pas essayer de te retenir. Cependant je te dirai que le prince m’a proposé de partir demain avec moi pour me montrer toute sa horde, qui est dispersée sur un espace de trente verstes. N’es-tu pas curieux d’assister à un pareil spectacle, qui durera une quinzaine de jours ?

– Non ! non, dit Boris, tout joyeux d’une nouvelle si favorable à ses projets.

Et il se hâta d’aller faire ses préparatifs. Dschirgal, de son côté, faisait les siens, donnait ses ordres et désignait les gens qui devaient l’accompagner.

Le soir, Boris courut au lieu du rendez-vous. Utballa y arriva un instant après. Tous deux mirent en délibération et décidèrent de quelle façon ils se rejoindraient. Boris devait partir seul le lendemain avec une escorte obligée de Kalmouks. Mais, au premier village russe, il devait prendre quelques Russes avec lui et venir attendre Utballa près d’une petite forêt qu’elle lui désigna. Cette question ainsi résolue, l’avenir leur sourit de nouveau. Tous deux étaient heureux. Sous le charme de leurs espérances, ils oubliaient leurs anciennes douleurs.

Au moment de s’éloigner, Utballa se pencha pourtant avec une subite tristesse sur le sein du jeune officier ; son cœur battait violemment et des larmes coulaient de ses yeux.

– Qu’as-tu donc ? lui dit-il. Pourquoi ces larmes ?

– Je ne sais, j’ai peur, j’ai goûté ici un si grand bonheur !

– Ce n’est que le premier rayon de celui qui nous attend. Ne pleure pas, cher ange, ou que du moins tes larmes soient les dernières que tu verses. Demain commencera pour toi une autre vie.

Mais ces paroles ne pouvaient calmer Utballa.

– Je ne puis me résoudre à te quitter, disait-elle avec une indéfinissable anxiété. Je voudrais mourir à l’instant.

– Eh quoi ! tu désires la mort, lorsque nous sommes si près de réaliser nos vœux !

– Ah ! ils ne se réaliseront pas. Mais passer cinq à six jours avec toi, puis mourir, voilà l’unique félicité que je puisse désirer. Des années de bonheur pour moi ? Non ! non ! c’est impossible. J’ai un sombre pressentiment pareil à celui qui me saisissait quand tu partais pour Saint-Pétersbourg.

Boris essaya d’écarter d’elle ces sombres pensées en lui peignant sous les couleurs les plus riantes l’avenir qui s’ouvrait devant eux. Elle le quitta avec plus de tranquillité. Boris, en retournant vers sa tente, crut voir une ombre noire qui de loin le suivait. Il s’arrêta, l’ombre disparut. Il supposa que c’était un fantôme de son imagination.

Au lever du soleil, le signal du départ fut donné, et tout se mit en mouvement. Les Kalmouks endormis dans leur ivresse se levèrent, rassemblèrent leurs troupeaux, sellèrent leurs chevaux. Les femmes ployèrent les tentes, emballèrent les provisions ; les gellongs emportèrent du Choral les idoles. Dschirgal monta dans la voiture de M. de Serkow avec son frère et un des anciens de la tribu. Les chameaux aiguillonnés par le fouet du cocher se mirent en marche, précédés d’une escorte d’hommes d’armes qui portaient l’étendard de leur maître.

Boris partit aussi ; Charzing le rencontra en passant et lui jeta un regard si pénétrant, que le jeune officier en fut troublé. Mais de graves projets détournèrent bientôt sa pensée de cette émotion.

Le même soir, la horde alla s’établir au bord d’une forêt. Les feux s’allumèrent, les Kalmouks s’assoupirent autour de leur foyer.

Quelques instants après, tout reposait dans le silence. Utballa sortit de sa tente, enveloppée dans son manteau. Elle se glissa parmi les broussailles et disparut dans l’obscurité. Dès qu’elle eut perdu de vue les habitations, elle hâta sa marche. Les branches d’arbre déchiraient ses vêtements, meurtrissaient son visage ; mais elle s’avançait rapidement sans s’arrêter à ces obstacles. Déjà elle entendait le murmure du fleuve au bord duquel Boris devait l’attendre. Quelques pas encore, et elle touchait au rivage désiré. Soudain elle distingua le son de deux voix connues, et se jeta tremblante sur le sol.

À quelque distance, Gharzing et Batschi le gellong causaient vivement entre eux et prononçaient le nom d’Utballa et celui du jeune Russe. Charzing semblait furieux ; il serrait les poings, proférait des menaces et des malédictions. Le gellong, plus prudent, cherchait à l’apaiser et portait de tous côtés un regard inquiet.

– Tu jures donc, dit Charzing, que tu as tout vu et tout entendu ?

– Je le jure, répondit le vieux prêtre ; si j’ai proféré une seule parole mensongère, puisse Shakyamuni réduire à l’instant mon corps en poussière et le jeter à tous les vents ! Puisse mon âme passer dans le ver le plus hideux !

– Maudite sorcière, qui, avec ses ruses diaboliques, a obligé mon frère à l’épouser, qui a attiré la colère des dieux sur notre ulus, et qui maintenant projette de jeter la honte sur la tête blanche de Dschirgal ! Non, cela ne sera pas ; je lui plongerai plutôt mon poignard dans le sein ; j’égorgerai son amant. J’arroserai le sol de votre sang, misérables, plutôt que de vous laisser accomplir votre hideux dessein. Qu’on ne m’appelle plus Charzing, que mes os deviennent noirs, si je ne vous...

– Fais d’elle ce que tu voudras, reprit le prêtre ; elle te sépare de ton frère, et, tant qu’elle vivra, la colère du ciel pèsera sur nous. Mais ne touche pas à l’étranger, les Russes le vengeraient.

– Non ! je les poignarderai tous deux.

– Prends garde ! Mon avis est que tu épargnes cet homme. Quant à celle qui se raille de nos dieux, et qui foule sans crainte à ses pieds le vermisseau qui renferme peut-être l’âme d’un de nos frères, tu pourras la livrer à la vengeance du peuple, la déchirer en pièces, ou l’abandonner vivante à la fureur des loups.

Ils se turent. Utballa n’avait pas perdu un mot de ce terrible entretien. Cachée dans les broussailles, accroupie sur l’herbe, immobile comme une statue de pierre, elle avait entendu avec fermeté son arrêt de mort. Nul soupir ne s’échappait de son sein, nulle larme ne tombait sur son visage ; seulement elle tremblait pour Boris et ne tremblait que pour lui.

– Mais, reprit Charzing après un instant de silence, ne t’es-tu pas trompé ? Est-ce bien ici le lieu qu’ils ont choisi ?

– Comment me serais-je trompé ? Je comprends très bien le russe, et ils ont répété une dizaine de fois : « Au bord du fleuve, à l’entrée de la forêt, près d’un grand arbre. » Voici l’arbre creux ; il n’y en a pas un autre dans ce bois.

– Il est tard, et ils ne viennent pas. Peut-être a-t-elle eu peur. Et lui, qui peut l’arrêter ?

– Il viendra certainement aujourd’hui ou demain. Il aura peut-être rencontré quelque obstacle.

– Eh bien ! qu’il arrive, je le laisserai partir. Mais elle, la maudite, elle ne m’échappera pas ! Elle s’est rendue coupable envers nous, elle sera punie par nous.

Ils firent quelques pas en silence le long du rivage ; puis une nouvelle discussion s’éleva entre eux.

– S’il revient, dit le prêtre, voici ce que je ferai : je lui donnerai l’hospitalité, et je lui laisserai la liberté de voir Utballa, afin que tout le monde soit témoin de leurs relations. Le peuple n’aime point cette femme dont la mère vient d’un autre ulus. Nous la laisserons seule ensuite dans les steppes, selon l’usage de nos pères, et alors tu pourrais...

– Oui, oui, répéta Charzing avec impatience, si seulement il venait ! Je me retire dans ma tente, je les laisse ensemble un jour, deux, trois, une semaine entière. Personne ne les troublera, mais ils seront observés, et je les tuerai tous deux plutôt que de laisser échapper cette fille de l’enfer.

– Agissons prudemment, reprit le prêtre, afin de ne laisser aucune trace.

– Nous laissons partir la tribu ; je reste ici avec loi, et nous les enterrons vivants à cette place.

Utballa se sentit baignée d’une sueur froide ; ses genoux tremblèrent ; elle tomba sur le sol.

Toute la nuit, Charzing et le prêtre errèrent sur le rivage, comme des loups affamés qui flairent et cherchent leur proie. Quelquefois ils s’asseyaient sur l’herbe, puis se relevaient un instant après. Enfin, ils jetèrent un dernier regard autour d’eux ; ne voyant personne, ils sifflèrent et se dirigèrent vers leurs tentes. À leur coup de sifflet, deux Kalmouks, armés de la tête aux pieds, sortirent des broussailles et les suivirent.

Au lever de l’aurore, un des serviteurs de Dschirgal, qui allait puiser de l’eau dans le fleuve, trouva la princesse évanouie et la rapporta dans sa demeure.

Utballa s’assit dans sa tente, la tête appuyée sur sa main, ses longs cheveux flottant en désordre ; ses femmes parlaient à voix basse et remarquaient avec surprise qu’elle portait un vêtement étranger.

Tout à coup on entendit dans l’ulus un piétinement de chevaux, des aboiements de chiens et des cris confus.

– Le Russe est arrivé, dit une des femmes, qui s’était avancée sur la porte.

Utballa releva subitement la tête.

– Quel Russe ?

– Le jeune, celui qui est parti seul.

C’était, en effet, Boris accompagné des mêmes Kalmouks avec lesquels il avait quitté la horde. Il se rendit près de Charzing, lui raconta qu’à une quinzaine de verstes, sa voiture s’était brisée, qu’il avait passé la nuit dans les steppes, et que, se trouvant très éloigné d’un village, il avait, d’après le conseil de ses guides, pris le parti de revenir. Il pria le prince de vouloir bien envoyer quelques-uns de ses gens pour réparer, s’il était possible, sa voiture. Le principal motif de son retour était le désir de tranquilliser Utballa sur son retard et de concerter leur fuite.

Le défiant Charzing interrogea les hommes qui avaient escorté le jeune Russe, et, convaincu de la vérité de son récit, il lui promit d’agir selon ses vœux.

En apprenant cette nouvelle, Utballa sourit amèrement. Une sorte de désespoir sauvage éclata dans ses yeux. Elle se leva, fit signe aux femmes qui l’entouraient de s’éloigner, marcha précipitamment dans sa tente, rougissant, pâlissant tour à tour et tremblant. Parfois elle se serrait la tête dans ses mains, puis marchait encore avec une sorte de convulsion. Tout en elle annonçait une lutte terrible : la lutte de la vie et de la mort ; la lutte de l’esprit qui tend à s’élever vers une éternelle félicité, et du corps qui veut rester dans ses chaînes.

Elle se trouvait placée à la limite des deux chemins qui devaient décider de son sort. Il fallait qu’elle se déterminât à renoncer à tout jamais à son amant pour sauver une misérable existence, ou à sacrifier cette existence pour le bonheur de le revoir et de jouir encore quelques instants de son amour. Que faire ? Renoncer, pour se sauver, à tous les songes ravissants qu’elle venait de faire, s’enfermer dans sa tente, annoncer à Boris qu’elle avait changé de dessein, et le conjurer de s’éloigner, ou lui révéler le péril de leur situation ? Dans ce dernier cas, il voudrait sans doute l’enlever de vive force ; mais que pourrait-il contre une troupe de gens fanatisés par le prêtre et par le frère du prince ? Elle connaissait la cruauté de Charzing, elle savait que cet homme et les gellongs l’abhorraient à cause de l’influence qu’elle exerçait sur le prince.

En se montrant indifférente envers Boris, en restant sourde à ses prières, elle pouvait déjouer les proies du sanguinaire Charzing et vivre encore longtemps peut-être d’une vie monotone et paisible.

L’instinct de la conversation la portait à prendre ce parti. D’un autre côté, si elle s’abandonnait au penchant de son cœur, elle pouvait goûter en quelques jours toutes les jouissances accordées à l’humanité en compensation de ses douleurs ; elle pouvait se dévouer tout entière à celui qu’elle aimait si ardemment.

Après un long combat, Utballa s’agenouilla devant son lit, appuya son visage brûlant sur son oreiller et resta immobile. Quand elle se releva, la lutte était achevée. Ses traits annonçaient une résolution ferme et même une sorte de gaieté ; elle était résolue à ne point laisser deviner à Boris quelles seraient les suites de leur réunion, à ne pas lui révéler par une larme, par un soupir, ce que devaient lui coûter quelques instants de bonheur.

Elle ordonna d’élever près de sa tente, qui était écartée des autres, une tente pour le jeune étranger.

Elle-même s’occupa avec ses femmes à la parer, elle y fit transporter les meilleurs meubles et les tapis les plus précieux.

En entrant là, Boris reconnut aisément à quelle attention délicate, à quelles mains ingénieuses il était redevable de ces apprêts. À midi, elle l’invita à dîner ; il accourut et la trouva seule avec ses femmes. Charzing s’était excusé de ne pouvoir venir, sous le prétexte que des affaires pressantes l’appelaient quelques jours hors de l’Orga.

Le visage d’Utballa ne portait aucune trace du combat qu’elle venait de soutenir. Elle reçut Boris avec un doux sourire, lui fit raconter l’accident qu’il avait éprouvé, et après le dîner resta seule avec lui. Alors elle lui demanda combien de temps il comptait passer dans l’ulus. Il répondit qu’il fallait au moins cinq à six jours pour faire venir du plus prochain village un forgeron et pour réparer sa voiture.

– Ainsi donc, dit-elle, six jours avec toi ! nous ne nous quitterons pas un instant ! Oh ! pendant ces six jours, du moins, je serai heureuse ; et toi, Boris, le seras-tu ?

– Peux-tu le demander ? répondit Boris. Mais comment nous voir souvent sans éveiller le soupçon ?

– Quel soupçon ? murmura Utballa, en secouant la tête : que nous importe ? Notre sort est décidé.

– Mais cet affreux Charzing !

– N’y pense pas, mon ami, je jouis ici d’une entière liberté, je fais ce qui me plaît. Puis elle ajouta à voix basse, de peur que son accent ne trahît l’émotion de son cœur : Charzing n’oserait nous troubler. D’ailleurs il est parti.

– Mais les gens qui l’entourent !... le peuple !...

– Je ne crains personne, je suis trop haut placée pour redouter leur méchanceté ; puis je suis sûre de mes gens. Nul d’entre eux n’oserait élever la voix contre moi. Sois sans inquiétude, ne trouble point ces jours par une vaine terreur : figure-toi que nous avons accompli notre projet, que nous sommes loin des steppes, loin des hordes sauvages, loin de tout ce qui nous séparait. Figure-toi que je suis ta femme, femme jusqu’à la mort.

Elle prononça ces derniers mots avec une expression singulière.

Boris, qui ne connaissait ni le caractère ni les mœurs de ce peuple, la crut. Il la voyait à toute heure joyeuse et confiante : cette quiétude apparente le trompa. Il pensa que la jeune femme, dans l’espérance de quitter bientôt à jamais les steppes, ne s’inquiétait plus de l’opinion de sa tribu. Il en vint à un tel degré de sécurité, qu’il ne faisait plus attention aux Kalmouks qui, de temps à autre, jetaient sur lui un regard scrutateur et farouche.

Boris et Utballa étaient inséparables. Renfermés dans leur tente, on eût dit qu’ils étaient enveloppés d’un nuage magique, et que rien n’existait pour eux hors de leur atmosphère. Quelquefois Boris dépeignait à son amie les magnificences de la capitale, ses œuvres d’art, ses palais, quelquefois l’existence des camps, le bivouac.

De temps à autre, il lui parlait aussi des écrivains les plus illustres ; il lui citait des fragments de poésie qu’elle écoutait avec une vive émotion. Puis elle l’interrogeait sur le plus petit incident de sa vie ; elle voulait savoir tout ce qui lui était arrivé et quels rêves d’avenir il faisait avant de la retrouver.

Quand la chaleur du jour était passée, ils allaient s’asseoir à l’ombre d’un arbre, et, sous un ciel sans nuage, goûtaient tous les charmes d’une soirée d’Orient. L’air était embaumé par l’arôme des plantes, tout dormait en silence, et le murmure du fleuve ou le cri de la cigale résonnaient seuls comme des voix mystérieuses dans le calme majestueux de la solitude. Dans les broussailles, sur le gazon, brillaient comme des étoiles des milliers de scarabées.

Souvent les deux amants se promenaient sur le bord de l’eau au milieu d’arbustes fleuris et portaient leurs regards vers l’horizon lointain. En ce moment, sans se rien dire, ils étaient encore tout occupés l’un de l’autre.

Mais le sort qui pesait sur eux comme un créancier implacable, en leur accordant un délai de quelques jours, leur en rappelait le terme. Les deux amants vidaient leur calice de bonheur jusqu’à la dernière goutte.

Le moment de la séparation approchait. Utballa résolut de dire à Boris qu’elle ne pourrait le rejoindre que quelques jours après qu’il serait parti.

Elle savait qu’en essayant de la sauver, il ne ferait que se perdre lui-même. Elle voulait être la seule victime du complot qu’elle avait découvert. À force de prières, de supplications, elle parvint à le déterminer à s’en aller au Caucase, à attendre une lettre où elle lui fixerait le jour et le lieu de leur rendez-vous. Il fallait, disait-elle, pour plusieurs raisons graves, qu’il se résignât à rester encore séparé d’elle pendant deux ou trois mois ; elle évitait, du reste, de parler de l’avenir et concentrait toute sa pensée sur le présent.

Boris allait partir, pressé par Charzing, qui craignait que son frère ne revînt et ne s’opposât à ses projets sinistres. Pour la dernière fois, le jeune officier se rendit avec Utballa au bord de la forêt. Malgré ses espérances, il éprouvait un malaise inexprimable, et l’air du soir ne rafraîchissait plus comme la veille son cœur oppressé. L’âme d’Utballa était en proie à une affreuse angoisse. Le spectre de la mort lui apparaissait alors dans toute son horreur.

En vain elle essayait de chasser loin d’elle ces terribles pensées ; il lui semblait déjà sentir le froid poignard pénétrer dans son sein, et son sang se glaçait dans ses veines. Elle s’en allait pas à pas à côté de son amant, gardant un morne silence, de peur qu’une parole ne trahît son agitation.

Boris étendit machinalement la main vers un arbuste et y cueillit une fleur. Des rameaux de cet arbuste sortit un ramier qui plana sur la tête d’Utballa et s’éleva dans les airs en poussant un cri.

– Sais-tu, dit la jeune femme, qu’il existe parmi notre peuple la croyance qu’après la mort les âmes pures entrent dans le corps des oiseaux, voltigent dans l’espace éthéré, tandis que les mauvaises, enfermées dans le corps des animaux lourds, ne peuvent quitter la terre ? Peut-être mon âme aura-t-elle un jour les ailes d’un oiseau ! Avec quel plaisir je m’en irais alors vers le Nord ! Je bâtirais mon nid sous ton toit ; je me nourrirais des miettes de ta table ; je chercherais à répandre un souffle d’amour et de bonheur dans l’air que tu respirerais. Si je te voyais triste, je chanterais pour te distraire.

La nuit, je me reposerais sous tes fenêtres pour t’envoyer quelque doux songe. Crois-moi, Boris, tu reconnaîtrais le voisinage de cette âme unie à la tienne, de cette âme qui, dans une autre vie comme dans celle-ci, t’appartient tout entière.

Boris la regarda avec tendresse et la pressa dans ses bras. Bientôt pourtant il se sentit troublé par ce rêve de mort ; il lui dit : « Pourquoi t’abandonner ainsi aux songes fantastiques de ton imagination ? Pourquoi penser à la mort ? Tu l’as cherchée dans un moment de désespoir, et elle t’a fuie. N’est-ce pas un signe que le sort te réserve un heureux avenir, qu’il veut te récompenser de tout ce que tu as souffert ?

– Non, Boris, répondit-elle sérieusement, ne regarde pas ce que je te dis comme un vain rêve. Qui sait si mes jours ne sont pas comptés ? Mais, quoi qu’il arrive, mon ami, sois-en sûr, la mort brisera les liens de mon corps sans séparer mon âme de toi !

– Utballa, au nom du ciel, calme-toi ! Tes paroles me remplissent de terreur. Non, je ne te quitterai pas, je t’emmènerai avec moi. Je ne crains personne, je t’enlève à travers cette horde sauvage, je t’emporte dans mes bras comme un trésor.

À ces mots, Utballa reprit sa fermeté, et, pour ne pas exposer son ami à une résolution fatale, réprima l’anxiété qui tourmentait son cœur.

Tous deux rentrèrent encore une fois dans leur tente. Boris lui peignit de nouveau, avec l’ardeur de sa passion, le bonheur qui les attendait. À ce tableau d’une destinée dont elle ne devait jamais jouir, la jeune femme ne put se maîtriser plus longtemps, elle se pencha en sanglotant sur l’épaule de son amant et fondit en larmes. Mais un instant après elle élevait la tête avec calme : son cœur était soulagé.

– Ne t’inquiète pas de ma tristesse, lui dit-elle avec un sourire mélancolique. Je suis comme un enfant, je pleure sans raison... Il est tard, mon ami, demain matin tu dois partir. Dors, dors, je veillerai sur ton sommeil !

À ces mots, elle prit la tête du jeune homme entre ses mains, lui donna un baiser sur le front, et de ses longs cheveux flottants l’entoura comme d’un voile de deuil.

Pour mieux le tranquilliser, elle fit elle-même semblant de dormir ; mais, dès qu’elle reconnut qu’il était plongé dans le sommeil, elle arrêta sur lui un regard ardent, comme si elle eût voulu imprimer de nouveau en traits ineffaçables son image dans son âme. À la voir ainsi, immobile et muette, on l’eût prise pour une Niobé de marbre pressant entre ses bras son dernier enfant.

Longtemps elle resta dans cette situation. Tantôt ses yeux s’élevaient vers le ciel, tantôt elle les baissait sur Boris comme pour appeler sur lui les bénédictions du ciel. Puis, comme elle sentait ses paupières s’humecter, elle détourna la tête pour ne pas laisser tomber une larme sur le visage de son bien-aimé.

Cependant l’aube commençait à dorer l’horizon ; les fleurs, rafraîchies par la rosée, se relevaient sur leurs tiges ; les oiseaux quittaient gaiement leurs nids, et une troupe d’enfants sortait des tentes, comme des abeilles de leurs ruches. Le silence régnait encore dans la demeure de la princesse : la lumière du jour y pénétrait à peine, et Utballa avait fini par céder au sommeil.

Tout à coup résonnèrent les trompettes des prêtres appelant le peuple à la prière. Utballa se leva avec effroi, pressa le jeune officier sur son sein, hors d’état de lui adresser un mot et frissonnant comme l’oiseau que la flèche vient d’atteindre.

Quelques minutes après, on entendit un bruit de chevaux. La voiture de Boris était prête et ses conducteurs l’attendaient.

– Il faut donc nous séparer ! dit-il. Adieu, ma bien-aimée ! Au nom de notre amour, ne t’abandonne point à ta douleur : nous nous reverrons et nous serons heureux !

– Boris, répondit-elle avec fermeté, en lui montrant un escabeau, assieds-toi là, je t’en prie.

Elle s’agenouilla devant lui, détacha la croix qu’il portait sur sa poitrine, et lui dit :

– Donne-moi ta bénédiction.

– Quelle idée ! s’écria-t-il ; tu me dis adieu comme si nous ne devions jamais nous rejoindre !

– Oui, nous nous rejoindrons eu un lieu sûr ; mais, je t’en prie, donne-moi ta bénédiction !

Boris fit sur elle, en pleurant, le signe de la croix ; Utballa ne pleurait pas.

– Je te remercie, dit-elle en se relevant, et maintenant adieu ! adieu !

Ils s’embrassèrent tous deux dans une étreinte convulsive. Ils se séparèrent, puis se réunirent encore. Enfin Boris franchit le seuil de la tente, la porte se referma derrière lui. Utballa tomba sur le sol. Elle venait de se percer le cœur d’un coup de poignard.

Quelques instants après, un mouvement extraordinaire agitait la tribu. Les Kalmouks se pressaient autour du prêtre et de Charzing qui leur parlait avec véhémence. Soudain tous coururent à leurs habitations. En une demi-heure toutes les tentes furent enlevée, les femmes, les enfants, partirent avec les troupeaux et une foule d’hommes armés se précipita, en poussant des cris féroces, dans la tente de la princesse. Ces fanatiques, poussés par Charzing, se disputaient l’honneur d’outrager et de dépouiller celle qui, selon le usages de la nation, devait, après son crime, être abandonnée nue dans les steppes.

Ses coffres, ses meubles, furent enlevés, ses vêtements mis en lambeaux ; mais l’œuvre de la mort était déjà faite : Charzing ne trouva qu’un cadavre. Un ramier blanc plana quelques instants au-dessus d’Utballa et s’élança dans l’air en décrivant une longue spirale.

Près d’un des bains du Caucase, dans une grotte cachée par des broussailles, on trouva, deux ans plus tard, le corps d’un jeune officier russe qui s’était fait sauter la cervelle et dont on ne pouvait plus reconnaître les traits. Quelques personnes prétendirent que c’était le parent du conseiller Serkow ; d’autres assuraient que Boris Sneshin était retourné à Saint-Pétersbourg, où il avait fait un brillant mariage.

Quelle version croire ?... La dernière nous paraît la plus vraisemblable.

 

 

Helena FADEYEV.

 

Traduit du russe par Xavier Marmier.

 

Recueilli dans Les perce-neige, nouvelles du Nord, 1883

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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