Sœur Catherine à Saigon
par
J.-F. FAILLEBIN
Ce récit ne doit rien qu’au souvenir. Sœur Catherine, Fille de la Charité, est vraiment arrivée à Saigon en septembre 1946 ; elle a dirigé l’École d’Infirmières de la Croix-Rouge française, entrepris de former la première promotion d’assistantes sociales vietnamiennes, fondé le dispensaire-école de Ban-Co. L’auteur de ces lignes a eu le privilège de travailler auprès d’elle, comme professeur à l’École, comme médecin à Ban-Co, puis le désir de contribuer à maintenir son œuvre après son départ d’Indochine en novembre 1948.
Sœur Catherine avait pris livraison, dès sa descente d’avion, d’une école vide et, parmi les multiples tâches qui lui incombaient, remplir cette école n’était pas une des moindres. En cet étrange mois de septembre 1946, où Saigon s’habituait à n’être plus qu’à quarante heures de Paris, la nouvelle d’une prochaine réouverture de l’École d’Infirmières se répandit avec une mystérieuse efficacité. Des visites fort surprenantes permirent d’abord à Sœur Catherine de réunir un lot disparate d’élèves qui citaient des programmes bizarrement composés, présentaient des certificats de stages incomplets, invérifiables et incohérents, parlaient avec les accents les plus divers, venaient des lieux les plus lointains du monde. Il y avait là une Antillaise trop jolie et quelques Françaises dévouées qui appartenaient au corps expéditionnaire, recrutées au hasard, avidement désireuses de faire valider leurs états de service et de profiter de toutes les occasions de « session spéciale » pour gagner un diplôme inespéré. Quelques Vietnamiennes se présentèrent, anciennes élèves, dispersées en mars 1945 ; elles aussi voulaient invoquer les évènements extérieurs pour avancer rapidement à travers un programme inachevé. Les avis diffusés par la presse, ou placés dans certains établissements scolaires, provoquèrent d’autre part des candidatures pour le concours d’admission en première année. Sœur Catherine réorganisait de bonne grâce les études des anciennes, mais son espérance allait surtout aux nouvelles, à cette quinzaine de petites Vietnamiennes qui avaient surmonté l’épreuve de l’examen de passage et qui constituaient la première équipe.
Cette promotion était composée de filles réfléchies et douces, passionnées, attentives. Presque toutes minces, d’une incroyable minceur, elles portaient une blouse blanche, sous laquelle dépassaient leurs longs pantalons blancs. Sœur Catherine pensait aux petites filles modèles et les oubliait en levant son regard vers les visages dorés, les yeux tous semblablement sombres, les cheveux noirs tirés sous le petit bonnet.
Pour ses yeux d’Occidentale, la similitude de leurs visages rendait très difficile la connaissance des noms. Redoutant sans cesse de commettre des bévues en appelant telle ou telle de ses élèves, elle multipliait les interrogations, regardait attentivement la petite candidate, prêtant parfois plus d’attention à son apparence qu’à son discours, ce qui lui permit de différencier petit à petit ses filles d’après leurs plus flagrantes diversités, raffinant ensuite sur les caractères de chacune.
La plus petite, la plus fine, la plus enfantine, s’appelait paradoxalement « Long » et, sans jamais avouer ce misérable repère, Sœur Catherine s’en servit avec joie. Elle identifia ensuite « Ngo », qui était la seule à posséder une silhouette un peu replète et de bonnes joues rondes qui évoquaient pour Sœur Catherine une petite paysanne joyeuse. Il lui fallut ensuite se reconnaître parmi le plus grand nombre, parmi cette douzaine de filles minces à faire rêver, fines et douces. « Bieng » était un peu plus grande que Long ; elle avait de grands yeux couleur de noisette, un sourire réfléchi et souvent nuancé d’ironie. « Rély » et « My » étaient parmi les plus grandes, et leurs visages étaient étroits et sérieux, avec plus de gravité douce chez Rély, plus de joie légère chez My. « Diet » avait une mine rieuse et des mains un peu grandes, merveilleusement adroites. Quant à Mme Ngoan, c’était la seule des élèves qui fût déjà mariée. Un peu plus âgée que ses compagnes, elle semblait équilibrée au-delà d’elle-même : en accord avec un époux qu’elle aimait, sans négliger ses deux enfants, elle préparait son diplôme avec une idée bien arrêtée de service et de dévouement.
De longues semaines de travail, d’exercices, de confidences à demi forcées par les incidents de la vie en commun, s’écoulèrent sans que Sœur Catherine se sentît plus proche de ses élèves. Elles étaient secrètes, toujours souriantes et d’une charmante politesse. Jamais elles ne posaient de questions ; le cours le plus abstrus les laissait silencieuses ; une interrogation attentive permettait seule de reconnaître certaines incertitudes, de compléter quelques explications. Elles parlaient et elles écrivaient plus volontiers encore un français très pur et très classique, parfois même un peu vieillot, et Sœur Catherine se prenait à s’étonner de ce langage constamment châtié ; il lui arrivait de songer que des tournures plus familières – voire plus impatientes – lui livreraient davantage ces mystérieuses enfants.
Sœur Catherine ne consentait en elle-même aucune concession au désespoir et ne se reconnaissait aucun droit d’admettre une différence structurale, raciale, invincible. Elle comptait sur le caractère profondément humain des études qu’elle dirigeait pour faire jaillir les premiers signes d’universel. Elle aimait ses élèves de Saigon comme elle aurait aimé ses élèves de Rouen, ne voyant en leur étrangeté que motifs nouveaux à sa discrétion, à son respect, cherchant ce qui les unirait à elle, ce qui lui gagnerait la réciprocité d’une confiance qu’elle n’avait jamais songé à ménager.
Elle organisa des veillées, prêta des livres. Sans avoir posé de questions indiscrètes, elle connut quelques détails sur les familles de ses élèves et prêta son concours à plusieurs de ces petites sœurs dévouées, responsables et inquiètes. Son égalité d’humeur, sa compétence, sa vigilance aux détails de la vie matérielle, son attention aux soucis et aux fatigues de chacune, son accueil inlassablement bienveillant témoignaient d’une joie rayonnante qu’elle travestissait volontiers d’ironie. Les élèves lui savaient gré de cette réserve pleine d’humour, de cette tendresse affleurante et respectueuse.
La maison commençait à vivre. Des amitiés se nouaient, qui ne rompaient pas le charme des camaraderies.
Dao commença d’aller à la messe, silencieuse petite forme qui prenait de l’eau bénite et implorait pitié pour son incrédulité. Sanh avoua un jour qu’elle était très inquiète de son frère aîné, qui était parti... Sœur Catherine comprit que ledit frère était au Viet Minh et pensa rapidement qu’elle-même combattait aussi, sans armes ni armure, pour une certaine durée, pour une fructueuse victoire. Elle demanda très simplement :
– Vos parents n’ont pas été inquiétés ?
– Ils ont déménagé. D’ailleurs, mon frère nous avait quittés plusieurs semaines avant de partir pour la campagne.
Sœur Catherine sentit alors naître la confiance et devina qu’il y aurait un jour entre ses élèves et elle un total abandon. Remerciant Dieu d’un mot hâtif, comme ceux que l’on adresse à une présence continuelle et précieuse, elle leva sur Sanh des yeux rieurs à travers ses lunettes, et l’enfant sourit avant de lui demander gravement si elle pourrait, un jour de la semaine, s’absenter d’un stage pour aller chez le dentiste.
Les courtes vacances et la joie de la réunion à l’école, les émotions de l’examen de passage en deuxième année et l’entrée, après un nouveau concours, de la seconde promotion, renforcèrent la fraternité des élèves et leur attachement à la directrice. Investies de la mission d’enseigner aux nouvelles les règles de la maison, elles en firent une tradition et s’en jugèrent gardiennes. Sans brimade ni dédain pour les plus jeunes, elles mesurèrent l’avance qu’elles possédaient aussi bien dans leurs études que dans la confiance de Sœur Catherine, et elles désirèrent partager davantage avec elle la charge de cette vie secrète et rayonnante qu’elle entretenait dans l’école.
Elles se firent plus curieuses et osèrent demander à Sœur Catherine quelques détails sur ses œuvres de France. Elle leur raconta ses tâches d’assistante sociale dans une banlieue ouvrière et déshéritée.
Sœur Catherine menait prudemment de front cette maturation de ses élèves et ses propres ambitions d’œuvres sociales. Elle prospectait Saigon, s’enquérait des quartiers les plus misérables, traversait Khanh-Hoï, s’enfonçait au-delà des paillotes de la rue de Champagne dans un dédale de masures. Elle apprit enfin qu’il y avait à Ban-Co un vaste bâtiment dont les charitables propriétaires lui abandonneraient volontiers la jouissance pour peu qu’elle la rendît à sa destination première, qui était de venir en aide aux misérables enfants du village.
Elle aborda un matin une large place bordée de paillotes. Une route défoncée plongeait en face d’elle dans une longue masse de cabanes. Entre deux rigoles où s’écoulaient d’immondes eaux grasses, le hangar fortement charpenté de la « garderie-ouvroir » se dressait. Il arborait encore son écriteau passé, et un grand arbre, seule splendeur du paysage, lui versait une ombre secourable.
De petites masures le bordaient de toutes parts. Sœur Catherine s’avança jusqu’à la porte, frappa et s’introduisit sans vergogne. Du fond de l’immense salle presque obscure à ses yeux éblouis de soleil, venait un chœur aigu et monotone d’enfants qui ânonnaient une leçon. Des meubles, de la vaisselle, une ou deux jarres émergeaient peu à peu de la pénombre, accrochant à leurs contours les rais lumineux qui filtraient des volets tirés, des interstices du toit. Des pépiements d’oiseaux et des battements d’ailes animaient l’espace, – et, devant Sœur Catherine, un gros homme se levait, très digne, scandant avec un accent métallique et chantant :
– Qu’est-ce qui me vaut, ma Sœur, l’honneur de votre visite ?
Sœur Catherine appliqua plus tard toute sa charité à ne pas raconter sa lutte avec le chef de quartier, ses efforts obstinés pour le déloger de la demeure indûment occupée, pour récupérer le local, le compteur d’électricité, les vestiges du mobilier de la garderie. Avec une inflexible patience, elle mena ses négociations jusqu’au succès et transforma son adversaire en allié, parvenant même à l’intéresser au sort de l’entreprise.
Elle obtint de l’administration quelques concours techniques et financiers ; quand le projet qu’elle mûrissait fut tout près de la réalisation, elle s’en ouvrit à ses élèves.
– Vous soignerez encore les malades cette année ; vous aiderez les mères à élever leurs enfants. L’an prochain, vous apprendrez comment on fait du travail social ; vous ferez à Ban-Co vos visites et vos enquêtes.
Mme Ngoan regardait Sœur Catherine. Mariée, mère de deux petits garçons, elle avait fait ses études avec un ardent désir de service, mais elle ne pouvait envisager une troisième année d’école ; il lui fallait une situation.
– Vous, madame Ngoan, dit tout à coup Sœur Catherine, qui lui témoignait une affection un peu nuancée de respect, vous pourriez très bien diriger la maison l’an prochain, quand vous aurez votre diplôme !
La jeune femme rougit, cacha son trouble derrière un éclat de rire. La conversation continua : les questions, les projets, les critiques, les inquiétudes s’échangeaient en phrases rapides et confiantes.
Mme Ngoan, qui suivait parfois Dao à la chapelle, vit s’affronter en son âme l’humble espoir d’une vie laborieuse et la redoutable certitude d’une exigeante élection. Elle devina ce rôle de maîtresse de maison aux hôtes infiniment misérables ; elle eut envie de dire non tout de suite, de s’en aller...
Sœur Catherine poursuivait son récit.
– Il y a un grand arbre, et des petits enfants partout...
Mme Ngoan sentit encore une fois combien la maternité l’avait désarmée, sensibilisée. Elle avait deux petits garçons, si beaux, si joyeux ; elle en était si fière et si attendrie ! L’angoisse disparaissait : elle se reprenait à ordonner, soigner, bâtir avec les autres. Sœur Catherine elle-même pouvait à peine deviner en quel sol généreux elle avait semé ses projets.
Sœur Catherine avait ouvert le dispensaire un matin de février 1948, ouvert les portes de l’immense hangar dont le toit, puissamment charpenté de fer, contrastait avec la pauvreté des murs blanchis et du sol pavé de gris. Un modeste petit écriteau, la présence de quelques infirmières, la rumeur qui avait couru le quartier dans les jours précédents à la vue de l’ambulance apportant de petites caisses de médicaments et de matériel, tout cela avait attiré un public considérable.
Quand Mme Ngoan parut sur le seuil et dit en quelques mots, sans sourire, que le personnel de cette maison serait gratuitement au service de tous et distribuerait des remèdes contre les maladies et du lait pour les enfants, une rumeur parcourut la foule.
Très digne, Mme Ngoan rentra dans le dispensaire, et, en quelques minutes, les clients commencèrent d’arriver. Au bout d’une demi-heure, ils emplissaient la salle et formaient une masse confuse, grouillante, suante, traversée de cris d’enfants. Ils étaient accroupis en rangs serrés, recouvrant le sol d’une couche humaine si épaisse que seul un attentif regard discernait les visages entre l’uniformité noire et grise des cheveux et des vêtements crasseux.
La foule s’était irrésistiblement coulée jusque sous la table où Ngo, assaillie de toutes parts, tentait d’établir des fiches individuelles avant de faire peser les enfants. Bay s’était hâtivement assise sur la caisse de boîtes de lait condensé pour la protéger. Mme Ngoan, elle-même installée derrière le pèse-bébé, prenait à un rythme prodigieusement accéléré, l’un après l’autre, les innombrables nourrissons que leurs mères tendaient en gémissant ou en protestant.
Elle interrogeait en hâte, pour comparer l’âge et le poids, pour se renseigner sur la valeur de l’allaitement maternel et prononçait le verdict : « Donnez une boîte ! », que Bay exécutait ponctuellement, tandis que Diet expliquait avec véhémence à la mère, anxieuse de se sauver avec son trésor, que pareille libéralité ne se renouvellerait qu’à la seule condition de ramener l’enfant à la pesée.
Dans une petite pièce, dont un vieux coolie au visage rieur défendait l’entrée, Bieng, Van et Phung soignaient des plaies, décapaient des ulcères, pansaient des brûlures, méchaient de vieilles suppurations... Le défilé misérable des malades s’allongeait sous l’auvent, et les clients discutaient avec ceux de la file voisine qui attendaient la consultation du médecin.
Tout jeune dans le métier, mais convaincu de la misère des pauvres gens et de l’intérêt que présentait leur éducation, il avait ressenti un choc étrange en commençant le matin sa première consultation.
Comme par enchantement, vers onze heures, la foule commença de diminuer. Elle s’écoulait insensiblement. Les files de malades se raccourcissaient. Bieng épingla une dernière bande ; Bay donna une ultime boîte de lait ; Ngo ferma son stylo ; Mme Ngoan déchira le papier gaufré sur lequel la dernière mère avait posé le dernier bébé ; Diet toussa pour s’éclaircir la voix.
Sœur Catherine les regardait avec une émotion un peu fière et inquiète à la fois. Les petites se mirent à rire, d’une façon rapide, surprenante, aiguë. Seule une longue amitié pouvait reconnaître sans impatience, derrière ces rires qui coupaient leurs paroles, la trace respectable de leur timidité, – de leur pitié aussi.
– Ma Sœur, nous ne croyions pas qu’il y aurait tant de monde !
– Ma Sœur, vous avez vu comme les enfants sont maigres !
– Ma Sœur, les mères revendront sûrement des boîtes de lait : elles sont si pauvres
– Ma Sœur, nous n’aurons pas assez de médicaments !
– Ma Sœur, il faudrait plus d’instruments : il n’y a qu’une pince et qu’une paire de ciseaux !
– Ma Sœur, vous avez vu : il y a des lépreux !...
– Ma Sœur, ils crachent par terre ! Ils laissent des bouts de canne à sucre et des bananes !
Sœur Catherine évaluait son domaine. Le fond du hangar demeurait occupé par l’école ; il faudrait obtenir du chef du quartier qu’on la reloge ailleurs. Les deux petites pièces de pansements et de consultation étaient insuffisantes : il fallait quatre salles de pansements et une pharmacie pour éviter cette cohue des malheureux porteurs d’ordonnances. Il fallait aussi faire asseoir les consultants à l’extérieur, en les séparant des bébés : pour cela, construire une paillote en guise de salle d’attente. Il fallait des prises de courant dans les cabines de pansement et deux postes d’eau nouveaux pour n’avoir plus à charrier des brocs emplis à la dérobée aux fontaines de l’école. Elle faisait gravement ses plans, exposait ses projets. Les infirmières s’éloignaient avec elle du présent désastreux pour imaginer une organisation conforme à leur éducation et à leurs goûts.
Seule Mme Ngoan demeurait grave. Elle savait que Sœur Catherine comptait sur elle pour faire vivre cette maison. Elle savait que l’inéluctable charge de cette compassion lui serait plus facile à porter quand les aménagements seraient réalisés, – plus facile, jamais plus légère. Au fond de son cœur, au delà de sa fatigue, de sa révolte toute proche, naissait l’étrange désir de ne s’habituer jamais à cette misère, de rester indéfiniment vulnérable à la souffrance de son peuple.
*
* *
Le dispensaire de Ban-Co s’intégrait à la vie du quartier et à celle de l’école d’infirmières suivant un lent et mystérieux épanouissement. L’enthousiasme du premier jour s’était apaisé. De la foule monstrueuse ne demeurait qu’une image évocatrice : la cohue des mères qui demandaient du lait. Les consultants étaient capricieux dans leur nombre et leur fidélité. Le médecin, passionné par tous les traitements qu’il avait entrepris, constata que ses patients attendaient exceptionnellement la consolidation de leur guérison. Bien souvent, ils disparaissaient pour de longues semaines sitôt qu’une amélioration légère se montrait, – et ils ne revenaient que contraints et forcés par une reprise de leur mal.
La salle d’attente au toit de paillote était parfois débordante, et, à d’autres jours, beaucoup trop vaste pour les rares consultants.
Sœur Catherine s’en étonna auprès de ses élèves, qui lui apprirent l’influence du calendrier sur ces phénomènes : certains jours étaient fastes et d’autres néfastes pour une visite médicale. Si les malades graves – ou quelques esprits forts – passaient outre à ces considérations, le plus grand nombre des habitants du quartier se pressaient à la consultation des jours favorables et désertaient le dispensaire quand l’influence surnaturelle n’était point bénéfique...
Les premiers mois s’écoulèrent ainsi en connaissance mutuelle et en aménagements divers. Sœur Catherine, avec une patience tenace et parfois avec une insistance agressive, obtint des pouvoirs publics et de certaines œuvres charitables les deniers indispensables. La bataille des médicaments restait dure. Le jeune médecin voulait, en effet, des produits modernes, de bonne qualité, en quantités suffisantes, mais Sœur Catherine ne touchait que des approvisionnements surannés et peu nombreux.
Cependant leur préoccupation principale devint bientôt de se faire une clientèle régulière. Bon nombre de guérisons spectaculaires étaient faciles, et l’on s’en chargeait avec joie ; mais il fallait autre chose pour pénétrer le quartier que ce bricolage médical et ces consultations sans avenir.
Avec une étonnante patience, que les petites infirmières-interprètes assistaient admirablement, Sœur Catherine demandait à chaque maman le régime de son bébé. Ces questions précises étaient d’autant plus surprenantes qu’elles révélaient aux mères la possibilité d’une méthode là où elles n’avaient jamais suivi que la routine, la fantaisie ou bien les lois de la misère. Il apparaissait ainsi que la plupart des bébés absorbaient, dès l’âge de six mois, du riz quatre ou cinq fois par jour (mâché par la mère pour être plus digeste) et prenaient le sein un nombre incalculable de fois, dès qu’ils criaient. D’ailleurs, joignant le geste à la parole, il ne passait guère de jeune mère qui, au cours de cet interrogatoire, ne cherchât à apaiser les glapissements de son nourrisson en lui offrant un sein flétri, rejeté au bout de quelques minutes. Sœur Catherine s’astreignait alors à expliquer à chaque mère comment régler l’allaitement ou fixer les doses de lait et préparer les bouillies. Elle vendit quelquefois, et donna souvent, des biberons gradués pour remplacer les innommables flacons utilisés jusqu’alors.
Le médecin prépara des feuilles de régime, les fit traduire par My, qui s’intéressait électivement à la puériculture, et la Croix-Rouge en offrit l’impression. On distribua aux mères de petites feuilles où l’horaire et la composition des repas étaient minutieusement réglés. Après avoir craint que ce régime restât lettre morte, on dut constater que, dans chaque famille, il y avait au moins un lecteur, et que l’exemple des premières femmes acquises à cette discipline convainquait peu à peu les autres des mérites du procédé.
On dépêcha les élèves dans quelques maisons, et on leur fit établir, au retour, les premières fiches sociales. Sœur Catherine lisait avec stupeur : « Eau à 150 mètres. – Nombre de personnes habitant la paillote : 8, les parents, un grand-père, un cousin, quatre enfants ; il y a deux pièces, un grand lit dans chaque pièce compose tout le mobilier. Ressources : le père est coolie-cyclo 1 et gagne 20 piastres par jour ; la mère est marchande de légumes ; gain : 8 à 15 piastres par jour. L’aîné des enfants (qui a huit ans) surveille les petits. »
Le plus grand nombre des habitants de Ban-Co vivaient, en 1949, avec 100 piastres 2 par mois et par personne : ce maigre budget payait tout juste à chacun une soupe par jour chez le marchand ambulant. Tout était rare, introuvable et nécessaire dans ces paillotes : les vêtements pour les enfants, – si peu qu’il en fallût, ces pauvres gens ne l’avaient même pas ; – le panier pour coucher le dernier-né, qui partageait le lit de bambou familial dans une suante promiscuité ; la casserole pour faire bouillir l’eau ; le savon pour laver – quelquefois – le linge.
Sœur Catherine mendiait à tout le monde. Sa mère lui envoya de France des douzaines de couches pour ses nourrissons ; elle les donnait une à une, pointait la fiche de pesée des bébés bénéficiaires et protestait si, à la visite suivante, le bébé ne lui était pas présenté avec cet unique élément de son trousseau. Quelques jeunes femmes, attirées par son rayonnant enthousiasme, venaient aider à soigner les malades et peser les enfants. À elles, aussi, Sœur Catherine quémandait : telle apportait pour un vieux lépreux aux pieds mutilés les sandales de tennis de son mari ; telle autre offrait, une fois par semaine, un bouillon de poulet à une troupe de petits misérables...
Le hangar dévasté des premières semaines s’était aménagé. Dans sa partie gauche, une enfilade de petites pièces limitées par des cloisons de bois peintes en blanc servaient à l’inscription des consultants, aux enquêtes sociales, aux pansements, aux piqûres, à la pharmacie. Le bureau du médecin occupait une petite salle au fond du hangar ; ses consultants étaient triés par Mme Ngoan, qui les dirigeait ensuite vers les soins prescrits. À droite, Thinh, grande et belle, très calme, pesait les nourrissons et distribuait les boîtes de lait, aidée parfois de quelque bénévole stagiaire. Sœur Catherine, – quand elle ne parcourait pas le dispensaire pour porter secours à chacun, – se tenait dans une petite pièce étroite, qui lui était réservée. Elle y distribuait ses régimes, conseillait les mères, surveillait les familles.
Au centre du hangar étaient installées des rangées de bancs, où se tenaient les mères et les enfants, attendant leur tour de pesée ou de consultation. Des vols de moineaux se croisaient au-dessus de leurs têtes, et le dispensaire retentissait de pépiements, de cris d’enfants et de conversations de femmes. Mais Sœur Catherine obtenait sans peine, lorsque les voix s’élevaient, le silence d’une souriante autorité, et elle aimait à sentir vivre autour d’elle cette maison qui était devenue vraiment, comme elle l’avait souhaité, accueillante et harmonieuse. Les malades avaient donné leur confiance. Les infirmières avaient donné leur dévouement ; le vieux coolie rayonnait d’une inaltérable bonhomie ; après un an de travail, le résultat était sensible.
Quand elle regardait son dispensaire, Sœur Catherine mêlait dans son cœur un petit regret à de nombreux sujets de satisfaction : ce regret allait aux élèves qui occupaient autrefois le fond de la grande salle et composaient une classe pittoresque sous la férule d’un maître peu exigeant.
Cette école s’était relogée, par les soins bougons du chef de quartier. Sœur Catherine avait revu tel ou tel des enfants au gré des consultations, mais elle avait gardé une espèce de nostalgie de leur application chantante, et elle aurait souhaité s’adresser à eux pour une œuvre plus constructive que ce ravaudage de misère.
Mme Ngoan lui en fournit un jour l’occasion en exprimant le regret que nul enseignement de puériculture ne fût donné aux innombrables petites filles qui soignaient diligemment leurs petits frères et sœurs, avec un dévouement qui n’avait d’égal que leur ignorance.
– C’est bien, dit Sœur Catherine, d’un ton résolu et après quelques secondes de réflexion, nous les instruirons.
Mme Ngoan et Bieng – qui assistait à cette conversation – se regardèrent, plus curieuses qu’étonnées.
– Croyez-vous, reprit Sœur Catherine, que nous aurons des candidates si nous faisons un petit cours de puériculture ?
– Certainement, ma Sœur. Il faudra mettre une affiche et recueillir des inscriptions ; mais je suis sûre que nous en aurons beaucoup.
– Mettez donc une affiche, madame Ngoan, annonçant que nous ouvrirons dans quinze jours une série de leçons de puériculture destinées aux petites filles de Ban-Co, entre dix et quinze ans.
Pendant ces quinze jours, Sœur Catherine prépara son programme. Elle le répartit en cinq leçons, concernant l’habillement, la propreté, le couchage du bébé, sa nourriture, les signes de bonne santé et les symptômes d’alarme. Elle rédigea pour chaque leçon une dizaine de phrases courtes et précises, qui exprimaient ce qu’elle considérait comme vérités premières. Elle en confia la traduction à My, déjà rompue à ce travail, et, sitôt les textes prêts, elle les fit ronéotyper afin de pouvoir les distribuer aux enfants.
Au jour fixé, vingt-cinq fillettes étaient alignées sur les bancs de la salle d’attente, disposés, pour la circonstance, face à la table qui servait, le matin, à la distribution du lait. Sœur Catherine se trouvait à cette table, avec Nam, Tong et Cuu. Elle tenait dans ses bras une énorme et magnifique poupée.
En quelques phrases brèves, que Tong traduisait au fur et à mesure, elle souhaita la bienvenue aux enfants et leur montra le but de son entreprise. La poupée qui allait servir de bébé pour les diverses démonstrations pratiques serait, au terme de l’enseignement le prix accordé à l’élève qui aurait la meilleure note à l’examen. Les petites filles écoutaient en silence ; leur gazouillement, qui emplissait la pièce à l’arrivée de Sœur Catherine, s’était interrompu avec douceur et netteté. Elles accordaient sans réserve une attention interrogative, étonnée, séduite.
La leçon commença aussitôt : on enfila une chemise à la poupée, on lui mit une couche bien serrée, soigneusement épinglée ; on la coucha dans son berceau sur une natté fine, puis on la reprit pour faire semblant de la baigner, de la savonner, de la sécher, de la rhabiller. Une petite auditrice fut priée de répéter les gestes de la démonstration, puis toutes en chœur reprirent, en scandant bien les phrases, la récitation du texte où Sœur Catherine commandait :
Le bébé couche seul,
Le bébé est lavé chaque jour...
Ce premier enseignement était, de toute évidence, le plus plaisant, qui faisait intervenir sans cesse la poupée joufflue et rose comme un éclatant témoignage de l’excellence des méthodes exposées. Cependant, les leçons suivantes conservèrent un auditoire assidu. Sœur Catherine commençait à reconnaître à chaque appel, ponctuellement fait avant le début du cours, les petites filles appliquées, joyeuses souvent, mais sans dissipation et sans insouciance, comme de petites femmes précoces, rompues à une pesante et morne tâche journalière. Certaines, – comme Tran Thi Nga, – arrivaient toujours en retard, parce que d’exigeants petits frères réclamaient leurs soins ; d’autres, passionnément attentives, – comme Doan Thi My, – brûlaient du désir de gagner la poupée et la touchaient parfois avec une passion déjà maternelle, avide et respectueuse.
Elles apprirent à faire bouillir l’eau, à doser le lait condensé, à préparer une bouillie, une purée de légumes, un jus de fruits...
Elles durent, à l’examen, refaire au moins l’une des démonstrations du cours, répondre à dix questions sur le texte des leçons. Le résultat passait les espérances de Sœur Catherine et de ses collaboratrices. Les plus ignorantes, les plus enfantines avaient correctement exécuté les exercices pratiques, avaient donné une proportion satisfaisante de bonnes réponses. La poupée échut à une petite orpheline,. – Cuc, – dont Mme Ngoan s’occupait avec tendresse.
À toutes les auditrices, Sœur Catherine distribua, en guise de souvenir et de consolation, un petit bébé de celluloïd, et celles qui avaient un petit frère ou bien une petite sœur furent gratifiées d’un vêtement à son intention.
– Vous referez cela plus tard, dit Sœur Catherine à Mme Ngoan.
– Il le faudrait, répondit-elle sérieusement, c’est à ce prix que nous arriverons à faire pousser de beaux bébés à Ban-Co.
Sœur Catherine pensait qu’elle avait réalisé l’un de ses rêves : donner une très jolie poupée à une très pauvre petite fille, mais elle revoyait aussi l’immense déception des yeux de Doan Thi My à la lecture des résultats, puis sa tendresse résignée pour la petite poupée, et elle pensait qu’il faudrait toute la douceur du Paradis pour effacer la misère des enfants.
Un jour d’août 1949, où la consultation avait été particulièrement réconfortante, le médecin de Ban-Co fit à Sœur Catherine une surprenante proposition :
– Si nous organisions un concours de beaux bébés ?
Le misérable défilé des premières quémandeuses de boîtes de lait, chargées de lamentables rejetons, était encore si présent à leur mémoire que cette simple phrase avait une stupéfiante résonance.
Pourtant le projet avait sa valeur : il était évident que l’élévation du contingent de boîtes de lait avait maintenant permis d’équilibrer des régimes sans se contenter d’éviter la famine des nourrissons, et c’était aux artisans administratifs de cette transformation qu’il fallait rendre un premier hommage. Mais Sœur Catherine et ses collaboratrices avaient aussi considérablement étendu la portée de ce phénomène. Les quinze cents nourrissons qui défilaient à Ban-Co, enregistrés, pesés, régulièrement suivis, étaient surveillés avec vigilance. Thinh les envoyait au médecin dès que la courbe de poids s’infléchissait ; Sœur Catherine revoyait les mères aussi souvent qu’il était nécessaire pour s’enquérir de l’alimentation qu’elles donnaient aux enfants et en corriger les défauts. Les petites assistantes allaient visiter les familles, conseillaient encore, réformaient souvent. À aucun moment l’on n’avait perdu de vue le très faible niveau économique des consultants, et les prescriptions alimentaires se conformaient à la modestie des budgets. La soupe de poulet du jeudi après-midi, la distribution généreuse de vitamines essayaient de compenser les carences des menus habituels, et l’esprit compréhensif qui avait guidé cet effort avait une grande part dans le crédit que lui avait accordé la clientèle de Ban-Co.
Il était bien certain que les quinze cents nourrissons ne pouvaient s’aviser de concourir, mais, lorsque la petite affiche fut placée devant le pèse-bébés, lorsque l’annonce du concours fut reprise et commentée au cours des consultations et des soins, cette idée rencontra beaucoup de succès parmi les mères. La Croix-Rouge offrait généreusement les prix, exclusivement composés de layettes. Le concours fut fixé au 18 septembre 1949, et l’on s’occupa de recruter le jury.
Il se composa, avec beaucoup de bonne grâce et d’élégance, d’une vingtaine de dames françaises et vietnamiennes, qui témoignaient par leur présence en ce quartier d’un certain esprit d’aventure. La plupart d’entre elles participèrent à la confection des lots pour les gagnants, et l’on fut même assez riche pour offrir une couche à tous les nourrissons présentés.
Les concurrents, qui devaient être montrés nus, étaient classés en quatre catégories, selon leur âge, de un mois à deux ans. Le défilé commença par les plus petits. La plupart des mères avaient fait un effort de toilette, et la bonne tenue générale fut une première surprise.
Les infirmières avaient préparé des listes, et tous les membres du jury en recevaient une. Les enfants étaient présentés dans l’ordre établi ; à la fin de chacune des séries, les feuilles de notes étaient ramassées, et une équipe de jeunes calculatrices se chargeait de faire rapidement les totaux pour reconnaître le vainqueur. Elles traversaient le dispensaire en toute hâte, appelées pour remettre de l’ordre dans un groupe, pour rétablir le silence, pour redonner une liste oubliée ou incomplète. Joyeuses, la coiffe bien droite, la mine animée, elles se multipliaient, et leurs rires sonnaient clair dans les pièces. Vers cinq heures, le défilé s’acheva sur une petite bonne femme de deux ans, dont la nudité se parait de pittoresques bijoux chinois et s’accommodait bien d’une aguichante coiffure sans doute fort longuement préparée. Elle emporta le prix de la catégorie des grands avec les sourires du jury, qui la trouvait – pour ses deux printemps – bien inquiétante.
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Des collectes savamment organisées par de lointaines bienveillances avaient valu à Mme Ngoan quelques subsides imprévus. L’attribution des fonds relevait d’une alchimie répartitrice ingénieuse autant que complexe. Un Comité éperdument désireux d’être bienfaisant avait longuement discuté sur les meilleures réalisations possibles. Le jeune médecin de Ban-Co avait brusquement interrompu les délibérations en disant :
– Que pouvez-vous me donner ? Je m’en chargerai.
On avait moins goûté son laconisme que son efficacité, mais personne ne songeait à contester à ce praticien son pouilleux royaume, et il avait acquis sans réticence le libre usage des disponibilités financières. Avec Sœur Catherine et Mme Ngoan, il étudia la situation. Ces fonds devaient servir aux enfants ; les plus jeunes se trouvaient actuellement les mieux pourvus ; l’accroissement de la dotation de lait, la relative audience que commençaient d’avoir les conseils de régime bien équilibrés, résolvaient partiellement le problème des « moins de deux ans ».
Pour les aînés, le meilleur serait d’organiser un goûter. De prudents conseillers, confiants en leur expérience, avaient recommandé de distribuer des soupes de riz.
Les autorités qui présidaient aux destinées de Ban-Co se révoltaient à cette idée, lasses qu’elles étaient de déceler chaque jour parmi ces êtres carencés les méfaits d’une alimentation désespérément monotone.
Sœur Catherine s’avisa tout à coup que ses élèves se montraient fort friandes de pain et proposa d’en donner aux enfants. Mme Ngoan garantit le succès de la distribution ; le médecin suggéra de la compléter par l’octroi d’une tasse de chocolat au lait et d’une cuillerée de confiture : le menu était trouvé. On fit alors une liste des bénéficiaires, – une centaine en tout, – répartis en deux groupes de cinquante, qui viendraient chacun trois fois par semaine. La première série durerait deux mois. Les enfants furent convoqués, pesés ; on expliqua le projet à leurs mères, en insistant sur l’importance qu’il y aurait à venir régulièrement.
L’excellence des goûters, la bienveillance accueillante de Mme Ngoan assurèrent tout de suite à cette entreprise une clientèle assidue. Elle ouvrait à quatre heures la porte du dispensaire à une troupe de marmots piailleurs et déguenillés, souvent agglomérés en petites masses familiales, où les aînés portaient les plus jeunes sur la hanche. Elle faisait asseoir ses convives par terre, en un demi-cercle fantaisiste. L’apaisement naissait sitôt que les enfants se trouvaient placés sous l’autorité et la tendresse de son sourire. Un vieux coolie au visage plissé l’assistait avec ravissement. Sans doute n’avait-il jamais imaginé que l’on pût obtenir à prix si joyeux un silence enfantin fait d’angoisse calmée et de faim satisfaite. Les plus grands aidaient les petits : servis les derniers, ils cassaient les bouchées de pain, faisaient doucement avaler le chocolat.
Mme Ngoan réparait tous les malheurs : ses deux hautes marmites de chocolat étaient largement comptées. Il y avait toujours assez pour remplir le bol que renverserait un maladroit ou pour offrir une part du goûter à la mère qui accompagnerait un petit enfant. Elle en vint même à inviter quelques mères. Considérant avec sagesse que leur santé constituait la meilleure protection de leurs enfants, elle décida, de son humble et ferme autorité, que certaines mamans, désignées par Sœur Catherine, le médecin, ou elle-même, se joindraient à cette distribution.
C’était un Ban-Co paisible, tout proche déjà du soir et de son repos. Les alentours du dispensaire étaient calmes. De l’école voisine venaient quelques psalmodiantes répétitions. Les femmes, accroupies à la porte des paillotes, bavardaient sur un ton chantant ; des gamins couraient sur la place ; on entendait, venu du bord de la route, l’appel guttural du marchand de crème glacée.
Le dispensaire était presque sombre ; les volets clos garantissaient une relative fraîcheur ; le sol était propre, les bancs rangés, les fichiers fermés. Seule, la petite salle des enquêtes sociales, où Mme Ngoan installait ses marmites et ses convives, était largement ouverte.
Sœur Catherine revenait parfois à Ban-Co, l’après-midi, pour rapporter de la pharmacie, surveiller quelque aménagement nouveau. Elle arrivait toujours avec une singulière émotion. Après la cohue des premiers jours et le travail de chaque matin, – qui restait lourd et devenait même de plus en plus considérable, – cette paix de l’après-midi la saisissait comme une récompense. La maison n’était point abandonnée ni désertée : elle continuait d’accueillir, ses maîtres étaient toujours au service du village, mais ce service même était offert dans le calme. Ban-Co était, à cette heure, une maison de petits enfants ; les malades étaient soignés ; les pauvres gens étaient visités ; les salles attendaient dans l’ombre un nouveau jour de travail.
La petite pièce où se tenait le festin offrait aux yeux tendres de Sœur Catherine le spectacle d’une assemblée enfantine prodigieusement sage et gourmande, fraternelle et réjouie, au milieu de laquelle Mme Ngoan rayonnait d’une affectueuse bonne humeur. Les petits invités prenaient du poids. Au bout d’un mois, le médecin examina les fiches et constata, non sans stupeur, que tous avaient grossi, et la plupart de plus d’un kilo !
Une sorte d’apaisement transformait leurs visages. Était-ce une vague impression de sécurité digestive ou bien un arrondi de leurs joues ? Sœur Catherine ne le savait pas. Elle luttait contre la misère, mêlant, – avec quelque hérésie, – dans son esprit le désir que cette foule d’enfants misérables produise un jour « le vainqueur du cancer ou l’égal d’Eschyle, et la certitude que tout ce qui était fait à l’un de ces petits était fait à son divin Maître.
Le dispensaire était désormais intégré à la vie du quartier, nécessaire aussi bien aux infirmières, aux assistantes sociales et au médecin qu’aux malades eux-mêmes.
Sœur Catherine fut rappelée en France. L’histoire de Ban-Co s’était effacée de son souvenir devant sa joie de le voir vivre. Quand elle s’éloigna, les yeux pleins de larmes, une prière montait de son cœur pour appeler la bénédiction de Dieu sur cette maison où elle avait été bien accueillie.
J.-F. FAILLEBIN.
Paru dans Hommes et Mondes
en août 1950.
1 En Indochine les pousse-pousse, à peu près disparus, sont remplacés par des cyclo-pousse dont les conducteurs sont appelés coolies-cyclos.