Le Noël du vieux savetier
par
Claude FALAISE
Tu... uh... uit !... tu... uh... uit !...
Ajax, l’oiseau des îles, aux plumes éclatantes, sautille rageusement d’un perchoir à l’autre dans sa cage trop étroite.
Pourquoi donc, à cette heure tardive, le vieil Anselme n’est-il pas couché ? Ajax s’agrippe aux barreaux de fer de toutes ses minuscules pattes, rendues nerveuses par la colère ; et, la tête penchée, le bec en avant, ses petits yeux ronds bombés par la curiosité, il fixe le cordonnier.
Tu... uh... uit !... tu... uh... uit !...
« La paix, Ajax ! La paix, mon mignon ! Tu dormiras tout ton saoul la nuit prochaine qui sera celle de Noël. Pour l’heure, les marchands de jouets sont sur les dents et les savetiers débordés. »
La voix du père Anselme ne sonne pas clair : elle est assourdie par les clous que le bonhomme mâchonne.
Pan !... pan !... pan !...
« Hum ! cette empeigne est bien fatiguée ! Allez donc faire de la « belle ouvrage » là-dessus... Enfin !... la maman du petit Claude n’est pas riche et elle a toute une nichée de garçons. »
Pan !... pan !... pan !... Encore un clou ici... et un autre là.
Entre les mains du vieil artisan, la chaussure tourne et retourne.
Tu... hu... uit !... tu... uh... uit !... gronde Ajax, dont la colère monte. Tu n’as donc pas fini ? Te coucheras-tu, espèce de vieux toqué ?
Il ne l’a pas dit, mais le ton y était et l’intention. Anselme, avec qui l’oiseau a lié de longue date une solide amitié, ne s’y est pas trompé.
« La paix, la paix, mon mignon ! Tu comprends que je ne peux pas laisser les gamins sans leurs souliers pour la Noël. J’y passerai la nuit, s’il le faut, mais tout sera fin prêt demain... »
D’un œil très bleu qu’anime un regard chargé de tendresse, le savetier a fait le rapide inventaire des petites chaussures entassées à l’envers dans son échoppe... toutes pareilles, à la vérité, si l’on en juge par leurs semelles identiquement fatiguées. Mais non ! Pour l’œil exercé du cordonnier, chacune d’elles a sa physionomie personnelle, son histoire... inscrite par d’indélébiles empreintes dans les coutures décousues, les clous manquants, les bouts usés ou déformés.
Ces grosses galoches, au cuir durci par les pluies, le gel et la chaleur, c’est l’unique paire de chaussures de René, le fils de la laveuse.
Ces sandalettes de cuir fauve chaussent un peu juste la Louisette que la scarlatine a fait grandir d’un seul coup, comme une asperge.
Ces « derby » de daim blanc habillent bien le pied mignon de Marie-Aline, la fragile blondinette.
Ces souliers montants sont ceux de Maurice... ces sabots appartiennent à Constantin.
Pan !... pan !... pan !...
Quel jouet sera glissé la nuit prochaine dans ce soulier-ci ? Une auto mécanique ? Un train ? Une boîte de couleurs ? Une poupée ?
Anselme ne le saura pas. Mais les petits seront contents... et, à cause de cette joie à laquelle il aura bien obscurément collaboré, le savetier ne sent pas trop sa fatigue.
Sous le baldaquin de reps fleuri, dans son lit haut perché – pourquoi donc les lits, chez grand-mère, sont-ils si curieux ? – Marie-Dominique rêve.
Noël... Voyons... est-ce bien déjà Noël ? ou faut-il, pour y être, attendre que le soleil se lève et se couche encore une fois ? Dans sa hâte d’atteindre le jour béni, Marie-Dominique a tout embrouillé dans sa petite tête si fatiguée d’avoir tant lutté contre le sommeil.
Oui, oui, c’est bien la nuit de Noël. Mais pourquoi donc le petit Jésus n’est-Il pas encore passé chez bonne-maman ? Si elle allait Le manquer !
Pffuit !
Sur la pointe des pieds, la petite fille s’est levée. Sagement, elle s’emmitoufle : manteau et pèlerine empilés à portée de la main.
Rrr... le loquet n’a pas grincé... Ch... ch... chut ! La porte n’a pas crié.
Voici Marie-Dominique dehors sans que grand-mère, un peu dure d’oreille, ait rien deviné.
Il fait noir, très très noir. Pourtant, l’enfant n’a pas peur. Peut-on avoir peur quand on sait qu’à cette heure Jésus Lui-même se promène de par le bourg, escorté sans doute d’une bonne légion d’anges chargés de cadeaux ?
Le tout est de rencontrer l’étonnant cortège. Innocemment, Marie-Dominique a cru que des torches brillantes, toute une illumination céleste, désigneraient à ses regards l’itinéraire du petit Jésus.
Et voici que, sur le bourg endormi, règne la plus noire obscurité.
Pourtant, à force de regarder, la fillette a cru discerner une faible lueur, tout là-bas, à l’autre bout de la rue. Elle y court, légère comme un elfe, sur les semelles de feutre de ses pantoufles.
Une petite maison. À travers les volets, vétustes et disjoints, des rais de lumière. Aucun doute, Jésus est là, tout occupé à remplir des souliers d’enfants. Sans penser à mal, Marie-Dominique a placé son œil contre la fente des contrevents.
Et c’est le vieil Anselme, tout courbé sur ses rapetassages, qu’elle a vu.
Pan !... pan !... pan !...
« Allons, Anselme, un peu de courage, mon bon, se murmure à haute voix le bonhomme pour se donner du cœur à l’ouvrage. Tu penses à ton lit, mon ami, et ton échine renâcle... et tes douleurs te travaillent... Mais c’est demain Noël, et les jouets sont prêts pour les petits, dans les tiroirs secrets des armoires... Fais une beauté aux souliers des gosses, Anselme ! Ce n’est pas tous les jours que les « godasses » sont à l’honneur. »
Avec amour, le bonhomme lime et fignole, cire et brosse. Les cuirs luisent, le vernis des sabots étincelle, l’acier des boucles lance des éclairs, les semelles sont nettes et proprettes.
« Allons, encore un peu de crème ici... un coup de torchon par là... »
On croirait voir un antiquaire astiquant, pour les mettre en vitrine, quelques bibelots de valeur, un orfèvre polissant de luxueuses pièces d’argenterie.
Longtemps, Marie-Dominique est restée en contemplation devant le vieux savetier. Bien réveillée maintenant – le froid aidant – elle sait, par les réflexions du vieil homme, que ce n’est pas encore la nuit de Noël.
Mais au fait, que trouvera Anselme dans ses propres souliers ? Comme tous les cordonniers, il est assez mal chaussé, de savates éculées et avachies. Bien sûr, il ne les mettra pas dans la cheminée. Il est seul, sans famille, sans personne pour l’aimer... qu’Ajax au cœur d’oiseau.
« J’ai une idée. »
C’est souvent que Marie-Dominique a une idée... Elles ne sont pas toujours bonnes. Mais celle-ci est bien jolie, peut-être parce qu’elle vient de son cœur.
*
Au matin suivant, la petite fille a couru le bourg. Elle a visité René et Louisette, Marie-Aline et Toinette, Maurice et Constantin... et les autres, tous les gars et toutes les filles du village. Avec eux, elle a chuchoté, bavardé, discuté, de bouche à oreille.
Et quand, au matin de Noël, le père Anselme, désœuvré, est descendu dans son échoppe, un peu tard à cause de tout ce sommeil qu’il avait à rattraper après plusieurs nuits blanches, il a trouvé tous les souliers de sa boutique garnis de petits paquets multicolores.
Il y avait de tout : cigarettes enrubannées, caramels enrobés de papier glacé, lettres de vœux calligraphiées, pastilles pour la toux, sucre concassé pour le café, mouchoirs encadrés de liteaux ourlés, cache-nez et moufles tricotés... et même une paire de pantoufles brodées, un peu démodées, mais de mouton matelassées.
Alors, le vieux savetier s’est mis à pleurer tout seul au milieu de son échoppe visitée en secret par ses petits amis du village.
Oui, il a pleuré, le vieil Anselme, parce que quelqu’un enfin l’avait aimé.
Claude FALAISE.
Recueilli dans Et maintenant, une histoire,
deuxième volume, Fleurus, 1955.