Un portrait de femme
MARIE
par
Ernest FALCONNET
Marie a vingt-quatre ans à peine, et la méditation a déjà mûri, dans le silence et dans l’obscurité, une raison précoce et une intelligence passionnée. Elle est née avec une pensée ardente ; et les trésors d’une jeune vie, le sang chaud de la virginité, les palpitations vibrantes de son cœur, toute cette brillante nature physique qui bouillonne dans une organisation nouvellement éclairée du soleil du monde, se sont joints pendant longtemps en elle à la fougue de l’imagination, à la verve poétique du génie. Mais le génie pour une femme est plus souvent le sceau de la douleur que le sceau de la gloire. La poésie a usé le corps ; les rêveries oisives ont fané l’existence ; le combat contre soi-même a énervé ses forces. La jeune fille pleine de vigueur et de cette belle sève de quinze ans est devenue pâle et effilée : elle s’est étiolée sans perdre de sa beauté, mais en perdant de sa fraîcheur. Son regard n’est plus enjoué, mais d’une teinte sérieuse. Ses lèvres ne sourient plus aux idées de la jeunesse, mais ses joues se colorent parfois d’une tranquille rougeur, quand elle voit son oncle et sa sœur s’égayer sans sujet, l’un comme un vieillard au souvenir, l’autre comme un enfant à l’espérance. Et cependant, souvent un éclair de subite inspiration, un éclair d’abandon et de poésie rejettent Marie dans ses premières idées. Ses anciennes illusions reviennent impétueuses et exigeantes ; et la pieuse méditation, la rêverie pensive, s’obscurcissent devant l’extase rayonnante du passé.
Alors un monde faux et fantastique s’agite autour d’elle. Les héros de ses lectures de jeune fille prennent un corps et agissent : Werther, René, Oberman se plaignent à ses côtés : son âme résonne comme un clavier mystique sous toutes ces idées qui viennent frapper son cerveau : elle devient la Julie de tous ces amants insoumis. Les lents mystères de l’amour germent dans tous ces cœurs, et le murmure du plaisir arrive à son oreille solliciteur et attendrissant. C’est d’abord une amitié naissante, heureuse d’un regard incertain et d’une main qu’elle rencontre. Bientôt la taille est plus émue ; la chasteté, cette ceinture de l’âme, devient molle et relâchée : il faut à ses soupirs les bosquets voilés, les avenues les plus secrètes, les odeurs inconnues et humides, la charmille séculaire. Marie, seule sous son ombre, promène son caprice adoré ; sa flottante démarche s’alanguit de son martyre ; ses doigts égarés et incertains froissent, en passant, la fleur du lys qu’elle-même a planté. La blanche pudeur secoue ses ailes en son cœur ; elle se sent plus émue, attendrie, et subitement pâlir d’un frisson doux et inconnu ; l’arbre est plus ombreux, l’oiseau chante plus gaiement, l’abeille picore avec un bourdonnement suave et léger ; l’azur du ciel se voile de petits nuages passagers blancs et aimables ; la feuillée, pressée par le pied de cette biche poursuivie d’amour, dit des mots mystérieux ; la chaleur est plus épaisse : les traces que ses pas ont laissées derrière elle dans l’allée bien-aimée s’animent et prennent une voix ; tout parle autour d’elle en des paroles de désir ; elle arrive ainsi au banc moussu de coudrier, et les plaintes du ruisseau qui baise la rive trouvent un écho dans les plaintes inarticulées de son âme. L’heure est plus indécise, le soleil tourne à l’horizon, ses rayons percent par intervalle les charmilles qui tremblent ; le myrte et la rose s’inclinent mollement en des voluptés infinies ; les ramiers s’enfuient en couples amoureux : c’est le bosquet de Clarens. – Et la pauvre Marie abattue, sans mère pour la consoler, sans frère pour l’aimer, secoue la délicieuse léthargie. Rouge de ses désirs et de sa victoire, comme l’arbre de Judée tout rouge de ses fleurs, elle se laisse aller aux larmes et aux regrets.
Ces luttes ont été longues et fréquentes. Brisée par le combat, elle s’arrachait aux tentations de la nature ; elle se précipitait aux pieds du crucifix ; elle pressait de ses lèvres décolorées par l’émotion, la croix que sa mère avait pressée de ses lèvres mourantes. – Elle respirait sur l’ivoire terni le dernier souffle de cette sainte femme, devenue un ange du ciel ; elle lui demandait, en de ferventes prières, de lui donner la force d’accomplir tous ses devoirs, de la bénir et de la protéger contre elle-même. Tendre et pieuse, elle versait, comme Madeleine la pécheresse, l’urne de ses souffrances aux pieds du Christ, et le Christ la relevait pleurante et repentie et consolée.
Ernest FALCONNET.
Paru dans L’Anémone, annales romantiques
en 1837.