La croix du bouquet

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Octave FÉRÉ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

Honfleur n’a pas toujours été une ville ; ce fut d’abord une colonie où s’établirent quelques pauvres pêcheurs, charmés de la situation du lieu. Quelques cabanes occupaient un emplacement dévoré maintenant par la mer ; les fondements de l’église Sainte-Catherine furent une humble chapelle.

Or, il y avait là un pauvre pécheur que les années avaient cassé, et qui n’avait plus dans le monde d’autre affection que sa fille.

L’âge avait courbé les épaules du père de Marie, l’âge avait ralenti son pas, blanchi ses cheveux, et il avait besoin d’aide souvent pour mettre sa barque au large et pour lancer ses filets. Parmi ses voisins était un jeune homme, on le nommait Joseph, qui, toujours, lui offrait son bras plus robuste et ses épaules plus fermes pour porter le produit de sa pêche. À dire vrai, c’était un excellent jeune homme que Joseph, et ce qui était de quelque prix aussi, c’était un beau jeune homme. C’était un jour de tempête, lorsque sa chaloupe, chargée de quelques autres marins, était battue des vagues, qu’il était admirable. Assis sur son banc, il manœuvre sa rame ou son petit gouvernail avec autant d’aplomb que si la mer n’eût pas fait jaillir sa blanche écume sur lui, et mugi en lançant des vagues vertes contre sa barque. Parfois, pour donner courage à ses compagnons, il se prenait à chanter une ballade normande, et sa voix forte luttait souvent avec succès contre les meuglements du vent et le clapotage des flots.

Dans le village, où la pureté des mœurs n’avait pas, comme chez nous, fait une spéculation d’une chose sainte, où l’on ne vendait pas sa fille au plus offrant, on savait que celle qui plairait à Joseph serait sa femme, et c’était à qui lui plairait. Il y avait parmi les jeunes filles du port une rivalité d’agaceries et d’innocentes ruses. Cependant il en était une, une seule, qui ne prenait point part à tout cela. C’était Marie, la fille du vieux pêcheur. Seule donc, Marie ne faisait pas de mines à Joseph, ne boudait pas pour se réconcilier ensuite, et ne le prévenait pas dans la danse du dimanche, sous les arbres, au haut de la montagne à gauche du hameau ; seule, Marie ne lui disait pas, par des gestes et des paroles ambiguës, qu’elle l’aimait, mais lorsqu’il lui arrivait de rapporter à la chaumière les filets du vieillard, de le soutenir de son bras s’il était fatigué, Marie le remerciait avec un regard si reconnaissant, avec une voix si émue, lui présentait avec tant de grâce son front à baiser, que Joseph, dont le cœur était pur et noble, en était attendri. Et puis, si Joseph était bien beau, Marie était bien belle aussi ! Ce que l’on admirait aussi, c’étaient ses pieds. Des pieds si frêles, si minces, qu’en voyant courir Marie avec sa grande légèreté, on se serait imaginé qu’elle rasait la terre en volant.

Un soir que le père de Joseph était assis près de lui devant le foyer, il le regarda un moment avec amour, comme font les pères qui ont de beaux enfants, puis il lui dit :

– Joseph, mon fils, huit jours encore et tu auras vingt-cinq ans, te voilà homme et plein de force ; tandis que tu es venu, je me suis en allé moi ; tu sais que les vagues s’entre-poussent, ainsi font les hommes, Joseph ; mais quand un flot a duré une minute et qu’il va rentrer dans la mer, si un autre flot plus vigoureux le soulève, cela le fait durer encore ; Joseph, tu es cette vague qui en porte une autre : cependant il ne faut pas que tu restes seul près du vieillard ; si tu es ma joie, je ne veux pas être seul joyeux. Les oiseaux des bois ont une compagne, et les poissons de la mer ne vivent pas isolés, puis tes bras qui sont si robustes deviendront comme les miens, secs et faibles, alors tu auras besoin comme moi que des mains plus jeunes manient ta rame. Joseph, il faut te marier.

Joseph, qui avait écouté son père avec attention, ne répondit pas et devint rêveur.

– Allons, enfant, il n’est pas que tu n’aies quelque amour dans le village ?

– Oui, mon père.

– Qui aimes-tu donc, que je te la donne pour femme ? Que je la prenne pour ma fille, comme la mer prend la Seine ?

Le jeune homme ne répondit pas.

– Eh bien ! reprit le vieillard ?

– Eh bien ! père, Marie est celle que j’aime.

– Joseph, tu as bien choisi, que Marie soit ta femme ; et que le Dieu de la mer et du ciel vous bénisse, comme il bénit les poissons des abîmes et les mauves du rivage.

Dès que le jour parut, Joseph sortit de sa chaumière et fut vers celle du père de Marie ; le vieillard était debout sur le seuil, se préparant à prendre son filet. En apercevant Joseph, il mit le doigt sur ses lèvres pour lui recommander le silence ; Marie dormait. – Joseph prit les filets et s’inclina devant lui.

– Mon père en ce jour vous ne serez plus jamais seul à ramer, vous aurez deux enfants ; j’aime votre fille, ce vieillard qui est mon père, et que vous nommez votre ami, m’envoie vous la demander pour être ma femme.

– Joseph, tu es un digne jeune homme, si Marie le veut aussi, vous serez unis.

Joseph partit ; il avait le cœur plein de joie et d’espérance, la pêche fut mauvaise ; il revint la tristesse dans l’âme ; les marins sont tous superstitieux.

– Allons, lui disait le vieillard, qui, au fond de son âme, était triste aussi, allons, enfant, on ne peut pas avoir tous les bonheurs ; que de fois nous avons eu des pêches semblables, et que tu n’y as pas vu de mauvais présage.

Marie vint au-devant d’eux, elle parut étonnée de voir Joseph ; manège de jeune fille ; la voix de Joseph était douce à son oreille, et si bas qu’il eût parlé le matin, elle s’était réveillée et avait entendu. – En la voyant, Joseph avait oublié l’impression fâcheuse de sa mauvaise pêche, et courut lui prendre la main ; sans le trouble qui l’agitait, il aurait cru que celle de son amie tremblait bien fort.

« Marie, dit-il, je vous aime, soyez ma femme ? »

Il ne lui avait jamais dit vous. Elle n’osait répondre.

« Veux-tu Joseph pour époux, ma fille ? »

Elle tomba baignée de larmes sur le sein de son père.

« Embrassez-vous donc », dit celui-ci, qui prit cela pour un aveu, et dans huit jours vous serez unis.

Les vieillards ont coutume de blâmer tout ce que l’on fait sans leur aveu, aussi ceux du hameau secouaient-ils la tête en apprenant l’union future de Joseph, et disaient-ils qu’une semblable précipitation devait sans faute apporter malheur.

 

 

 

II

 

 

– Sais-tu, Marie, disait une de ses amies à la fiancée de Joseph, on a vu hier soir une létice courir sur la montagne ?

Quand on est heureux, on devient aisément incrédule. Marie se prit à rire et assura à son amie qu’il était impossible qu’on eût vu rien de semblable.

 

 

 

III

 

 

La veille du huitième jour, Marie dit à Joseph, qui venait de lui apporter ses présents de noce, un collier bleu, des pendants d’oreille, un anneau d’argent :

– Joseph, demain je serai ta femme, mais je voudrais encore te parler beaucoup, te dire bien des choses auparavant. Sois ce soir au haut de la montagne.

Elle lui montra de loin celle de droite. Il était troublé et crut qu’elle indiquait la gauche.

« Ma bien-aimée, répondit-il en lui baisant la main, j’y serai. »

Le soleil s’était plongé dans la mer, au milieu de ce qui est maintenant l’Eure et la Seine-Inférieure. Marie sortit du village, et s’en fut au lieu qu’elle avait assigné. C’était au sommet d’un coteau très rapide, devant lequel était la mer et dont un bois couvrait l’autre partie. Un banc de gazon était placé sous un chêne ; Marie s’y assit seule ; Joseph n’était pas encore arrivé ?

Elle attendit avec impatience, car le jour baissait et la lune allait paraître.

Tout à coup, elle se sentit doucement prendre la taille par derrière.

– Oh ! c’est toi ! tu viens le dernier, Joseph ! Je te pardonne pourtant : mets-toi là.

Il s’assit près d’elle.

– Tu m’aimes donc beaucoup ? fit-il.

Sa voix était enrouée de la fraîcheur de la nuit.

– Oui, Joseph, je t’aime beaucoup.

Il prit sa main.

– Ta main est froide.

– Oh ! près de toi, Marie, c’est impossible.

– Que ton rire est bizarre ce soir ! Ah ! tes yeux sont si brillants qu’ils me font peur ! – Allons-nous-en d’ici ; je me sens mal à l’aise.

– Près de moi, Marie !

– Pardon, mon bien-aimé, mais j’ai peur...

– Peur à mon côté, Marie !

– Viens, Joseph, j’ai oublié ce que j’avais à te dire.

– Tu ne m’aimes donc pas ?

– Oh ! je t’aime plus que Dieu !

– En ce cas, tu es à moi ! s’écria une affreuse létice qui avait quitté l’apparence humaine et tenait Marie dans ses pattes.

La frêle fiancée demeura sans voix, la lune venait de se lever ; elle distinguait parfaitement son ennemi. Celui-ci l’emporta à plus d’une demi-lieue, et la jeta à terre. Alors il passa ses deux pattes sur la poitrine de la pâle vierge, et la fixa de ses yeux ronds et sanglants.

Elle ouvrit les siens et se sentit mourir. – Le monstre foulait par degrés sur son sein.

– Oh ! j’étouffe, s’écria-t-elle, pardon ! grâce ! j’expire !

Le monstre riait. – Le souffle ne sortait plus de la poitrine de Marie. Il souleva ses pattes, l’air rentra, le cœur battit encore, la vie revenait ; le lutin semblait jouer en démon avec cette existence.

Cependant Joseph avait été au lieu qu’il croyait lui avoir été montré. Il avait un gros bouquet de roses blanches à offrir à Marie, il ne la trouva pas ; après une longue attente, il pensa qu’elle avait changé d’avis, et redescendit triste au hameau.

Quand le monstre vit la jeune fille revenue à elle :

– Ah ! ah ! lui clama-t-il de sa voix stridente et brisée ; ah ! ah ! belle fiancée, tu préfères un mortel à ton Dieu ? Tu es à moi ! ah ! tu ne m’échapperas pas ! Je vais t’étouffer ! t’étouffer, voilà tes noces ! Tu es ma femme à moi ! Je suis ton mari, belle et jolie fille ! hé ! hé ! Allons, regarde encore une fois la lune et l’océan ! Tiens, vois donc comme c’est beau tout ce que tu quittes ! ah ! ah ! ah !...

– Grâce, monseigneur ! grâce ! pitié !

– Moi, pitié ? demander pitié à un damné ! Tu ne sais donc pas que le feu qui sort de mes yeux est le feu de l’enfer, que le phosphore répandu par mon poil est l’étincelle de la Géhenne ? Tu ignores donc que ma voix est la voix de Satan ! ah ! ah ! Grâce ! quelle dérision !...

Marie vit bien qu’il fallait mourir, elle ne dit plus un mot ; elle ne poussa qu’un soupir...

À quelques jours de là, un jeune homme qui courait le pays comme un insensé, tenant un bouquet de roses blanches à la main, vint à heurter un cadavre de femme, dont les traits décomposés portaient l’empreinte de plusieurs coups de griffes. Il s’agenouilla près de lui, déposa son bouquet sur son sein, versa quelques larmes, et retourna au hameau consoler deux vieillards.

Une croix fut érigée à cette place, c’est celle que nous voyons encore sous le nom de Croix du Bouquet, à l’entrée d’un chemin creux de Gonneville à Honfleur. Les bonnes gens du pays vous assureront avec serment que la nuit de chaque samedi de l’Avent, on voit une grande figure blanche, assise sur le piédestal. Pour moi, je dois dire que j’y ai passé à peu près à toute heure, et n’y ai jamais rien trouvé qu’un souvenir.

 

 

 

Octave FÉRÉ.

 

Paru dans L’Anémone, annales romantiques en 1837.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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