Le citoyen capitaine Spartacus

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Paul FÉVAL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

Le 15 août 1793, vers deux heures de l’après-midi, le capitaine Spartacus-Publicola Tricotel cheminait à travers la lande de Bains, conduisant à Gacilly un détachement de milices républicaines. Il était parti de Lohéac, petite ville située à moitié route entre Rennes et Redon, dès le matin ; mais sa troupe, sans cesse harcelée par des chouans isolés ou réunis en petites bandes, avait fait peu de chemin. Les défenseurs de la patrie continuaient maintenant leur marche sous un soleil ardent : accablés de fatigue, de soif et de chaleur, ils allaient sans trop garder leurs rangs, tête baissée et le fusil sur l’épaule.

Spartacus marchait le premier :

Républicain rigide, mais sensible à la chaleur, il avait trouvé bon de lâcher d’abord l’agrafe de son hausse-col, puis quelques boutons de son frac, puis enfin la boucle de son ceinturon ; son ventre, libre désormais de toute entrave, s’ébattait au devant de lui.

Au moment où nous le présentons au lecteur, Spartacus modérait les oscillations de cette partie réellement trop développée de son individu, à l’aide de sa longue cravate blanche. Cet ingénieux expédient avait une double utilité, en ce que, tout en maintenant la bedaine, il donnait de l’air à un cou charnu, rouge et gonflé, qui supportait la face apoplectique du bon capitaine, planté carrément qu’il était entre deux épaules d’une énorme largeur.

Après Spartacus, venait le citoyen Collot, lieutenant. La mort du précédent capitaine, l’affaiblissement de la petite garnison cantonnée à la Gacilly et le nombre toujours croissant des chouans, l’avaient contraint à demander un renfort au chef de brigade Perrussel, dont le corps, partagé entre Lohéac et Redon, observait le cours de la Vilaine.

Le citoyen Collot semblait placé là tout exprès pour faire ressortir la tournure un peu ridicule de son nouveau chef : soldat depuis l’enfance, et n’ayant quitté le galant uniforme des gardes françaises que pour revêtir le frac échancré et le pantalon de cotonnade rayée des soldats de la convention, il tendait le jarret, cambrait sa haute taille, emboîtait le pas avec méthode. Sa cravate démesurément étoffée, son frac boutonné militairement et surtout la rigueur métronomique de son pas accéléré, semblaient un tacite reproche à la désinvolture ultra bourgeoise du trop dodu Tricotel.

Derrière eux, le détachement, composé de cinquante à soixante hommes, supportait, tant bien que mal, la chaleur. Les trois quarts, recrues nouvelles, s’autorisaient de l’exemple de Spartacus pour se mettre à l’aise, tandis que les dix ou douze vétérans, amenés par le lieutenant, copiaient à la lettre sa tenue guindée et sa marche régulière.

– Citoyen Gollot, dit le capitaine en déployant un immense foulard de coton pour essuyer ses tempes baignées de sueur, il fait une chaleur étouffante. une chaleur subversive et désorganisatrice, comme dirait le citoyen Saint-Just, mon petit cousin. Loin de moi la pensée de murmurer contre la République, une et indivisible, mais voilà un bien triste pays ! Des landes, toujours des landes ! À moins pourtant que ce ne soient des taillis ; cruelle alternative, citoyen : sur la lande, on brûle : dans les taillis... dans les taillis, je serais tenté de croire que les fusils croissent en pleine terre, comme on nous le racontait là-bas, à Paris, tant j’ai vu de balles sortir des buissons aujourd’hui ! Pourvu que ces enragés factieux ne nous attendent pas encore cachés dans la forêt ! Il n’y a point de mal à parler ainsi, je pense ; je ne pactise ni avec Pitt, ni avec Cobourg, mais je donnerais quelque chose pour être arrivé ; j’éprouve le besoin de changer de chaussures... Citoyen, vous réfléchissez ?

Cette question fut faite d’une voix timide. L’épais sourcil de Collot se fronçait de plus en plus à mesure que Spartacus avançait dans sa tirade ; ce dernier frémit, craignant d’avoir laissé échapper quelque expression contre-révolutionnaire.

– J’espère, citoyen, commença-t-il, que rien de suspect ne m’a échappé ?...

Le lieutenant l’interrompit sans façon et la sérénité qui reparut à ce moment sur son visage dut rassurer Spartacus. Le citoyen Collot, en effet, avait froncé le sourcil sous l’effort d’un travail intérieur parfaitement inusité chez lui : un mot l’avait frappé dans la verbeuse lamentation de son chef ; il avait entrepris d’y répondre. Or, l’improvisation était son côté faible. Étonné de se trouver en verve une fois en sa vie, il se hâta de saisir la parole et dit assez couramment.

– Quant à moi, citoyen capitaine, je ne puis pas dire qu’ils se cachent. Je suis dans le pays depuis le commencement de la guerre ; j’ai entendu le premier coup de tocsin tomber du haut de la tour de Redon, et trouver des échos à plus de vingt lieues à a ronde. J’ai vu le lendemain les drôles venir sur nous au pas de course, avec leurs faux emmanchées à revers ; je les ai vus sauter par-dessus nos baïonnettes, se coucher à plat ventre pour éviter la mitraille, puis se relever et nous culbuter au bruit de leurs damnés cantiques ; j’ai vu cela et je ne puis dire qu’ils se cachent. Ils nous surprennent quelquefois, mais n’est-ce pas notre métier d’être sur nos gardes ? D’ailleurs nous le leur rendons à l’occasion. Citoyen Tricotel, un chouan qui se trouve sous ma main est un homme mort ; je les déteste, parce qu’ils sont les vils suppôts de la superstition et de la tyrannie ; mais ils se battent bien ; ils ne se battent que trop bien... Attendez seulement un jour ou deux, et vous m’en direz des nouvelles ! Écoutez ! Il y a deux mois, notre détachement était de six cents hommes : voilà cinq fois que je vais chercher du renfort, et nous ne sommes plus que trois cents... Ce sont des ennemis dangereux, infatigables ! Leurs balles sont sûres ; dans une rencontre nous perdons toujours plus d’hommes qu’eux. Faut-il s’en étonner ? De jeunes nobles, habitués dès l’enfance à manier leurs armes de chasse, qu’ils n’ont point quittées pour nous combattre ; des paysans qui mettent à cent cinquante pas une balle sur le clou d’un soulier ; voilà ce que sont les chouans. Nous avons, nous, des conscrits qui font la charge en douze temps, et tirent, les deux yeux ouverts, à hauteur d’homme !... Et, pour vous amuser, là-bas, à Paris, on vous conte des histoires de vieilles femmes : des haies qui font des feux de file ; des buissons qui mitraillent... que sais-je moi ? Patience ! vous verrez bientôt comme les chouans s’y prennent. La bande du Marquis tient la forêt...

Ici, Spartacus interrompit le discours de Collot par une plainte étouffée. Le pauvre homme avait lancé au hasard ce mot contre la manière de combattre des chouans ; il ne s’attendait guère à cette foudroyante réfutation.

– Citoyen, dit-il avec un long soupir, les chouans, je le vois, sont de bien estimables personnes ; mais... je ne me sens pas à mon aise.

Collot, tout entier à son affaire, n’entendit que les premiers mots. Surpris lui-même de son éloquence, et se complaisant dans sa harangue, il continua, sans vouloir remarquer la détresse de son chef :

– Qui vous parle d’estimer les brigands de ce numéro, citoyen ? Ce que j’en dis n’est que pour vous faire mieux juger cette canaille, à laquelle on ne peut refuser un courage à toute épreuve. Le citoyen Perrussel le sait bien, lui, et pourtant, voilà qu’il me renvoie cette fois avec cinquante hommes, tandis qu’il nous en faudrait cinq cents. Il ne m’appartient pas de le blâmer ; mais je regretterais la vie s’il me fallait la laisser à des misérables, que l’Être suprême confonde !... Capitaine, je vois quelque chose se mouvoir sur la lisière du bois ; ferai-je presser le pas ?

Le capitaine ne répondit que par un long soupir : le pauvre homme était dans un état déplorable.

– Faites-moi l’amitié de prier les citoyens soldats de s’arrêter, dit-il ; je n’en puis plus. Encore un pas, la République perd en moi le plus tendre de ses enfants !

À cette formule étrange de commandement, le lieutenant regarda son chef avec une surprise mêlée de pitié ; l’honnête Spartacus ne tint compte de ce coup d’œil.

Bien que la halte, en plein soleil, fut un pauvre soulagement, les soldats s’arrêtèrent avec une satisfaction évidente ; les vétérans s’appuyèrent sur leurs fusils : les recrues s’étendirent sans façon sur la lande.

À cette vue, le lieutenant, qui se tenait immobile et raide devant le front, élevait déjà la voix pour gourmander ces fainéants de conscrits, lorsqu’il avisa le capitaine couché tout de son long et soufflant avec délice. Il n’osa poursuivre ; un haussement d’épaules imperceptible, un regard involontairement échangé avec les vieilles moustaches qui suivaient son exemple, furent les seules marques de son mécontentement.

– Oh !... oh !... soufflait le gros Spartacus. Sapristi ! Saperlotte ! Cette chaleur est suspecte... Oh !... Oh !... Mes opinions sont pures, mais, citoyen, quelle épouvantable contrée ! Vous m’obligerez en laissant reposer un peu les citoyens soldats... Reposez-vous, défenseurs de la patrie ; la République vous le permet par ma voix.

Sur ce, il se mit à souffler de plus belle, tamponnant son front, et ses joues à l’aide de son superbe mouchoir ; puis, mettant son nez à l’ombre entre deux touffes de bruyère, il s’endormit d’un profond sommeil.

Le lieutenant attendit d’abord avec assez de patience ; il réfléchissait et se demandait à quel métier cet étrange guerrier avait pu gagner son grade ; mais, au bout d’une demi-heure, sa longanimité vint à faiblir. Il se mit à marcher en sifflant la Marseillaise, et remonta par trois fois son hausse-col en grommelant.

Enfin, n’y pouvant plus tenir, il marcha vers Spartacus, et lui cria dans l’oreille :

– Citoyen capitaine !

Celui-ci répondit par un ronflement vigoureusement modulé.

– Allez donc courir après les chouans avec une pareille espèce ! murmura Collot. Citoyen Tricotel !

– Hein ! Vive la République une et... Adressez-vous à ma femme, au comptoir !

– Sa femme ! C’est une souche que cet homme... Capitaine ! capitaine !

– Là, là, citoyen lieutenant ! dit Spartacus, qui s’éveillait enfin. À qui en avons-nous donc pour crier ainsi ! Je ne dors pas, peut-être ! je prends une minute de repos, voilà tout. Mon opinion est que cela ne peut nuire en rien au salut de la république, à laquelle j’appartiens corps et âme.

Le lieutenant répondit sèchement :

– Nous allons à la Gacilly, où la garnison est en péril. Pendant que nous dormons...

– En conscience, je ne faisais que sommeiller, interrompit Spartacus avec un sourire aimable. N’en parlons plus ; j’ai fini... Citoyens soldats, je vous engage à vous relever, et en route !... Pour mon compte, lieutenant, je vous supplie de croire qu’il me tarde beaucoup de m’immoler en faveur de la patrie. Je n’ai pas pris pour rien les deux noms que je porte. Spartacus, afin que vous le sachiez, était un vertueux représentant du peuple, très connu à Rome ; Publicola était un esclave de l’antiquité qui sut briser ses fers, par sa force et par son adresse. Ce sont mes patrons à moi, continua-t-il en s’échauffant ; je veux, marchant sur leurs traces, anéantir l’aristocratie ; je veux combler cette sentine exhalant au sein du pays ses émanations pestilentielles et contre-révolutionnaires ; je veux... Oui, citoyens ! je veux baigner dans mon sang l’autel de la patrie, teindra avec mon sang l’étendard de la liberté ; je veux... Oui citoyens ! c’est mon opinion.

– Peste ! il paraît que c’est un rude, malgré tout, se dit le lieutenant, étourdi par ce magnifique élan patriotique ; nous verrons bien.

 

 

 

II

 

 

Vis-à-vis de la petite troupe républicaine, au-dessus d’un massif d’ormes géants, s’élevaient les toits pointus du château de Sourdéac, ancienne résidence des aînés de la maison de Rieux.

Il y a quelques années à peine, on voyait encore, au sommet du coteau, les pittoresques constructions du vieux manoir ; mais elle viennent de faire place à un bâtiment bourgeoisement carré, badigeonné sur toutes les jointures, et auquel deux belles fenêtres en accolade, conservées, nous ne savons trop pourquoi, à l’étage inférieur, donnent la physionomie la plus bizarrement ridicule.

On dirait qu’un malin architecte, forcé d’ailleurs de suivre à la lettre les idées de l’acquéreur de fraîche date, a conservé ces deux fenêtres comme une matérielle et piquante épigramme du passé.

En 1793, la fière devise : À tout heurt, Rieux ! ne se lisait déjà plus au fronton du portail. Le château de Sourdéac était veuf et dépouillé ; mais on sentait planer encore, autour du donjon dix fois séculaire, comme un vague ressouvenir de cette race chevaleresque et glorieuse entre les races bretonnes.

Maintenant tout a disparu, et tout disparaît ainsi tour à tour, la vaillante terre de Bretagne, dont l’histoire se lisait à la face du ciel, depuis les druides jusqu’à nous, dans ses monuments et dans ses ruines la Bretagne « se renouvelle » ; elle se drape gauchement sous les oripeaux de Paris ; elle gratte elle-même son sol, honteuse de cette poussière des vieux âges qui était sa plus belle parure.

Bientôt, neuve, propre et débarrassée de ses grands décombres, elle reniera son passé ; Rieux, Rohan, Clisson, Goulaine, noms devenus maussades, seront mis au grenier.

Alors la Bretagne sera une province présentable, une province illustre peut-être, car son beurre, ses sardines et ses huîtres sont des gages plus que suffisants de célébrité, indépendamment des décrépitudes de l’histoire.

En avant du château et un peu de côté, la Forêt-Neuve, étageant ses derniers arbres sur le penchant d’une petite colline, descend jusque dans la plaine en pointe aiguë et régulière ; là, elle se trouve bordée par un ruisseau affluent de la rivière d’Oust, qui contourne la pointe et dessine son angle aussi nettement que s’il était tracé de main d’homme.

L’espace compris entre le courant et le bois forme un de ces charmants réduits si communs dans le Morbihan. Le voisinage de l’eau change la lande en pelouse moelleuse et touffue ; la forêt vous prête son ombre et sa fraîcheur ; devant vous, à une lieue de distance, le coteau de Bains, dont les jolis bosquets se couronnent d’arêtes abruptes et rocheuses, déchire sa rampe tout à coup et vous montre, à perte de vue, la campagne de Redon, diaprée de longues bandes lilas, vertes, dorées ou jaune sombre, selon qu’elle produit le sarrasin, le trèfle, le froment ou les tristes ajoncs ; à droite, le marais de Glénac, lac immense en hiver, en été prairie émaillée de fleurs ; à gauche, l’autre moitié de la colline de Bains lande aride, rase comme un feutre, dominée seulement par deux pierres druidiques d’une gigantesque hauteur...

C’était de ce côté que venaient les républicains. Au moment où, éloignés d’une demi-lieue à peine, ils se remettaient en marche sur l’appel de leur éloquent capitaine, trois individus étaient couchés au bord du ruisseau, et s’entretenaient aussi tranquillement en apparence, que si le pays eût été en pleine paix.

Deux d’entre eux portaient sur leurs pantalons fatigués des blouses de toile écrue, serrées à la taille par des chollets, mouchoirs aux couleurs tranchées ; leur coiffure consistait en larges chapeaux de paille, ornés sur le devant d’une cocarde blanche. Tous deux étaient grands, bien faits, et, malgré leur pauvre accoutrement, pouvaient passer, par tous pays, pour de forts beaux garçons.

Le plus jeune avait vingt ans au plus ; son front ressortait blanc et poli sous les boucles épaisses de ses longs cheveux noirs ; quand son œil se levait sur son compagnon plus âgé, une expression de familiarité, tempérée par un affectueux respect, se lisait dans son regard.

L’autre pouvait avoir trente ans ; il était d’une taille un peu moins élevée ; mais ses membres admirablement proportionnés, ses formes qui se dessinaient vigoureuses et nettes sous l’étoffe grossière de son costume, accusaient une force et une agilité peu communes. Son œil était perçant outre mesure ; on y lisait une détermination indomptable. L’habitude hautaine et réfléchie de son visage entier disait énergiquement que vigueur physique, intelligence et courage se trouvaient réunis en lui, et qu’il lui suffirait de se dresser de son haut pour dépasser de la tête le vulgaire.

Pour le troisième compagnon, dont nous n’avons pas dit un mot encore, c’était un enfant ; une jolie figure féminine aux yeux d’un bleu obscur ; doux et tendres comme les yeux d’une jeune fille, à la peau blanche, délicatement veinée, aux joues un peu trop pâles peut-être, encadrées par deux grappes de boucles blondes et brillantes, les plus gracieuses qu’on pût voir.

Son costume ne ressemblait en rien à celui des deux autres ; c’était quelque chose de bizarre, de presque théâtral.

Une toque de velours vert fleurdelisée d’argent, et portant au milieu une petite cocarde blanche, était jetée de côté sur sa tête, dont elle ne couvrait pas la moitié ; une sorte de spencer, aussi de velours vert, aux mille boutons d’argent, serrait sa taille svelte et dégagée ; un large pantalon de coutil blanc, plissé sur les hanches, descendait jusqu’à ses pieds, d’une merveilleuse petitesse, et s’attachait sous des bottines en peau de daim au moyen de courroies assez semblables à nos sous-pieds.

Par dessus son spencer, une écharpe de soie blanche à franges d’argent entourait sa taille, laissant voir les crosses sculptées d’une paire de pistolets et le manche d’un riche poignard oriental.

À voir l’enfant, et le costume, on eût dit un de ces pages mignons qui portaient au Moyen Âge, le missel à fermoirs dorés des nobles châtelaines.

Il paraissait avoir seize ans à peine.

Tandis que ses compagnons causaient avec vivacité, il restait, lui, demi-couché dans une attitude pensive, et semblait plongé dans quelque vague rêverie.

Chacun de ces trois personnages avait près de lui un fusil double ; à quelques pas d’eux on voyait, attachés aux derniers chênes de la forêt, trois magnifiques et fringants chevaux de selle, qui se reposaient à l’exemple de leurs maîtres et broutaient paisiblement les branches basses des arbres.

– Ma foi, mon cousin, disait le plus jeune des deux interlocuteurs, vous avez beau dire, je veux envoyer une paire de balles à ces manants qui nous arrivent là-bas.

– Vous êtes un fou, Édouard, répondit l’autre avec quelque impatience. Trois hommes ! – vous conviendrez que je suis généreux en parlant ainsi, ajouta-t-il à voix basse en regardant l’enfant : – Trois hommes contre plus de cinquante ! et pour satisfaire un caprice ! N’en parlons plus, je vous prie !

– Si fait !... Dussé-je aller seul, je m’en passerai l’envie.

– Édouard ! je suis votre chef, monsieur, et je vous dis : Je ne veux pas.

Le plus âgé des cousins, que nous appellerons de son nom de guerre, sous lequel il était redouté des Bleus à dix lieues à la ronde, le Marquis, avait prononcé ces mots d’un ton sévère ; mais il ajouta, et sa voix devint d’une excessive douceur, en s’adressant à l’enfant :

– Grondez un peu votre frère, Anne ; il s’est mis en tête d’attaquer le détachement qui traverse la lande !

Le jeune homme, ou plutôt la jeune fille, se redressa vivement à ces mots.

– Un détachement ! des Bleus ! s’écria-t-elle, pendant que son œil, si doux naguère, s’animait d’un feu presque cruel. À cheval donc ! et en avant !... Édouard a raison, monsieur, et, ne vous en déplaise, vous avez grand tort. En avant, en avant ! Qui m’aime me suive !

La volontaire enfant, légère comme un oiseau, était déjà en selle à ces derniers mots, et faisait caracoler son joli cheval avec l’aisance d’un cavalier accompli. Le marquis la regardait d’un air triste.

– Ce serait une folie sans excuse, mademoiselle, dit-il ; je ne le permettrai point.

La jeune fille l’interrompit.

– À votre aise, monsieur ! dit-elle avec le ton mutin d’un enfant gâté. Au revoir donc ! Viens, Édouard.

Édouard se dirigeait vers son cheval ; le Marquis se leva vivement.

– Restez, je vous l’ordonne ! dit-il. Comme brigadier des armées au service de sa majesté le roi de France et de Navarre, je vous somme, vous, comte Édouard de Vimar, capitaine au service dudit prince, et vous, chevalier de Vimar qui vous prétendez volontaire dans la compagnie de votre frère, tous deux, par conséquent, sous mes ordres immédiats, je vous somme de me suivre à l’instant même sous peine de rébellion !

Édouard s’arrêta ; mais Mlle de Vimar répondit à cette grave sommation par un éclat de rire des plus irrévérencieux : et faisant exécuter à son cheval une audacieuse courbette, qui la reporta d’un bond aux côtés du Marquis, elle laissa tomber ces mots en minaudant :

– Monsieur le Marquis, vous n’êtes pas galant. J’ai dit : Qui m’aime me suive ; n’avez-vous donc pas entendu ?... Vous n’y gagnerez rien ; je vous désobéirai ; c’est résolu... Irrévocablement ! ajouta-t-elle avec une emphase moqueuse.

– Voyez-vous, Henri, continua-t-elle, si nous étions au camp, je vous obéirais. Dieu me préserve de donner l’exemple de l’insubordination ! mais ici cela ne tire nullement à conséquence. Allons, allons, mon cher et grand cousin, (sa voix se faisait caressante), soyez donc plus aimable, je vous prie : un tout petit temps de galop, un coup de fusil ou deux, puis ventre à terre !... Et votre servante très humble, monsieur le brigadier des armées du roi ; jamais vous n’aurez eu de soldat plus soumis que moi.

À ces mots, et sans attendre de réponse, l’amazone fit sentir l’éperon à son cheval, qui franchit le ravin d’un saut, et s’éloigna rapide comme le vent.

– Nous n’abandonnerons pas ma sœur, monsieur, je suppose ? dit Édouard.

Le Marquis ne jugea point à propos de relever l’amertume hautaine qui perçait dans ces paroles.

– Incorrigible enfant ! murmura-t-il en mesurant d’un œil inquiet la distance qui les séparait déjà de la jeune fille.

En même temps, Édouard et lui partirent au galop.

Spartacus et son détachement les voyaient approcher avec surprise.

– Qu’est cela, s’il vous plaît, Citoyen Collot ? demanda le bon capitaine.

Collot mit tranquillement le pistolet à la main.

– Citoyen, dit-il, ce sont trois papillons qui viennent se brûler à la chandelle. Voilà tout.

– Comme ils arrivent ! s’écria Spartacus ; c’est un tourbillon, une tempête !... Si je priais les citoyens soldats de faire un petit feu de file ?

Collot quitta des yeux la cavalcade pour lever sur son chef un regard de stupéfaction ; depuis le matin, il marchait de surprise en surprise ; cette fois, il crut qu’on se moquait de lui.

Cependant lisant sur la débonnaire physionomie du capitaine un embarras sérieux il répondit :

– Citoyen, cela vous regarde. Moi, je les laisserais avancer encore : les conscrits sont mauvais tireurs, et...

Avant qu’il eût terminé sa phrase, le plus rapproché des trois cavaliers, celui qui portait la veste de velours vert, et dont les longs cheveux blonds retombaient en gracieuses boucles sur ses épaules, abaissa son fusil, sans s’arrêter, comme en se jouant. Le chapeau du lieutenant, percé par une balle s’en alla rouler sur la lande à quelques pas.

– Diable ! dit Collot en courant après son couvre-chef, on ne peut pourtant pas les laisser approcher beaucoup plus.

C’était la première fois, peut-être, que le bon Spartacus se trouvait à pareille fête ; toujours est-il que sa tenue en présence du danger ne fut pas celle d’un vétéran.

Dans la matinée, le lieutenant Collot s’était constamment chargé de commander la manœuvre. Lorsque le capitaine se vit seul en présence des devoirs de son grade, il sembla tomber dans une étrange perplexité.

Cependant les assaillants arrivaient portée de pistolet ; il fallait se décider.

Soit fatigue, soit tout autre motif, la voix de Spartacus trembla sensiblement lorsqu’il adressa à sa troupe cette allocution inusitée :

– Citoyens soldats ! je pense qu’il est temps de tirer un peu, qu’en dites-vous ?

– Garde à vous !... joue... feu ! criait au même instant, par derrière, Collot qui avait reconquis sa coiffure.

– C’est absolument ce que je voulais dire, fit observer le capitaine, un peu rassuré par la présence de son bras droit.

Mais sa voix se perdit dans le bruit de la décharge, et, dès ce moment, les soldats conçurent une très médiocre idée de son courage.

Au commandement, les assaillants, détournant leurs chevaux, les firent caracoler à droite, à gauche, en s’éloignant rapidement. La décharge une fois faite, les bleus les virent revenir comme la foudre, et, avant qu’ils eussent rechargé leurs armes, les cavaliers étaient à demi-portée. Trois coups partirent en même temps, trois soldats tombèrent.

Alors une voix fraîche et douce arriva jusqu’aux républicains.

– Salut et fraternité, citoyens ! disait-elle. Un pour chaque. Il nous reste trois coups encore ; mais si nous nous mettions à prodiguer ainsi vos précieuses existences, nous en verrions trop tôt la fin... Défenseurs de la patrie, au plaisir de vous revoir !

– Brigands ! attends-nous donc ! hurla Collot écumant de rage.

La jeune fille l’entendit : par une bravade folle, au lieu de s’éloigner avec ses deux compagnons, elle fit encore quelques pas en avant.

Elle ouvrait la bouche pour lancer un nouveau sarcasme, lorsque le lieutenant l’ajusta de son pistolet à la dérobée, et visant avec tout le soin dont il était capable, lâcha son coup.

Le cheval de l’enfant fit un bond ; monture et cavalier tombèrent.

Au bruit du coup, les deux autres s’étaient retournés.

– Anne ! ma sœur ! s’écria Édouard.

– Voilà ce que je craignais ! dit amèrement le Marquis. Un effort ! mais de la prudence. Songez que, si nous sommes pris, tout espoir de délivrance est perdu pour elle.

Le galop de leurs chevaux les amena près de la jeune fille en quelques secondes ; mais les soldats, bien plus rapprochés, arrivèrent en même temps. Cependant les deux coups de fusil des royalistes abattirent les premiers républicains ; le Marquis saisissait déjà sa belle cousine, lorsque la balle du second pistolet de Collot effleura le cou de son cheval ; l’animal se cabra et partit comme un trait.

Édouard, resté seul, entouré de toutes parts, et sur le point d’être lui-même fait prisonnier, passa sur le ventre aux soldats de la Convention, et rejoignit son cousin la rage au cœur.

Quelque temps ils harcelèrent le détachement ; plus d’un Bleu tomba encore avant d’atteindre la lisière de la forêt.

Arrivé là le lieutenant Collot éleva sa grosse voix, et jura qu’au premier coup de fusil le prisonnier serait passé par les armes.

Aussitôt on vit les deux chouans disparaître derrière les arbres.

Le détachement, moins fort de quatre à cinq hommes, arriva sans autre accident au lieu de sa destination.

 

 

 

III

 

 

À une lieue nord-ouest de la Gacilly, au centre des plus épais taillis de la Forêt-Neuve, il existe une vaste clairière traversée par un ravin profond. Les rives de ce ravin, hautes, coupées à pic, surplombant même quelquefois, portent à leur sommet comme une chevelure de broussailles qui se mêlent si touffues, si embrouillées, que l’œil ne peut percer au-delà et s’arrête sur cette voûte de verdure, recouvrant un précipice de plus de trente pieds. C’est le Saut-du-Bouc. À l’appui de ce nom fantastique, on raconte dans le pays une interminable légende où l’on voit un chevalier, trompé par le démon qu’il poursuit sous la forme d’un bouc, arriver armé de toutes pièces au galop de son cheval de bataille, et s’engloutir à la grande joie du maudit, qui se pâme de rire et lui fait des cornes sur l’autre bord. On montre encore l’endroit où Satan posa son pied pour faire le saut. Ce pied a laissé son empreinte sur le roc : quatre doigts et l’orteil, le tout d’une exécution parfaite et dessiné de main de maître.

Non loin de cet endroit qui forme à peu près le centre de la clairière, s’élève une large pierre quadrangulaire couchée sur quatre supports trapus ; les gens du pays l’appellent la Table des païens, sans doute par souvenir traditionnel de son ancien usage.

Cette table est, en effet, un monument des Celtes, probablement un autel servant jadis aux cérémonies druidiques.

Les paysans morbihannais sont convaincus qu’il revient près de cette pierre ; c’est-à-dire que les âmes des trépassés affectionnent ce lieu, et s’y donnent volontiers rendez-vous pour leurs nocturnes assemblées. Aussi n’en parlent-ils qu’après un signe de croix préalable. Nulle considération ne pourrait porter un homme seul à s’en approcher dès que la nuit est tombée.

Dans le fond du ravin, et presque verticalement au-dessous de la table, se trouve une excavation d’une étendue considérable ; est-ce un ancien lit souterrain du torrent qui l’aurait abandonné depuis des siècles pour suivre sa direction actuelle ? Est-ce le complément de la table celtique, le temple mystérieux où se consommaient les sanglants sacrifices des Druides ? La dernière hypothèse est la plus probable.

Quelle que soit d’ailleurs son origine, cette caverne convenait merveilleusement aux réunions des paysans révoltés ; sa bouche est couverte par une telle profusion de ronces, réunies là comme à plaisir, que, fût-on parvenu au fond du ravin, on pourrait passer et repasser auprès d’elle sans la deviner. D’ailleurs, l’eau qui remplit le torrent une bonne moitié de l’année suffirait seule pour ôter jusqu’à l’idée qu’une retraite humaine put exister en un lieu pareil.

Pourtant si, le 15 août 1793, une heure après les évènements que nous venons de rapporter, le hasard ou la trahison eût permis à quelqu’un de glisser un coup d’œil curieux à travers les broussailles de l’ouverture, un spectacle aussi étrange qu’animé aurait frappé son regard.

La caverne était de forme oblongue ; des deux côtés, le long des parois humides, s’étendait une litière de paille, large de la hauteur d’un homme et foulée à intervalles égaux. À l’une des extrémités de cet immense divan, s’alignaient cinq ou six tentes ou cases formées de toile grossière ; à l’autre se trouvait un râtelier pour une douzaine de chevaux.

Au-dessus de toutes les places foulées, formant comme autant de sillons sur la paille, étaient suspendus, à des crochets de bois fixés dans le roc, tantôt un fusil de chasse luxueusement orné, tantôt une longue et mince canardière, quelquefois un tromblon de cuivre, à la gueule évasée, le plus souvent un fusil de munition.

Le reste du mobilier consistait en escabelles boiteuses, en vases de terre, etc. Il y avait aussi d’épaisses tables de chêne, à peine dégrossies, comme on en voit dans les fermes.

Aux deux côtés de l’entrée, une sentinelle, en saie de toile et pantalon flottant sur de larges sabots, se tenait debout, le fusil à l’épaule.

L’œil du curieux aurait glissé sur tous ces détails matériels : la scène que nous avons annoncée comme devant captiver son regard se passait dans la partie la plus reculée de la grotte.

Là, en effet, plus d’armes d’aucune espèce, plus rien de ce qui pouvait rappeler la vie aventureuse et sanglante du soldat : une pierre recouverte d’une toile, sur la pierre, un crucifix ; tout autour, le sol nu ; sur le sol, cent cinquante paysans et quelques femmes agenouillés dans un pieux recueillement.

Debout devant la pierre, autel rustique qui, chaque matin, lui servait à célébrer le saint sacrifice, l’ancien curé de la Gacilly, vieillard au front vénérable, psalmodiait lentement un verset des hymnes sacrées. Chaque membre de l’assemblée, animée d’une foi également vive et sincère, adoucissait sa voix rude pour répondre le verset suivant. On chantait vêpres dans le trou des païens, le jour de l’Assomption en l’an 1793.

Dieu nous garde ici de faire du pittoresque avec ce qui est touchant ! Comment d’ailleurs, essayer de rendre les détails de cette scène sans en gâter la magnifique et simple émotion ? Ce vieux prêtre disant avec ferveur les louanges du Très-Haut quand toutes les misères, toutes les privations pèsent sur les derniers jours de sa vie ; ces hommes vaillants, dont l’existence se résume en deux mots : prier, combattre ; qui ne laissent leur rosaire, béni sur l’autel de madame sainte Anne d’Auray, que pour saisir l’arme suspendue au-dessus de leur couche et confesser, vainqueurs ou mourants, ces deux principes si purs de tout intérêt humain : dévouement au trône écroulé, foi au Christ méconnu ; ces femmes à la vertu antique, suivant à la mort leurs frères et leurs époux ; tout cela, prêtres, paysans, gentilshommes, femmes, s’appelle d’un nom commun dans l’histoire, ce sont les chouans.

Conter leur héroïsme serait peine perdue : ils n’ont pas plus besoin de nos louanges que souci des insultes de quelques-uns.

Leur récompense, à eux, n’est pas de ce monde. Ce n’était certes point pour inspirer des épopées qu’ils donnaient à la France infidèle et déshonorée l’exemple de l’honneur et de la fidélité.

Les chouans rassemblés dans le trou des païens étaient les restes d’une bande nombreuse, composée en majeure partie des anciens tenanciers du Marquis. Celui-ci, admirateur passionné de M. de la Rouarie, avait saisi tout d’abord la portée des audacieuses et vastes combinaisons du créateur de l’association bretonne.

Jugeant les autres d’après lui-même, le Marquis tout jeune encore avait pris au sérieux les acclamations qui s’élevèrent de toutes parts dans les assemblées de la noblesse, lorsque M. de la Rouarie y développa pour la première fois ses plans d’organisation militaire.

Ici, celui qui signe ces pages sent le besoin de prendre la parole pour rappeler qu’il n’en est que l’éditeur. Leur auteur véritable, le général Marquis de la M... garde la responsabilité de son admiration pour la Rouarie et du bon marché qu’il faisait de l’intelligence politique des gentilshommes bretons.

Cela dit, je laisse continuer mon auteur :

Le Marquis dut connaître plus tard que les bonnes gens de Bretagne avaient applaudi la Rouarie sans le comprendre. Bien peu mirent ses plans à exécution ; beaucoup agirent en sens diamétralement contraire.

Mais nous parlons d’un temps où le Marquis ne doutait point du succès.

De retour dans ses terres, sans lever précisément ses hommes, il les avait mis en état de se montrer en armes au premier signal.

Tout ce plan de la Rouarie, si habilement conçu, échoua pourtant, comme chacun sait. Les susceptibilités jalouses des chefs secondaires, l’ineptie, la faiblesse ou le zèle mal dirigé de quelques-uns, la trahison de certains agents salariés, l’absence trop prolongée des princes, tout se réunit pour faire manquer l’entreprise.

La Rouarie mourut.

Mais son hardi travail ne devait pas rester sans résultat. Quand les soldats de la Convention se mirent à sillonner en tous sens la Bretagne, ils trouvèrent dans beaucoup de paroisses une résistance aussi opiniâtre qu’inattendue ; on put se convaincre alors de l’efficacité d’une résistance générale qu’on eût organisée sur le même modèle.

Si les districts, en effet, qui avaient suivi les instructions de la Rouarie, quoique peu considérables et isolés les uns des autres, causèrent à la République des pertes énormes, quel n’eût point été le résultat d’un soulèvement opéré avec ensemble et conduit par un chef intelligent ? Lorsque notamment, le premier détachement de Bleus vint pour occuper Carentoir et la Gacilly, le tocsin sonna dans toutes les paroisses environnantes ; en un clin d’œil, le Marquis se trouva à la tête de plus de mille hommes.

Il combattit et vaillamment, mais les Bleus recevaient sans cesse du renfort ; à l’époque où se passe notre histoire, 150 hommes seulement restaient sous ses ordres.

C’était bien peu pour se défendre, et certes ce n’était point assez pour vaincre, cependant, le Marquis nourrissait toujours l’espoir d’un soulèvement en masse du Morbihan et de l’Ille-et-Vilaine ; il demeurait à son poste pour favoriser au besoin ce mouvement.

En cet endroit, M. de la M... s’arrêtait pour pousser un grandissime soupir et dire :

– Ce n’était pas si fou que vous pourriez le croire. Si la Bretagne avait aperçu seulement à l’horizon le bout du nez d’un prince... mais les princes ont quelque fois le bout du nez trop prudent !

Et M. de la M...., après un second soupir, reprenait ainsi son histoire :

Les vêpres étaient presque terminées lorsque Édouard et le Marquis revinrent de leur malheureuse expédition. À leur entrée dans la grotte, le bruit de leurs pas fit à peine relever quelques têtes de femmes ; dès qu’ils se furent agenouillés en silence, l’assemblée continua de célébrer la fête de la Vierge avec recueillement et piété.

Quand le dernier psaume eut cessé de retentir sous la voûte, le curé se prosterna devant l’autel et dit :

– Mes frères, n’oublions point nos morts. Prions pour eux avec ferveur afin que, notre tour étant venu, nous trouvions, nous aussi, de ferventes prières. Nous allons dire le De Profundis pour le repos des âmes de...

Ici une longue liste de noms, souvent interrompue par un pénible soupir sortant de la poitrine d’un père, d’un frère perdu dans la foule, ou par les sanglots étouffés des femmes agenouillées de l’autre côté de la grotte. La liste épuisée, le prêtre entonna le De Profundis. Les chouans, habitués à compter chaque jour sur leur trépas du lendemain, répondirent pieusement l’hymne mortuaire ; puis le prêtre ayant donné la bénédiction, tout le monde se leva.

Le Marquis sortit le premier et fit ranger sa troupe au fond du ravin.

– Cinquante hommes et un nouveau capitaine arrivent ce soir à la Gacilly, dit-il. L’attaque projetée n’aura point lieu cette nuit.

Il parcourut les rangs du regard, parut faire un choix dans la foule et appela :

– Jean Huber ! Jean Balagny ! Joson Guer ! Michel Mesion !

Quatre chouans sortirent du rang en silence, le Marquis continua en s’adressant au reste de la troupe :

– Allez vous reposer, mes fils, et dormez pour deux nuits ; demain il vous faudra veiller.

Une fois le gros de la bande rentré dans la caverne, le Marquis se trouva seul avec les quatre hommes qu’il avait choisis, Édouard et le curé.

Il jeta sur ces deux derniers un regard de contrainte fort significatif, mais inutile, attendu la curiosité naturelle du bon prêtre et la préoccupation d’Édouard.

– Mademoiselle Anne est prisonnière, dit-il.

– Prisonnière ! répétèrent ensemble les quatre paysans : notre demoiselle !

Leurs yeux interrogeaient le jeune comte de Vimar comme pour implorer le démenti de cette triste nouvelle ; Édouard comprit et répondit en baissant la tête.

– Ma sœur est à la Gacilly.

– Hélas ! monsieur le Marquis, voilà un bien terrible évènement, dit à son tour le prêtre avec émotion. Cette chère demoiselle ! Comment cela est-il donc arrivé ?

– Monsieur le recteur, répondit le Marquis dont la voix trahissait la secrète impatience, ce serait une longue histoire. Le mal est fait ; l’essentiel est de le réparer, et cela sans perdre de temps. La jeune fille est indomptable ; elle ne demandera certes pas grâce, et d’ailleurs à quoi bon ? les Bleus ne font point de quartier...

Édouard se sentit frémir de la tête aux pieds, à cette affreuse idée. Les paysans dirent à la fois :

– Que faut-il faire, monsieur le Marquis ? Seigneur ? Dieu que faut-il faire, pour délivrer notre pauvre demoiselle !... Allons, monsieur le comte, faut pas pleurer comme ça, nous la sauverons.

Édouard, en effet, avait laissé tomber sa tête sur sa main ; l’image de sa sœur assassinée avait frappé son esprit d’un coup trop violent ; il pleurait :

– Édouard, dit doucement le Marquis, vous allez vous retirer. Ce qui reste à faire ne regarde que ces braves et moi.

Le jeune comte releva vivement la tête.

– Oh ! vous ne me donnez pas sérieusement cet ordre, s’écria-t-il, s’indignant à la pensée de rester au camp, tandis que d’autres s’exposeraient pour tenter la délivrance de sa sœur : c’est impossible, monsieur !

– Édouard, dit le Marquis à voix basse, vous m’avez résisté déjà une fois aujourd’hui ; vous savez ce qui en est résulté.

Puis il ajouta tout haut :

– Monsieur le comte, laissez-nous, je vous prie.

Cet ordre péremptoire ne souffrait pas de réplique, à moins de se mettre en rébellion ouverte ; Édouard obéit ; mais, avant de se retirer, il dit encore :

– C’est une cruauté sans motif, monsieur. Souvenez-vous que si malheur arrive, j’aurai le droit de vous demander compte de votre conduite de ce soir.

Le Marquis s’inclina avec froideur ; puis, comme Édouard s’en allait tristement, il prit à part le curé de la Gacilly.

– Monsieur le recteur, dit-il, ce pauvre enfant me fait peine ; n’irez-vous point le consoler ?

Le prêtre suivit Édouard. Le Marquis attendait ce moment ; il vint se placer au milieu de ses quatre compagnons, dans son regard se peignait la confiance sans bornes qui liait chaque chef de chouans à ses gars, il dit sans préambule :

– Il y a fort à parier que ceux qui vont aller ce soir à la Gacilly n’en reviendront pas ; voulez-vous y venir ?

– Oh ! monsieur le Marquis, vous le savez bien.

– C’est vrai, mes braves ; mais, cette fois, j’ai dû vous montrer le danger. Le malheur de mademoiselle de Vimar intéresse ses parents et amis seulement ; nul autre que Sa Majesté n’a le droit de réclamer votre sang. C’est pour le roi que je me suis donné à vous ; vous m’aimez bien ; pas un d’entre vous n’eut refusé de me suivre, pour moi-même, mais, avant tout, je suis le chef d’un corps royaliste, et ne puis exposer mes soldats que pour le bien de la cause royale.

Prétendre que les chouans comprirent parfaitement cette distinction serait un peu hasardé peut-être : toujours est-il qu’ils portèrent religieusement la main à leur chapeau au nom de Sa Majesté, et qu’ils accueillirent la conclusion avec une grave et silencieuse déférence.

– Nous irons donc seuls, nous cinq, continua le Marquis ; toi Huber, tu prendras ton fusil...

– Tiens pardié !

– Silence ! Tu prendras ton fusil. Vous, Jean, Joson, Michel, je vous donnerai des couteaux ; vous n’aurez point d’autre arme.

– Oh !... firent les gars étonnés. Dame, monsieur le marquis après ça, si c’est votre idée.

– La réussite de mon plan exige le silence ; il ne faut pas qu’il y ait plus d’un coup de tiré... Maintenant, allez dormir une heure ou deux ; je vous éveillerai quand il sera temps.

Les quatre chouans soulevèrent en silence l’amas de broussailles qui masquait l’entrée de la grotte et rentrèrent ; leur chef resta seul appuyé au tronc rabougri d’un vieux chêne qui avait essayé de croître, privé d’air et de soleil, au fond du précipice.

Deux heures se passèrent avant que le Marquis changeât de position. Pendant ce long espace de temps, son immobilité fut si grande, qu’on aurait pu le prendre pour une statue, si parfois un profond et pénible soupir ne fût venu soulever sa poitrine, et montrer que, sous ce calme apparent, se cachait une grande agitation intérieure.

Il était, en effet, dans un moment de grave irrésolution.

Sa conduite ultérieure, ce qu’il devait faire pour servir le plus utilement possible la cause à laquelle il s’était si franchement dévoué, c’était là le sujet de ses réflexions de tous les jours mais cette nuit, la captivité de mademoiselle de Vimar venait encore ajouter à ses incertitudes.

Force lui était de s’avouer l’insuffisance de sa troupe pour tenir désormais les Bleus en échec. Le nombre des chouans augmentait chaque jour, il est vrai, mais ces nouveaux ennemis de la Convention n’avaient du chouan que le nom et l’intrépidité.

C’étaient tantôt des hommes isolés, qui, ruinés ou traqués par les républicains, leur déclaraient une guerre à mort, et, embusqués dans les bruyères, guettaient nuit et jour leurs victimes ; tantôt de petites bandes de dix, quinze ou vingt hommes au plus, combattant les Bleus, mais ne reculant guère à l’occasion devant le pillage d’un château royaliste ; agissant, du reste sans concert aucun, et plus disposés à se détruire les uns les autres qu’à se prêter un mutuel secours.

Le Marquis savait parfaitement que, pour le parti royaliste, les chances de succès n’étaient point alors en Bretagne ; il connaissait les progrès extraordinaires des généraux vendéens ; le général de Bonchamp, avec lequel il entretenait une correspondance intime, le pressait de venir joindre son corps. Aussi, la veille même, avait-il résolu de tenter un dernier effort sur la Gacilly, et de passer ensuite la Loire pour rallier l’armée catholique.

La captivité de mademoiselle de Vimar dérangeait tous ses plans.

Les Lepriol de Vimar, vieille noblesse de Josselin, et les de la M... (car il faut bien vous avouer que le brave général me racontait ici sa propre histoire en ayant soin de ne se désigner jamais que par un nom de guerre « Le Marquis ») étaient alliés depuis des siècles. Le Marquis, après avoir vu Anne toute petite au château de son père, l’avait retrouvée jeune fille quand il était revenu de l’émigration en pleine Terreur avec le dessein arrêté de tirer l’épée en faveur du roi prisonnier au Temple.

Au milieu de sa vie de dangers toujours renaissants, la vue continuelle d’Anne, son exquise beauté, la tournure exceptionnelle de son esprit audacieusement romanesque, avaient agi sur l’âme du Marquis. Insensiblement, avant qu’il eût songé à y prendre garde, il avait dû s’avouer qu’il souhaitait ardemment d’obtenir sa main.

Des lors, ce sentiment avait jeté des racines trop profondes pour qu’on pût songer à le combattre. Mais à mesure que son projet de prendre Anne pour sa femme s’affermissait, il déplorait davantage la vie aventureuse de la jeune fille, l’oubli où elle mettait les douces habitudes de son sexe.

Oubliant les premières impressions qui avaient agi sur lui si vivement, il regardait maintenant comme autant de travers cette hardiesse extraordinaire, ce courage tout viril qui, bien probablement, avaient été les premiers appâts ou s’était pris son cœur. Il maudissait d’autant plus ce malencontreux héroïsme, qu’il y voyait l’obstacle le moins sérieux sans doute, mais le plus insurmontable à sa jonction avec M. de Bonchamp.

Au milieu de la bande du Trou des païens, composée des vassaux du Marquis et de ceux de la maison de Vimar, Anne pouvait, en effet, suivre à son aise sa bizarre vocation. Les bons chouans de Bretagne l’admiraient, l’idolâtraient, la respectaient à l’égal d’une sainte ; mais ailleurs, dans les rangs de l’armée royale, que deviendrait la pauvre amazone ?

C’étaient ces pensées, la dernière surtout, malgré sa faible importance relative, qui absorbaient le Marquis. Aux reproches de sa conscience, il avait à opposer la captivité d’Anne. Pouvait-il en effet la laisser entre les mains des Bleus ?

Mais d’un autre côté, ce malheur serait-il arrivé s’il eût fait taire sa faiblesse et laissé, pour de plus nobles combats, ces inutiles et dangereuses escarmouches de Bretagne ?

Il s’indignait d’avoir pu mettre en balance son amour pour une enfant et le service de Sa Majesté ; il avait honte de lui-même. Puis, tout à coup, chose étrange ! honte et indignation s’évanouissaient comme un songe, pour faire place à la rêverie la plus mélancolique et la plus pastorale, quand il se faisait cette question, tourment éternel de quiconque met son bonheur à la merci d’une femme : – M’aime-t-elle ?

Sa distraction, favorisée par le silence et la solitude, menaçait de se prolonger encore, lorsque, fort heureusement pour Mlle de Vimar, à qui sa langoureuse méditation était d’un assez mince secours, un rayon de lune, se frayant tout à coup un passage à travers la voûte des broussailles, vint frapper d’aplomb son visage. Le marquis tressaillit à cette vue ; mais, avant qu’il eût eu le temps de faire un mouvement, la voûte se referma, le rayon disparut, et un corps pesant tomba au fond du précipice.

– Ne vous inquiétez pas, monsieur le Marquis, dit en même temps la voix d’Huber, il doit être bien mort ; mais voyez voir pourtant si c’est un effet de votre bonté. Les enragés ont la vie dure.

Le marquis marcha vivement dans l’obscurité ; au second pas qu’il fit, son pied heurta contre un cadavre.

Huber arrivait en ce moment au fond du ravin.

– C’est Mathurin Caignel, dit-il froidement, sauf vot’ respect, monsieur le Marquis.

– Et pourquoi l’avoir tué, malheureux ?

– Dame ! c’était un pataud ; je m’en doutais depuis hier, et je l’avais guetté aujourd’hui toute la journée ; je l’ai trouvé cette nuit.

– Mais qui te dit qu’il fût un traître ?

– M’est avis que vous n’avez pas regardé le corps, sans cela vous auriez vu briller ses boutons d’étain. Caignel s’était fait Bleu, sauf respect, monsieur le Marquis ; il est en uniforme.

Le Marquis punissait rigoureusement les meurtres isolés qui déshonorent inutilement un parti ; mais ici la trahison était flagrante. Ce Caignel était un déserteur, devenu espion, et Huber avait probablement sauvé toute la troupe d’un danger imminent.

Néanmoins le Marquis prit un ton sévère.

– Pourquoi as-tu quitté le camp sans ordre ? demanda-t-il.

– Dame ! balbutia le gars en roulant son chapeau entre ses doigts : j’ai quitté le camp pour guetter Caignel.

– Tu seras puni ; un meurtrier nocturne n’est pas digne de faire partie des troupes de Sa Majesté.

– Dame ! monsieur le Marquis !...

Le chouan qui venait de risquer sa vie en attaquant un ennemi nécessairement sur ses gardes et armé, ne trouva que cette exclamation douloureuse pour repousser le reproche peut-être injuste de son chef.

– Quoi ! la nuit est-elle donc si avancée ! s’écria ce dernier qui avait poussé le ressort de sa montre ; onze heures et demie ! Dieu veuille qu’il ne soit pas trop tard !

Il entra doucement dans la grotte avec Huber, et réveilla ses trois autres compagnons d’expédition qui dormaient côte à côte, d’un profond et bruyant sommeil. Il les fit entrer dans sa case, où il leur distribua, suivant sa promesse, des couteaux bien affilés : puis tous les cinq partirent sans bruit, grimpant le long des bords du ravin pour se diriger vers la Gacilly.

Leur marche était silencieuse, bien que rapide ; les Bleus envoyaient souvent des espions dans les bois, témoin le transfuge Caignel, surpris par Huber à dix pas du Trou des païens : le moindre indice pouvait donner l’éveil.

La forêt-Neuve s’étend jusqu’à un quart de lieue de la Gacilly. Pendant une demi-heure, nos aventureux voyageurs, couverts par le dôme de verdure qui s’élevait au-dessus de leurs têtes, ne s’aperçurent pas qu’un brouillard compact commençait à envelopper la plaine. Ce fut seulement à quelques pas de la lisière que le marquis s’arrêta en disant :

– Ce brouillard nous fait la partie belle : la lune s’est cachée tout exprès pour nous. Écoutez et souvenez-vous... Toi, Huber, tu vas nous quitter ici ; tu prendras le chemin de Carentoir ; tu tourneras la Gacilly pour arriver par derrière, du côté de la caserne... Approche.

Le Marquis lui dit quelques mots à l’oreille et ajouta tout haut :

– Tu m’entends ; il n’est pas nécessaire de tuer cet homme.

– Dame ! fit Huber, évidemment désappointé ; ça en ferait tout de même un de moins

– Tu ne le tueras pas... va !

Le paysan partit.

– Pour nous, mes gars, reprit le Marquis, nous avons autre chose à faire. Huber est intelligent ; grâce à lui, je suis sûr de parvenir jusqu’à Mlle de Vimar, mais ce n’est pas tout : il faut songer au retour. Je connais le lieutenant Collot ; à la moindre alerte, il envoie des patrouilles sur la lande. Pourtant, mes gars, il faut que Mlle Anne soit sauvée.

– Ça, c’est sûr, dirent les trois paysans.

– S’il ne faut que se mettre en avant et recevoir les coups à sa place, ajouta Jean Balagui, colosse de plus de six pieds, dont le courage et surtout la force étonnante faisaient bruit dans tout le pays et même parmi les Bleus : je dis que je suis là moi, Balagui.

Le Marquis jeta sur les membres noueux de l’athlète un regard de satisfaction.

– C’est bien, dit-il ; tu protégeras seul Mlle Anne pendant la retraite. Es-tu content ?

– Je suis là, moi Balagui ! répéta seulement le gars en redressant son torse gigantesque.

Le marquis continua :

– À la première alarme tu ôtes tes sabots, tu saisis dans tes bras Mlle de Vimar et tu prends la fuite sans faire aucun bruit, sans dire une parole... Vous, au contraire, continua le Marquis en s’adressant aux deux autres, vous crierez « sauvons la demoiselle », et vous détalerez à grands fracas, dans la direction opposée ; il faut qu’on vous poursuive... Joson et toi, Michel, votre tâche est la plus dangereuse ; la remplirez-vous ?

Les deux chouans répondirent oui d’une même voix ; ce simple mot dans leur bouche valait pour le Marquis le serment le plus solennel.

– Dieu nous assiste ! dit-il ; en route, mes gars, faites-vous petits et ne soufflez pas.

Ils s’engagèrent sur la lande, leur marche devint lente : les plus minutieuses précautions étaient prises pour éviter le bruit. Ils furent ainsi près d’une heure à franchir le court espace qui sépare la Forêt-Neuve de l’Oust, dont le courant baigne les dernières maisons de la Gacilly.

Pour éviter le pont, sur lequel devait se trouver une sentinelle, la rivière fut traversée à gué, et la petite troupe entra dans le chemin montant et pierreux qui conduit au centre de la ville en longeant les murs du cimetière.

À l’angle de ce mur, le Marquis fit faire halte : de cette place, il pouvait voir la prison de sa jeune cousine, et le corps de garde qui veillait devant la porte grillée.

La tâche d’Huber était d’une autre nature, à ce qu’il paraît. Dès qu’il eut fait le détour convenu et qu’il fut à portée des avant-postes républicains, il se mit à faire grand tapage dans le fourré, s’efforçant d’imiter la marche de plusieurs hommes, et battant les buissons à la ronde avec le canon de son fusil.

De ce côté, les taillis touchent la ville ; le chouan était à peine éloigné d’une demi-portée, lorsque la sentinelle cria son premier qui vive !

Il ne répondit rien et continua tranquillement son manège en avançant toutefois de manière à tenir un gros arbre, qu’il voyait confusément à travers le brouillard, entre lui et le soldat républicain.

– Qui vive ! dit encore celui-ci.

Le chouan put l’entendre armer son fusil.

– Ne te gêne pas, mon bonhomme, grommela-t-il en redoublant son tapage.

– Qui vive ! répéta pour la troisième fois la sentinelle.

– Joue ! feu ! s’écria Huber en éclatant de rire.

Au même instant, il sentit le vent d’une balle qui passait en sifflant à quelques lignes de son visage.

– Je n’étais pas couvert, donc ! dit-il avec sang-froid. Allons ! ces Bleus du démon apprennent à viser, c’est sûr.

Puis, arrondissant deux de ses doigts qu’il posa entre ses lèvres, il fit retentir les fourrés de ce sifflement aigu, prolongé, terrible signal bien connu des Bleus, et cria comme un acteur à la cantonade.

– Ohé ! oh ! les gars ! dévalez !

Il déchargea son fusil en l’air tout en continuant à part lui :

– Si on peut perdre comme ça une balle et un coup de poudre à cinquante pas d’un pataud !... Suffit ! monsieur le Marquis a des drôles d’idées, mais il ne plaisante pas.

Huber ne s’était joint que depuis peu à la bande du Trou des païens. Auparavant il faisait la guerre en amateur pour son propre compte. C’était alors un de ces chouans isolés qui harcelaient sans cesse les Bleus et leur faisaient plus de mal que les bandes organisées.

En ce temps-là, Huber se retirait les nuits dans son ancienne maison, où sa femme avait été massacrée par les républicains dès le commencement de la guerre. Un jour, ceux-ci mirent le feu à la cabane, et le chouan, ajoutant un nouveau serment de vengeance à tous ceux amassés dans son cœur, prit son mobilier, c’est-à-dire sa gourde et sa canardière, et vint se mêler à la bande du Marquis. Pendant qu’il travaillait seul, il avait contracté la mauvaise habitude de faire la guerre aux hommes comme on chasse les loups. Ce n’était pas la méthode du Marquis, à ce que disait, du moins, le brave général de la M... ; néanmoins, on gardait Huber au Trou des païens, à cause de son intelligent dévouement et de l’imperturbable sang-froid qu’il déployait dans les plus terribles dangers.

Huber était généralement taciturne au milieu de ses camarades ; mais dès qu’il se retrouvait seul il causait : c’était là un autre résultat de son long isolement.

En toutes rencontres, même les plus périlleuses, il se complaisait en d’interminables monologues, sans que le fracas de la fusillade pût le déterminer à manger une syllabe.

La sentinelle avait crié aux armes, mais ce cri était superflu ; les deux coups de feu avaient éveillé la garnison : quelques minutes après, tous les Bleus, en armes, se précipitaient sur le lieu de l’attaque présumée.

Devant la prison, un poste de dix soldats veillait toutes les nuits. Ces hommes, que l’alerte trouva debout, furent les premiers à se porter en avant ; la prison resta sans défense. Le marquis n’attendait que ce moment ; il s’élança aussitôt, suivi de ses trois compagnons.

 

 

 

IV

 

 

Lorsqu’elle s’était vue prisonnière, Mlle de Vimar avait été atterrée d’abord, et, certes il y avait de quoi ; dans ces guerres d’extermination, l’habitude n’était pas de faire quartier.

Mais bientôt le naturel intrépidement orgueilleux de la jeune fille avait pris le dessus. Ce fut d’un pas ferme et la tête haute qu’elle suivit le détachement dans sa marche sur la Gacilly.

Pendant que les conscrits continuaient leur route, grognons et las comme devant, les deux officiers considéraient avec surprise la frêle et délicate beauté du prisonnier.

Plusieurs fois le lieutenant fut sur le point de deviner la vérité ; mais le pas leste et l’allure déterminée du jeune chouan le rejetaient dans son incertitude. Le capitaine rompit le premier le silence.

– Ce sont des diables, citoyen lieutenant ! dit-il ; ce sont de véritables diables ! Qui pourrait jamais penser qu’un enfant, car c’est un enfant, et même un bien joli enfant, n’est-ce pas, citoyen ? est déjà si avancé dans le mal ! Coquin de pays ! Lieutenant, vous n’êtes pas blessé, j’espère ?

Le lieutenant ôta son chapeau et montra le trou de la balle.

– Peu s’en est fallu, comme vous voyez, citoyen-capitaine, dit-il. Le jeune homme tire bien ; je voudrais en dire autant de nos soldats, dont les cinquante fusils ont fait du bruit et de la fumée : voilà tout. Mauvais outils ! les hommes, s’entend.

Le capitaine approuva du geste, et, redoutant une tirade militaire, il se hâta d’ajouter.

– Quand je vous disais, moi, que les brigands sortent de terre dans cette contrée infernale ! Vive la République, citoyen ! Ah ! Sapristi, vive la République ! mais on pourrait la servir plus agréablement ailleurs. Sommes-nous bien loin encore du souper ?

– Quel est donc cet homme ? se demandait Collot en fronçant le sourcil ; où a-t-il fait la guerre ? La Convention, il faut le dire, nous envoie de singuliers soldats !

– En attendant, reprit Spartacus d’un air qu’il voulait rendre narquois, je vais tâcher de circonvenir ce jeune ci-devant. Fiez-vous à moi ; le drôle sera bien fin si je n’en tire pas quelques renseignements précieux sur les dispositions de l’ennemi. Vous allez voir !

Il ralentit le pas pour laisser approcher le prisonnier et commença :

– Citoyen rebelle !

À cette burlesque apostrophe, Anne le regarda en fermant l’œil à demi ; son visage avait ainsi une expression de moquerie telle, que le fusé diplomate ne put achever sa phrase.

Il resta la bouche ouverte, piteux et entièrement décontenancé ; mais notre amazone vint elle-même à son secours. Voyant devant elle une de ces débonnaires et paisibles physionomies dont le cachet est partout bien connu, elle dit avec douceur :

– Eh bien, monsieur le capitaine, vous disiez, je crois : Citoyen rebelle ? Pardon, si je vous ai regardé d’un air un peu surpris. Ces deux titres ne m’appartiennent pas, il m’était permis de douter qu’ils me fussent adressés. Citoyen ? fi donc ! On a par trop avili ce nom-là, je n’en veux pas. Pour rebelle, Dieu sait monsieur le capitaine, auquel de nous deux cette qualification peut convenir.

– Jeune homme, reprit alors Spartacus, honteux du malheureux succès de son début, peu m’importe le nom que vous voulez prendre. Je vous appellerai comme il vous plaira, désirant user de clémence envers vous.

– Merci. Vous venez de me nommer jeune homme ; continuez, je vous prie ; le titre est large, et ce serait un grand hasard s’il ne pouvait me convenir.

– Eh bien ! jeune homme, c’est cela ! s’écria le capitaine en reprenant son astucieux sourire. Causons un peu, voulez-vous ?... Il fait une chaleur.

– Étouffante, monsieur.

– Étouffante ! C’est le mot... Jeune homme, vous vous exprimez avec facilité. Vous avez reçu, j’en suis sûr, une éducation recommandable... Comme la mienne, du reste.

– Mais, monsieur le capitaine...

– Oh ! voyez-vous, je m’y connais... Et, dites-moi, celui que vous nommez le Marquis... Vous savez, hein ?

– Oui... Eh bien ?

– Pourrait-on connaître son adresse ?

– Son adresse ! répéta le prisonnier étonné.

– N’ayez pas peur ; c’est dans son intérêt. Où loge-t-il ce vertueux citoyen ?

– Pas plus citoyen que moi, capitaine.

– J’entends bien !... Où loge-t-il, ce chevaleresque défenseur d’idées et de principes un peu moisis, peut-être, mais qui ont eu leur bon temps ? Moi, d’abord, je n’ai pas de préjugés : un marquis peut valoir un savetier... dites-moi où il loge.

– Vous voudriez le voir, peut-être.

– C’est le mot ! Le voir... Une simple visite d’amitié.

– Capitaine, rien n’est plus facile ; je suis convaincu que lui-même sera très flatté de faire votre connaissance.

– En vérité !... bien honnête... Mais son domicile est bien gardé ?

Une idée bouffonne traversa l’esprit de la jeune fille ; le capitaine méritait une punition pour ce rôle de traître, qu’il jouait fort mal à la vérité, mais qu’il jouait de tout son cœur.

– Vous voulez dire son palais ! rectifia-t-elle avec emphase.

– Son palais, c’est le mot, commençait l’accommodant Spartacus, son palais doit être gardé...

Il fut interrompu par le prisonnier, qui reprit sévèrement :

– Je ne puis répondre à votre question, monsieur. Qui peut se vanter de connaître les créatures qui veillent au seuil de ce palais ? Le Marquis est un être très puissant, un être redoutable. Si je vous disais... mais vous ne me croiriez pas.

– Dites toujours, jeune homme, s’écria le capitaine avec une curiosité d’enfant.

– J’ai entendu, reprit Anne mystérieusement, des gens graves et bien informés raconter des choses extraordinaires... surnaturelles !

– En vérité ?

– Les balles de mousquets rebondissent sur sa poitrine ; les poignards s’émoussent sur ses flancs...

– Par exemple ! Les poignards !

– Chut ! l’air que nous respirons est à ses ordres, et lui redira nos paroles. Écoutez ! ce vent qui passe, c’est lui peut-être...

Le capitaine essaya de sourire.

– Moi qui vous parle, reprit encore Anne, je l’ai vu une fois. C’était pendant une noire nuit d’hiver... son front rayonnait d’une lueur pâle, blafarde comme la lueur du feu follet qui sort des tombeaux. Que ce soit une auréole divine ou la couronne fatale des maudits, nul ne peut le dire. Ce que chacun sait, c’est qu’il n’est pas né d’une femme... Le Marquis n’est point un homme !

À mesure qu’elle avançait dans sa description fantastique, Mlle de Vimar devenait plus mystérieuse et plus solennelle ; les derniers mots furent dits avec toute l’emphase désirable. Le capitaine fit un soubresaut en répétant :

– Point un homme... drôle de pays !

Il était un peu pâle et ouvrait déjà de grands yeux effarés.

– Ah ça, mais, demanda-t-il tout bas, qu’est-il donc alors ?

– Je ne sais ; ne m’en demandez pas davantage, monsieur. Hélas ! pour votre repos, peut-être, vous en ai-je déjà trop dit.

– Comment, comment, jeune homme ! s’écria Spartacus, sérieusement inquiété ; qu’entendez-vous par ces paroles ?

– Chut !

– Mais... permettez...

– Rien ! Parlons d’autre chose, je vous supplie... Vous avez l’air bien las, capitaine ?

– C’est soif que j’ai surtout, une soif de bœuf !... Mais, dites-moi donc un peu, jeune homme, c’est une chose incroyable !... On nous racontait bien des histoires, là-bas à Paris, mais ceci est plus fort, beaucoup plus fort ! Peste ! des balles qui s’émoussent ! La Convention devrait bien décréter quelque chose... Des poignards qui rebondissent ! C’est inimaginable et contraire à la raison !

– Silence, monsieur, dit en ce moment Anne que le capitaine n’amusait plus. Poursuivre ce sujet brûlant, c’est risquer votre vie !

Le pauvre homme n’osa pas insister davantage.

– C’est inimaginable ! répétait-il en rejoignant son lieutenant ; ce jeune homme est fort gentil et il n’avait pas l’air de se moquer de moi. Je sais bien que je risque ma vie, parbleu ! et ce n’est pas ma vocation, mais en dehors même des périls de la guerre, que vais-je devenir dans ce pays de diables et de brigands ? Hélas ! pourquoi ai-je cédé mon fonds de commerce, pourquoi ?

Une fois arrivée à Gacilly, Anne, enfermée dans sa prison, dépouilla tout à coup ce masque d’assurance et de gaieté railleuse qu’elle s’était imposée pendant la route. Ce n’était plus le jeune homme à la mine hautaine et railleuse, abusant sans vergogne ni pitié de la simplicité parisienne de l’excellent Spartacus.

Sûre d’être seule et ne craignant plus le regard insolemment curieux du vainqueur, Mlle de Vimar laissa tomber sa tête entre ses mains et resta quelques minutes comme anéantie. Quand elle la releva, ses grands yeux étaient inondés de larmes ; le guerrier était redevenu jeune fille.

Et certes, elle était plus charmante ainsi : son regard humide avait gagné en douceur ce qu’il pouvait avoir perdu de hardiesse et de fierté ; l’ensemble de sa physionomie, rendu au caractère de son sexe, avait repris cette modestie, attrait nécessaire de la femme, qui se fait, en le dépouillant, un être incomplet, sans nom, privé à la fois de la puissance d’un sexe et de la grâce de l’autre.

Anne essuya ses larmes d’un air découragé ; son regard fit lentement le tour de la prison. C’était une chambre triangulaire, formée de la moitié d’une grande salle carrée. La cloison avait été placée diagonalement, afin que la porte à double battant, située à l’un des angles, pût servir à deux cellules à la fois.

L’escabelle du prisonnier était adossée à la cloison ; son œil se perdait dans les demi-ténèbres de l’angle qui lui faisait face.

Dans cet angle, à quelques pieds du sol, était suspendue une sorte de pancarte ornée d’une vignette en couleur rouge représentant un bonnet phrygien, au bout d’une pique. Sous la vignette, Anne put lire, quand son œil fut habitué à la clarté douteuse de la prison, les trois mots sacramentels de la devise républicaine, « qui mentent comme trois laquais, » disait le général de la M... :

 

Liberté, Égalité, Fraternité.

 

Et au-dessous encore :

 

Il faut du sang pour régénérer la République. – Tout agent de la contre-révolution doit être jugé et fusillé dans les vingt-quatre heures.

 

À la vue de cette menace brutale, qui lui disait son sort du lendemain, Anne se prit à sourire amèrement ; un éclair d’intrépidité brilla dans son œil, redevenu plus hautain que jamais. Ses larmes étaient séchées pour longtemps : l’écriteau l’avait consolée.

Très probablement, ce fut la première et la dernière fois qu’il produisit cet effet.

Lorsque Mlle de Vimar avait cédé un instant à sa faiblesse originelle, ce n’était pas la crainte, mais un sentiment plus féminin encore, la vanité, qui avait fait couler ses larmes.

Anne était réellement courageuse ; du moins, elle avait cet impétueux mépris du péril, irréfléchi, nerveux pour ainsi dire, qui, chez les hommes, produit les mauvaises têtes souvent et parfois les héros : en aucun cas, elle n’eût craint la mort ; mais ici surtout elle savait que le danger, si terrible en apparence, s’amoindrissait dans la réalité.

Son frère et le Marquis, en ce moment même sans doute, préparaient tout pour sa délivrance ; le lendemain ne devait pas la retrouver dans ce cachot ; elle croyait en être sûre.

Mais toute « belle », dit un galant proverbe, a le droit d’être capricieuse. Notre jeune amazone usait largement de ce droit.

La veille encore, interrogeant sa conscience, elle s’était avoué que le Marquis occupait dans son cœur une bien grande place ; elle avait été franche avec elle-même.

Tout cet instinct naïf de coquetterie qui la prenait à l’aspect du Marquis, ce désir immodéré de briller à ses yeux, de paraître pour lui, pour lui seul, belle, bonne, spirituelle ; cette envie de plaire, en un mot, elle ne se l’était point dissimulée. Bien plus, quand, à son tour, était venue cette question :

– Pourquoi ai-je abandonné mes habitudes de jeune fille ? Pourquoi me suis-je déguisée en homme de guerre, moi qui tremblais jadis au seul bruit du fusil de chasse d’Édouard ? Était-ce un besoin, un instinct irrésistible de courage et de dévouement ? Était-ce une vocation ?...

Elle avait eu la bonne foi de convenir que toutes ces choses, courage, dévouement, etc., existaient en elle, assurément, mais n’eussent point suffi à lui faire perdre ce qu’elle nommait à présent les préjugés de son sexe.

Non. Elle avait voulu suivre Édouard, le plus chéri des frères, et ne point se séparer du Marquis.

Et pourtant ces larmes qu’elle avait répandues, ces larmes auxquelles nous avons consacré un sentimental paragraphe, étaient tout simplement des larmes de dépit !

En prenant les habits d’un homme, elle en avait endossé la susceptibilité : M. le chevalier de Vimar, comme elle voulait être appelée, ne pouvait supporter l’idée d’une délivrance, que devrait accompagner une série de reproches mérités, affectueux, mais humiliants par cela même ; elle avait pleuré, parce que le Marquis allait être en droit de lui dire :

– Anne, reprenez, croyez-moi, votre robe de mousseline qui vous sied bien ; votre chapeau de paille qui vous rend si jolie. Vous êtes trop étourdie pour être soldat, monsieur le chevalier ; trop belle, trop aimée surtout pour approcher les Bleus de si près, ma chère cousine et fiancée.

Or, elle n’ignorait point que le Marquis l’avait demandée en mariage à Mme de Vimar sa mère, fugitive et cachée dans une ferme du voisinage. Je vous le dis, malheur au Marquis, s’il s’avisait de vouloir abuser de l’avantage apparent que lui donnerait la délivrance du jeune volontaire ! Mlle de Vimar ne devait point lui pardonner cela.

Dans cette disposition d’esprit, la vue de la menace muette griffonnée sur la pancarte, et destinée sans doute à reposer les yeux des prisonniers de la République, fit diversion, fort heureusement pour le Marquis, à des pensées d’orgueil qui lui devenaient de plus en plus hostiles.

L’aversion d’Anne pour ces odieuses couleurs qui avaient paré l’échafaud de son père – M. de Vimar avait été guillotiné à Vannes – se réveilla si puissante à cet aspect, que tout autre sentiment dut lui faire place. Elle se leva tremblante de colère, et parcourut la chambre à grands pas.

La nuit commençait seulement alors ; la jeune fille, fortement préoccupée, ne s’aperçut point du passage des heures. Lorsque minuit sonna à l’église, ci-devant paroissiale, elle marchait encore, roulant dans sa tête des projets de vengeance et de combats, dans lesquels involontairement elle se plaçait toujours entre Édouard et le Marquis, veillant sur deux existences également chères...

Vers une heure du matin, elle fut tirée de sa rêverie par deux coups de feu qui retentirent presque en même temps au dehors. C’était Huber qui travaillait.

Quelques secondes après, on frappait violemment à la porte extérieure de la prison.

C’étaient le Marquis et les trois chouans qui profitaient de l’alerte donnée au corps de garde.

– On y va ! on y va ! répondit à l’intérieur une voix grondeuse et endormie.

Les coups redoublèrent ; le dormeur ne s’en pressait pas davantage.

– Là, là, grommelait-il ; la porte est bonne, vous ne la casserez pas. J’ai entendu les coups de fusil tout comme vous... faillis chiens que vous êtes ! ajouta-t-il tout bas, – que voulez-vous que j’y fasse ? Les gars arrivent, voilà... donnez-moi la paix, c’est tant mieux !

Le Marquis laissa échapper une énergique exclamation peu en rapport avec l’urbanité habituelle de ses manières. Mettant deux doigts dans sa bouche, il fit entendre un sifflement semblable à celui d’Huber, quoique moins bruyant, et frappa de nouveau en criant :

– Yvon !

– Saint bon Dieu ! dit la voix, qui de grondeuse devint tout à coup inquiète, c’est lui pour sûr... Qui est là ?

– Moi, dit le Marquis avec impatience ; ouvre !

– Qui ça, vous ?

– Tu le sais bien ; ouvre ! te dis-je.

– Plus souvent que j’ouvrirai sans le mot d’ordre, dites-le ou passez votre chemin.

– Yvon, mon ami, c’est moi, le Marquis... J’ai oublié le mot d’ordre.

– Tant pis ! Aussi bien, je n’ai personne en prison qu’un petit gars de deux sous qui ne vaut pas la peine qu’on en parle. Vous ne viendriez pas tout exprès pour délivrer ce freluquet là !

Le temps passait ; le Marquis se sentait pris d’un véritable désespoir.

– Au nom de Dieu ! s’écria-t-il, ne me reconnais-tu pas ?

– Si fait, bien ! mais quelque malin esprit peut avoir pris votre voix ; je veux le mot... Cherchez voir, not’ maître ; il y a dedans du gibier... et le reste.

Ces mots rappelèrent au Marquis le signal oublié, quittant le ton de la prière il dit avec autorité :

– Ouvre, au nom du roi ! « Gibet ! »

– « Gibier » dit aussitôt en ouvrant un bon gros paysan, à la bonne heure ! Quand on l’a pris au piège, il n’est pas encore sur la table... on vous salue bien, monsieur le Marquis ! Qui vous attire à cette heure ?

– Tu as un prisonnier ? demanda vivement le marquis.

– Un failli gars, je vous dis, un...

– Amène-le ici sur-le-champ.

Le paysan recula et baissa la tête.

– Ça ne se peut pas, dit-il. Saint bon Dieu ! être fusillé pour un marmot comme ça... ça ne serait pas juste, monsieur le marquis.

Celui-ci fit un geste d’impatience ; le paysan continua :

– Not’ maître, pas plus tard que demain, mon affaire sera faite si le garçon s’en va. On m’a déjà soupçonné pour Huber ; Huber, encore passe, mais celui-ci ?...

– Celui-ci est ta jeune maîtresse, Yvon, Mlle de Vimar.

Le gars tressaillit de la tête aux pieds.

– Saint bon Dieu ! dit-il, la petite demoiselle ! Ah ! Saint bon Dieu ! Saint bon Dieu !

Et sans pouvoir ajouter une parole, il enjamba rapidement l’escalier.

Yvon était un ancien serviteur de la maison de Vimar. Quelque temps il avait fait partie de la bande du Trou des païens, et le marquis reconnaissant en lui un dévouement à toute épreuve, l’avait chargé d’une mission aussi pénible que dangereuse : Yvon avait dû, lorsque les Bleus occupèrent définitivement la Gacilly, s’établir, lui aussi, dans la ville, feindre un attachement sans bornes à la République, et se proposer pour geôlier à ces faillis chiens de buveurs de sang, comme il appelait les soldats de la Convention.

Le chouan ne manquait pas d’adresse ; malgré son extérieur épais, il joua son rôle au naturel et réussit complètement.

Déjà plusieurs fois, grâce à lui, des captifs, et notamment notre connaissance Jean Huber, étaient parvenus à s’évader : mais depuis la fuite de ce dernier, des soupçons étaient venus à Collot sur la fidélité de son geôlier.

Un jour, il l’avait mandé près de lui, et lui avait promis de le faire fusiller à la prochaine évasion.

Collot ne menaçait jamais en vain ; le gars se tint pour averti.

Mais que lui importait maintenant cette menace ? Anne, la demoiselle de feu M. le comte, Anne qu’il avait vu naître, qu’il avait si souvent bercée sur ses genoux, sa petite demoiselle à lui, qu’il aimait avec toute la ferveur de cet attachement que le paysan breton conserve jusqu’au dernier soupir pour l’enfant d’un bon maître.

Anne était prisonnière ! sa vie était menacée, Yvon pouvait-il songer à autre chose ?

Il ouvrit précipitamment la porte et s’élançant dans la prison, il tourna vers Mlle de Vimar l’œil de sa lanterne, et la contempla en silence.

La jeune fille n’avait pris ses habits d’homme que depuis le départ d’Yvon ; aussi fit-il d’abord éclater sa surprise.

– C’est-il bien possible ! dit-il en se frottant les yeux ; notre demoiselle avec les habits d’un jeune monsieur ! Bonsoir, tout de même, mademoiselle Anne ! me voilà... Yvon... Vous ne me reconnaissez plus, donc... Yvon de la ferme des Cormiers ?

Anne s’était assise sur son escabelle dans une attitude digne et résignée.

Quand elle avait entendu frapper avec violence, puis monter précipitamment, elle avait cru la tentative du Marquis manquée ; son imagination avait travaillé ; bref elle s’attendait à voir dans le nouvel arrivant un bourreau chargé de la dépêcher à petit bruit. Aux derniers mots d’Yvon, elle le reconnut enfin, et, se levant avec vivacité, elle dit au lieu de lui répondre :

– Le Marquis ? as-tu des nouvelles du Marquis ? Et mon frère, mon frère d’abord !... Où sont-ils ?

– Saint bon Dieu ! comme elle a grandi ! murmurait Yvon ; c’est tout le portrait de défunte notre bonne dame.

– Mais, réponds-moi donc !

– Vous a-t-elle de l’air comme ça ! continuait le paysan, plongé dans une véritable extase ; si on ne dirait pas M. le comte !... Ne vous fâchez pas, notre demoiselle ; M. le Marquis est en bas qui vous attend. Venez vite.

– Et mon frère ? dit Anne avec inquiétude.

– Je n’ai pas vu M. le comte, répondit Yvon.

Le Marquis était donc seul. Il venait s’imposer à elle comme unique libérateur ; Édouard n’était pas même là pour partager le danger et prendre sa moitié de reconnaissance. Mlle de Vimar qui s’était levée sentit renaître tous ses fantasques scrupules, et reprit son siège en silence.

– Vous ne m’avez donc pas entendu, notre demoiselle ? s’écria Yvon, surpris de cette conduite étrange. Si vous voulez faire prendre M. le Marquis et les trois gars, vous n’avez qu’à vous dépêcher comme vous faites !

Ceci était l’évidence même, et cependant, Anne balançait encore ; un instant elle fut sur le point de rester, tant sa fantaisie était puissante.

Par bonheur, ses regards tombèrent encore une fois sur la pancarte, et si brave qu’elle fut, comme elle ne tenait point absolument à servir de cible à l’exercice à feu des recrues républicaines, elle descendit avec Yvon.

À son entrée dans la salle du rez-de-chaussée, où l’attendaient avec impatience les quatre chouans, le Marquis s’élança vers elle, et dit en lui prenant la main.

–Vous voici enfin, chère Anne ; Dieu soit loué ! Vous avez bien tardé, et les instants sont précieux... partons !

La jeune fille retira sa main d’un air boudeur.

– Déjà des reproches, dit-elle. Eh ! monsieur, si je vous gêne à ce point, je puis fort bien rester. Je ne vous ai point prié de vous déranger pour moi, je pense !

Le Marquis la regarda comme s’il croyait avoir mal entendu ; ce regard qui disait naïvement son attente d’un accueil meilleur, irrita de plus en plus mademoiselle de Vimar ; elle fronça le sourcil et reprit.

– Eh bien ! monsieur, ne partons-nous pas ? Je vous attends, moi ! vous exposez la vie de ces braves gens... En vérité, je ne conçois rien à vos retards !

Le Marquis rougit, et, pour toute réponse, s’inclina avec courtoisie. Il commanda le départ d’un geste. Les trois paysans sortirent suivis par leur chef et sa compagne, dont la mauvaise humeur était à son comble. Yvon s’arrêta sur le seuil.

– Bonsoir à-r’voir, notre mademoiselle, dit-il ; bonsoir à-r’voir, monsieur le marquis ! que Dieu vous bénisse ! Bonsoir à-r’voir, les gars : n’oubliez pas Yvon dans vos prières... Prenez garde, en passant, au factionnaire de l’église... Bonsoir à-r’voir, encore, ma chère demoiselle Anne ; je vous demanderais bien de faire dire une messe pour le pauvre Yvon. J’étais domestique au château, notre demoiselle...

– Que veut-il dire ? interrompit la jeune fille étonnée.

– Pardon, excuse ! répliqua Yvon respectueusement ; il n’y a pas d’offense, bien sûr... Je disais comme ça bonsoir à-r’voir, mais à-r’voir était de trop...

– Mais pourquoi, Yvon ? Et pourquoi m’as-tu demandé une messe ?

– Dame, notre demoiselle, c’est que je vais être fusillé ce matin, sauf votre respect ; j’aurais donc voulu... mais c’est égal, n’en parlons plus... Notre bonne dame dira bien un ave là-haut pour moi qui ai sauvé sa demoiselle ; c’est tout ce qu’il faut... À présent, décampez ; les faillis chiens vont revenir.

– Quoi ! monsieur le marquis, dit Anne, émue jusqu’aux larmes. Vous laissez là ce brave homme ! Henri... monsieur ; s’il en est ainsi, je ne partirai pas !

Le marquis secoua sa préoccupation.

– Yvon ! dit-il, mais tu vas venir avec nous, mon ami ! Je n’ai jamais eu d’autre intention. Ferme la porte, pour qu’ils s’aperçoivent le plus tard possible de la fuite de mademoiselle Anne, et suis-nous.

Le brave Yvon, qui serait resté sans murmurer à son poste de mort, n’était pourtant pas insensible à la vie, car il reçut cet ordre avec de véritables transports de joie. Il se hâta de fermer les portes à double tour, jeta les clefs dans la cave par le soupirail, et vint rejoindre ses compagnons, comprimant à grande peine ses bruyantes démonstrations de reconnaissance.

La petite troupe remonta sans bruit jusqu’à l’endroit qui lui avait servi de poste d’attente. La nuit était si sombre en ce moment, qu’ils ne se voyaient pas les uns les autres.

Le Marquis demanda tout bas si personne ne manquait ; puis il appela Yvon pour lui ordonner de marcher en tête.

– Où est Balagui ? continua-t-il.

– Ici, répondit une voix rude ; à côté de la demoiselle.

– C’est bien. Tu te souviens ?...

– Si la demoiselle peut être sauvée, je suis là.

Le marquis se plaça de l’autre côté de mademoiselle de Vimar, mit à l’arrière-garde les deux paysans chargés de donner le change en cas de malheur, et tous descendirent vers le gué.

La rivière fut traversée sans accident ; déjà même ils avaient fait une centaine de pas dans les grands ajoncs, quand Yvon, qui formait l’avant-garde, heurta dans l’ombre un individu marchant vers la Gacilly.

– Qui vive ! dit cet homme à demi-voix.

Et rencontrant sous sa main une forêt de cheveux crépus, il en saisit à tout hasard une poignée.

– Égaillez-vous, les gars ! hurla le rustique d’Assas en secouant sa chevelure pour faire lâcher prise à son ennemi.

Mais le lieutenant Collot avait un poignet de fer.

Le cri d’Yvon fut inutile ; Collot marchait au centre de sa troupe ; au moment où le choc avait eu lieu, les chouans étaient déjà débordés par le gros des soldats.

Cependant, Balagui ne tint compte de si peu de chose ; confiant dans sa force extraordinaire, il se mit en devoir d’exécuter sa promesse. Soulevant lestement mademoiselle de Vimar étonnée, il la plaça d’une main sur son épaule : de l’autre, il saisit son couteau, et frappa droit devant lui.

Les bleus marchaient sur trois de profondeur ; le lendemain, on put trouver sur la place six cadavres ; trois de chaque côté de la route que le colosse s’était frayée.

Une fois libre, il poussa un cri de triomphe sauvage, et prit tranquillement le chemin du camp.

Le Marquis et ses autres compagnons furent entourés en un instant et réunis à une douzaine d’hommes sans armes, que les Bleus conduisaient prisonniers. La voix grave du lieutenant Collot se fit entendre.

– Sergent Buzine, dit-il, un de ces drôles s’est échappé, et il m’a semblé entendre tomber un des nôtres.

– Plus d’un citoyen, plus d’un ! répondit le sergent à voix basse. Il en pleut de ces misérables, cette nuit. Veuille l’Être suprême que l’averse soit finie !

– Serrez les rangs, dit Collot ; demain nous saurons notre perte... Combien avons-nous de ces brigands, citoyen Buzine ?

– Une quinzaine à peu près.

– Quel que soit leur nombre, leur affaire est claire ; le citoyen capitaine m’a l’air d’un poltron de modéré, mais il n’osera contrevenir aux ordres formels de la Convention.

Un gros et bruyant soupir, ou plutôt une sorte de gémissement, que le lieutenant aurait pu reconnaître, sortit du groupe des prisonniers, à cette irrévérencieuse appréciation des mérites de Spartacus Publicola Tricotel.

Personne n’y prit garde.

Prisonniers et soldats gardèrent pendant tout le reste de la route un rigoureux silence.

 

 

 

V

 

 

Une demi-heure après le départ de nos aventuriers du Trou des païens, vers minuit, un homme avait soulevé avec précaution la toile de la tente principale, et s’était approché de la couche commune des chouans.

Là, il avait réveillé douze gars choisis parmi les plus braves et les plus vigoureux, leur avait parlé avec chaleur, puis, les ayant déterminés sans doute, il s’était dirigé à leur tête vers l’entrée de la caverne. Cet homme était le jeune comte Édouard de Vimar, qui voulait, lui aussi, contribuer à la délivrance de sa sœur.

Prenant moins de précaution que le Marquis, il était arrivé presque en même temps que lui à la Gacilly, et avait profité sans le savoir de l’alerte donnée par Huber.

Il avait passé devant la prison pendant qu’Yvon pressait Anne de le suivre ; voyant au bout de la rue une maison de quelque apparence, sans doute la demeure du chef, il s’était imaginé que sa sœur y devait être renfermée.

Quand Édouard arriva devant cette maison, il n’y avait personne au corps-de-garde, personne dans les deux guérites placées aux côtés de la porte principale. Suivi de ses douze chouans étonnés de cet abandon, il traversa le vestibule désert, monta l’escalier, et entra successivement dans plusieurs chambres.

Toutes étaient éclairées : dans la plupart, les lits défaits et chauds encore témoignaient de la récente présence de leurs propriétaires ; mais toutes étaient vides.

Enfin, arrivé à la dernière pièce du premier étage, il trouva une porte fermée.

– Il y a quelqu’un ici, du moins, dit-il. Et il frappa.

– Tout de suite, répondit-on, tout de suite, citoyen... Que diable ! la République a beau être une et indivisible, elle ne peut exiger que j’affronte les fraîcheurs de la nuit sans mon caleçon !

Édouard, désappointé, allait monter plus haut, lorsque la porte s’ouvrit ; la large face du capitaine Spartacus, ornée de sa bonhomie native et d’un bonnet de coton à mèche tricolore, apparut sur le seuil. Ne voyant qu’Édouard d’abord, il le prit pour Anne, qui lui ressemblait un peu en effet.

– C’est vous, jeune homme ? dit-il. Êtes-vous donc délivré ? Venez-vous attaquer la garnison à l’intérieur, tandis que l’ennemi est aux portes ?... Mais, j’y pense, qui vous a ouvert les portes de votre prison ?

Quelque préoccupé qu’il fût, Édouard était resté tout surpris à la vue de la bouffonne physionomie du citoyen Tricotel ; sa surprise avait redoublé au discours du brave homme, évidemment adressé à sa sœur. Pour l’ennemi dont il était question, ce ne pouvait être que le Marquis ; mais son attaque avait échoué sans doute : que pouvaient faire cinq hommes du moment qu’on était prévenu ?

Profondément blessé de la conduite de son chef dans une circonstance qui l’intéressait à un si haut degré, le jeune comte eut un moment de secret plaisir en songeant que lui seul allait délivrer sa sœur ; mais les craintes qui lui vinrent aussitôt sur le sort du Marquis lui-même dominèrent bien vite ce petit mouvement de vengeance satisfaite. Il voulut en finir sur-le-champ, afin de venir en aide à son cousin, et démasqua brusquement ses hommes. Le capitaine ouvrit de grands yeux à cette vue.

– Monsieur, dit Édouard, vous avez ici un prisonnier qu’il faut me livrer de suite.

Spartacus rassembla tout ce qu’il pouvait avoir de fermeté pour répondre avec noblesse :

 – Et de quel droit, citoyen... ?

– Emparez-vous de cet homme ! interrompit Édouard.

Aussitôt Spartacus fut saisi par les chouans qui le mirent au milieu d’eux.

– Mon droit est de la dernière évidence, comme vous voyez, reprit le jeune comte. Maintenant vous allez me conduire à la chambre du prisonnier, et cela immédiatement, sinon.

Il fit un geste des plus expressifs, montrant une paire de fort jolis pistolets passés dans sa ceinture.

Spartacus-Publicola Tricotel, capitaine au service de la République française, avait une cinquantaine d’années. La Révolution l’avait trouvé marchand bonnetier, rue de la Ferronnerie, parfaitement établi, et jouissant, depuis la pointe Saint-Eustache jusqu’à la place du Châtelet, d’une réputation d’innocence et de probité incontestées.

Quand commencèrent à se former les clubs et les assemblées populaires, Tricotel qui, sans trop savoir ce dont il s’agissait, s’était embrasé d’un zèle tout romain pour la cause de la liberté, s’empressa de troquer ses trois noms de baptême (Élisabeth-Boniface-Esprit) contre ceux des deux personnages illustres dont il nous a lui-même tracé succinctement la biographie authentique, au commencement de cette histoire.

En même temps, il se fit l’un des auditeurs les plus assidus et à coup sûr les plus candides de ces aboyeurs emphatiques vomis par le Palais-Royal, et chargés d’exciter par tous les moyens possibles les mauvaises passions de la multitude.

Ayant fini par retenir, à force de les entendre, un nombre considérable de phrases vides et ronflantes à l’usage de ces hurleurs de carrefour, sa pauvre cervelle fermenta. Un beau jour, il s’avisa de monter sur une borne, au marché des Innocents, pour prononcer ce qu’il appela depuis intrépidement son premier discours.

Ce fut une heureuse hardiesse ; son discours eut un succès de frénésie. Très probablement ses auditeurs ne le comprirent pas ; pour sûr, l’orateur n’y comprenait rien lui-même, mais ceci importait peu. À des intervalles ménagés avec une sagacité rare, les mots de LIBERTÉ, NATION, – MENÉES DÉSORGANISATRICES, MIASMES CONTRE-RÉVOLUTIONNAIRES, – GUILLOTINE, – PANTHÉON, etc., apparaissaient périodiquement prononcés de cette voix plaintive et suraiguë si frappante chez certains sujets chargés d’embonpoint ; ces mots étaient soutenus de gestes discordants, mais furibonds. Raisonnablement, que pouvait-on demander de plus ?

L’assemblée, satisfaite outre mesure, éclata en bravos bien flatteurs, et le débutant, ivre de joie, fut porté en triomphe à son domicile, où la citoyenne Tricotel, son épouse, l’accueillit avec des larmes d’attendrissement.

Celle-ci, digne moitié du tribun bonnetier, servait aussi la bonne cause à sa manière ; elle brillait au premier rang parmi ces sentimentales créatures qui s’en allaient, raccommodant les chaussettes conjugales, applaudir aux spectacles gratuits offerts sur les échafauds de la Convention : bonne femme du reste, et qui se fâchait quand on faisait du mal à un chien !

Depuis ce jour mémorable ; Spartacus avait été le grand homme de sa section ; on le proclama tout d’une voix l’orateur par excellence, le Mirabeau du quartier des Halles. Lorsque, cédant aux vœux des patriotes altérés d’éloquence, il voulait bien prononcer son discours, – car c’était toujours le même, son premier, son unique discours, auquel il se tenait avec une héroïque persistance, – d’enthousiastes clameurs couvraient sa voix depuis le commencement jusqu’à la fin.

Vers le mois de juin 1793, la citoyenne Tricotel fit une marche forcée pour jouir, le même jour, de quatre exécutions remarquables, mais éloignées les unes des autres ; au retour, elle tomba malade. Elle était de ce monde où les plus belles choses ont le destin que chacun sait : une fluxion de poitrine l’enleva en quelques jours à la tendresse de son époux et aux innocentes jouissances que lui prodiguaient, sans frais, ces bons citoyens du tribunal révolutionnaire.

Ce fut un malheureux évènement pour Spartacus ; cette femme, qui se repaissait avec délices de la vue du sang, était, dans son intérieur, une compagne affectueuse et dévouée. Ce phénomène n’était point rare à cette époque ; rentré chez lui, l’assassin lavait ses mains rouges et caressait ses enfants ; la tricoteuse allumait sa lampe et pleurait à la lecture de quelque fade roman. – Marat en écrivait de fort tendres qui étaient en outre assommants.

Spartacus lui-même, malgré sa furieuse éloquence, était, au fond, le plus inoffensif des hommes. La mort de sa femme le laissait complètement seul ; son isolement lui pesa. Ses succès d’orateur ne suffirent pas à dompter ses regrets, il lui fallut, de nécessité, une autre marotte. Après mûre réflexion, il se prit à songer qu’avant son premier discours, il n’avait aucune idée de l’éloquence ; or, présentement, il ignorait le maniement du fusil et généralement tout ce qui tient à la théorie du caporal, donc, il devait être un grand homme de guerre. L’argument était sans réplique.

Il est resté en usage parmi les coreligionnaires de Spartacus Publicola Tricotel.

À sa première demande, il obtint une compagnie vacante dans les brigades de l’Ouest ; il était petit cousin de Saint-Just, et, dans ces temps d’égalité modèle, le favoritisme se pratique avec fureur. Les armées d’alors étaient pleines de ces officiers sortant de boutique.

Beaucoup, il faut le dire, devinrent de véritables guerriers, et quelques-uns furent des héros ; l’histoire révolutionnaire n’a parlé que de ceux-là, laissant les autres dans l’ombre, et là-dessus on a découpé ce thème-poncif que les poètes à la douzaine, courtisans de la multitude, ont brodé de variations infinies, destinées à battre en brèche l’armée régulière : le guerrier improvisé, héros à la minute, qui, paisible courtaud de la veille, affrontait le lendemain, mieux que les meilleurs soldats, la mitraille et les baïonnettes ennemies, et, sans sourciller, conscrit ou général en chef, au choix, commandait ou exécutait les manœuvres les plus compliquées !

Quoi qu’en disent ces farceurs, il est plus facile de hurler des pauvretés sur une borne que de se conduire comme il faut en présence du danger ; aussi, dans l’un et l’autre cas, le succès de notre Spartacus fut-il fort différent ; le début de l’orateur avait été triomphant ; celui du capitaine devait être burlesque.

Au geste menaçant d’Édouard, à l’aspect de tous ces hommes à figures sauvages et résolues, le pauvre Tricotel perdit complètement la tête. Il roulait de gros yeux égarés, murmurant, sans le savoir, quelques bribes de son ancienne éloquence : mais cela, d’une voix si faible, heureusement pour lui, que ses gardiens ne pouvaient l’entendre.

– Hâtez-vous, monsieur ! fit de nouveau Édouard.

– Citoyen, balbutia Spartacus, si je n’avais pas perdu ma femme, je... le sang des traîtres... Saluons l’abolition des privilèges !

– Le prisonnier, monsieur, le prisonnier ! interrompit le jeune comte avec colère. Si, par votre faute, il lui arrive malheur, vous en subirez les conséquences ; vous me répondez de lui sur votre tête.

Puis, apercevant sur le lit le frac et les épaulettes de Spartacus :

– Vous êtes le chef du détachement ? demanda-t-il avec étonnement.

– Hélas ! oui, citoyen, répondit le capitaine en promenant sur ses gardiens un regard égaré.

Tout à coup sa figure s’éclaircit ; il appela sur sa lèvre le sourire aimable d’un marchand qui harangue la pratique :

– Élisabeth-Boniface-Esprit Tricotel, dit-il, successeur de son père, oui ; citoyen, à votre service.

Édouard détourna les yeux.

– La frayeur le rend fou, murmura-t-il, Pourtant il faut en finir. Monsieur le capitaine, ajouta-t-il en portant la main à son pistolet, qu’il ôta cette fois de sa ceinture : je vous somme encore un coup de me conduire à la chambre du prisonnier.

Spartacus leva sur lui un regard d’agneau ; Édouard arma son pistolet.

L’infortuné capitaine recommanda son âme à l’Être suprême. Heureusement pour lui, la sentinelle qu’on avait laissée à la porte extérieure parut à ce moment.

– Les patauds ! cria-t-elle.

Spartacus avait joint les mains et regardait le pistolet comme un Africain regarde son fétiche, mais à cette annonce, reprenant quelque assurance, il poussa un large soupir.

– En route ! dit Édouard en le poussant. Mes gars, veillez sur cet homme. Il est leur chef, après tout : et sa vie me répond de celle de ma sœur !

Les chouans descendirent précipitamment dans la rue et réussirent à gagner la campagne avant l’arrivée du poste qui ne les aperçut même pas. Ils traversaient la lande sans beaucoup de précautions, lorsque vers la lisière de la forêt, ils furent surpris et faits prisonniers par le lieutenant Collot, comme le Marquis devait l’être avec sa troupe quelques minutes plus tard.

Ceci peut nous expliquer les paroles du sergent Buzine, et le douloureux soupir sorti des rangs des prisonniers au nom du capitaine Tricotel, accolé sans façon par le lieutenant à cette insultante et dangereuse épithète : Modéré !

Jean Huber, lui, l’homme au coup de fusil, s’était fait un jeu d’éviter les poursuites des Bleus. Quand il eut manœuvré, comme nous l’avons vu, pour éloigner l’ennemi de la prison, il se coucha paisiblement dans un buisson et attendit.

Les républicains, attirés par son manège, passèrent en foule à dix pas de sa retraite ; mais le chouan savait se faire petit à l’occasion. Pelotonné sur lui-même, immobile, retenant son souffle, il ressemblait à s’y méprendre à la souche de quelque chêne mort.

Le dernier Bleu passé, Huber se leva, souhaita bonne chance à ceux qui le poursuivaient, et s’en alla, pour tuer le temps, reconnaître les abords de la caserne. Cela fait, il prit, en coupant au plus court, par les rues désertes de la Gacilly, le chemin du rendez-vous que lui avait donné le Marquis, sur la lisière de la Forêt-Neuve.

Là, il attendit encore quelque temps ; mais bientôt, inquiet sur le sort de son chef, il rechargea son fusil, et s’engagea de nouveau dans la lande.

Le lieutenant Collot et ses soldats marchaient à si petit bruit, la nuit était si noire qu’on n’a pas dû s’étonner de voir les deux troupes royalistes tomber dans le piège ; mais pour un homme comme Huber surtout, véritable chouan, toujours sur le qui-vive, la surprise était plus difficile.

Le bruit sourd et à peine sensible du pas des soldats frappa son oreille exercée, lorsqu’il était loin d’eux encore ; en ce moment, Collot, trouvant la reconnaissance suffisamment poussée, commanda la retraite : le chouan sut à quoi s’en tenir.

Dès lors il craignit ce qui, en effet, arriva : les Bleus, dans leur retour, suivaient exactement la ligne conduisant de la Gacilly au lieu du rendez-vous. Huber voulut tourner l’ennemi pour avertir son chef ; déjà même il prenait sa course, quand Édouard vint tomber le premier au milieu des républicains.

Persuadé qu’il venait d’assister à la prise du Marquis, Huber changea de direction aussitôt, et courut donner l’alarme au camp.

Tout dormait dans le Trou des païens quand il entra. Brusquement réveillés par ses cris, les chouans sautèrent sur leurs armes et furent prêts en un clin d’œil. Huber leur raconta en peu de mots ce qui s’était passé : la double captivité du Marquis et de Mlle de Vimar, qu’il croyait encore entre les mains des Bleus ; puis, il prit ses dispositions pour partir, ne laissant au camp qu’une faible garde.

Ce fut en ce moment qu’arriva Balagui, portant toujours Anne dans ses bras. La jeune fille ne faisait que reprendre ses sens au moment où son rude sauveur la déposa sur un siège au milieu de la grotte : à peine remise, elle entendit l’ordre du départ.

– Oui, partons, répéta-t-elle d’une voix faible.

Les chouans s’arrêtèrent.

– Notre demoiselle, dit Huber, en conscience, vous ne pouvez pas nous suivre.

Le bon prêtre, que le bruit avait fait sortir de sa tente, joignit ses instances à celles des paysans ; tout fut inutile. Nous avons vu, par ce qui précède, que la vertu dominante de Mlle de Vimar n’était pas la soumission.

– Ce n’est qu’une faiblesse passagère, dit-elle, je suis très bien.

Elle se leva, et l’effort qu’elle fit pour se tenir debout, joint à l’effet de la contradiction, ranima quelques couleurs sur ses joues.

– Au revoir, monsieur le recteur, dit-elle. Et vous, mes amis, en avant !

Balagui reprit silencieusement son poste auprès d’Anne ; Huber se mit en tête de la troupe, et tous se dirigèrent au pas de course, vers les positions des Bleus.

À peine de retour à la Gacilly, le lieutenant Collot prit ses mesures pour que les prisonniers fussent conduits, sous bonne escorte, dans la maison où siégeait d’habitude le tribunal militaire. Cette cour auguste était composée d’un vieux caporal dont l’histoire a laissé perdre le nom, du sergent Buzine et de Collot, qui la présidait lui-même avant l’arrivée de Spartacus ; elle tenait ses séances dans cette maison que le lecteur connaît déjà pour y avoir assisté avec Édouard à la toilette nocturne du valeureux capitaine. Surveillés par une douzaine d’hommes, les chouans montèrent l’escalier ; Collot, persuadé qu’il ne serait plus inquiété de la nuit, plaça une sentinelle à la porte extérieure, et renvoya le reste de sa troupe à la caserne.

– Allons condamner, maintenant, dit-il avec la résignation d’un brave soldat qui ne choisit point entre ses devoirs.

Mais, dans la salle, un spectacle l’attendait sur lequel il ne comptait guère ; ses propres soldats, l’oreille basse, s’étaient serrés les uns contre les autres dans un coin de la chambre, tandis que les chouans, prisonniers, groupés à leur aise, les uns tranquillement assis, les autres debout et le couteau à la main, semblaient jouir de la triste mine de leurs gardiens.

– Qu’est-ce donc à dire ! demanda le lieutenant au comble de la surprise ; faites-moi ranger ces drôles, sergent Buzine, et qu’ils se tiennent dans le respect convenable !

D’ordinaire, quand le lieutenant Collot avait donné un ordre, cet ordre était exécuté sur-le-champ : habitué à cette promptitude d’obéissance, il reprit sans insister davantage.

– Nous allons nous constituer en tribunal afin d’en finir promptement. Qu’on aille prévenir le capitaine... Si nous attendions, cela pourrait se gâter : il ne faut pas s’embarrasser de prisonniers à la veille d’une attaque, et je gagerais que nous serons attaqués demain... Qu’on aille prévenir le capitaine, vous dis-je ! Eh bien ! Tout le monde est-il sourd ?... Pourquoi n’avoir point désarmé ces misérables ?

En ce temps, une seule chose était restée debout au milieu des ruines de toutes les institutions ; la subordination militaire. Il fallait un motif bien puissant pour retenir tous ces hommes intrépides et soumis, après le commandement formel de leur chef. Il faut croire que le motif existait : du moins le sergent baissa la tête sans répondre.

– Oh ! Oh ! voici du nouveau ! s’écria le lieutenant dont la voix tremblait déjà de colère : attention au commandement !

Personne ne bougea ; Collot tira son épée en jurant, et fit un pas vers les siens. Alors le sergent Buzine, quittant les rangs, lui dit quelques mots à demi-voix.

– Prisonnier ! s’écria Collot en laissant retomber ses deux bras ; le citoyen capitaine prisonnier ! Mais il est donc allé les chercher lui-même ! Où est-il ? Ce n’est pas possible.

Une voix sortit du groupe des chouans, piteuse, lamentable, et que, sans nul doute, aucun des badauds politiques de la place des Innocents n’eût voulu reconnaître pour la voix du triomphant bonnetier.

– Citoyen Collot, dit-elle, je vous présente le bonsoir... Salut et fraternité ! Le sort des combats m’a mis entre les mains des rebelles... des citoyens... de ces messieurs, enfin. Cela peut arriver à tout le monde. J’ai cédé à la force seulement ; la république n’a point à rougir de son plus tendre enfant !

Il y avait, dans cette captivité du capitaine, quelque chose dont Collot ne pouvait se rendre compte ; mais il n’était pas homme à se préoccuper longtemps des causes ; il se bornait à reconnaître le résultat, pour agir en conséquence.

– Citoyen capitaine, dit-il après un moment de silence, voilà un contretemps fâcheux... excessivement fâcheux. Ce sont, du reste, comme vous le savez, les chances de notre métier de soldat, et...

Ici, Collot, faisant appel aux notes les plus persuasives de sa voix, dessina un geste plein d’onction.

– Et il est bien beau, acheva-t-il, de savoir au besoin se sacrifier pour la patrie !

– Oh ! oui, c’est bien beau ! s’écria Spartacus avec attendrissement. Je l’ai souvent répété au club... Mais, dites-moi, reprit-il en changeant de ton tout à coup, ne pourriez-vous arranger la chose à l’amiable ? Vous m’obligeriez plus que je ne puis dire, citoyen lieutenant.

– À l’amiable ? répéta Collot en fronçant le sourcil.

– Un petit échange, insinua Spartacus. C’est comme dans le commerce : en y mettant un peu du sien chacun, tout le monde y gagne.

Collot n’entendait pas de cette oreille-là. Il dit :

– Fi donc ! capitaine... J’ai tout lieu de croire que le chef des rebelles lui-même se trouve au nombre des prisonniers.

Spartacus frissonna de tous ses membres au souvenir de sa conversation avec Anne ; il jeta un regard timide sur ses gardiens.

– Le Marquis ! murmura-t-il.

Puis il ajouta d’un ton grave et solennel.

– Citoyen lieutenant, j’ai obtenu du jeune captif d’hier les renseignements les plus curieux sur ce personnage exceptionnel. Mais il est bon de n’en point trop parler, entendez-vous, attendu qu’il n’appartient pas à la catégorie des personnes naturelles. Je méprise la superstition, mais ce marquis a des accointances avec... avec... enfin l’Être suprême a détrôné le bon Dieu, mais le diable n’a pas été destitué que je sache... Ce marquis... Chut ! Laissons-le de côté, s’il vous plaît, et soyez gentil : faites-moi mon petit échange... Est-ce entendu ? Allons, citoyen lieutenant, arrangez cela pour moi... Un échange... c’est une affaire conclue, n’est-ce pas ?

Le lieutenant était beaucoup plus embarrassé qu’il ne voulait le paraître ; ce pauvre hère de Tricotel, malgré son imbécillité désormais avérée, n’en était pas moins le chef du détachement ; il avait droit de commander. D’un autre côté, laisser échapper cette occasion d’abattre le drapeau des insurgés, de supprimer ce fameux Marquis, dont l’audace et les ressources inépuisables faisaient la principale force des royalistes, c’était repousser la seule chance de pacifier le district.

Collot fatiguait vainement sa cervelle et cherchait un argument capable d’entamer Spartacus. Enfin, il revint à la charge.

– Citoyen capitaine, dit-il avec un respectueux salut, votre civisme est connu dans le Morbihan comme à Paris. Est-ce à vous qu’on doit rappeler que la République a droit au sang de tous ses enfants ?

– Mais du tout !.. C’est moi qui l’ai dit pour la première fois au marché des Innocents.. Ah ça ! citoyen, je vous ferai observer que je suis fort légèrement vêtu ; je m’enrhume. Il me semble pourtant que c’est une chose bien simple : renvoyez-moi ces braves gens chez eux ; nous irons tous nous mettre au lit.

Collot dut reconnaître que décidément son capitaine ne voulait ou ne pouvait comprendre. Déterminé à ne point lâcher la précieuse proie que le hasard lui mettait entre les mains, il prit brusquement son parti.

– Soldats ! dit-il en prenant le ton du commandement, le citoyen Tricotel étant prisonnier de guerre, je deviens seul chef de ce détachement ; comme tel, je vous ordonne de désarmer sur-le champ ces rebelles !

– Ah ! lieutenant ! ah ! citoyen Collot ! disait Spartacus éperdu ; vous oubliez que je me trouve à la merci de ces messieurs.

– En avant, marche ! ordonna l’inexorable Collot.

Mais il n’y avait là que des recrues.

– Le premier qui fait un pas est l’assassin de son capitaine ! dit en même temps la voix sonore du Marquis.

Sur un geste, dix couteaux menacèrent à la fois la poitrine du malheureux Spartacus, qui se prit à fondre en larmes.

– Honte sur vous, citoyen ! vous déshonorez notre cocarde et vos épaulettes ! criait Collot exaspéré à la fois par la couardise de son chef et l’hésitation de ses soldats. Et vous, continua-t-il en s’adressant à ces derniers, pour la seconde fois : En avant !

Le commandement demeura inachevé ; Collot resta bouche béante, regardant au-devant de lui avec rage et stupéfaction.

La fenêtre brisée venait de tomber à l’intérieur avec fracas, Jean Huber, avec une trentaine de chouans, se précipita dans la chambre, et se plaça lestement entre les prisonniers et les Bleus. Le Marquis, jusqu’alors invisible, s’était élancé à la tête de ce renfort inespéré.

– Trahison ! vociféra Collot. Enfants ! faites comme moi !

Tenant d’une main son épée nue, de l’autre un pistolet, l’intrépide lieutenant allait tomber bravement sur l’ennemi, lorsque la main vigoureuse de Jean Balagui, qui entrait par la porte principale avec le reste de la bande, le saisit et le renversa.

– Feu, quand même ! Feu ! répéta le lieutenant terrassé qu’il était ; ne faites pas attention à moi. Feu !

Mais les républicains, cernés par une force supérieure, avaient déjà mis bas les armes.

Mlle de Vimar, entrée à la suite de Balagui, s’était jetée dans les bras de son frère.

– Édouard ! Henri ! disait-elle avec ravissement ; vous voilà donc sauvés à votre tour !

Ce rôle de libératrice (Anne était au nombre des cent vingt ou cent trente sauveurs du Marquis) mettait la jeune fille en charmante humeur. Elle pardonnait au Marquis de l’avoir délivrée cette nuit.

Cependant Huber, qui avait une vieille rancune contre le lieutenant Collot, s’était approché de lui, et mettant un genou sur sa gorge, s’apprêtait à taire usage du couteau. Par bonheur, le Marquis l’aperçut à temps pour prévenir cet assassinat. Repoussant rudement d’une main le paysan étonné, il tendit l’autre au vaincu avec courtoisie, et le remit ainsi que le capitaine, à la garde d’Édouard.

– Citoyen rebelle, dit alors Spartacus avec dignité, la République saura que vous m’avez rendu service, je m’engage formellement à l’en instruire.

Collot s’en alla s’asseoir le plus loin de lui possible, et baissa la tête avec découragement.

Le Marquis laissa pour les prisonniers une garde suffisante ; et, sur l’indication d’Huber qui n’avait pas en vain reconnu les abords de la caserne, il se dirigea de ce côté à la tête du gros de la bande.

Sans chefs, à peine gardés par des sentinelles harassées de fatigue, les Bleus furent surpris. Avant qu’ils pussent se mettre en défense, les chouans s’étaient emparés des fusils réunis en faisceaux dans la salle d’armes et le corps de garde.

Les républicains, réveillés en sursaut, et voyant l’ennemi déjà maître du rez-de-chaussée, se barricadèrent comme ils purent dans les pièces qui servaient de dortoirs. C’étaient d’intrépides soldats. Quoiqu’ils fussent sans armes pour la plupart, quand ils virent le petit nombre de chouans, ils préférèrent la mort à la honte de se rendre à une poignée d’hommes.

Leur feu, mal nourri, causait néanmoins quelque dommage aux royalistes, tandis qu’eux au contraire, protégés par les murailles de la caserne, ne perdaient pas un seul homme. Un instant, ils purent se flatter d’anéantir ainsi leurs ennemis en détail ; mais le Marquis donna un ordre ; vingt hommes partirent au pas de course, et revinrent presque aussitôt avec des fascines et des torches allumées.

– Rendez-vous ! cria le Marquis.

Les Bleus répondirent par une décharge qui, grâce à la clarté des torches, fut des plus meurtrières. Irrités de la mort de leurs frères, les chouans devançaient déjà l’ordre, et s’élançaient vers la caserne en secouant leurs brandons ; le marquis les arrêta.

– Rendez-vous, dit-il pour la seconde fois aux Bleus ; vos chefs sont prisonniers ; vous ne pouvez échapper ; rendez-vous !

– Vive la République ! crièrent en chœur les soldats.

– Que leur sort s’accomplisse ! murmura le Marquis avec tristesse.

Il fit un geste ; au même instant, les fascines s’amoncelèrent le long des murailles, les torches furent lancées, le feu se communiqua rapidement.

– Rendez-vous, au nom du ciel ! criait incessamment le Marquis : il ne vous sera point fait de mal.

Sa voix était couverte par le bruit de l’incendie et les décharges des Bleus. On entendait aussi, de temps à autre, quelques notes de la Marseillaise, qui arrivaient par bouffées, et s’affaiblissaient de plus en plus.

Le visage du Marquis trahissait une agitation extraordinaire ; ce spectacle le navrait. Les chouans suivaient en silence les progrès de l’incendie ; le seul Huber, impitoyable dans sa haine, hasardait encore parfois une plaisanterie qui ne faisait plus sourire ses compagnons.

Bientôt des poutres enflammées commencèrent à tomber ; le vent favorisait l’incendie ; déjà d’épaisses spirales de fumée, sortant par toutes les fenêtres à la fois, enveloppaient la caserne d’un voile sinistre. Les décharges avaient cessé. La Marseillaise s’entendait toujours, mais le chant était rauque, comme le souffle d’un homme qui va mourir.

Le Marquis ne put supporter plus longtemps la vue de cette terrible agonie.

– Ce sont des ennemis, dit-il, mais ce sont des Français... et des braves ! Des échelles ! Je ne veux pas qu’ils meurent !

L’ordre fut exécuté sans empressement, mais sans murmure.

Pendant qu’on rassemblait des échelles, le feu continuait ses progrès ; elles arrivèrent enfin, mais, pour beaucoup, elles arrivèrent trop tard. Quand la voix du Marquis, dominant tous les tumultes divers, eut porté jusque dans l’intérieur de la caserne les paroles de clémence, une cinquantaine de républicains, réduits à l’état le plus misérable, purent seuls profiter du salut qui leur était offert sans condition. Tous furent placés sur des brancards et transportés, libres, à la maison commune.

Dans cette malheureuse guerre, il n’y avait pas deux manières de traiter les prisonniers. Tout captif était fusillé sur-le-champ. Le Marquis n’en usa pas de même envers les tristes restes du cantonnement de la Gacilly. Capitaine, lieutenant et soldats furent envoyés sous escorte protectrice, jusqu’aux approches de Redon.

Tel fut le combat de la Gacilly, après lequel les troupes républicaines abandonnèrent pour longtemps ce poste où était encore cantonnée une des divisions du corps de Lantivy, lors de la campagne de 1795.

Ce fut ici la dernière expédition guerrière de la belle Anne de Vimar. Son frère lui fit de si pressantes remontrances, le Marquis lui adressa de si soumises prières, qu’elle consentit enfin à reprendre le costume et les habitudes de son sexe. Édouard continua de servir sous les ordres du Marquis.

Celui-ci passa la Loire après l’évènement que nous avons raconté : son entrée en Vendée fit sensation, son nom connu dès longtemps, sa bravoure et la justesse de son coup d’œil, le mirent à même de rendre d’éminents services à la cause royale. Avant l’hiver de cette même année, il commandait un corps considérable.

Pendant toute la durée de la guerre, sa femme (Mlle Anne de Vimar) le suivit constamment. Elle ne faisait plus le coup de fusil ; mais de son intrépidité naturelle, elle avait conservé ce qu’il fallait pour imiter Mmes de Bonchamps, de Lescures, et tant d’autres véritables héroïnes qui se dévouaient et priaient sans relâche, – demandant grâce pour les prisonniers républicains, mais trouvant à l’occasion de puissantes et chevaleresques paroles pour ramener autour du drapeau ceux qu’épouvantait le martyre.

– Il n’en est pas moins vrai, disait M. de la M..., que si Anne n’avait pas pris sa revanche contre moi à la Gacilly, je serais encore garçon !

Et maintenant, passerons-nous sous silence la destinée postérieure de Spartacus-Publicola Tricotel ? En agissant ainsi, nous croirions frustrer le lecteur, qui, sans doute, a deviné en lui notre personnage de prédilection, le héros de notre véridique histoire.

Accusé de trahison par son lieutenant, devant le tribunal révolutionnaire de Vannes, il sortit vainqueur de la lutte. Un lambeau de son fameux et unique discours, adapté à la circonstance, opéra sur les intelligents magistrats une fascination complète. Alors, décidément pénétré des inconvénients attachés au métier de héros, il reprit le chemin de Paris, seul théâtre où ses qualités précieuses pussent se déployer avec avantage.

Sa carrière fut glorieuse. Sous le Directoire et le consulat, il embéguina de coton les têtes les plus importantes de la République ; quand vint l’Empire, Sa Majesté l’empereur et roi le breveta bonnetier de la couronne.

Il avait fait choix d’une nouvelle compagne ; un héritier naquit de cette union. Heureux père, heureux époux, Spartacus parvint jusqu’à un âge fort avancé, se délectant sans cesse à la vue de la borne historique, tribune où jadis avait tonné son éloquence, et racontant à son héritier, le jeune Napoléon Tricotel, les dangers qu’il avait si vaillamment surmontés en Bretagne, cet affreux pays de diables et de brigands !

 

 

 

Paul FÉVAL, Chouans et Bleus, 1879.

 

 

 

 

 

 

 

 

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