Dieu me juge !

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Paul FÉVAL fils

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

Le proconsul s’amuse

 

 

Un soir de janvier 1793, il y avait festin à Nantes, chez Carrier, représentant de la République. La veille, une demi-brigade était arrivée et le proconsul régalait les officiers.

La compagnie était nombreuse, sinon bien composée ; les autorités nantaises fraternisaient avec les défenseurs de la Patrie.

Dans une sorte de lectulum, réminiscence républicaine, Carrier était assis, ou plutôt vautré. À sa gauche se tenait le citoyen Berthot, son secrétaire, à sa droite, un officier supérieur de la demi-brigade. Ce dernier avait nom Robert.

Le souper fut longtemps silencieux, les serviteurs de la Convention se craignaient toujours, et le plus souvent se détestaient. Pour les rendre camarades, il fallait l’ivresse.

Sur son siège, Carrier se démenait, blasphémait, ricanait, gourmandant la taciturnité générale et déclarant suspect quiconque ne hurlerait décemment. Alors, quelques cris s’élevaient, lugubres et contraints, puis revenait le silence. Heureusement on buvait en conscience ; l’ivresse vint bientôt, et le maître du logis put se délecter à l’aise.

L’orgie marchait comme il faut. Carrier seul et son voisin de droite, le citoyen Robert, avaient gardé leur sang-froid.

C’était la suprême jouissance du Robespierre nantais, de présider, sain, ou à peu près, une assemblée de gens ivres. À plusieurs reprises, il examina son voisin d’un air mécontent.

Tout autour de la table, les officiers jasaient et contaient leurs bonnes fortunes, thème éternel de l’officier par tous pays. Quelques-uns se prirent à railler Robert ; ils l’appelaient le sage. Carrier jeta sur lui un dernier regard.

En ce moment, le citoyen Berthot, confident du despote et son meilleur ami, lui dit à voix basse en se penchant vers son oreille :

– Laisse-moi me retirer, citoyen, je suis marié depuis hier seulement, et ma femme m’attend.

Carrier fronça ses gros sourcils en jurant, puis, tout à coup, il se prit à sourire. Ceux des convives qui le regardaient se sentirent frissonner. La gaieté du magistrat conventionnel annonçait toujours un malheur.

– Reste, mon ami, dit-il à Berthot d’un ton amical... Citoyen Robert, je bois à ta santé !

Le jeune officier ne pouvait manquer de lui faire raison.

De ce moment, Carrier, par une de ces manœuvres dont les buveurs ont le secret, s’attacha à enivrer son voisin. Il y réussit en peu de temps. Avant cela, Robert avait gardé sa tête ; parce qu’il s’était ménagé soigneusement, suivant son habitude. Mais alors sa joue devint pourpre, ses yeux brillèrent outre mesure. Le stratagème de Carrier avait complètement réussi : Robert était le plus ivre de l’assemblée.

– Citoyen, ne vais-je point retrouver ma femme ? demanda pour la seconde fois Berthot.

– Reste encore, mon ami, reste, dit Carrier... Et vous prétendez, continua-t-il en s’adressant aux officiers, que le citoyen Robert est un sage ?

– Un Caton, crièrent les uns.

– Une vestale, hurlèrent les autres.

En cet heureux temps, on ne pouvait choisir des formes de comparaison ailleurs que dans l’histoire romaine.

– C’est fort bien. Si nous le débauchions ce soir ?

Robert n’entendait pas, sa tête oscillait, sa raison l’avait complètement abandonné, il chantonnait un informe refrain.

La motion de Carrier fut accueillie avec enthousiasme.

– C’est cela ! Débauchons-le ! beugla en chœur l’assemblée.

Enhardi par le vin qu’il avait absorbé, Berthot osa toucher le bras de son maître, en disant :

– Au nom du ci-devant démon, laissez-moi aller retrouver ma femme.

Une seconde, Carrier le regarda d’un air satisfait, puis son rire éclata, bruyant, satanique.

– Tu aimes donc ta femme, toi, citoyen ? dit-il.

Et sans attendre la réponse :

– Va, mon ami, je te permets...

Avant que Carrier eût terminé sa phrase, l’heureux Berthot s’était précipité vers la porte ; Carrier continua ; le secrétaire resta cloué au seuil.

– ... Je te permets de nous amener la citoyenne, qui doit être jolie. La femme d’un ami est aux amis. Va, citoyen, et fais vite !

Berthot pâlit et se redressa. L’ivresse avait fui.

Adoucissant sa voix, Carrier répéta bénignement son ordre.

Alors, on put voir deux larmes... deux vraies larmes, jaillir des yeux de Berthot et descendre lentement sur ses joues.

– Pitié ! murmura-t-il.

– Qu’y a-t-il donc ? se demandaient les officiers étonnés.

Les autorités nantaises secouaient gravement leurs rouges visages. Quelques-uns, ennemis du sinistre favori, laissaient errer de méchants sourires sur leurs lèvres épaissies.

– Citoyen, dit Berthot d’une voix suppliante, je t’ai servi avec zèle et fidélité.

– Pas tant de paroles... dépêche !

– Ah ! citoyens, intercédez pour moi, s’écria le misérable secrétaire, en tombant à genoux.

Carrier fit un geste ; Berthot leva vers le ciel un regard désespéré et se précipita hors de la chambre.

On se reprit à boire de plus belle. Les convives, parvenus à la dernière période de l’ivresse, écoutèrent sans frémir l’affreux plan conçu par Carrier, afin de débaucher le jeune officier républicain. Lorsque revint Berthot, un sourire insultant, impitoyable l’accueillit. Il tenait par la main une femme jeune et belle qui lui résistait.

– C’est peut-être bête, mais je suis content de toi, dit Carrier en tendant la main.

Le secrétaire la prit et la serra respectueusement.

– Je bois à ta santé, fit alors le proconsul nantais en se levant, citoyen Robert, je bois à tes amours ! À ta première nuit de noce avec la citoyenne !

Tous les convives s’étaient levés ; sur un signe, ils quittèrent la table et passèrent dans une autre pièce. Carrier sortit le dernier, appuyé familièrement sur le bras de son secrétaire. Dans la salle à manger, la citoyenne Berthot était seule avec Robert.

Au bout d’un instant, Robert fixa son regard troublé sur la jeune femme.

– Viens m’embrasser, puisque je suis ton mari, dit-il en riant d’un rire idiot.

La citoyenne Berthot s’éloigna de lui avec dégoût. L’œil morne et hébété de Robert brilla un instant.

– Oh ! oh ! fit-il d’une voix épaisse ; on fait des manières avec son petit homme...

Il se leva avec difficulté et, s’appuyant à la table, il essaya d’en faire le tour pour se rapprocher de la jeune femme.

Effrayée, celle-ci faisait deux pas en arrière chaque fois que l’officier en faisait un en avant.

Robert, dont la tête tournait, et qui sentait ses jambes faiblir, commença bientôt à se lasser de cette poursuite sans résultat. La fureur lui monta au cerveau et, cette colère rendant quelque solidité à ses jambes flageolantes, il s’élança vers la citoyenne Berthot en courant, renversant les chaises, les bancs, les fauteuils, enfin tout ce qui s’opposait à son passage.

En ce moment le pauvre officier voyait rouge, mais Dieu eut pitié de lui et le fit trébucher, juste à l’instant où la citoyenne que la terreur paralysait jetait un cri de terreur et s’affaissait évanouie.

Robert, emporté par son élan, alla tomber comme une masse auprès de la jeune femme et, calmé subitement, s’endormit en grognant du pénible sommeil des ivrognes.

Dans la pièce voisine, il y eut un concert de bravos frénétiques. Carrier et ses convives avaient assisté à toute cette scène et, croyant avoir réussi dans son entreprise, le terrible conventionnel, qui aimait les farces épouvantablement drôles, avait donné le signal des applaudissements en se tordant de rire.

Seul, le citoyen Berthot ne riait pas. Pâle et défait, mais calme d’apparence, il se tenait à côté de son maître, labourant sa poitrine avec ses ongles.

En tombant, Robert avait renversé le candélabre et l’obscurité s’était faite dans la salle du festin.

Carrier satisfait alla se coucher en permettant à Berthot de reprendre sa femme. Ce dernier pénétra dans la salle et voyant le jeune officier dormir auprès de la citoyenne évanouie, il eut vaguement la perception de ce qui s’était passé en réalité et fut sur le point de rire de tout cet échafaudage de mal habilement construit par son digne patron, et qu’il n’avait été en somme qu’un horrible cauchemar, puisque l’officier s’était trouvé dompté par l’ivresse en même temps que le candélabre tombait, ce qui lui avait permis de s’endormir sans donner de soupçons au despote.

Mais il réfléchit et la réflexion chez Berthot était une vilaine conseillère. Au bout du compte, pour tout le monde le mal était accompli ; s’il disait le contraire, maintenant, nul ne voudrait le croire. À bien y penser, cela ne lui déplut pas ; il avait son idée.

Il ramena sa femme en son logis, et, peu de temps après, celle-ci disparut pour ne plus jamais revenir.

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Le lendemain, Robert chercha en vain, dans sa cervelle troublée, le souvenir des évènements de la veille. Habitué qu’il était à une sobriété rigide, cette orgie l’avait complètement bouleversé.

Dans leur erreur, ses camarades l’instruisirent par leurs plaisanteries et, malgré l’étrangeté du fait pour lui qui était si timide et si bon, comme il avait au plus haut degré le respect de l’honneur, il annonça l’intention de se rendre près du malheureux Berthot, afin de lui offrir toutes les réparations qu’il pourrait exiger.

– Citoyen Robert, lui dit alors un vieux lieutenant, vous ferez ce que bon vous semblera ; mais ce Berthot ne vaut pas la peine que vous allez prendre. Il a été soldat avant de choisir le métier qu’il fait aujourd’hui. Je l’ai connu à Metz ; il y fut publiquement dégradé en 1776.

– Fût-il pire que cela, je lui dois réparation, répondit Robert, en s’apprêtant à sortir, et je la lui donnerai.

– Citoyen, c’est votre affaire, je vous dirai toujours que, s’il m’en souvient, Berthot était maître en fait d’armes au régiment de ci-devant Matignon.

Cette dernière observation n’était pas de nature à retenir un jeune officier qui avait gagné tous ses grades sur les champs de bataille ; il alla trouver Berthot. Celui-ci le reçut avec une indifférence polie ; il coupa court aux explications pleines de franchise que voulut lui donner Robert ; il essaya même une inconvenante plaisanterie sur les façons d’agir de son maître, le citoyen Carrier.

Robert se retira surpris et indigné.

Depuis lors, loin de lui garder rancune, Berthot sembla lui faire des avances plus grandes que ne le comportait la courtoisie de l’époque. À différentes reprises, le vieux lieutenant avertit Robert de se tenir sur ses gardes, mais l’affaire était assoupie depuis longtemps, et, d’ailleurs, Carrier avait annoncé qu’un châtiment prompt et positif suivrait tout témoignage de rancune donné par son bien-aimé secrétaire...

Les choses en étaient là, quand sur un ordre venu de Paris, on dirigea une colonne d’observation vers Guérande où se faisaient de nombreux embarquements d’insurgés On parlait aussi d’une bande considérable commandée par le vicomte Georges de Bresnay qui, se transportant rapidement du Morbihan en Ille-et-Vilaine, menaçait tout le littoral de la Loire-Inférieure.

À toute armée ou corps d’armée, il fallait alors un agent du gouvernement conventionnel pour gérer les manœuvres et paralyser les mouvements par la couardise et l’ignorance. Robert commandait la colonne dirigée sur Guérande ; Berthot le suivit.

Pour qui connaissait un peu Carrier, ce choix n’avait rien de surprenant ; Berthot et Robert n’avaient aucune raison pour se chérir ; c’était une garantie.

Tous deux partirent. Outre les troupes régulières, une escouade de misérables, soi-disant volontaires, mais en réalité suppôts de la police nantaise, suivait le détachement. Ces derniers étaient sous les ordres immédiats de Berthot. Ils s’installèrent avec lui à Guérande même, tandis que Robert prenait position à Saint-Nazaire avec la majeure partie de sa colonne.

 

 

 

 

II

 

Gentilhomme républicain

 

 

Le manoir de Karhouët est situé à une demi-lieue de Saint-Nazaire. Depuis le XIIe siècle, il fait partie des domaines de la maison de Bresnay. La dernière Karhouët, épouse de Julien Marker, chevalier, seigneur de Bresnay, Guérande et autres lieux, y mourut en 1839.

Depuis sa fondation, qui remonte une époque fort reculée, le noble château a soutenu bien des sièges. Le temps et l’homme, ces deux éternels démolisseurs, ont fait plus d’une brèche à sa double enceinte de murailles ; mais ils ont été vaincus l’un et l’autre.

À l’heure présente, Karhouët est encore une demeure quasi royale.

Quand un navire, après avoir longé les côtes de Bretagne, arrive et veut entrer en rade, passagers et matelots montent sur le pont ; ils ont vu de loin Guérande, le Croisic et ses salines ; ils ont vu le squelette décrépit déjà du château bourgeois de Carheil ; un regard distrait s’est élancé au-delà.

– Voici, sous le vent, l’anse de Bresnay-Karbouët ! a dit le capitaine, vieux caboteur, habitué à ménager l’admiration périodique de ses passagers.

Tous les yeux se tournent vers l’anse, les jumelles sont mises au point..... Peine inutile..... L’anse, vue de profil, offre un double promontoire dont les deux pointes se recourbent l’une vers l’autre, comme des pinces d’un crabe et s’arrêtent juste assez pour former la barre du fleuve. Il faut être en face de la passe pour que le regard puisse plonger à l’intérieur. Cependant, le navire marche, poussé par une bonne brise du large, à mesure qu’on avance, les deux promontoires semblent s’ouvrir lentement. Enfin, les bosquets du rivage apparaissent. À perte de vue, une longue avenue aligne ses huit rangs de chênes gigantesques ; à son extrémité se dresse une masse noire qui semble, lorsque la brume vient jeter son léger voile sur le passage, le fantôme d’un manoir des temps chevaleresques.

Quand le ciel est serein, au contraire, on peut distinguer le château en détail et admirer sa magnifique architecture. Au-dessus de la dernière enceinte, se dressent deux immenses étages ; au-dessus encore, la cloche de la chapelle dentelée à jour, comme tous les clochers de Bretagne. Ce devait être de puissants seigneurs, que les maîtres de Karhouët ! Après tant de siècles, leur manoir fait honte à toutes les demeures modernes qui se sont groupées autour.

Du temps où sa passe notre histoire, la famille de Bresnay se composait du comte, chef de nom et d’armes, du chevalier de Bresnay, son frère, de deux neveux, fils de frères décédés, et de Lucienne, unique héritière du comte.

Georges de Bresnay, l’un des neveux, commandait une bande d’insurgés ; Lucien, son cousin, servait la République. À tous deux, le comte leur avait tenu lieu de père ; il avait formellement défendu qu’on prononçât devant lui le nom de Lucien. L’existence d’un Bresnay sous l’étendard révolutionnaire était le plus grand malheur qui pût affliger sa vieillesse.

Vers le commencement du printemps de 1793, tous les membres de la famille, sauf les deux neveux, étaient rassemblés dans le petit salon du château. Un désordre extraordinaire régnait dans cette pièce ; des malles et des valises encombraient le plancher et les meubles ; les domestiques entrant et sortant, ajoutaient sans cesse de nombreux objets au monceau qui s’élevait déjà au milieu de la salle.

Dans un coin, le comte serrait des papiers dans un portefeuille. Près de lui était une forte somme en or. Lucienne la disposait en rouleaux, qu’elle cousait ensuite dans des ceintures de cuir.

Pendant cela, M. le chevalier de Bresnay chantonnait, prenait du tabac, secouait son sabot, ou rivalisait d’élasticité avec lui-même en sautant par dessus sa canne, le tout en l’honneur de Sa Majesté le Roi de France.

Le comte était un vieillard de hautaine et sévère mine. On voyait qu’une grande douleur avait pesé sur les derniers jours de sa vie. Tout en disposant ses papiers, il en lisait quelques-uns au hasard. Parfois, un fier sourire relevait sa lèvre, quand il tombait sur un titre authentique, prouvant que sa race était des plus nobles de la chrétienté ; parfois aussi, lorsqu’il venait à faire un retour vers le temps présent, une expression d’amertume profonde éteignait son regard.

Lucienne, charmante fille de dix-huit ans, s’approchait alors et présentait son front, où le vieillard déposait un baiser plein de passion paternelle.

Le chevalier pouvait avoir passé la quarantaine, mais il portait à peine trente-cinq ans. Il était petit, fluet et gaillard. Son costume était celui des fashionables bretons en 89, lorsque pour la dernière fois les États s’étaient assemblés à Rennes. Sa physionomie, où aucune pensée sérieuse ne s’était sans nul doute jamais reflétée, peignait la frivolité la plus complète. C’était un enfant, mais un vieil enfant ridé, poudré à blanc, grasseyant fort et privé de dents.

Un seul sentiment, la terreur, pouvait chasser le perpétuel sourire qui embellissait son visage ; il était craintif, mais fanfaron, tantôt de poltronnerie, tantôt de bravoure. Les républicains, les chenilles, les chiens enragés partageaient avec une foule d’autres choses terribles le privilège de lui occasionner la chair de poule.

Brave et honnête gentilhomme, d’ailleurs, il était fort estimé de ses connaissances.

Dans la famille, il était considéré comme une femme ; ses frayeurs éternelles n’étonnaient plus personne ; on lui donnait un laquais d’escorte quand il voulait sortir le soir.

– Avant qu’il soit deux mois, s’écria tout à coup le chevalier, Fontenoy, mon lévrier sautera mieux que moi... Lucienne, ma chère nièce, je vous prie de faire attention à Fontenoy, le pauvre animal vous offre la patte depuis dix minutes.

La jeune fille quitta son ouvrage et flatta distraitement le chien ; celui-ci commença un joyeux jappement qui se termina par un hurlement sourd et irrité.

– On dirait, murmura la jeune fille, que tu pleures, toi aussi, le lieu de ta naissance.

Le comte l’entendit.

– Lucienne, ma pauvre enfant, dit-il avec gravité, il faut vous résigner. Un jour peut-être reviendrons-nous.

Lucienne secoua tristement la tête.

– Ma fille, reprit solennellement le vieillard, je ne vous ai point appris à douter de la Providence...

– Les Anglais sont de dignes gentilshommes, interrompit le chevalier qui vint prendre part à la conversation ; Fontenoy est de race anglaise... paix ! Fontenoy.

Le chien n’avait pas discontinué de pousser des hurlements sourde et plaintifs ; mais en ce moment il s’élança d’un bond vers la porte, qui s’ouvrit au même instant.

Un homme entra.

Le lévrier resta gueule béante, comme s’il eût hésité entre un coup de dent et une caresse. Dans le doute, il se retira tortueusement vers un coin du salon où il resta blotti, attachant curieusement son œil sur le nouvel arrivant..

C’était un officier républicain. À son aspect, le comte se leva brusquement. Un regard suppliant de Lucienne put seul arrêter la menace qui se pressait sur la bouche du vieillard.

Saisi d’une enfantine frayeur, le chevalier avait prudemment imité son chien, il s’était retiré dans l’angle le plus obscur de la pièce.

– Qui vous amène chez moi ? demanda M. de Bresnay avec hauteur.

L’officier avait parcouru le salon d’un regard curieux ; les portraits de famille suspendus aux lambris avaient paru attirer son attention.

– Mon devoir ! répondit-il d’une voix lente et basse.

Lucienne jeta sur lui un coup d’œil timide ; elle tressaillit, et son visage se couvrit subitement de rougeur.

Au son de la voix de l’étranger, Fontenoy quitta sa cachette et vint se coucher à ses pieds.

– Qui habite avec vous cette maison ? ajouta le républicain.

– Le château de Karhouët, répondit le comte avec orgueil, a pour habitante les Bresnay, leurs gens et ceux qui demandent leur hospitalité.

L’officier semblait distrait, presque craintif. En ce temps où tout ce qui portait un nom noble tremblait devant l’uniforme des soldats de la Convention, il était entièrement hors de son rôle. Le comte avait repris son siège.

L’officier comprit enfin combien sa posture était étrangement convenable, il se redressa soudain, et dit brusquement :

– J’ai nom Robert, je suis capitaine, je couche ici ce soir ; demain, je visiterai cette maison. Citoyen, je te requiers de faire préparer le nécessaire pour mes hommes et moi... nous sommes cinquante.

La porte s’ouvrit de nouveau et Berthot parut sur le seuil.

– As-tu interrogé les drôles, citoyen ? dit-il.

Robert comprima un geste de violent dépit.

– J’ai fait ce que je devais faire, citoyen, répondit-il sèchement.

– Et tu sais la retraite du chouan Georges de Bresnay, Robert ?

– Je sais ce qu’il m’importe de savoir.

Un sourire méchamment railleur passa sur les lèvres de l’agent de Carrier.

– C’est bien, dit-il, alors je me retire. À chacun la compagnie qui lui plaît ; moi je préfère nos braves à ces traîtres..... au revoir, citoyen.

Le comte n’avait pas daigné répondre aux insultes de Berthot ; quand ce dernier eut repassé le seuil, il prit la main de sa fille et se dirigea, lui aussi, vers la porte.

Terrifié d’épouvante à l’idée de rester seul avec un bleu, le chevalier fit une évolution pour le suivre. En même temps Robert s’approcha de Lucienne.

– Je voue attends, dit-il à voix basse.

En se retournant, il se trouva face à face avec le chevalier. La crainte d’avoir été entendu lui lit froncer le sourcil.

Le chevalier se courba profondément.

– Monsieur, fit-il..... citoyen..... bien flatté de faire votre connaissance.

– Citoyen, reprit le chevalier avec assurance, nous ne sommes pas si mauvais que nous en avons l’air..... Tel que vous me voyez, j’ai un neveu qui est bleu..... républicain, veux-je dire..... vous le connaissez peut-être, Lucien de Bresnay.

À ce nom le comte repassa le seuil, et prenant rudement la main de son frère :

– Honte à toi ! dit-il.

Puis s’adressant à Robert :

– Cet homme a perdu la raison, les Bresnay ne servent point la république, Monsieur, et s’il se trouve quelqu’un parmi vos soldats qui prenne ce nom, dites-lui qu’il est faussaire ou bâtard !

Le chevalier s’était hâté de s’esquiver.

Le comte se retira lentement et la tête haute.

Resté seul, Robert fit rapidement le tour de la pièce ; son regard s’arrêta sur un portrait de femme devant lequel il alla s’agenouiller.

– Ô ma mère, gémit-il, voilà donc comment revient ton fils au château de ses pères ! Ai-je donc forfait à l’honneur ?

Il resta ainsi longtemps, abîmé dans une rêverie profonde et pleine d’amertume. Une heure te passa ; il était si absorbé qu’il ne vit ni n’entendit la porte s’ouvrir à deux reprises différentes. La première fois, ce fut la cauteleuse figure de Berthot qui se montra à demi derrière le battant entrouvert. Il remarqua les malles, regarda Robert avec surprise et soupçon, puis, Robert s’avançant à pas de loup, souleva le rideau d’une fenêtre et se blottit dans l’embrasure.

Quelques minutes après, Lucienne, émue de crainte et de plaisir, posait son doigt sur l’épaule du jeune officier.

 

 

 

 

III

 

Cousin et cousine

 

 

 Robert se leva en sursaut.

– Vous voilà donc revenu, dit la jeune fille. Hélas ! Lucien, j’espérais qu’on nous avait trompés.

Elle jetait un regard de reproche sur l’uniforme de l’officier républicain. Celui-ci prit sa main qu’il baisa avec une respectueuse tendresse.

– Lucienne, dit-il, Dieu m’est témoin que si j’ai commis une faute, j’en suis cruellement puni ; je pouvais m’attendre au courroux de mon oncle, mais le froid dédain, le partagez-vous, Lucienne ?

– Serais-je venue, si je le partageais ? répondit en souriant Mlle de Bresnay.

– Et Georges ?

– Georges est comme vous, Lucien, un bon et noble cœur, il a souvent encouru la disgrâce de son oncle en prenant votre défense.

– Son oncle !... répéta Lucien avec surprise ; n’est-il donc point votre mari, Lucienne ?

La jeune fille rougit et baissa la tête.

– Je n’ai point voulu me marier, dit-elle.

Il y eut un moment de silence pendant lequel Robert ou Lucien, comme il vous plaira de le nommer, interrogea la physionomie de sa cousine.

– Vous l’aimiez pourtant, dit-il d’une voix qui trahissait sa profonde émotion.

– Il sera toujours pour moi le meilleur, le plus aimé des frères, répondit Lucienne avec simplicité.

Un tendre et confiant sourire anima le charmant visage de Mlle de Bresnay.

Lucien était devenu pâle, il respirait avec effort ; un espoir subit forçait malgré lui l’entrée de son cœur. Puis tout à coup, avec un geste de découragement, il leva lentement la main et toucha sa cocarde tricolore.

– Et maintenant il est trop tard, murmura-t-il.

Lucien de Bresnay avait été autrefois le favori du comte ; c’était un enfant réfléchi, sérieux, intelligent, franc et ferme. Plus âgé d’un an que son cousin Georges, il lui avait toujours témoigné une tendresse fraternelle.

Autant qu’il le pouvait, Lucien prenait pour lui le travail ou le châtiment, laissant à Georges le plaisir ou les caresses.

Il y avait dans cet enfant une exagération de dévouement que l’âge ne fit que développer. Élevés tous deux sous le même toit que Lucienne, Georges et Lucien l’aimèrent ; Lucien, plus circonspect, garda son secret ; Georges prit pour confident son cousin dont il ignorait l’amour.

Lucien avait dix-neuf ans, il avait cru s’apercevoir que sa recherche flattait les secrets desseins du comte, et, ne présentant point d’obstacle, il s’était donné entièrement à sa passion. Son extérieur froid cachait une âme ardente ; aucune parcelle de sa tendresse ne s’était détachée dans ces causeries juvéniles où les adolescents, d’ordinaire, ont à cœur de traiter cette matière.

Taciturne et contemplatif, il s’était fait un bonheur tout interne.

Son amour accru dans le silence, avoué par sa raison, lui tenait lieu de tout autre rêve d’avenir. Et pourtant il s’avouait que si, un jour, Georges qu’il considérait comme son petit frère, comme son protégé, venait à aimer Lucienne, ce qui raisonnablement ne pouvait arriver, son avenir serait à jamais renversé, son bonheur détruit sans ressources.

Georges n’était-il pas un enfant ?

Aussi, la première confidence de son cousin fut pour lui un coup de poignard. La pensée de souffrir lui apparut tout d’abord. Nature choisie, cœur d’élite, il résolut, dans sa force, de se sacrifier pour le bonheur de son cousin.

– T’aime-t-elle ? demanda-t-il avec effort.

Georges était un enfant, et, comme tous les enfants, il ne péchait nullement par excès de modestie.

– Oui, frère, elle m’aime, répondit-il.

– Et toi, n’est-ce point un caprice, un amour passager ?

Georges se récria fort à cette supposition, et Lucien, jugeant son cousin par lui-même, demeura persuadé qu’il tenait le bonheur de Georges entre ses mains. Homme seulement par la vigueur de son caractère, il poussa l’abnégation jusqu’à l’héroïsme. Une minute après, sa détermination était prise ; il ne balança point.

Le lendemain, on s’aperçut que Lucien avait disparu du château ; une lettre apprit au comte, son second père et son tuteur, sa résolution de se faire soldat, ce pourquoi il s’était rendu à Paris.

Le comte fit aussitôt le voyage ; il trouva Lucien déjà revêtu de l’uniforme des gardes françaises.

Après avoir fait d’inutiles efforts pour connaître le motif de sa fuite, M. de Bresnay reprit la route de Bretagne, fort mécontent.

Durant son séjour dans la capitale, il avait acheté une compagnie pour son neveu.

Ceci se passait en 1788.

Lucien resta capitaine une année.

Les idées philosophiques et révolutionnaires commençaient à courir.

Le jeune Breton, doué d’un jugement droit, mais ignorant complètement la vie, fut séduit comme tant d’autres.

Il accueillit avec ardeur les utopies brillantes et mensongères.

Il fut républicain en 89.

Il mit bas ses épaulettes et redevint soldat par civisme, sous le nom de Robert, qu’il avait adopté.

Son grade actuel avait été conquis par lui sur les champs de bataille.

Durant les trois années qui suivirent, ses opinions se modifièrent sensiblement.

En 93, époque où nous le trouvons au château de ses ancêtres, il revenait républicain, mais profondément dégotté de toutes les horreurs qui avaient dégradé l’ère républicaine.

À la vue de Karhouët, ce reste d’attachement aux doctrines nouvelles faillit s’évanouir.

Par une bizarre anomalie, Lucien n’avait pas cessé d’être chrétien tout en servant le parti qui brisait les autels.

Tous les souvenirs de son enfance lui revinrent en foule, l’assaillirent à la fois. Il se rappela son vieil oncle et l’enseignement chevaleresque qu’il avait reçu de sa bouche austère :

« Adorer Dieu ! Servir le Roy ! »

Il ne se repentait point d’avoir quitté autrefois Karhouët ; mais il déplorait amèrement le hasard qui l’avait poussé à Paris.

Son cœur, trop pur pour dépouiller des croyances qu’il croyait bonnes, regrettait sa tranquille ignorance d’autrefois.

Une seule chose le consolait : son sacrifice avait fait le bonheur de Georges, son frère d’amitié.

Or il s’était dévoué en pure perte.

Sa conversation avec Lucienne lui apprit qu’il se trompait.

Tout le bonheur qu’il avait abandonné jadis, nul n’en avait profité. Bien plus, il crut deviner qu’il n’avait point souffert seul ; Lucienne l’aimait et ne l’avait jamais oublié.

Un instant, l’espoir vint ; ce fut comme un rêve délicieux et passager.

Il fit abstraction de ces quatre années toutes pleines de travaux sans récompense morale, d’efforts suivis de déceptions ; il se revit comme autrefois, riche, noble et fier de sa noblesse ; il retrouva dans sa cousine la fiancée que son oncle lui destinait. Puis le rêve s’évanouit, la réalité se montrait ; il y avait désormais un abîme entre la fille du comte de Karhouët et l’officier de la République.

– Il est-trop tard, répétait-il.

Lucienne le comprit :

– Le repentir efface la faute, dit-elle en mettant sa main blanche dans la main de son cousin, on pardonne aisément à certains coupables.

Puis comme Lucien ne répondait pas, elle ajouta d’une voix douce, presque suppliante :

– Il n’est jamais trop tard pour accomplir une réparation.

– Une réparation ! s’écria le jeune officier, je ne m’abuse donc point ; vous m’aimiez, Lucienne ?

– Je vous aimais... Je vous aime encore, dit la jeune fille dont le beau front devint pâle, mais qui ne baissa point les yeux.

Lucien resta comme ébahi de la brusquerie de cet aveu.

Lucienne, si pleine de retenue, si timide autrefois, lui disait sans trop d’émotion ce que les femmes retiennent longtemps d’ordinaire.

Il la regardait et son visage reflétait la plus profonde stupéfaction.

– Vous m’aimiez aussi, reprit Lucienne, j’avais deviné, dans ce temps, la moitié de votre secret ; Georges m’a divulgué l’autre. Ce fut un noble sacrifice, mon cousin, je dois l’admirer, bien qu’il m’ait fait cruellement souffrir..., mais aujourd’hui, tout peut se réparer ; vous voilà de retour, oublions ces quatre malheureuses années. Mon père m’aime, il cédera à mes vœux quand je le prierai de me donner à vous... Voulez-vous être mon mari, Lucien ?

La surprise de celui-ci, arrivée à son comble, se changea brusquement en défiance.

La jeune fille diplomate s’était méprise, elle était allée trop vite et trop loin. Lucien connaissait sa cousine et l’austère éducation qu’elle avait reçue ; il savait que l’amour était un sentiment dont elle devait rougir, qu’elle ne pouvait avouer, au moins, avec ce calme étrange.

Lucienne était pure et vraie, ce qu’elle avait dit n’était point un mensonge ; mais il y avait autre chose.

Lucien entrevit un écueil derrière les paroles de sa cousine ; elle voulait l’enlever d’un seul coup au service de la République, peut-être l’attirer au service des princes.

Il ne se trompait en rien.

Cette idée le mit sur ses gardes.

Avec les sentiments exagérés d’honneur et de dignité qui remplissaient le cœur du jeune officier, il est à croire qu’il n’eût point cédé même sans cette circonstance. Ces sentiments louables, mais développés au delà de toute mesure, le faisaient reculer devant toute démarche à laquelle il pût avoir un intérêt direct.

Dégoûté la veille des républicains, sinon de la République, il se souvint qu’ils étaient ses frères quand la pensée d’une défection se présenta, entourée de tout un avenir de bonheur. Pour souffrir, il eût déserté peut-être la cause de la Convention ; il eut honte de se vendre au bonheur.

Mlle de Bresnay attendait avec inquiétude sa réponse ; après une hésitation de quelques secondes, Lucien montra de nouveau sa cocarde.

– Il est trop tard ! répéta-t-il encore d’une voix triste. Je vous aime, Lucienne, mais je ne puis devenir votre époux. Je suis officier au service de la République ; je prétends demeurer tel !

Le rouge monta aux joues de Lucienne ; elle était loin de s’attendre à cette réponse, et son premier mouvement fut tout entier au dépit.

Lucien arpentait la salle avec des mouvements mécaniques.

Au bout d’un instant, le calme revint à la jeune fille, qui s’assit en silence.

Jadis, Lucienne avait aimé son cousin ; longtemps après son départ elle avait gardé cet amour ; mais, depuis une année, la cour assidue de Georges avait fini par faire impression sur son cœur.

Néanmoins, l’image de l’absent y conservait toujours une place.

Lucienne le revit ; rendue d’abord à son ancienne tendresse, elle fit bientôt des réflexions ; sa démarche auprès de Lucien, méditée avec enthousiasme dans la première joie du retour, fut accomplie comme un devoir, presque comme un sacrifice.

Décidément, Georges l’emportait ; il était l’homme d’honneur et de générosité humaine ; Lucienne le comprenait, lui ; tandis qu’elle considéra avec effroi, mais aussi avec admiration, l’officier dont elle sentait vaguement l’héroïque mobile.

Bonne et sensible, douée d’une âme aimante, elle n’était pas néanmoins à la hauteur de ce sublime esprit de contradiction qui regardait devant soi avec une scrupuleuse défiance, prêt en quelque sorte à se détourner de sa route, quand le bonheur se montrait au bout du chemin. Ce désintéressement illimité ne lui paraissait point d’ailleurs compatible avec l’attachement profond qu’elle avait rêvé chez son cousin.

Une femme peut-elle balancer entre deux hommes dont l’un est et se dit capable de tout pour l’obtenir, tandis que l’autre préfère par deux fois un devoir – ce que le code draconien de sa conscience lui montre comme un devoir – à la possession de la femme aimée ? Pour cette femme, cette obstination dans ce  dévouement n’implique-t-elle pas que l’amour est un sentiment tout à fait secondaire ? Pour le monde, cette obstination et ces résultats peuvent-ils être regardés autrement que comme une magnifique et inconcevable folie ?

La jeune fille ne jugeait pas tout à fait comme le monde, mais son jugement droit lui disait qu’à part le malheur attaché à un semblable caractère, l’homme qui le possédait ne restait point exempt de blâme.

Lorsque Lucien s’arrêta enfin devant elle, Lucienne lui donna encore la main et dit avec une rougeur mêlée de quelque pitié :

– Mon cousin, je ne vous en veux point, que Dieu vous pardonne seulement de rester sous un drapeau déshonoré par tant de crimes, avec des chefs que vous méprisez, pour combattre votre prince légitime et des hommes que vous ne pouvez vous empêcher de plaindre et d’honorer.

– Dieu me juge ! répondit le jeune officier en mettant la main sur son cœur.

Puis il ajouta en changeant de ton tout à coup :

– Je n’étais point venu vous parler d’amour, Lucienne, encore moins de politique ; M. de Bresnay veut partir demain pour l’Angleterre... ne niez pas, ce serait un outrage aussi peu mérité qu’inutile... loin d’y mettre obstacle, je l’aiderai.

Je ne demande point pour cela sa reconnaissance, ni la vôtre ; en ceci, comme en tout, je fais ce que je crois devoir faire.

Dites à M. le comte qu’il retarde d’un jour son départ ; surtout, qu’il fasse disparaître avant la nuit tous ces préparatifs.

Après-demain, mes soldats et moi reprendrons la route de Guérande... Adieu, Lucienne...

Il ne retira à pas lents ; sa démarche et l’expression désolée de sa physionomie disaient assez combien était pénible le combat qu’il venait de se livrer. Une larme vint aux yeux de la jeune fille.

– Pauvre fou de vertu ! dit-elle ; cœur d’or égaré dans la fange, qui profitera de ton déplorable martyre ?

L’idée de Georges, l’homme pur aussi, l’homme dévoué dont le dévouement avait son explication et son but dans la vérité, se présenta ; elle sortit à son tour en frissonnant, comme on fait après un grand danger évité.

Désormais elle était bien à Georges.

À peine la porte du salon se fut-elle refermée que le rideau se souleva.

Berthot sortit avec précaution de sa cachette, son regard fit le tour de la chambre, puis il se prit à hausser les épaules.

– Niais, plutôt que fou ! murmura-t-il. Maintenant que je puis le perdre, la pitié me prend. Cet homme n’est bon à rien ; la vengeance même, avec lui, sera sans joie !

Et il éclata de rire pour forcer la gaîté à venir à son aide.

Mais son rire intempestif sonna si faux dans le grand salon désert qu’il se prit à frissonner parce que les sombres desseins qu’il avait en tête étaient lourds à porter.

 

 

 

 

IV

 

Cœur de brave

 

 

Ceci se passait à une heure de la nuit déjà fort avancée.

Le brave chevalier de Bresnay s’était retiré depuis longtemps dans sa chambre ; mais la frayeur l’empêchait de fermer l’œil.

Cet officier républicain, quelques soldats qu’il avait aperçus dans les corridors, surtout, cette figure qui avait paru un moment sur le seuil du salon, tenaient son pauvre esprit dans un état d’épouvante voisin de la fièvre.

Il se tournait, se retournait, s’effrayant au bruit de sa propre respiration. Quand sonnait la pendule, quand la boiserie craquait, quand le vent gémissait dans les fentes de la porte, le malheureux chevalier donnait son âme à Dieu, s’enfonçait sous ses couvertures ou se dressait convulsivement sur son séant. Son œil grand ouvert essayait de percer les ténèbres et voyait une foule d’ombres bizarres qui, toutes, avaient des cheveux tressés sous d’immenses tricornes et des pistolets d’une épouvantable longueur.

Un bruit se fit à sa porte ; il écouta d’abord haletant, espérant s’être trompé ; mais trois coups, frappés distinctement sur le bois, ne lui permirent pas de conserver l’ombre d’un doute.

– Qui est là ? demanda-t-i1 d’une voix mourante.

– Ami ! répondit-on, je te conseille d’ouvrir, sinon, j’enfoncerai la porte.

Le chevalier se traîna jusqu’au seuil et tourna la clef.

Berthot entra.

– Citoyen, dit-il, je suis fâché de te déranger. Allume de la lumière.

Le chevalier obéit.

Berthot approcha la chandelle et considéra attentivement le visage de son hôte, dont la pâle figure était totalement bouleversée.

– Eh bien ! citoyen, dit-il, tu as ce qu’on peut appeler une honnête physionomie. Touche là.

Le chevalier obéit encore. En outre, il essaya de sourire, pour répondre à la politesse du nouvel arrivant qu’il ne reconnaissait que trop pour cet homme terrible qu’il avait entrevu dans la soirée.

Ses efforts aboutirent à une grimace suffisamment piteuse.

Berthot cependant le fit recoucher et s’assit auprès de son lit.

– Citoyen, reprit-il en prenant sur la table de nuit la tabatière du chevalier, décidément, ta figure me revient. Je gage que tu n’es point un de ces farouches brigands qui désolent les campagnes.

– Ah ! fi donc ! s’écria involontairement M. de Bresnay.

– Je m’y connais : tu dois être un brave et digne républicain.

Afin de cacher sa détresse, le chevalier tenta pour la seconde fois de sourire, mais sans plus de réussite que la première.

– Sans doute, dit-il.

– Tu restes avec tes parents, reprit Berthot, parce qu’il faut hurler avec les loups, n’est-ce pas ?

– Positivement.

– Je m’y connais... Et je gagerais même que c’est toi qui leur as donné l’idée de ce voyage d’Angleterre.

– Moi, émigrer !... s’écria vivement le chevalier, du tout !

– Je croyais. Tu aurais pu te dire : ces gens méditent la perte de la République ; je suis de leur sang, et comme j’ai pour eux quelque attachement, mieux vaut les éloigner que de les dénoncer... En vérité, citoyen, tu aurais pu te dire cela ; c’est mon avis.

– Hé ! hé ! fit le chevalier ébranlé.

– Tu l’as fait, je m’y connais, et je t’en loue. Non pas pour ce vieillard et pour sa fille, mais pour cet autre, ton neveu, je crois... ce Georges de Bresnay. Celui-là est un ennemi dangereux ; au nom de la République, je te remercie d’avoir songé à l’éloigner... il part demain avec vous ?

Au travers de son épouvante, le chevalier entrevoyait vaguement un piège.

– Je ne sais, dit-il.

– Ah ! tu ne sais ?... s’écria Berthot qui, se sentant deviné, caressa la crosse de ses pistolets ; me serais-je donc trompé sur ton compte ?...

– Il ne part pas.

– À la bonne heure. Tu n’as pas pu le déterminer. Je ne t’en fais pas un crime ; on échoue quelquefois... mais il ne faut pas se décourager. Ce Georges ne doit pas être bien loin ?...

À cette question si directe, le chevalier tressaillit de tous ses membres. Il se sentait trop faible pour résister à une nouvelle menace et il devinait pourtant le rôle abject que lui faisait jouer son interlocuteur. Il garda le silence.

Berthot était étendu dans un fauteuil, il jouait négligemment avec la tabatière du chevalier. Depuis le commencement de cette scène, il avait mesuré le moral de M. de Bresnay ; il ne se pressait pas, sûr d’arriver à son but.

– On dit que ce Georges est un rude gaillard ! reprit-il après un instant de silence. Je désirerais lui rendre service... Veux-tu m’aider ?... Allons, citoyen, fais-moi donc l’amitié de me répondre, et de ne pas trembler comme si tu avais la fièvre... Veux-tu m’aider ?

Le malheureux chevalier faisait en ce moment le plus grand acte de vaillance qu’il eût accompli de sa vie ; il se taisait héroïquement ; mais cela ne pouvait durer.

Quand il vit Berthot froncer le sourcil et relever de nouveau le revers de sa veste, il se sentit mourir et baissa la tête.

– Tuez-moi tout de suite, par pitié ! murmura-t-il.

– Il y a du bon chez ce pauvre diable ! grommela en ricanant le citoyen Berthot. Allons ! citoyen, continua-t-il, calme-toi..... faut-il donc te prier, pour que tu te mettes de moitié dans une bonne action ?

– Silence, monsieur ! s’écria le chevalier en se dressant sur son séant ; ne raillez pas, car il y a en moi l’âme d’un Bresnay ; une âme qui se révolte à la pensée d’une trahison. Je ne suis pas un lâche..... non ! Par le nom de Dieu, je ne suis pas un lâche..... tenez.

Il se précipita hors de son lit sur le pistolet de Berthot. Il le porta vivement à son front, mais ses doigts se détendirent ; l’arme tomba.

Le chevalier poussa un cri d’angoisse et se laissa glisser à genoux.

– Oh ! tuez-moi donc ! dit-il ; moi, je ne peux pas !

L’agent de Carrier suivait d’un regard tranquille les mouvements du chevalier.

Il s’était tenu prêt à retenir la main. Il avait eu un soubresaut lorsque l’arme s’était échappée des doigts tremblants de M. de Bresnay ; maintenant il le regardait curieusement.

– Allez donc prêcher l’immortalité de l’âme, murmura-t-il, le malheureux a le cœur d’un homme et les nerfs d’une vieille femme !

– Où est Georges en ce moment ? ajouta-t-il brusquement d’un ton rude.

Le chevalier mit ses deux mains sur sa bouche, comme s’il eût voulu se forcer à se taire. Berthot les arracha brutalement, et ces mots parvinrent à son oreille :

– À la ferme de Nancée, au bout de l’avenue.

Un à un ces mots s’échappaient invinciblement, malgré l’effort désespéré qui cherchait à les retenir.

Berthot sortit ; le chevalier se laissa aller à la renverse et perdit connaissance.

À la même heure, dans la salle basse de la ferme de Nancé, grand bâtiment demi-ruiné, assis sur le bord même de la mer, deux hommes se tenaient étroitement embrassés ; c’étaient Lucien et Georges de Bresnay.

Il semblait que l’âme austère du jeune républicain se livrât plus complètement aux joies de l’amitié qu’à celles de l’amour.

Il retrouvait près de son compagnon d’enfance ces élans d’autrefois, ces besoins d’épanchements, dont il avait perdu le souvenir depuis si longtemps ; il était heureux.

– Georges, disait-il, que ne suis-je resté comme toi dans la demeure de mes pères ! J’aurais gardé mon ignorance ; mon dévouement eût été le tien... et qu’il est beau, ton dévouement, mon frère ! que je voudrais mourir en criant, moi aussi : Dieu et le roy !

– Tu le voudrais ? s’écria Georges. avec surprise ; qui t’en empêche ?

– Mon passé ; je suis républicain ; ma foi, je crois à la loi d’égalité !

– Et pourtant...

– Et pourtant je t’envie et je t’admire. Ton rôle est beau, Georges, le trône est renversé, le Christ méconnu ; tu combats pour Dieu et le trône ! mon rôle à moi...

Il s’arrêta, puis son visage s’illumina d’enthousiasme tout à coup.

– Écoute, reprit-il avec orgueil, il est plus beau encore, car il n’a point de récompense possible ! Tu peux vaincre, toi, et alors tu auras la gloire ; ton principe triomphera ; vaincu, il te restera le martyre !

Moi, je n’attends rien, rien, entends-tu ?...

Oh ! je ne veux rien, ni martyre, ni gloire ; je me reproche jusqu’à la joie que je trouve dans les sentiments de ma complète abnégation !

Vainqueur, je vois mon étendard souillé, ma sainte croyance méconnue !

Vaincu, je disparaîtrai comme ces vils instruments qui se brisent dans les mains du meurtrier accomplissant son crime....

Je suis cela... voilà mon mobile et ma consolation.

– Je ne te comprends pas, dit Georges étourdiment.

La rougeur fugitive qui avait coloré un instant la joue du jeune républicain disparut comme par magie ; il laissa retomber sa tête pâle et dit d’une voix brisée ce que naguère il avait dit à Lucienne :

– Dieu me juge !

Georges lui prit la main et voulut continuer l’entretien, mais Lucien l’interrompit. Reprenant sa froideur habituelle, il lui raconta sa conversation récente avec Lucienne ; il n’omit rien, pas même son amour pour sa cousine et la renonciation complète à laquelle il se condamnait.

Georges essaya quelques objections, Lucien demeura inébranlable.

– J’étais un obstacle à votre bonheur, dit-il ; cette fois, j’ai tué moi-même mon espoir et le sien..... tu la rendras heureuse.

Ensuite, il fut parlé du projet de fuite.

La bande de Georges avait été complètement dispersée, il restait seul et sentait le besoin de passer en Angleterre.

Néanmoins, il se reprochait d’abandonner vivant et sans blessure le champ de bataille. Lucien le prêchait, et c’était merveille de voir cet homme, pour qui tout intérêt personnel, si déguisé qu’il fût, était un repoussoir, entrer à pleines voiles dans le courant des idées reçues et faire valoir près de son ami des arguments qu’il n’eût point lui-même écoutés jusqu’au bout sans manifester son dédain.

Georges céda.

Ils concertaient ensemble les mesures à prendre pour éviter le danger. Lucien mettait en garde son cousin contre les embûches que pourraient lui tendre l’agent conventionnel Berthot et ses sbires, lorsqu’un bruit de pas se fit entendre au dehors.

La porte, brisée d’un violent coup de pied, tomba à l’intérieur et laissa voir une troupe d’hommes armés. D’un coup d’œil, Lucien avait reconnu Berthot ; il tira son épée et se précipita pour lui barrer le passage.

Pendant ce temps, Georges ouvrait la fenêtre et sautait sur l’appui.

Mais la route était aussi fermée de ce côté, il n’eut que le temps de se cramponner à la saillie pour ne point tomber sur les baïonnettes qui se croisaient au-dessous de lui.

Il rentra dans la chambre et se tint debout, immobile, l’épée au fourreau.

C’était un beau et robuste jeune homme ; bien qu’il ne parût point vouloir faire usage de ses armes, les républicains hésitaient entre eux, tant sa pose était menaçante.

– Arrière, citoyens ! s’écria le jeune capitaine, cet homme est mon prisonnier, retirez-vous.

– Merci, frère, murmura Georges ; puis, il ajouta : – Peu m’importe de rendre mon épée à vous ou à ces hommes.... Qui veut la recevoir ?

Lucien et Berthot s’avancèrent en même temps, mais Georges fit à dessein un mouvement qui donna gain de cause à l’agent de Carrier.

En ôtant à son cousin tout motif plausible de le réclamer, Georges espérait éloigner les soupçons. Sa générosité resta sans résultat, car Berthot savait dès longtemps à quoi s’en tenir.

En quittant le chevalier, l’agent de Carrier avait pris ses mesures pour que toute la famille de Bresnay fût rigoureusement gardée, et, prenant seulement avec lui ses volontaires, il était accouru pour surprendre Georges. Il ne s’attendait point à trouver là le jeune capitaine ; néanmoins, sa présence ne l’étonna pas et il ne put à son aspect dissimuler un mouvement de satisfaction.

– Nous faisons, je le vois, assaut de zèle pour le service de la Convention, citoyen Robert, dit-il, le hasard m’a favorisé, pendant que vous ne faisiez ici qu’un prisonnier, moi, je capturais là-bas toute la famille.

– Quoi !...

– Emmenez ce rebelle, citoyens, dit Berthot en s’adressant à ses suppôts, le citoyen capitaine désire m’entretenir en particulier.

Georges et Robert échangèrent un regard ; l’œil du chouan était indifférent et intrépide, comme toujours ; celui de l’officier républicain exprimait un abattement profond sous lequel perçait un reste d’espoir.

Dès que les volontaires se furent retirés, Robert s’avança vivement vers Berthot.

– Pourquoi avoir devancé mes ordres ? demanda-t-il.

– Parce que vous n’en eussiez point donné, citoyen, répondit tranquillement Berthot.

– Qu’est-ce à dire ?

– J’approuve votre conduite, citoyen, deux oncles, une cousine, une charmante petite cousine et un cousin, on ne voit pas guillotiner cela de sang-froid.

Robert se sentit frémir de la tête aux pieds, il se souvint (il le croyait toujours) qu’on lui avait fait servir d’instrument au déshonneur de cet homme ; il devina que cet homme allait se venger.

– Vous avez mon secret, dit-il, que prétendez-vous faire ?

– Je n’en sais ma foi rien, capitaine, je pense que je vais conduire à Nantes toute la famille et la remettre en dépôt au citoyen Carrier.

– Vous ne ferez pas cela ! s’écria Robert d’une voix suppliante.

– Sur ma parole, je crois que si !

Robert réfléchit une seconde, puis il tira son épée.

– Auparavant, dit-il, j’aurai votre vie où vous prendrez la mienne.

– Ni l’un, ni l’autre, s’il vous plaît, citoyen, je suis maître en fait d’armes et ne veux pas vous tuer.

Robert s’était élancé, la colère commençait à le dominer. Berthot paraît les coups en se jouant et continuait imperturbablement son discours.

– Je ne veux pas vous tuer, citoyen, et j’ai une raison pour cela. Carrier, mon bien-aimé maître, me châtierait, et, s’il plaît à l’Être Suprême, ce sera moi qui châtierai le citoyen représentant.... ma femme....

– Et que vient faire ici votre femme ? s’écria impétueusement le jeune capitaine.

– Ma femme n’est pas morte !... Je vous engage, citoyen, à modérer votre jeu ; j’ai toutes les peines du monde à vous empêcher de vous enferrer... Or, disais- je, ma femme n’est point morte ; vous pourriez recommencer...

– Recommencer ! répéta Robert avec un dédain qui frisait le dégoût.

– Je l’aime bien, moi qui fus déshonoré par elle ! dit Berthot.

Ce misérable était sensible en un point ; il prononça ces mots d’une voix triste encore plus que menaçante ; Robert baissa son épée.

– Berthot, fit-il, je vous plains, mais votre vengeance est insensée.

– Capitaine, interrompit l’agent avec une emphase railleuse, vous êtes généreux et je vous remercie, mais je vous plains aussi, nous sommes quittes. Maintenant, je reprendrai, s’il vous plaît, le chemin du château.

– Pas avant de m’avoir juré sur votre tête qu’aucun membre de la famille de Bresnay ne sera conduit à Nantes, s’écria Robert en barrant la porte.

– Restons donc alors, reprit Berthot ; aussi bien, on n’a pas besoin de moi là-bas ; mes hommes sont en route déjà, je suppose.

– Pour Nantes ? demanda Robert en jetant son épée ; oh ! par pitié, Berthot, sauvez-les !

Celui-ci se prit à siffler la Marseillaise et regarda tranquillement le capitaine qui se traînait à ses pieds et embrassait ses genoux.

– Si j’étais comme vous le supposez, un de ces niais qui savourent la vengeance, dit-il, je m’en donnerais à cœur joie en ce moment, n’est-il pas vrai, citoyen Robert... mais il me faut autre chose, et je veux bien faire un pacte avec vous.

Le capitaine se releva vivement.

– Vous faut-il ma vie ? fit-il.

– Je l’ai épargnée deux fois tout à l’heure, et pourtant, c’est elle en effet qu’il me faut. Vous étiez vingt à table, ce jour que vous savez..... À moins que je ne crève avant l’âge, vous mourrez tous par mon fait... Tant qu’un seul de vous existera, il y aura un abîme entre moi et ma femme, et j’aime ma femme, je l’aime plus que je ne puis le dire, citoyen Robert !

..... Prenez patience, nous arriverons à temps.....

Comme je vous le disais, j’ai vingt coups à frapper ; ce sera pour moi un crève-cœur..... Vous et Carrier d’abord ; vous avant Carrier, parce que votre vertueuse folie doit plaire à ses ennemis, parce que sa mort vous ferait peut-être trop puissant pour que mon bras puisse vous atteindre....

Le jeune capitaine fit un mouvement.

– Laissez, j’achève..... continua froidement Berthot.

Mais si je vous tuais de ma main, Carrier vous vengerait ; il l’a promis, et il tient toujours ses promesses quand elles amènent du sang ; donc il faut que vous mouriez soit par vos mains.....

– Un suicide ? interrompit Robert.

– Ce serait un moyen..... soit par les coups de la loi !

Il y eut un instant de silence, pendant lequel Berthot s’avança vers la fenêtre ; le joug venait ; la ferme était située en face de l’ouverture de l’anse ; on voyait au loin blanchir les vagues aux premiers reflets de l’aube.

– J’ai compris, dit Robert.

– Le décret de la Convention punit de mort immédiate.....

– J’ai compris, vous dis-je.

Berthot étendit la main dans la direction du large ; un point noir à peine distinct tranchait sur le miroitant azur de la mer.

Robert joignit les mains.

– À ce prix ils sont sauvés ? demanda-t-il avec une joie qu’il avait peine à contenir.

– Sur ma parole ! s’écria Berthot, si je ne vous connaissais pas, citoyen capitaine, je croirais que vous ne savez pas ce dont il s’agit !..... À ce prix, ils sont sauvés. Donnez-moi seulement votre parole de ne point les suivre.

– Je vous la donne.

– Bien ! à bientôt don, et à cette place, s’il vous plaît, l’endroit est bon !

 

 

 

 

V

 

Mort de héros

 

 

Il était midi ; le point noir aperçu le matin par Robert et Berthot avait pris une forme en approchant.

C’était un fin clipper-skip anglais, penché sous sa haute voilure latine que le soleil frappait à revers et serrant le vent, pour ranger la pointe nord de l’anse. Après quelques bordées, il jeta l’ancre à trois ou quatre encablures du rivage, en face de la ferme de Nancé. Depuis le matin, un drapeau tricolore flottait sur la toiture ruinée du vieux bâtiment.

C’était un signal ; le clipper mit une embarcation à la mer.

La salle basse de la ferme était pleine de malles et de bagages ; on eût pu reconnaître là tous les objets qui encombraient, la veille, le salon du château de Karhouët.

Près de la fenêtre, le comte était assis avec sa fille, il suivait d’un œil calme les mouvements du navire anglais.

Derrière lui, le chevalier de Bresnay, dans un état d’agitation impossible à décrire, regardait tantôt la mer, tantôt la campagne, tantôt le citoyen Robert qui se tenait avec Georges dans le coin le plus obscur de la salle.

Chacun de ces objets était pour lui un motif d’épouvante.

L’Océan, auquel il n’avait jamais osé confier sa précieuse personne, lui offrait d’incroyables dangers ; la tempête de Crébillon lui revenait en mémoire ; Charybde et Scylla lui donnaient la chair de poule.

La campagne présentait un sujet de crainte bien autrement sérieux ; les républicains étaient encore au château et aux alentours ; la fuite de toute une famille ne peut demeurer longtemps cachée ; à chaque instant, le chevalier s’attendait à voir l’avenue vomir une escouade de bleus irrités.

Quant au citoyen Robert, c’était, autre chose, il ne savait trop s’il devait le craindre ou le bénir ; il se souvenait vaguement d’avoir vu autrefois sa figure ; mais le trouble où il était depuis la veille ne lui laissait pas le loisir d’interroger sa mémoire.

– Ne crains rien pour moi, disait Robert à Georges, le citoyen Berthot s’est laissé persuader ; nous sommes d’accord.

– Bon frère ! quand te reverrons-nous ? demanda Georges, en le pressant dans ses bras.

Robert sourit et ne répondit point.

– Ne veux-tu pas au moins, reprit Georges, au moment d’une séparation qui peut être longue, ne veux-tu pas faire la paix avec notre oncle ? il t’aime toujours, et pour prix de ton généreux secours...

– Un prix ! interrompit Robert avec amertume, toujours ce mot !... Non, Georges ; qu’il ignore toujours la main qui l’a sauvé.

L’embarcation touchait la grève, le comte s’avança vers Robert et lui présenta la main :

– Monsieur, dit-il, je vous remercie.

Georges adressa à son cousin un regard suppliant, il allait parler, lorsque Robert s’inclinant profondément, s’écria :

– Citoyen ! ne perdez pas de temps en paroles inutiles.

Le comte passa le seuil, suivi du chevalier et des domestiques qui portaient les bagages. Robert resta seul avec Lucienne et Georges ; il leur tendit une main à chacun :

– Pensez à moi quelquefois, dit-il... adieu, Lucienne !

La jeune fille tendit sa joue, Robert y déposa un baiser ; son visage était serein, presque joyeux. Quand Lucienne fut partie à son tour, les deux cousins se prirent le bras et se dirigèrent les derniers vers le rivage...

– Vous serez heureux, car elle t’aimera, disait Robert.

Oh ! frère ! ce jour est pour nous tous l’aurore du bonheur...

Écoute, jusqu’ici ma vie n’a été qu’un long et inutile combat. Je souffrais, j’hésitais entre deux voies. D’un côté, une cause sainte mais souillée, soutenue par de hideux scélérats, ou par de pauvres fous comme moi, frère... de l’autre, un principe honnête, mais despote, défendu par d’héroïques aveugles.

Si je n’eusse point été noble, peut-être me serais-je décidé pour la cause de la noblesse ; je l’étais, j’ai combattu pour la roture... mais j’ai combattu à contrecœur...

Maintenant, toute hésitation est finie...

– Quoi ! interrompit Georges avec joie, tu songerais ?...

– Pour la dernière fois, aujourd’hui, je porte l’uniforme républicain.

– Alors, tu vas nous suivre ?

Robert ne répondit point ; à mesure que l’heure de la séparation approchait, son œil rayonnait davantage.

– Crois-moi, frère, dit-il avec enthousiasme, entre la République telle qu’ils l’ont faite et la Royauté quelle qu’elle soit, heureux qui peut passer sans donner à l’une où à l’autre son bras et son cœur.

– Quand tous combattent, s’écria Georges, rester neutre est une lâcheté !

– Je l’ai cru, murmura le jeune républicain ; puis il ajouta : heureux donc qui peut se repentir sans lâcheté.

Déjà le comte, Lucienne et le chevalier étaient installés dans l’embarcation et trépignaient d’impatience. Les matelots anglais pressaient aussi l’embarquement.

Georges voulut tenter un dernier effort.

– Viens, dit-il, ou je reste avec toi.

– Point de partage ! s’écria Robert avec une exaltation extraordinaire ; à chacun son bonheur !

Saisissant son frère à bras le corps, il entra dans l’eau jusqu’à la ceinture, puis déposant son fardeau dans la barque, il la poussa avec toute sa vigueur.

Les Anglais appuyèrent en même temps sur leurs avirons.

Robert regagna la plage à pas lents et demeura le visage tourné vers la mer, plongé, en apparence, dans une profonde méditation.

À ce moment, d’un bouquet d’arbres auquel la ferme était adossée, sortirent dix hommes, le fusil sur l’épaule ; Berthot était à leur tête, Georges et Lucienne poussèrent un cri. Robert ne se détourna pas.

– À la grève ! dit Georges, au nom du ciel, virons de bord !

– Souquez ! ordonna de son côté le patron du canot.

Les matelots redoublèrent d’efforts, la chaloupe s’éloigna rapidement ; néanmoins, arrivée au milieu de l’anse, elle demeura stationnaire quelques minutes, repoussée par le flux qui commençait.

C’était plus de temps qu’il n’en fallait pour que le drame qui se passait à terre arrivât à son dénouement.

Berthot s’était approché et avait touché l’épaule du capitaine ; celui-ci s’était retourné lentement.

Berthot tira un papier de son sein ; le capitaine se découvrit.

Lecture faite du décret de la Convention qui condamnait à une mort immédiate tout citoyen militaire pris en flagrant délit de trahison, Berthot montra la barque et prononça quelques mots.

Robert fit de la tête un signe affirmatif.

Les dix volontaires s’éloignèrent ; le capitaine croisa ses bras sur sa poitrine ; il refusa de commander le feu. Ce fut le sergent des gens de Carrier qui prononça les paroles fatales...

L’explosion retentit.

Robert, la main sur son cœur, resta debout une seconde, puis il tomba la face contre terre en disant d’une voix forte encore :

– Dieu me juge !...

Ce n’était plus qu’un cadavre.

Sur la barque, Lucienne et Georges entendirent seule ces mots ; ils tombèrent à genoux et pleurèrent. Le comte, surpris de cette douleur profonde, en demanda la cause...

– Ne vaut-il pas mieux que ce soit ce soldat de la République que nous ? ajouta le chevalier.

– Monsieur, dit Georges avec désespoir, ce soldat de la République avait nom Lucien de Bresnay.

À ce nom, le comte se leva brusquement ; une émotion douloureuse se peignit un instant sur ses traits ; mais il la réprima aussitôt.

– Le sang des Bresnay ne peut mentir ! dit-il avec orgueil.

– Jamais ! appuya le chevalier oublieux de sa couardise de la veille ; quant à mon neveu, si je l’eusse reconnu sous ce disgracieux uniforme, je veux en mourir !

Le canot commençait à vaincre le jusant, néanmoins les passagers purent voir les volontaires de Carrier creuser une fosse dans le sable et y jeter le corps du capitaine.

– À Carrier maintenant, se dit Berthot.

Il était écrit que la vengeance de cet homme serait complète ; quelques mois après il parcourait les rues de Nantes, escorté par la populace ameutée ; il portait au bout d’une pique la tête du terrible proconsul.

Georges et Lucienne se marièrent ; ils étaient bons ; le souvenir de Lucien resta au fond de leur cœur. Quand ils revinrent en France, vers le commencement de l’Empire, leur premier soin fut de se rendre à Karhouët afin de donner au malheureux capitaine républicain une sépulture chrétienne ; le chevalier seul les suivait ; le comte était mort en émigration.

Après bien des peines inutiles, ils durent renoncer à leur pieux dessein.

Le sable est comme la mer, il ne rend guère lés dépôts qu’on lui confie.

Le dernier jour des fouilles, après que les ouvriers se furent retirés, ils s’agenouillèrent sur la grève et prièrent.

Le chevalier les imita, tout en suivant de l’œil un chien qui chassait aux alentours sur le rivage.

– C’était un noble cœur ! dit Georges.

– Un peu timbré, opina le chevalier.

Lucienne pleurait.

Le chevalier ajouta en ricanant, comme on fait pour accompagner un bon mot :

– On dit qu’en 89 il alla jusqu’à se faire soldat pour n’être plus capitaine..., n’était-il pas amoureux de vous, Lucienne ?

Georges et sa femme s’éloignèrent, indignée de cette légèreté dénaturée.

Tout le long de la route, ils marchèrent en silence ; sur le seuil du château, Lucienne, essuyant une dernière larme, murmura :

– Georges, nous seuls étions faite pour le comprendre.

– Hélas ! soupira Georges, que n’est-il près de nous !

– Peut-être eussions-nous réussi à le rendre heureux.

– Peut-être..., c’était un cœur d’élite, mais...

– Oh ! c’était une âme sublime, mais...

– ... une tête à l’envers, dit l’impitoyable chevalier, qui arrivait en ce moment.

Georges et Lucienne se regardèrent ; le chevalier comprenait aussi ce pauvre Lucien de Bresnay, le républicain gentilhomme.

 

 

 

Paul FÉVAL fils, Nouvelles, 1890.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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