La Femme Blanche des marais

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Paul FÉVAL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’est, dit-on, une noble châtelaine, madame Ermengarde de Malestroit, qui revient visiter de nuit ses anciens domaines, et glisse, sans radeau ni barque, sur les eaux tranquilles des marais de l’Oust.

Elle est grande, belle, majestueuse. Son corps est souple et ondule avec grâce au souffle de la brise. Sa longue chevelure se déploie et l’entoure comme un vaste manteau.

Les soirs d’automne, quand l’air est calme et chaud, on la voit parfois grandir, grandir et toucher du front les étoiles. Si le vent des nuits se lève, elle se prend à osciller lentement, comme faisait, en sa vie mortelle, madame Ermengarde, lorsqu’elle dansait le menuet du bon duc François de Bretagne. Puis les plis de sa robe deviennent diaphanes : la lune perce les longs flots de ses cheveux.

Puis encore, si le vent redouble, elle se suspend tremblante à son aile, et monte avec lui vers le firmament.

Le lieu où elle se tient d’ordinaire est situé au milieu des marais. Tout près de là l’Oust et une autre rivière croisent leurs courants, ce qui détermine un tournant fort dangereux en tout temps, et qui devient, lors de la crue des eaux, un véritable gouffre. Le jour, on le voit de loin bouillonner et lancer vers le ciel une vapeur blanchâtre ou teinte des couleurs de l’arc-en-ciel.

La nuit, on ne voit que la Femme Blanche.

Aussi certains prétendent-ils que la Femme Blanche n’est que la vapeur du gouffre de Trémeulé, mais ils se trompent grandement s’ils le pensent ; s’ils le disent, ils font acte téméraire.

Madame Hermengarde, en effet, s’est vengée plus d’une fois cruellement des incrédules, et ceux qui doutent font prudemment de ne point donner leurs chalands au courant de l’Oust, une fois que l’étoile du Nord s’est levée sur les arbres noirs de la Forêt- Neuve.

 

 

 

 

I

 

 

LE CHÂTEAU DE MALESTROIT.

 

 

M. de Rohan s’était fait, en ce temps-là, huguenot, ce qui était grande pitié pour un seigneur de si belle race.

On était à la deuxième moitié du seizième siècle. M. de Mercœur menait la ligue en Bretagne. Catholiques et gens de la religion se battaient fort rudement sur tous les points où ils se rencontraient.

Il arriva que les gens de M. de Rohan, qui était alors à Paris, se laissèrent culbuter par MM. de Guer et de Malestroit, bons gentilshommes et fervents catholiques, qui les chassèrent à la fois de Rohan et du château de Guéméné. Les vaincus traversèrent en fuyant une partie du pays de Vannes, et ne s’arrêtèrent qu’au château de la Roche-Bernard, dont le seigneur tenait pour la religion prétendue réformée.

Le chef des hommes d’armes de Rohan se nommait Guy de Plélan. C’était un dur soldat, ne croyant ni à Dieu ni à diable, vivant de rapines, et toujours prêt à faire le mal. Il se ligua tout d’abord avec le maître de la Roche-Bernard, et leurs troupes réunies mirent à rançon tout le pays des alentours. Ces deux mécréants ne faisaient nulle distinction de gentilhomme à vilain ; ils pillaient les chaumières comme les châteaux, et ce ne fut bientôt, à dix lieues à la ronde, que misère et désolation.

M. de Malestroit, avant de quitter son château pour guerroyer contre les huguenots, avait laissé sa femme, Marguerite de Guer, au soin d’un fidèle serviteur, roturier de naissance, qui avait nom Toussaint Rocher. Toussaint n’avait jamais porté l’épée ni l’arquebuse de combat, mais il était brave, et, dans une rencontre, il eût été un dangereux adversaire, car, chasseur de son métier, il maniait également bien l’arbalète et la lourde carabine à rouet.

C’était un homme des marais. Son enfance s’était passée sur les bords de l’Oust, dans un petit manoir de la maison de Malestroit, que son père tenait à fief. Appelé par son seigneur au château où il remplissait l’office de veneur depuis plusieurs années, Toussaint n’avait point oublié le passe-temps de sa jeunesse. Il se souvenait de ses compagnons restés simples paysans, et venait souvent visiter sa vieille mère, veuve maintenant, et habitant toujours le petit manoir de Gourlâ, dont les murailles lézardées se miraient dans les eaux claires du marais.

Cependant, MM. de Guer et de Malestroit, poursuivant le cours de leurs succès, s’éloignaient de plus en plus de leurs domaines. Ils traversèrent, toujours vainqueurs, une bonne partie de la Basse-Bretagne, et firent dessein d’aller assiéger la ville de Quimper. Une seule pensée venait troubler parfois la joie de leurs triomphes. Tous deux songeaient à la belle Marguerite, qui était la fille unique et chérie de M. de Guer, et qui venait de donner un héritier à la noble maison de Malestroit.

Ils songeaient à elle, à son enfant, mais cela ne les empêchait point de mettre chaque jour quelques longues lieues de plus entre eux et le château qui renfermait ce précieux trésor.

Que pouvaient-ils craindre, en effet ? Les gens de Rohan avaient été vaincus, et Toussaint Rocher, serviteur fidèle, avait avec lui dix hommes d’armes de Guer, qui se feraient tous tuer, jusqu’au dernier, pour défendre la fille de leur maître.

Voilà ce que pensaient nos deux bons seigneurs. Aussi allaient-ils le cœur léger, et l’épée au vent, toujours prêts à combattra les huguenots, et maugréant contre dame Fortune toute fois que les hérétiques ne se présentaient pas deux contre un, pour le moins, à leur encontre. Au temps où Marguerite de Guer était damoiselle, nombre de gentilshommes s’étaient disputé sa main. Parmi ces concurrents, se trouvait Guy de Plélan.

On ne peut trop dire s’il aimait Marguerite ; mais, à coup sûr, il aimait de passion sincère et fougueuse le beau château de Guer et l’héritage du vieux seigneur de ce nom.

Repoussé par la jeune fille, qui lui préféra Amaury, seigneur de Malestroit, Plélan conçut une haine mortelle contre les deux époux, et se fit huguenot tout exprès pour combattre son heureux rival.

Vaincu par Amaury sur le champ de bataille comme il l’avait été autrefois dans les nobles salons de Guer, il sentit redoubler sa rage, et jura de mourir ou de se venger. L’esprit du mal entend d’ordinaire ces serments impies, et fait en sorte que l’une des deux alternatives se réalise tôt ou tard.

Retranché au château de la Roche-Bernard, qui était une forteresse réputée imprenable, Plélan dominait toute cette partie du pays de Vannes, située entre Redon et Ploërmel. Après avoir amorcé ses gens par le pillage de quelques bourgades, il se mit en route une nuit avec cinquante chevaux et tenta de surprendre Malestroit.

Vers minuit, la jeune comtesse fut réveillée par le retentissement des masses d’armes, heurtant le chêne épais des portes et par les cris perçants des sentinelles qui gardaient les remparts.

En un instant, tout fut tumulte et désordre dans le château. La garnison, découragée par sa faiblesse, fit néanmoins face à l’ennemi qui débordait de toutes parts, et chaque homme d’armes, sans espoir de vaincre, mourut à son poste, comme il convenait à des soldats de Guer. Plélan, maître des murailles, se précipita dans la place à la tête de ses gens.

– Veillez aux portes ! cria-t-il ; que personne ne puisse quitter le château. Le pillage commencera seulement quand on aura trouvé madame Marguerite... dix onces pesant d’or à qui me l’amènera !

Les vainqueurs se dispersèrent tous dans le château ; Plélan, lui, fit allumer du feu dans la grande salle, et, s’étendant sur un fauteuil brodé aux armes de Malestroit, il demanda du vin.

La grande salle se trouvait ornée, comme c’était l’habitude, d’une tapisserie de haute lisse, représentant les faits et gestes des anciens héros du nom. En outre, un long cordon de portraits de famille faisait le tour des murailles.

– Elle va venir ! pensa Guy de Plélan, qui but son premier verre de vin à petites gorgées.

En remettant le gobelet vide sur la table, il porta son regard sur les raides et fiers visages des vieux sires de Malestroit. Un sourire brutal et satisfait vint épanouir ses lèvres.

– Messeigneurs, s’écria-t-il, vous me souhaiteriez de bon cœur la bienvenue, si vous pouviez parler, n’est-ce pas ! Ah ! mes nobles hôtes, vous voilà prisonniers d’un bien pauvre gentilhomme, vous qui portez une couronne de comte au-dessus de votre écusson. À votre santé, messeigneurs !

Il vida d’un seul trait un énorme gobelet et ajouta, en perdant son insolent sourire :

– Mais elle tarde bien à venir !

L’impatience le gagnait. Pour tromper cette impatience, il saisit un flambeau et fit le tour de la salle, s’arrêtant un instant devant chaque portrait pour lui lancer quelque misérable et grossier sarcasme.

Au bout d’une vingtaine de pas, il s’arrêta. Un tremblement fugitif et involontaire agita son bras.

– Ermengarde ! murmura-t-il en épelant péniblement le nom inscrit en lettres d’or au-dessous de l’un des portraits. Celle-ci était, dit-on, une sorcière !

La toile représentait une femme jeune encore et d’une admirable beauté. Ses yeux étaient baissés. Une tristesse profonde tempérait l’austère expression de son visage. C’était une de ces physionomies hautaines et mélancoliques que la croyance bretonne regarde comme un présage de courte vie.

– Sorcière ou non, s’écria Plélan, honteux de sa frayeur passagère, je viderai une coupe à sa santé.

Il revint vers la table et se versa pleine rasade.

Mais, au moment où il portait le gobelet à ses lèvres, son œil tomba par hasard sur une partie de la tapisserie où était brodée une scène étrange :

Madame Ermengarde, – c’était bien elle, il n’y avait pas à s’y tromper, – se tenait debout à l’arrière d’une barque qui semblait emportée par le courant. Elle souriait et appelait de la main une autre barque pleine d’hommes armés. À l’avant de son esquif, et si près que l’écume blanchissait déjà la proue, un gouffre béant tournoyait.

Plélan se mit encore à trembler, et il trembla plus fort que la première fois, car il crut voir le regard de la belle comtesse répondre à son regard. Il lui sembla que c’était à lui que s’adressait son geste et qu’elle semblait vouloir l’entraîner dans ce gouffre, vaste et infranchissable tombeau.

– Oui, oui ! dit-il, comme s’il eût cherché à se rassurer ; j’ai entendu parler de cela. La sorcière attira dans l’abîme un brave officier du roi, et sauva ainsi, en mourant, son rebelle de père. Que m’importe ?... À ta santé, noble dame !

Plélan ne but pas, et recula jusqu’auprès du foyer. Soit qu’il fût ivre déjà, soit tout autre motif, il avait cru voir la tête de la comtesse répondre à son toast par un grave mouvement.

Il s’assit, le dos tourné à la terrible tapisserie, et, saisissant le broc, il but à même, demandant au vin du courage. Le vin lui fit en effet oublier Ermengarde, et lui rendit le souvenir du véritable but de sa présence au château de Malestroit.

– Marguerite ! s’écria-t-il tout à coup. Les misérables l’auront-ils laissée échapper ?

Il frappa violemment la table de son poing fermé ; les veines de son front se gonflèrent, son œil devint terne et sanglant.

– Pour me payer la perte de Marguerite, murmura-t-il, il faudra plus d’une vie !

À ce moment des bruits de pas se firent entendre dans le corridor, et les hommes d’armes entrèrent un à un. Personne n’avait vu la jeune comtesse.

– Qui vais-je pendre ! se demanda Guy de Plélan.

Le dernier homme d’armes entra. Il traînait un prisonnier qu’il poussa rudement au milieu de la salle, et qui, ne pouvant soutenir ce choc brutal, s’en vint tomber aux pieds du farouche capitaine.

C’était un jeune garçon à peine sorti de l’enfance. Il portait le costume des paysans de la haute Bretagne, mais sa longue veste et son haut-de-chausses de toile feutrée dessinaient sa taille délicate avec une apparence de coquetterie. Son visage aux traits réguliers et d’une beauté remarquable disparaissait presque derrière les boucles éparses de ses longs cheveux noirs.

Il se releva, croisa ses bras sur sa poitrine, et jeta autour de la chambre un rapide et furtif regard. Tant que dura ce regard, sa physionomie exprima une finesse peu ordinaire. Quand sa paupière se baissa, une apathique et morne indifférence se peignit sur ses traits. Plélan ne prit point garde à tout cela.

– Voilà tout ce que vous avez trouvé ? dit-il en s’adressant à ses hommes ; mort de ma gorge ! ce louveteau sera pendu, mais quelques-uns de vous lui tiendront compagnie.

Il se fit un craintif et sourd murmure parmi les gens de Rohan. On savait que Guy de Plélan tenait toujours les promesses de ce genre.

– Comment te nommes-tu ? reprit le capitaine en secouant rudement le bras de son prisonnier.

– Chantepie, répondit ce dernier.

– Chantepie ! répéta le capitaine avec un gros rire. Hé bien, Chantepie, mon ami, où la pie chante je vais t’envoyer tout à l’heure... qu’on le pende un des arbres de l’avenue !

Les soldats accueillirent ce brutal jeu de mots avec des transports exagérés. Ils étaient bien aises de faire passer la colère du capitaine. Deux hommes d’armes s’approchèrent incontinent pour s’emparer de Chantepie.

– Tout beau, mes maîtres ! dit celui-ci.

Et se penchant rapidement à l’oreille de Plélan, il ajouta :

– Monseigneur, bien fou le chasseur qui tue son chien au moment de se mettre en quête.

– Que dis-tu ? s’écria vivement le capitaine. Saurais-tu où s’est réfugiée la dame de Malestroit ?

Chantepie avait repris son apparente indifférence.

– Si je vous la fais trouver, demanda-t-il, que me donnerez-vous ?

– Ta grâce.

– Et puis ?

– Ce que tu voudras. Plein ton bonnet de nantais d’argent.

L’enfant ôta son bonnet, et le tendit dans tous les sens, comme pour lui donner plus d’ampleur.

– Il faut, dit-il, bien des boisseaux de macres 1 pour faire un écu nantais, et mon bateau commence à faire eau comme un crible. J’accepte.

– Messire, dit un des soldats de Plélan à voix basse, je reconnais maintenant ce jeune drôle. C’est Noël Torrec, le pêcheur de macres. Il passe pour le plus rusé matois du pays... Défiez-vous.

– Il suffit, dit le capitaine en se rengorgeant, n’as-tu pas peur que je m’en laisse conter par ce bambin ?... Or çà, Noël Torrec ou Chantepie, pourquoi ne me demandes-tu point ce qui t’attend si tu manques à ta promesse ?

– Parce que je le sais.

– À la bonne heure ! Tu n’as donc pas peur de la hart ? !

– Monseigneur, une nuit d’hiver j’ai été pris par la glace au milieu des macres. C’était la mort, une mort plus lente et plus cruelle que celle que peut donner le fer ou la corde. J’offris mon cœur à Dieu et je m’endormis, monseigneur.

– Et qu’arriva-t-il ?

– Un vent du sud et le dégel.

Chantepie, à ces mots, souleva le broc avec effort et but une toute petite gorgée d’un air fanfaron.

– Voici un petit gaillard intrépide, murmura Plélan. Ah çà ! qui me répond de toi, puisque tu ne crains pas la mort ?

Chantepie montra son bonnet.

– J’aime les écus nantais, dit-il.

– C’est juste ! touche là ! le marché est conclu... aboie, basset !

Chantepie regarda le capitaine en dessous, et commença sans se faire prier davantage :

– Le château de Malestroit a de grands souterrains que fit construire madame Ermengarde, à ce qu’on dit, pour cacher monsieur son père qui avait pris les armes contre le roi de France. Ces souterrains ont une issue sur la lande...

– Et c’est par là qu’elle s’est échappée ? interrompit Plélan.

– Si elle s’est échappée, reprit le pêcheur de macres. Moi, je crois qu’elle est encore dans les caves...

– Vite ! s’écria Plélan, qu’on fouille le souterrain !

Les hommes d’armes interrogèrent Chantepie du regard.

– Vous voulez savoir, dit-il, par où l’on y pénètre ? Il y a plus d’une porte, et l’une d’elles est plus près de vous que vous ne pensez... Garde à vous, seigneur sergent !

En prononçant ces mots, Chantepie frappa brusquement du talon un des carreaux de la salle, et une trappe à bascule joua presque sous les pieds du sergent qui se recula épouvanté.

– Il y a quelque chose de diabolique là-dessous, murmura ce dernier.

– En marche ! commanda impérieusement Guy de Plélan, et qu’on me la ramène morte ou vive !

– Attendez, mes maîtres, attendez, dit Chantepie. Si vous ne la trouvez point dans le souterrain, montez à cheval et galopez sur le chemin de Pontivy... Son père est à guerroyer au pays de Cornouailles, ajouta-t-il d’un air d’intelligence, en s’adressant à Guy de Plélan ; elle aura voulu le rejoindre.

Plélan lui donna une petite tape sur la joue et sourit bénignement.

– Faites tout ce qu’il a dit, vous autres, s’écria-t-il, ce bambin a, pour lui tout seul, une fois plus d’esprit que vous tous ensemble.

– Hélas ! monseigneur, murmura Chantepie, que vous ai-je fait pour que vous m’estimiez si bas ?

Les hommes d’armes firent la grimace, mais Plélan éclata de rire. Une minute après, la trappe retombait sur le dernier soldat, descendu dans le souterrain. Il ne resta dans la salle que deux sentinelles, le capitaine et Noël Torrec, dit Chantepie.

Pendant que cela se passait, deux chevaux courant à toute bride tournaient le dos à la route de Pontivy et allaient à travers champs dans la direction des marais de l’Oust.

Sur l’un des chevaux était Toussaint Rocher, qui portait dans ses bras l’héritier de Malestroit. Sur l’autre s’asseyait la belle comtesse de Guer.

Toussaint, le bon veneur, était à son poste au moment où les huguenots avaient attaqué le château ; il veillait ; mais que peuvent la vigilance et le courage contre le nombre ? Une chose d’ailleurs l’avait empêché de combattre jusqu’à la mort : Marguerite et son fils n’avaient plus que lui pour protecteur.

Aussi, tandis que les derniers soldats de Guer tenaient encore aux murailles, Toussaint, aidé de Noël Torrec, jeune orphelin qu’il aimait comme un fils, avait sellé précipitamment deux chevaux et pris la fuite, par une issue secrète, avec la femme et le fils de son maître.

– Monte en croupe derrière moi, avait-il dit à Noël.

– Non pas répondit l’enfant ; le cheval a dix lieues à faire. Les voilà qui entrent, d’ailleurs. Dans un instant, peut-être, vous allez être poursuivis, et il ne faut pas que cela soit, mon père Toussaint... Hop !

 Frappant les deux chevaux d’une houssine qu’il tenait à la main, il les poussa dehors et referma la poterne.

– Noël ! malheureux enfant ! cria Toussaint qui voulut revenir sur ses pas.

Mais les cris des vainqueurs remplirent à ce moment le château, et Marguerite, éperdue, prononça le nom de son fils.

– Dieu aura pitié du pauvre Noël, se dit Toussaint, et je me dois avant tout au fils de mon maître.

En même temps il piqua des deux, entraînant la comtesse à sa suite.

 

 

 

 

II

 

 

LA LÉGENDE.

 

 

Noël Torrec ou Chantepie, comme on l’avait surnommé à cause de son gai caractère, était le fils d’un ami d’enfance de Toussaint. Il demeurait d’ordinaire près de la vieille mère de ce dernier, au petit fief de Gourlâ, de l’autre côté des marais. Bien que la distance de Gourlâ au château de Malestroit fût considérable, Noël montait souvent un bidet pour aller porter des macres, produit de sa pêche, ou mieux de sa moisson, à la dame de Malestroit, si belle et si bonne pour ses vassaux. En ces occasions, il passait la journée avec Toussaint, son mentor, dont l’esprit simple, grave et un peu timide, s’étonnait parfois en mesurant l’intelligence précoce et l’enfantine intrépidité de son élève.

Noël quittait le château vers la brune, il retrouvait son chaland attaché aux saules de la rive, et traversait le marais par la nuit la plus noire, comme il l’eût fait en plein jour. Le marais était son domaine ; il eût indiqué, les yeux fermés, la place exacte de chaque bas-fond et de chaque tournant. Lui seul, peut-être, aurait pu dire, à une brasse près, la distance à laquelle on pouvait s’approcher impunément de ce terrible gouffre de Trémeulé, au-dessus duquel planait ce spectre gigantesque que les paysans nommaient la Femme Blanche.

Toussaint, tout en galopant sur la route de Redon, avait laissé son esprit à Malestroit. Il pensait douloureusement aux périls qui menaçaient Noël, demeuré à la merci de Plélan, pour qui le meurtre était un passe-temps et un plaisir. Marguerite elle-même, préoccupée qu’elle était par son malheur, songeait parfois à l’intrépide enfant qui s’était dévoué pour la sauver.

– Nous pouvons ralentir notre course, madame, dit enfin Toussaint ; Noël Torrec est entre nous et les huguenots. Il les empêchera de nous suivre.

– Pauvre jeune homme ! murmura Marguerite. Les gens de Rohan sont impitoyables... s’ils allaient le tuer !

Toussaint se sentit frémir.

– Ils sont impitoyables en effet, murmura-t-il d’une voix sourde... Madame, il faut nous recueillir et prier du fond du cœur, car Dieu seul peut sauver à présent ce généreux enfant.

Toussaint se découvrit et commença une oraison à voix basse. La dame de Malestroit l’imita. Puis tous deux poursuivirent leur routa en silence, au milieu d’une nuit sans lune, et guidés seulement par la parfaite connaissance que Toussaint avait du pays.

– Monseigneur, dit cependant Chantepie à Guy de Plélan, lorsque les derniers hommes d’armes eussent passé la trappe du souterrain de Malestroit, la recherche peut être longue. Vous plairait-il, pour charmer l’ennui de l’attente, vider quelques flacons ?

Guy frappa sur le broc qui était à côté de lui sur la table.

– Fi reprit Noël Torrec en souriant avec mépris. Ceci est vin de vassal. Je connaît une cachette où Guilbert de Malestroit, père de messire Amaury, mettait son vin de Gascogne. Je puis vous fournir à l’instant un flacon centenaire, monseigneur.

– Gautier, dit Plélan à l’une des sentinelles, prends cet honnête garçon par le bras, et mène-le chercher le flacon qu’il m’annonce. Va, Chantepie, mon ami, je boirai volontiers de ce bon vin à ta santé.

Noël tendit en souriant sa main à la sentinelle. Bien que Plélan l’observât attentivement, il ne put découvrir aucun signe d’humeur ou de désappointement sur son gai visage.

– Cet enfant est sincère, se dit Plélan en le suivant du regard. Il m’a donna la vraie piste de madame Marguerite, et je vais enfin tenir cette fière châtelaine en ma puissance... Ah ! Malestroit, Malestroit !, toi qui m’as humilié, vaincu, déshonoré, que me donneras-tu pour que je te rende ta femme et ton héritier ?

Chantepie rentra en ce moment avec la sentinelle, qui portait un panier de flacons poudreux et humides. L’œil de Plélan s’anima à cette vue.

– Garçon, dit-il, tu es fait pour servir un gentilhomme. Veux-tu être mon page !

Noël s’inclina respectueusement.

– Votre page et votre échanson, monseigneur, répondit-il en versant à Plélan une ample rasade.

Plélan but ; Chantepie versa de nouveau et Plélan but encore. Quand le premier flacon fut vide, Plélan tira son couteau et brisa le goulot de la seconde bouteille.

– Oh ! oh ! dit-il d’une voix déjà rendue rauque par un commencement d’ivresse, ce coquin de papiste, Guibert de Malestroit, se connaissait en vins, sur ma parole ! Verse, Ganymède, à moi d’abord, puis à ces braves, tant qu’ils voudront... puis à toi, mon fils... puis au diable, s’il en veut ! À propos de diable, n’ai-je point vu remuer le portrait de cette sorcière maudite ?

Il montrait Ermengarde, dont le sévère et mélancolique visage semblait, en effet, s’animer aux vacillants reflets des lampes.

– Silence, par pitié pour vous-même ! murmura Noël Torrec, en affectant une subite épouvante.

– Pourquoi silence ? demanda rudement le huguenot.

– N’avez-vous donc jamais entendu parler de la Femme Blanche des marais, monseigneur ? demanda Noël à son tour, au lieu de répondre.

– Si fait ; mais que m’importe cela ?

– Ermengarde a trouvé moyen jusqu’ici de protéger sa race, dit l’enfant d’une voix grave, et bien des ossements couvrent le sable au fond du tournant de Trémeulé.

Guy de Plélan éclata de rire.

– Mort de ma chair ! s’écria-t-il, je permets à la sorcière de joindre mes ossements à ceux dont tu parles, quand il me viendra fantaisie d’engager avec elle un combat naval. Jusque-là, buvons ! Or çà, Chantepie, mon joyeux page, je veux parier que tu sais quelque ballade ?

– Je n’en sais qu’une, monseigneur.

– Laquelle ?

– Une vieille légende que m’enseigna un serviteur de messire Amaury.

– Que dit-elle, ta légende ?

– L’histoire de la Femme Blanche des marais.

– Toujours la Femme Blanche ? n’importe ! il me plaît de savoir quelle grimace fera madame Ermengarde en écoutant le récit de ses faits et gestes. Remplis les coupes, et dis-nous ta ballade.

– Que votre volonté soit faite, monseigneur.

Chantepie versa rasade au capitaine et à ses deux hommes d’armes. Ensuite, sur l’ordre de Plélan, qui craignait toujours une évasion, il se plaça au milieu d’eux, et se prit à réciter, d’une voix  lente et monotone, une prose cadencée et sans rimes, ou quelque poète rustique avait consigné l’histoire de madame Ermengarde de Malestroit.

 

 

 

LÉGENDE DE LA FEMME BLANCHE.

 

 

« Les gens de Malestroit feront dire des messes, ils prieront à l’église paroissiale tendue de noir, car madame Ermengarde est morte, morte au tournant de Trémeulé.

« Hervé, notre seigneur, est fils d’Alain de Malestroit ; sa fille, quand elle était encore de ce monde, avait nom Ermengarde.

« Il n’y avait point à Nantes, la grande ville du riche duc, il n’y avait point à Rennes, qui est la capitale du pays breton, il n’y avait point ailleurs de dame ni de damoiselle qui pût disputer la prix de la beauté à la fille de Malestroit.

« Les seigneurs suivaient de loin sa noire haquenée, en disant “Qui sera son époux ?” Puis ils se regardaient avec des yeux farouches, et leurs gantelets d’acier retentissaient en touchant la poignée de leurs dagues.

« Le duc François mourut, madame Anne eut la Bretagne en héritage, on vit des hommes d’armes de France chevaucher sur le pays breton.

« Hervé avait dit : “Je ne veux pas !” Il suspendit à son flanc sa bonne épée, et ses vassaux se rangèrent autour de lui.

« Ils allèrent, au nombre de cent hommes portant la lance, jusqu’à la ville de Redon, où coule la rivière de Vilaine. Il y avait à Redon des hommes d’armes de France, qui les reçurent vaillamment.

« On combattit. Malestroit fut vaincu. Ce fut la veille de la Chandeleur.

« Ermengarde avait quitté le château et passé le marais. Elle attendait son père au fief de Gourlâ. Maleetroit revint, suivi de près par les gens du roi de France.

« – Seigneur, dit à Hervé le capitaine français, tu es faible, nous sommes forts. Mes soldats ont pris ton château de Malestroit, et je vais forcer ton dernier asile. Donne-moi ta fille, Ermengarde la belle, dont je ferai mon épouse, et mes hommes d’armes reprendront le chemin de Redon ; et je te rendrai ton château de Malestroit.

« Hervé avait monté sur la muraille du manoir, pour entendre le capitaine français. Il alla trouver sa fille, et lui dit : “Le Français t’aime, et il est le plus fort ; mais ta volonté sera faite.”

« – Monseigneur, répondit Ermengarde la belle, un homme n’aura point ma main, parce que j’ai donné mon cœur à Dieu.

« Le Français entra en grande fureur. Il fit une brèche à la faible muraille du manoir et entra. Les serviteurs de Malestroit moururent ; ils moururent tous jusqu’au dernier.

« Alors Ermengarde saisit le bras de son père et l’entraîna vers les marais.

« Sur le rivage, il y avait trois chalands. Hervé monta sur l’un et Ermengarde le poussa du pied au large, malgré son père qui l’appelait. Elle monta sur le second et quitta la rive. Le capitaine et ses hommes, qui accouraient à la poursuite du fugitif, se jetèrent dans le troisième.

« Il n’y avait ni rame ni perche dans le chaland d’Hervé. Ermengarde les en avait retirées. Le chaland s’en alla à la dérive vers les bas-fonds du haut marais. La fille de Malestroit envoya à son père un baiser d’adieu, et nagea vers le courant de l’Oust, qui formait une ligne blanche au milieu des eaux vertes du lac.

« Les Français restaient indécis. Lequel poursuivre ? Ermengarde était assise à la poupe de son chaland. Elle souriait et semblait appeler les Français du regard. Le Français fit pousser vers Ermengarde la belle.

« Le sourire d’Ermengarde s’épanouit davantage. Elle donna quelques coups de rame. La proue de sa barque toucha le courant de l’Oust, et, virant aussitôt se mit à suivre la rapide rivière. “Ferme sur nos avirons ! cria le Français : gagnons, nous aussi, le courant.”

« Il gagna le courant. Le crépuscule du soir tombait. On entendait au loin un bruit sourd, incessant, inexplicable. “Quel est ce bruit ?” demanda le Français. Nul, à son bord, ne sut lui répondre.

« Ce bruit, c’était le tournant de Trémeulé, au-dessus duquel ne planait point encore la Femme Blanche.

« Le chaland d’Ermengarde la belle fendait l’eau comme une flèche fend l’air. La barque du Français le suivait de près. Le bruit du tournant n’était plus ni sourd, ni lointain, il était éclatant et terrible.

« Tout à coup, le Français vit Ermengarde la belle se mettre à genoux et prier. Puis, elle fit un signe de croix et demeura immobile. “Ferme sur les avirons !” cria le Français.

« Son chaland bondit et toucha presque la barque d’Ermengarde la belle.

« Mais en ce moment la barque d’Ermengarde la belle tourbillonna et disparut. Elle avait touché la lèvre du tournant de Trémeulé, dont l’écume blanchâtre et lumineuse entourait déjà les Français. “Arrière !” cria le capitaine.

« Il n’était plus temps. Le tournant saisit la barque, la fit pirouetter une minute et la précipita, broyée, au fond du gouffre. »

Chantepie s’arrêta. Plus il avançait dans sa ballade, plus sa voix devrait monotone et voilée. Il avait son projet.

Les trois huguenots avaient continué de boire, et, complètement ivres, ils avaient mis leurs têtes sur la table. Mais, avant de se livrer au sommeil, Plélan, par un dernier éclair de raison, avait ordonné aux deux sentinelles de saisir chacun une main de Noël. Lui-même tenait son bras passé dans la ceinture de l’enfant.

Noël, ainsi serré de près, voulut voir jusqu’à quel point était profond le sommeil de ses gardiens. Il cessa de parler ; mais un grognement de Guy lui prouva que son nouveau maître avait besoin d’être bercé encore, et il reprit aussitôt :

« Voilà pourquoi les gens de Malestroit prieront et pleureront dans la chapelle tendue de noir. C’est parce que madame Ermengarde est morte, morte au tournant de Trémeulé.

« Les Français périrent, et messire Hervé fut sauvé.

« Depuis ce jour, qui ne l’a vu ? madame Ermengarde revient chaque nuit planer au-dessus du gouffre qui fut son tombeau. Elle revient, parce que sa mort fut volontaire, et qu’elle sauva ainsi son père au moyen d’un péché.

« Elle revient. – Les gens de Malestroit prient depuis bien longtemps pour elle ; mais qui peut dire quel temps Dieu a mesuré pour l’expiation de sa faute ?

« Elle revient ; – et, si un Malestroit se trouve en danger sur les marais, par une nuit de tempête, elle éloigne sa barque du trou de Trémeulé ; – mais si un ennemi de sa maison s’approche et ose braver, après le coucher du soleil, son terrible voisinage, elle étend son long bras de brouillard, et attire sa barque avec une force invincible.

« Puis elle la tord comme une poignée de chaume, et jette ses informes débris aux profonds abîmes du tournant.

« Les gens des marais la craignent et saluent de loin sa forme gigantesque. Ceux qui l’ont approchée d’assez près pour toucher sa robe diaphane, étaient des gens hardis et téméraires. Ils n’ont point revu l’herbe verte du rivage et leurs os sont semés comme des cailloux au fond du courant de l’Oust.

« Ceci est la légende de la Femme Blanche, qui garde, la nuit, le tournant de Trémeulé. »

Depuis quelques minutes, la voix de Noël faiblissait insensiblement. Après ces derniers mots, il continua de faire entendre un murmure indistinct et sans cesse décroissant.

Pendant cette deuxième portion de son récit, le matois enfant n’était point resté oisif. Rapprochant doucement les mains des deux soldats qui le tenaient à droite et à gauche, il avait dégagé les siennes avec des précautions infinies, et mis à leur place les deux mains de messire Guy lui-même, qui dormait d’un sommeil de plomb. Cela fait, il emprunta le poignard d’un des gardes, et coupa sa ceinture qui resta suspendue au bras du capitaine huguenot.

Il était libre, et ne put s’empêcher de faire un bond de joie ; mais, craignant le retour prochain des hommes d’armes engagés dans le souterrain, il réprima toute imprudente manifestation, et descendit aux écuries, où il sella un cheval, pour partir bientôt au galop.

Quand Guy de Plélan s’éveilla le lendemain matin, il fut fort surpris de sentir ses deux mains serrées comme dans un étau. Ses deux hommes d’armes, de leur côté, ne furent pas médiocrement étonnés de se retrouver face à face avec leur chef, devant une douzaine de flacons décapités. Leurs idées, vagues et indécises comme toujours le lendemain d’une orgie, résistaient obstinément à l’effort qu’ils faisaient pour comprendre. Ils se regardaient tous les trois ébahis.

Enfin Guy de Plélan reprit souvenir de ce qui s’était passé la veille.

– Qu’avez-vous fait de Chantepie ? demanda-t-il tout à coup.

Ce fut pour les soldats un trait de lumière. Ils parcoururent la salle du regard et baissèrent la tête.

– Mort de mes os ! cria Plélan, le drôle nous a échappé ! Je devine tout maintenant. Il était d’accord avec la dame de Malestroit, et nos hommes d’armes vont revenir les mains vides...

 

 

Le jour commençait à poindre, lorsque Toussaint et Marguerite de Guer atteignirent les bords des marais de l’Oust. Leurs chevaux, rendus de fatigue, se couchèrent épuisés sur l’herbe humide.

La dame de Malestroit, en mettant pied à terre, s’élança vers son fils que Toussaint tenait toujours dans ses bras, et le pressa passionnément sur son cœur.

– Que pourra faire Amaury de Malestroit pour payer votre dévouement, Toussaint ? dit-elle, en adressant au fidèle serviteur un regard de reconnaissance. Vous avez sauvé tout ce qui lui est cher en ce monde.

– Sauvé... répéta Toussaint avec un air de doute et d’hésitation ; Dieu le veuille !

Il se courba et approcha de terre son oreille...

 – C’est le pas d’un cheval ! murmura-t-il. Dans dix minutes, il noua aura rejoints.

– Que dites-vous ? s’écria Marguerite épouvantée.

– Il faut que nous nous embarquions sur-le-champ, madame. Quand nous serons sur l’autre bord, et que j’aurai fermé sur vous la porte de la chambre secrète de Gourlâ, vous pourrez dire que je vous ai sauvée... pas avant !

Il fit une centaine de pas le long du rivage, et découvrit bientôt un chaland amarré aux saules. Le bateau était vieux et semblait hors d’usage ; l’eau filtrait à travers les ais mal joints. Toussaint hésita un moment, mais les pas du cheval étaient maintenant bien distincts et s’approchaient rapidement. Toussaint sauta dans le chaland, vida l’eau tant bien que mal, et commença à percher 2 de toute sa force, après avoir embarqué Marguerite et son enfant.

À peine avaient-ils quitté le rivage que le cheval déboucha du chemin pierreux qui conduisait au bord de l’eau, et courut silencieusement sur l’épaisse pelouse, qui étouffa soudain le bruit de ses pas. Le jour était encore bien faible. Toussaint vit confusément cheval et cavalier glisser rapidement dans l’ombre, en suivant les sinuosités du rivage, puis tout disparut derrière un bouquet de saules.

Marguerite de Guer poussa un long soupir de soulagement. Toussaint secoua tristement la tête.

Ils avançaient lentement. Le chaland était lourd et faisait eau de toutes parts. Toussaint se demandait si l’eau ne le gagnerait pas avant de toucher l’autre bord.

La partie des marais où s’étaient embarqués nos fugitifs est la plus difficile à traverser, à cause des langues de terre et des prolongements qu’il faut doubler. Il y avait une grande demi-heure que Toussaint perchait sans relâche, et la sombre ligne, que formait la rive droite qu’il venait de quitter, semblait à peine éloignée d’un millier de pas. D’un autre côté, le jour ne s’éclaircissait point. Au loin, dans la direction du large, la forme colossale de la Femme Blanche se distinguait comme en pleine nuit, mais l’ombre restait trop épaisse pour qu’on pût reconnaître le cours de l’Oust.

Bien des années s’étaient passées depuis que Toussaint avait quitté les marais pour devenir l’un des serviteurs du château. Pourtant il n’avait pu entièrement oublier les signes caractéristiques et frappants qui annoncent la venue des brouillards d’automne. Il vit avec terreur des flocons de vapeur blanchâtre et cotonneuse courir le long des bords de son chaland, disparaître, puis revenir plus denses et plus ondés. En même temps, les étoiles qui brillaient encore au firmament semblèrent grandir et prirent une teinte blafarde. Le vent cessa tout à coup. La Femme Manche élargit en tous sens ses proportions d’une façon démesurée, et couvrit, en un clin d’œil, une moitié de l’horizon.

Toussaint cessa de percher et croisa ses bras sur sa poitrine.

– Que faites-vous ? s’écria Marguerite. Pensez-vous qu’il soit prudent...

– Audace et prudence nous sont également inutiles désormais, madame, interrompit Toussaint, dont le regard exprimait un morne désespoir. Le ciel m’est témoin que je donnerais de bon cœur tout mon sang pour vous sauver ; mais il appartient à Dieu seul maintenant de vous venir en aide.

La dame de Malestroit leva sur lui son œil plein d’étonnement. L’eau du marais était calme et polie comme un miroir.

– Quel danger nouveau peut donc nous menacer ? demanda-t-elle.

Toussaint étendit la main vers l’endroit où se dessinait naguère la forme de la Femme Blanche.

– Regardez, dit-il.

Marguerite regarda et se prit à sourire.

– Je ne vois rien, répondit-elle, si ce n’est un rideau de brouillard, qui, selon le proverbe, nous promet une journée de beau soleil.

Toussaint baissa les yeux. La confiance de sa maîtresse, en ce moment suprême, lui serra le cœur.

– Hélas ! madame, dit-il seulement et à demi-voix, ce beau soleil tardera trop à venir pour que nous puissions le voir.

– Est-il possible ? s’écria la pauvre mère, passant subitement de la sécurité à l’épouvante... ne pouvons-nous pas au moins sauver mon fils ?

Toussaint ne répondit point ; mais, jetant là sa perche, il se mit à vider l’eau du chaland avec son chapeau de paille.

Pendant qu’il se livrait à cette occupation, la muraille de brouillard approchait. Bientôt le bateau fut entouré d’un voile épais qui cachait à la fois l’eau, la terre et le ciel.

– Je comprends, je comprends à présent, s’écria Marguerite de Guer en pressant convulsivement son fils entre ses bras.

Toussaint vidait le bateau sans relâche ; mais de nouvelles fissures se déclaraient à chaque instant, et l’on pouvait, en quelque sorte, calculer le moment où le chaland serait inévitablement submergé.

– Tout est fini ! murmura Toussaint en tombant épuisé.

Tant que Marguerite de Guer avait vu travailler son fidèle vassal, elle avait conservé un reste d’espoir. Ce dernier mot fut pour elle comme un arrêt de mort.

Elle se mit à genoux et pria.

Puis, regardant son fils, qui dormait paisiblement sur son sein, elle dit :

– Mon Dieu ! j’étais une heureuse femme et une heureuse mère. Que votre volonté soit faite !

Puis encore elle ferma les yeux et attendit la mort.

Toussaint, lui, affolé par le danger de sa maîtresse, contemplait d’un œil morne l’eau du marais, qui effleurait déjà le plat bord du chaland.

À ce moment, une voix claire et enfantine, peut-être la voix d’un pâtre paissant ses brebis sur la rive, perça le brouillard, et apporta aux malheureux agonisants les notes joyeuses d’un refrain du pays.

 

 

 

 

III

 

 

CHANTEPIE.

 

 

La voix chantait ainsi :

 

            Qu’il fasse chaud ou froid,

            Qu’il tonne ou bien qu’il vente

            Sur le bas-fond étroit,

            Je suis la macro errante ;

            Et si quelqu’un parfois

            Dans la tempête chante,

                   C’est moi !

 

Toussaint avait retenu sa respiration pour écouter mieux. Son âme entière semblait s’être concentrée dans son ouïe.

– C’est Noël ! s’écria-t-il en joignant les mains. Je reconnais sa chanson !

Marguerite releva lentement la tête. Elle n’osait se livrer à l’espoir.

Toussaint cependant se fit un porte-voix de ses deux mains et appela.

Noël n’entendit pas, sans doute, car la voix reprit :

 

            Il ne faut qu’un bateau

            Au petit Chantepie,

            Car il voit sans envie

            Les pompes du château.

            Vivant toujours sur l’eau,

            Il nargue la pépie,

            Et ne veut voir la vie

                  Qu’en beau !

 

– Noël ! Noël ! criait encore Toussaint.

La voix commença un troisième couplet. Elle semblait s’être considérablement éloignée, car les paroles arrivaient maintenant indistinctes et pareilles à un murmure confus.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! sanglota Marguerite de Guer, n’aurez-vous donc point pitié ?

Toussaint rassembla ses forces et poussa un dernier cri, prolongé, déchirant plein de désespoir, puis il s’affaissa sur un des bancs du bateau.

Cette fois, le chant cessa tout à coup. Toussaint prêta avidement l’oreille, et un cri lointain lui arriva au travers du brouillard.

Le bon serviteur répondit aussi, et, fou de joie, il se mit à genoux devant sa maîtresse, dont il baisa les mains avec transport.

Quelques minutes après, le chaland de Chantepie, conduit par la main exercée du jeune pêcheur, apparut à travers la brume. Il glissait sur l’eau, rapide et léger, comme un traîneau sur la glace. Marguerite et Toussaint montèrent dans le bateau de Noël.

– Si la pie n’avait point chanté, murmura ce dernier, notre vieille mère aurait pleuré ce soir, mon père Toussaint.

– Noël, Noël ! s’écria le fidèle vassal, agenouille-toi et remercie Dieu, enfant : car tu as été par deux fois le sauveur du plus cher trésor de ton maître !

Noël obéit, et toucha de ses lèvres la main de Marguerite de Guer. Celle-ci se pencha, lui mit un baiser au front, et découvrit le visage de son fils endormi afin que Noël le baisât à son tour.

– Noël, Noël ! dit Toussaint émerveillé, tu as gagné, mon fils, une glorieuse et noble récompense ! Maintenant tu peux, sans que je m’étonne, devenir gentilhomme et chausser les éperons dorés.

Noël voulut sourire, mais il avait des larmes dans les yeux.

– Merci, madame et maîtresse, murmura-t-il. Quelque jour, s’il plaît à Dieu, je donnerai tout mon sang pour vous.

Les marais de l’Oust, formés par la réunion de divers cours d’eau, divergents et d’inégale importance, s’étendent sur une longueur de quatre ou cinq lieues, entre deux amphithéâtres de verdure que couronnent d’un côté les grands arbres de la Forêt-Neuve et de la forêt de Rieux, de l’autre la lande de Saint-Vincent rampe aride, où perce à chaque pas la tête grise et moussue du roc.

Ils courent de l’est à l’ouest. En été, lorsque les eaux sont basses, le bassin des marais est une vaste prairie, coupée par d’innombrables ruisseaux. Mais dès les premiers jours de l’automne, chaque ruisseau s’enfle tout à coup, déborde et mêle ses eaux à celles de l’Oust subitement accrue. La prairie se fait lac ; on jette l’épervier et l’on darde la fouine à l’endroit où paissaient naguère, pêle-mêle et de bonne amitié, comme au temps de l’âge d’or, les chevaux du châtelain, les vaches de M. le maire et les moutons nains du pauvre locataire de la loge couverte en chaume.

Au seizième siècle, il n’y avait point encore de maire, mais on connaissait déjà les moutons. Quand venait la crue des eaux, tous ces troupeaux disséminés sur la superficie des marais gagnaient insensiblement le bas des deux rampes et se resserraient partout où restait à sec une mince bande de verdure. On eût dit de loin, et cela se voit encore à pareille époque, deux interminables rubans de toile écrue qu’on aurait mis sécher et blanchir au soleil.

Pendant la crue des eaux, comme les journées sont chaudes encore et que la gelée blanche est fréquente durant les matinées, l’eau des marais, échauffée par le soleil de la veille, se prend à fumer parfois vers la fin de la nuit. Sans doute, d’autres circonstances, que nous ne saurions indiquer, favorisent ce dégagement subit de vapeur ; car le lac entier se couvre en quelques minutes d’un voile épais, blanc, presque compact, et dont le mot brouillard ne pourrait donner qu’une faible idée aux habitants des villes. C’est une sorte de nuit éclairée. Ce voile opaque, mais rayonnant une lumière qui lui est propre, illumine vivement les objets qui se trouvent à portée de vos mains et cache complètement tout le reste. Vous voyez, par exemple, un grand arbre aux rameaux duquel scintillent les prismes diamantés du givre ; voua en voyez une branche, deux branches ; – la troisième disparaît sous la brume, et il vous faudra avancer d’un pied pour l’apercevoir.

Ce brouillard, en cette saison, est dangereux et occasionne de fréquents naufrages. Il faut, en effet, un phare quelconque pour se diriger sur ce lac tranquille en apparence, mais coupé par des courants sans nombre. De jour, on nage droit vers les côtes ; la nuit, le spectre colossal de la Femme Blanche, qui s’aperçoit de toutes parts, peut servir de boussole ; mais le brouillard, quand il vient, confond tout dans une obscurité uniforme. Il faut rester en place et attendre.

Si le chaland est bon, le soleil arrive, qui chasse la brume, et l’on peut reprendre sa route.

Si le chaland est vieux et troué, ce qui est assez la coutume dans ces pauvres contrées, le soleil vient encore ; mais il vient trop tard. À la place où s’est trouvé le bateau, le lac s’est refermée calme et lisse comme la surface d’un miroir ; il reflète joyeusement les rayons du soleil. Il n’y a rien là pour annoncer le naufrage et la mort. C’est le sépulcre blanchi de l’Écriture.

On comprend maintenant pourquoi Toussaint sentit fléchir son courage et cessa de percher. Entre lui et la rive, il y avait dix courants peut-être, dont neuf l’eussent porté tout droit au lit de l’Oust, puis au tournant de Trémeulé. Lutter contre le péril, c’était hâter l’heure de la mort.

Une fois sur le chaland de Noël, qui était neuf et tenait bien l’eau, nos fugitifs se trouvèrent à l’abri.

– Laisse là ta perche, Noël, et attendons le soleil, dit Toussaint.

Ce n’était pas là le compte de Chantepie.

– Père Toussaint, répondit-il, n’y a-t-il point beaucoup d’or au château de notre seigneur Amaury ?

– Sans doute... pourquoi ?

– Parce que Plélan, qui est un huguenot maudit, sans foi ni loi, et ne reculant point devant une méchante action, dira : « Voici de l’or ! beaucoup d’or ! Cherchez et ramenez-moi madame Marguerite ! »

– C’est vrai, murmura Toussaint.

– Or, des deux côtés du marais, quand le soleil brille, il y a des yeux ouverts, et quand l’œil a vu, la langue parle.

– Là où nous allons, dit Toussaint, il n’y a que des vassaux fidèles...

– N’avez-vous jamais entendu, interrompit Noël, monsieur le recteur raconter en chaire l’histoire de la Passion ?... Jésus fut trahi, mon père, pour trente deniers, par un de ses hommes liges.

– C’est vrai, dit encore Toussaint ; mais que faire à cela ?

– Judas n’aurait point trahi, père Toussaint, s’il n’eût point su où trouver notre Sauveur. Profitons du brouillard, et que madame Marguerite passe le seuil de son manoir de Gourlâ avant que personne ait pu l’apercevoir.

Toussaint regarda son pupille avec une naïve admiration.

– Noël, Noël, dit-il, que Dieu te prête vie, mon fils, et tu deviendra grand seigneur !

La dame de Malestroit elle-même ne put s’empêcher d’admirer la sagacité précoce et le dévouement de Noël.

– Quand tu auras l’âge, enfant, dit-elle en souriant, monseigneur Amaury te fera chevalier. Si Dieu permet que je le revoie, ma première parole sera pour toi.

– Moi, chevalier s’écria Chantepie en éclatant de rire, et qui pêcherait, s’il vous plaît, des macres pour le château ?

Ce disant il appuya sa perche contre son épaule, et traversant le chaland dans toute sa longueur, il lui donna une vigoureuse impulsion.

– Le fond cède, murmura-t-il, nous allons entrer dans l’Oust.

Au même instant, le chaland vira de lui-même, et nos fugitifs se sentirent emporter rapidement par le courant.

– Sommes-nous bien loin du tournant ? demanda Marguerite avec effroi.

– Dans une minute nous allons l’entendre, mais on l’entend longtemps avant de le voir.

Il déposa sa perche et vint mettre un genou en terre devant sa suzeraine.

– Et maintenant, ma noble dame, dit-il, je vous supplie de m’octroyer une grâce.

– Fi ! Noël ! fi ! murmura Toussaint.

– Laissez-le parler, dit Marguerite. Je jure par Notre-Dame de Guer de ne lui rien refuser.

– Vous l’avez entendu, mon père Toussaint ! s’écria Noël ; je demande la bague que vous donna messire Amaury de Malestroit, le jour béni de vos fiançailles.

Marguerite de Guer se dressa et prit un visage sévère.

– Vassal, dit-elle, j’ai juré par Notre-Dame, et je tiendrai mon serment quoi qu’il advienne ; mais que prétends-tu faire de mon anneau nuptial ?

– Je prétends en orner mon doigt, ma noble maîtresse...

– Malheureux enfant ! voulut interrompre Toussaint, le veneur.

– Je prétends, reprit Noël, le montrer comme gage d’une mission importante, dont je ne suis point digne peut-être, mais que, avec l’aide de Dieu, je tacherai de mener à bonne fin.

– Quelle mission ? demandèrent en même temps Marguerite et Toussaint.

– Ne faut-il pas, reprit encore Noël, que messire Amaury soit instruit du danger de madame Marguerite et de l’héritier de Malestroit ?

Le front de Marguerite de Guer se dérida tout à coup.

– N’y a-t-il point de péril à se charger de ce message ? demanda-t-elle, en faisant glisser l’anneau le long de son doigt blanc et délicat.

– Je ne sais, répondit Toussaint, dont l’effroi avait fait place à l’allégresse, mais mon fils Noël ne craint point le danger quand il s’agit de servir Malestroit.

Et il frappa sur l’épaule de l’enfant avec orgueil. Marguerite de Guer réfléchit un instant.

– Voici mon anneau, dit-elle, et je ne te parle plus de récompense, Noël, car tu as le cœur d’un gentilhomme !

Chantepie prit la bague et se releva gaiement, tandis que Toussaint versait des larmes de joie.

– Écoutez, dit l’enfant ; voici le ramage de la Femme Blanche, et il est temps de se mettre en besogne.

Le gouffre mugissait, en effet, à peu de distance. Noël saisit sa perche ; mais il ne put trouver le fond et dut avoir recours à ses rames. En un instant, le bateau tourna sur lui-même, et, coupant de biais le courant de l’Oust, entra bientôt dans une eau tranquille et dormante. Noël reprit alors sa perche, et ne la quitta qu’au moment où le chaland toucha le rivage.

Il n’avait pas hésité une seule fois, durant la traversée. Nous l’avons dit, le marais était son domaine. Des signes à peine perceptibles, et qui eussent été muets pour tout autre, lui enseignaient son chemin : la couleur de l’eau, sa profondeur, la consistance du fond, la direction des courants, tout lui servait à diriger sa barque d’une manière sûre et rapide.

Quand les trois fugitifs débarquèrent sur la rive, le brouillard commençait seulement à se dissiper. On apercevait le disque du soleil, rougeâtre et rapetissé par la réfraction ; mais ses rayons ne perçaient encore qu’imparfaitement la masse brumeuse ; et la dame de Malestroit put passer, sans être vue, le seuil de son fief de Gourlâ.

Guy de Plélan, que nous avons laissé au château, furieux d’avoir perdu Chantepie, dont il comptait se servir comme d’un limier pour relever la piste de Marguerite de Guer, se prit à réfléchir profondément. En réfléchissant, il s’endormit.

Quand il s’éveilla, le soleil entrait par les hautes fenêtres à vitraux peints du salon de Malestroit. Son premier regard tomba sur le portrait de madame Ermengarde.

– Sorcière infâme ! s’écria-t-il avec colère, c’est ton histoire maudite qui est cause de tout ceci. Tiens, reçois ton salaire !

Et, saisissant le broc vide, il lança de toute sa force vers le malheureux portrait, qui en reçut de notables dommages.

Après cette légitime vengeance, le vaillant capitaine se rendit dans la cour du château, où se trouvaient ses hommes d’armes.

– Où sont Gauthier et Corentin ? dit-il.

C’étaient les noms des deux sentinelles qui avaient veillé avec lui dans le salon. Corentin et Gauthier se présentèrent.

– Gauthier, reprit-il, toi qui as le bras long, enfonce-moi deux clous dans la traverse de cette porte, deux forts clous à bonne distance l’un de l’autre.

Gauthier prit un marteau et enfonça les clous.

– Toi, Corentin, continua le huguenot, va me chercher deux cordes de quatre pieds chacune ; deux bonnes cordes capables de porter un poids raisonnable.

– C’est fait, dit bientôt Gauthier en jetant son marteau.

– Voilà ! dit à son tour Corentin en présentant les cordes.

– C’est bien ! Maintenant, mettez-vous à genoux et faites une prière, si vous en savez quelqu’une par hasard.

Les deux hommes d’armes pâlirent ; ils avaient deviné le dessein de Plélan.

– Au nom de la Vierge, pitié ! cria Corentin.

– Sur votre salut, miséricorde ! cria Gauthier.

Plélan éclata de rire.

– Qui parle ici de la Vierge ? dit-il. Ne saurez-vous pas mourir comme de bons calvinistes, sans invoquer les saints et autres momeries ? Quant à mon salut, mort de mon sang ! cela me regarde, et je vous engage à n’y point songer plus que moi.

Il fit un signe. Les deux cordes furent solidement nouées, et les deux malheureux hommes d’armes, pendus par le cou, se balancèrent bientôt au-dessus du seuil.

– Maintenant, reprit Guy de Plélan, quelqu’un de vous est-il clerc, mes camarades ? n’ayez pas pour, je ne pendrai plus personne aujourd’hui. Qui de vous sait écrire ?

Un soldat sortit des rangs. Plélan se fit apporter une feuille de parchemin et dicta ce qui suit :

« Guy, chevalier, seigneur de Plélan, à tous ceux qui les présentes liront, salut !

« Il est promis dix écus d’or de trente livres tournois à quiconque ramènera audit chevalier de Plélan la femme et le fils du papiste Amaury de Malestroit.

« Qu’on se le dise ! »

Le vaillant capitaine scella cette pancarte à l’aide du pommeau de son épée, et la fit afficher à la porte de l’église de Malestroit, en ayant soin de poster auprès un de ses hommes, pour la défendre au besoin, et surtout pour l’expliquer. Ensuite, il chargea son sergent d’un double de cette proclamation, et lui enjoignit de parcourir les villages environnants, afin que nul n’ignorât ses munifiques intentions.

Satisfait de l’emploi de sa matinée, il s’assit à la table des seigneurs de Malestroit, et se fit servir à déjeuner.

À la première rasade, il rejeta son gobelet loin de lui.

– Pouah ! fit-il ; qu’on m’aille chercher de ce vin que Chantepie, ce jeune drôle, m’a fait goûter hier.

Les quarante-six hommes d’armes restants se mirent à fureter ; mais c’était le malheureux Gauthier qui, la veille, avait accompagné Noël dans sa visite aux celliers de Malestroit. Les autres ignoraient la route.

– Qu’on dépende Gauthier ! s’écria Plélan en se souvenant tout à coup de cette circonstance.

Il était trop tard, Gauthier ne respirait plus.

– Mort de ma chair ! s’écria Guy de Plélan, le manant aurait pu attendre pour rendre l’âme qu’il nous eût dit où ces chiens de papistes mettent leurs vins de choix. Mais il ne fut jamais bon à rien en sa vie et je le cède au diable de grand cœur !

Ce fut là l’oraison funèbre de l’infortunée sentinelle.

Quelques heures après, Plélan monta à cheval et abandonna Malestroit dévasté, pour reprendre le chemin de la Roche-Bernard, où était son quartier général.

 

 

Marguerite de Guer était dans la chambre secrète de Gourlâ, demi-couchée sur un fauteuil près de son enfant, qui s’était éveillé et souriait, ignorant les dangers qu’il venait de courir. Autour de ce groupe se tenaient debout Noël, Toussaint et dame Marthe Rocher, la vieille mère du veneur de Malestroit.

– Ainsi, jeune homme, disait Marguerite les périls de l’aventure n’effraient point votre courage ? Vous êtes déterminé à porter un message à mon époux ?

– Il y a loin d’ici Quimper ! soupira la vieille Marthe, qui partageait également sa tendresse de mère entre Toussaint et Noël ; l’enfant sera mort avant d’arriver.

– Mieux vaudrait peut-être que je partisse moi-même, dit Toussaint, le veneur.

– Non, non, non ! prononça par trois fois Chantepie ; à chacun son rôle, mon père Toussaint ! Veillez sur le dépôt qui vous fut confié ; moi j’irai chercher du secours... et j’en amènerai.

– C’est un péché que de tenter la Providence, reprit à voix basse Marthe, qui souriait et pleurait à la fois ; mais si l’enfant le dit, il le fera.

– Qu’il parte donc, dit Toussaint avec tristesse.

– Pour ça, continuait la vieille en a parte, on ferait bien des lieues avant de trouver son pareil !

Marguerite de Guer semblait indécise, elle s’était prise de tendresse pour cet enfant, si dévoué, si intelligent, si courageux. Se faisant une idée vague et terrible des périls du voyage, elle hésitait à l’embarquer dans une entreprise devant laquelle un homme dans la force de l’âge aurait peut-être reculé, mais un regard jeté sur son fils mit fin à son irrésolution.

– Qu’il parte ! dit-elle à son tour.

Chantepie n’attendait que ce mot. Il embrassa la vieille Marthe et Toussaint, baisa la main de Marguerite et se dirigea en courant vers la porte.

– Regardez bien, le soir, ce rocher blanc qui tranche au milieu du feuillage de la forêt sur l’autre rive, et quand vous y verrez un feu allumé, venez me chercher dans mon chaland, père Toussaint, j’aurai vu messire Amaury.

Il sortit et Toussaint le suivit.

La châtelaine et la vassale se penchèrent à la fenêtre. Noël était monté sur un petit cheval et Toussaint marchait près de lui sa carabine sur l’épaule.

Au lieu de descendre vers le marais, Noël prit un sentier menant dans les terres et disparut bientôt derrière les arbres du chemin.

Marguerite de Guer revint vers le berceau de son enfant, sur le front duquel elle déposa un baiser.

– Puisses-tu lui ressembler un jour ! pensa-t-elle tout haut.

Amen ! répondit la vieille avec orgueil, car on ne peut rien souhaiter de mieux.

Il y avait dix minutes à peine que Noël avait quitté le manoir ; Toussaint lui faisait ses derniers adieux et recommandations, sans oublier de glisser dans sa main une bourse assez bien garnie, lorsqu’un homme d’armes se montra au bout du chemin.

Noël ne prit pas garde ; il reçut la dernière accolade du veneur et piqua des deux. Toussaint revint sur ses pas.

– Dieu vous garde, messire ! dit Noël en passant près de l’homme d’armes.

Celui-ci leva les yeux. Ils se reconnurent en même temps ; Chantepie tourna bride et le soldat le poursuivit au grand galop.

– Scélérat ! lutin maudit ! criait ce donner en piquant son cheval, je te tiens, cette fois ! Tu es cause que deux honnêtes garçons ont été pendus ce matin, et que j’ai passé la nuit, moi, dans une cave humide et sans issue... Par saint Calvin ! tu vas payer tout cela !

Toussaint se retourna au bruit. Il vit que le soudard, dont le cheval était un fort normand, gagnait à chaque instant du terrain. Il vit aussi que le cavalier portait à sa toque les couleurs de Rohan.

– Au secours ! cria l’enfant sur le point d’être atteint.

Toussaint tendit le rouet de son arquebuse et cria au soldat de s’arrêter. Loin d’obéir, celui-ci, près d’atteindre Noël, brandit sa longue épée au-dessus de sa tête. L’enfant fuyait dans la direction de Toussaint, ce qui, joint au peu de distance qui séparait les deux cavaliers, ne permettait pas au veneur de tirer.

– Au secours ! répéta Noël.

À ce moment, son cheval broncha ; le soldat s’éleva sur ses étriers pour frapper. Toussaint aperçut sa tête au-dessus de celle de Noël, et pressa la détente de son arme.

 

 

 

 

IV

 

 

LE DÉFI.

 

 

Le coup partit. Le soldat, Noël et le cheval de ce dernier roulèrent dans la poussière.

– Je l’ai tué ! j’ai tué mon fils Noël ! murmura le veneur avec accablement.

– Bien visé, père Toussaint ! répondit l’enfant qui se remit lestement sur ses pieds ; sans vous, je n’aurais pas été loin sur la route de Quimper.

Il essaya de relever son cheval, et, le trouvant gravement blessé aux genoux par les cailloux du chemin, il se tourna vers l’homme d’armes. Celui-ci avait reçu la balle de Toussaint au milieu du front : il était mort.

Cet homme d’armes n’était autre que le sergent de Guy de Plélan, chargé par ce dernier de proclamer dans les bourgs et villages la mise à prix de Marguerite de Guer et de son fils ; il s’acheminait vers Saint-Vincent pour accomplir sa mission, au moment où la balle de Toussaint l’avait jeté mort à bas de son cheval, et portait encore à son cou, suspendue par un fil de soie, la feuille de parchemin qui contenait promesse de dix écus d’or à quiconque livrerait la dame et l’héritier de Malestroit.

Noël arracha le fil de soie et lut. Dès les premières lignes, tout son sang reflua vers son cœur. Il froissa convulsivement le parchemin et sauta en selle sur le cheval du soldat, qui, bien dressé, demeurait immobile à la place où était tombé son maître.

– Je l’avais deviné ! pensa-t-il ; on tentera Judas, et il faut que je me hâte, si je ne veux arriver trop tard !

Il fit un geste d’adieu et de reconnaissance à Toussaint qui se hâtait vers lui pour se bien assurer qu’il n’était point blessé, et, faisant sentir l’éperon au fort normand qu’il avait maintenant entre les jambes, il partit ventre à terre.

Toussaint s’arrêta devant le cadavre du sergent, et tâta son cœur qui ne battait plus. Le bon veneur était tout pâle, la sueur découlait de son front.

– Cet homme était un chrétien ! murmurait-il et c’est moi qui l’ai tué !

Il se mit à genoux, fit une courte prière, et, par habitude, rechargea son arme avec soin.

– J’y penserai longtemps ! reprit-il en secouant la tête. Quand il s’agirait de sauver ma propre vie, je ne recommencerais pas. Mais c’était pour mon fils Noël !...

 

Au-delà des marais qui gardent son nom, l’Oust, grossie par de nombreux ruisseaux tributaires, coule, rapide et profonde, entre deux rives escarpées. On a établi plusieurs ponts le long de son cours ; mais, à l’époque où se passe notre histoire, il ne se trouvait depuis les marais jusqu’à la Vilaine que quelques bacs, affermés féodalement et sujets à des droits de péage. La Vilaine elle-même n’avait de pont qu’à Redon ; mais à Rieux les seigneurs de ce nom avaient établi un bac de passage gratuit pour tous ceux qui portaient le harnais de guerre.

Guy de Plélan, voulant profiter de ce bénéfice, suivait, au pas, la rive de l’Oust, à la tête de ses quarante-six hommes d’armes. Le jour se montrait déjà. Plélan avait laissé à sa droite le clocher aigu de Questembert, et pressentait, à l’aspect plat et monotone du paysage, le voisinage de la Vilaine, pauvre fleuve, auquel la rude franchise bretonne a infligé sans détours le nom qui lui convient.

– Blaise, disait le capitaine à un vieux cavalier qui, en l’absence du malheureux sergent dont nous avons vu la fin, devenait le personnage le plus important de la troupe, as-tu entendu parler quelquefois de cette damnée, que les gens du marais appellent la Femme Blanche ?

– Je l’ai vue, répondit Blaise.

–Tu l’as vue ?

– De trop près. Ce n’est pas d’aujourd’hui que les gens de Rohan font la guerre à Malestroit. Une nuit que nous étions une soixantaine de bons garçons dans les marais pour surprendre le manoir de Gourlâ, j’entendis tout à coup son mugissement infernal. Je regardais... Sur mon honneur, messire, je vis son bras blanc et long comme le grand mât d’une caravelle s’étendre vers nous et ouvrir sa griffe pour saisir notre bateau.

– Que fis-tu, Blaise ? demanda le capitaine avec une curiosité mêlée de terreur.

– Je fermai les yeux, capitaine.

– Et qu’advint-il ?

– Notre percheur connaissait les marais ; il chanta je ne sais quel charme magique, et la main de la Femme Blanche, en se refermant, ne saisit qu’une poignée de l’écume de notre sillage.

– Ce fut heureux, Blaise, dit Guy de Plélan d’un ton rêveur. Penses-tu qu’une bonne décharge d’arquebuses ne la ferait point rentrer dans son trou pour toujours, cette vieille-là ?

Blaise leva vers lui un regard ébahi.

– Des arquebuses ? murmura-t-il ; vertubleu ! qui donc serait assez hardi pour secouer sa mèche à portée de la Femme Blanche ?... Et puis, sauf meilleur avis, messire, on ne tue point facilement les fantômes, parce qu’ils sont morts une fois déjà.

– Ignorant ! grommela le capitaine en haussant les épaules. Or çà, continua-t-il en s’adressant à la troupe entière, reconnaîtriez-vous bien ce jeune drôle qui nous proposa hier de remettre en nos mains madame Marguerite ?

Les soldats répondirent affirmativement.

– Et vous souvenez-vous, reprit le capitaine, de la récompense généreuse qui lui avait été promise ?

– Plein son bonnet de nantais ! s’écria Blaise ; c’est plus que n’en demanderait un honnête soldat pour risquer la potence !

– Eh bien ! mes fils, reprit encore Plélan, retenez ceci et faites-en profit si vous pouvez : Celui qui me rapportera la tête et le bonnet de Chantepie recevra, en échange de la tête, plein le bonnet de nantais.

Au moment où Plélan prononçait le nom de Chantepie, une voix fraîche et grêle, que nos lecteurs eussent sans doute reconnue, se prit à chanter sur l’autre bord. Les quarante-six hommes d’armes et leur chef tournèrent à la fois la tête ; mais ils ne virent rien : un taillis épais s’étendait en face d’eux perte de vue.

Guy de Plélan arrêta son cheval, et, abaissant sa main sur ses yeux en façon de visière, il tâcha de percer la verdure qui s’interposait entre lui et l’objet de sa curiosité. Ce fut en vain. De guerre lasse, le détachement reprit sa route.

Mais Plélan ne perdait pas de vue l’autre rive et guettait un accident de terrain qui lui permit d’apercevoir le chanteur.

– Si c’est lui, comme je le crois, murmurait-il en fronçant ses sourcils touffus, je vais le forcer à courre comme un blaireau... Mort de ma rate ! s’écria-t-il tout à coup, il est à cheval. Bandez vos arbalètes et tenez-vous prêts.

Les soldats de Plélan étaient armés pour une surprise. Au lieu de l’arquebuse, ils portaient de courtes arbalètes et n’avaient pour armes à feu que leurs pistolets.

À peine Plélan avait-il prononcé le commandement, que toutes les arbalètes, bandées, furent mises en arrêt. Au même instant, un enfant, monté sur un fort cheval de guerre, sortit, toujours chantant du taillis, et traversa au trot une petite clairière.

Plélan fit un signe : quarante-six carreaux franchirent en sifflant la rivière.

Chantepie – c’était lui – tressaillit, et fit prendre le galop à la monture, mais il n’interrompit point sa chanson.

– Tirez encore, tirez ! criait Guy de Plélan furieux.

Les soldats firent une seconde décharge, qui, par trop de précipitation, resta encore sans résultat.

– Mort de moi-même ! hurla le capitaine, ce démon nous échappera-t-il toujours ?

Comme s’il eût voulu porter au comble la rage de ses agresseurs, Chantepie, avant de rentrer dans le taillis, ôta son bonnet et fit, de loin, une ironique salutation.

Plélan, dans sa rage impuissante, montra le poing et se donna au diable, par habitude ; mais Satan ne tint pas compte du cadeau, parce qu’il regardait depuis longtemps le bon capitaine comme sa propriété légitime.

 

 

Il faisait nuit noire. Les hommes d’armes de Rohan étaient arrivés depuis une demi-heure au bac de Rieux et s’enrouaient à maudire le batelier du passage qui, endormi sans doute ou faisant la sourde oreille, n’avait point répondu encore à leurs clameurs.

– Rohan ! Rohan ! criait le capitaine, à ton devoir, misérable vassal !

Nulle voix ne répondit à ce dernier appel ; mais on entendit sur l’autre rive un bruit de chaînes annonçant que le bac allait enfin traverser la rivière.

– Tel maître, tels vassaux, grommela Plélan. Les gens de M. de Rieux n’aiment pas plus Rohan que Calvin, et ce va m’être une satisfaction véritable que de frotter les oreilles à ce dormeur qui vient là-bas.

– Sauf respect et meilleur avis, dit Blaise à voix basse, je crois qu’il sera prudent d’attendre pour frotter les oreilles au batelier qu’il nous ait mis sur l’autre bord.

Guy de Plélan sentit la justesse de ce conseil et garda le silence.

– Combien êtes-vous, mes maîtres ? dit à ce moment le batelier.

– Quarante-sept, répondit Blaise avec douceur.

– À pied ou à cheval ?

– À cheval.

– En ce cas, ce sera six voyages : le bac ne peut porter plus de neuf cavaliers.

Les neuf premiers hommes d’armes entrèrent dans le bac et passèrent.

– Blaise, dit le capitaine, je crois que le malin esprit est dans mes oreilles. La pensée de ce lutin maudit qui nous a échappé encore, il y a doux heures, me poursuit à tel point, que la voix du batelier m’a semblé être la sienne.

– La voix du batelier, répondit Blaise, est plus grosse et plus enrouée.

– On peut déguiser sa voix...

– Neuf autres cavaliers ! dit en ce moment le passeur en touchant la rive.

Plélan fit un soubresaut sur son cheval.

– Blaise, murmura-t-il, c’est lui ou c’est le diable.

Le vieil homme d’armes ne crut point devoir contredire son chef.

– C’est un grand malheur ! pensa-t-il seulement : voici messire Guy devenu fou !

– Neuf autres cavaliers ! répéta le batelier, de retour de sa deuxième traversée.

Il fit ce voyage, puis deux autres encore après. La sixième fois, il ne restait plus sur la rive droite que Plélan et Blaise. Quarante-cinq cavaliers les attendaient sur l’autre bord.

Le capitaine et son confident mirent pied à terre à leur tour. Blaise entra le premier. Guy de Plélan, tenant son beau cheval par la bride, mit ensuite le pied sur le bac. Le batelier était à l’avant, immobile et appuyé sur sa perche. En passant près de lui, Plélan lui jeta un oblique regard, mais la nuit était sombre, et tout ce qu’il put voir, c’est que le batelier était de petite taille et de bien frêle apparence pour exercer un si rude emploi.

– Une fois de l’autre côté, pensa-t-il en tirant la bride de son cheval, je saurai à quoi m’en tenir !

Guy de Plélan se trompait. Il ne devait point rester si longtemps dans l’incertitude.

Avant que son beau cheval eut quitté le bord, le batelier leva sa perche, et, déchargeant un violent coup sur la bride, il fit lâcher prise au capitaine, qui se sentit en même temps frapper au visage. Ensuite, plus prompt que l’éclair, le batelier sauta sur la rive et repoussa du pied le bac.

– Guy de Plélan, dit-il sans déguiser sa voix davantage, au nom d’Amaury de Malestroit, mon seigneur, j’ai mis ma main sur ta joue, qui est celle d’un chevalier discourtois et déloyal. Au nom de mondit seigneur, je t’insulte et te provoque, lâche oppresseur de femmes ! Dieu seul peut dire quels seront le jour et le lieu du combat ; mais si Malestroit ne peut ou ne daigne retirer son gage, moi, Noël Torrec, je te tuerai, Guy de Plélan !... En attendant, souviens-toi que madame Marguerite est sous la garde de la Femme Blanche, et que ni vilain ni gentilhomme ne l’attaquera sans péril !

À ces derniers mots, Chantepie lança un petit paquet dans le bateau qui s’éloignait, et, montant le cheval du capitaine, il partit au grand trot.

Guy de Plélan était resté comme pétrifié. L’étonnement, la fureur, l’épouvante se partageaient son âme et paralysaient sa volonté. Son intelligence, violemment ébranlée, confondait dans ce premier moment la sorcière Ermengarde et Noël Torrec, pour en faire un ennemi seul et même fantastique, insaisissable, invincible, toujours près à le poursuivre, toujours capable de l’atteindre.

Au bout de quelques secondes, il porta sa main à sa joue, que brûlait encore l’outrage qu’il avait reçu.

– Mort de ma barbe ! dit-il d’un ton dolent, penses-tu, Blaise, qu’un soufflet du diable puisse déshonorer un gentilhomme ?

– Si c’est le diable, répondit Blaise, il n’est point si méchant qu’on le fait ; car il aurait pu nous noyer tous les deux... Tenez, messire capitaine, voici quelque chose que, diable ou non, il a jeté dans le bateau.

Guy de Plélan prit l’objet qu’on lui présentait et l’approcha de ses narines, pour voir s’il n’exhalait point une odeur de soufre.

– C’est un gant, dit-il, et quelque chose avec... Pousse le bac, Blaise, ou le courant nous emportera.

Blaise obéit, et bientôt les deux retardataires eurent rejoint les quarante-cinq hommes d’armes qui s’impatientaient sur l’autre bord. Peu à peu Guy de Plélan reprenait son assiette ordinaire, et sentait revenir tout à la fois son insolence et son intrépidité accoutumées.

– Çà, mes fils, dit-il en touchant le sol, le passeur de Rieux est un mécréant de papiste, il vient de nous jouer un tour pendable... Que pensez-vous qu’il faille lui donner en récompense ?

– La corde ! répondirent les huguenots.

 – Fi ! s’écria Plélan ; nous avons eu déjà ce matin une pendaison. Si bon que soit un mets, on s’en fatigue. Blaise, mon ami, enfonce la porte du passeur, mets-lui une pierre au cou, et... Tu m’entends ! Dépêche !

Blaise, d’un seul coup de sa lourde botte, jeta à bas la porte vermoulue de la cabane du batelier passeur de Rieux. Une lampe brillait à l’intérieur où deux femmes, à genoux près du lit d’un mourant, pleuraient.

– Où est le passeur ? cria-t-il.

Les deux femmes, d’un geste muet, montrèrent le moribond.

– Quel est donc, reprit Blaise, l’homme qui nous est venu chercher sur l’autre bord ?

– Je l’ignore, répondit une des femmes. Il est venu demander passage, et comme il nous a trouvées dans les larmes, il a pris la clef du bac.

– Tout cela est fort naturel, pensa Blaise, et le diable n’y est pour rien.

Et afin de laisser mourir en paix le pauvre passeur, il jeta dans la Vilaine une grosse pierre, pour figurer le bruit que fait en tombant le corps d’un homme.

– Est-ce fait ? demanda de loin Plélan, montait maintenant le cheval d’un de ses hommes.

– C’est fait, répliqua Blaise.

Le détachement se remit en marche et entra dans le bourg de Rieux.

Quand Guy de Plélan se fut installé, auprès d’un bon feu, dans la meilleure maison de l’endroit, il tira de son sein le gant et l’autre objet lancé par Chantepie.

– Ventrebleu ! s’écria Blaise, c’est le parchemin ! J’avais bien cru reconnaître là-bas, dans le taillis, le cheval de notre sergent ; mais maintenant, plus de doute !

– Penses-tu qu’on ait osé tuer un sergent de Rohan ? demanda le capitaine.

– Je ne sais ; mais la main d’un sergent de Rohan ne s’ouvre pour livrer le dépôt qui lui est confié que quand son cœur ne bat plus.

– C’est vrai ! murmura Guy de Plélan qui mit sa tête entre ses mains.

Puis il répéta, en se parlant à lui-même, les dernières paroles de Noël Torrec :

– La Femme Blanche !... Ni vilain ni gentilhomme n’attaquera Marguerite sans péril de mort !

Noël Torrec, après avoir échappé aux gens de Rohan sur la rive de l’Oust, avait poussé son cheval afin de les gagner de vitesse et d’arriver avant eux aux bacs de Rieux.

Nous disons les bacs, parce qu’il y en avait deux, l’un au-dessus, l’autre au-dessous du confluent de l’Oust et de la Vilaine, de sorte que, pour traverser cette première rivière, il fallait, pour ainsi dire, faire le tour de son embouchure et passer deux fois la Vilaine.

L’enfant n’avait nullement prémédité l’acte audacieux que nous venons de le voir accomplir ; mais l’occasion, l’envie de punir l’odieuse proclamation de Plélan et le désir de se procurer un meilleur cheval pour hâter sa course et diminuer le danger de madame Marguerite l’avaient déterminé. Il avait entendu, de la rive gauche, les appels répétés des soldats de Rohan, et il s’était mis à la place du passeur agonisant.

Toute cette nuit, il courut à franc étrier sur la route de Vannes, comptant gagner de là Hennebont, puis Concarneau, puis Quimper, suivant l’itinéraire que lui avait tracé Toussaint le veneur. Mais, pour être intelligent et intrépide, Noël n’en était pas moins un enfant ; dans son imprévoyante impatience, il força son cheval, et arriva à Vannes à pied, soutenu par un bâton de houx qu’il avait coupé sur la route.

À Vannes, il fit la rencontre d’un brave homme auquel il confia qu’il avait besoin d’une monture et qu’il possédait du reste ce qu’il fallait pour l’acheter.

Le brave homme auquel il parlait ainsi se souvint subitement qu’il avait à faire un pieux pèlerinage à Sainte-Anne d’Auray, qui se trouve à moitié chemin entre Vannes et Hennepont, ce qui lui permettrait d’accompagner son jeune maître une partie du voyage.

Chantepie était bavard et aimait fort la compagnie ; il accepta. Le brave homme se procura deux chevaux, attacha à son côté une longue rapière, de peur des voleurs, et tous deux partirent pour Auray.

À deux lieues de Vannes, le brave homme se mit en travers du chemin et tira sa longue rapière.

– Que faites-vous ? demanda Chantepie.

– Papiste maudit ! répondit son camarade, tout moyen est bon pour dépouiller les damnés tels que toi. J’ai feint un pèlerinage, parce que ces pauvretés inspirent la confiance à tes pareils ; mais je suis de la vache à Colas !... Ta bourse !

Chantepie n’avait qu’un petit poignard, et regretta fort les deux longs pistolets qui pendaient aux deux côtés de la selle du capitaine. Il tira sa bourse et la jeta au milieu du chemin.

– Ne bouge pas encore, dit le huguenot qui descendit de cheval et saisit, par précaution, la bride de celui de Noël. Donne-moi maintenant cette petite croix d’or qui pend à ton cou.

– Elle vient de ma mère, murmura Chantepie les larmes aux yeux ; de ma mère qui est morte !

– C’est touchant, mon jeune maître ! donne toujours.

Noël ôta le cordon qui suspendait à son cou la petite croix, et la remit au bandit.

– À présent, reprit celui-ci, je ne te demande plus qu’une chose : cet anneau qui brille à ton doigt.

C’était l’anneau de la dame de Malestroit.

– Jamais ! s’écria l’enfant avec énergie ; plutôt mourir mille fois !

Et, tirant son poignard, il prit résolument une attitude de défense.

 

 

 

 

V

 

 

PAUVRE NOËL.

 

 

En voyant Chantepie prendre une pose belliqueuse, le bandit éclata de rire.

– Penses-tu te mesurer avec moi ? dit-il.

Noël voulut le frapper de son petit poignard ; mais le huguenot le désarma sans effort.

Le pauvre Chantepie n’était point ici sur son élément. Au milieu des marais, avec une bonne perche à la main et son bateau neuf sous ses pieds, il n’eût pas craint la longue rapière du bandit ; mais là, en plein grand chemin, monté sur un piètre cheval dont il n’était plus maître, il se sentit gagné par le désespoir, et eut recours a la prière.

– Laissez-moi mon anneau, dit-il ; par pitié, laissez-le-moi.

– Tu tiens donc bien à cet anneau ?

– Plus qu’à ma vie.

– Alors il faut qu’il soit précieux, et je prétends l’avoir.

Une lutte s’engagea, lutte inégal et dont l’issue se pouvait facilement prévoir. Noël sentit sa main broyée par la main de fer de son antagoniste ; mais il ne lâchait point prise, et continuait de défendre son trésor.

Tout à coup le brigand s’arrêta et tendit l’oreille.

– Misérable ! s’écria l’enfant, on vient à mon secours !

– On viendra trop tard, répondit le huguenot.

Et voulant mettra fin à la lutte d’un seul coup, il frappa Noël de son épée.

Le pauvre enfant tomba baigné dans son sang ; mais le bandit ne put recueillir le fruit de son lâche assassinat. Une nombreuse cavalcade se montra au détour du chemin, et il n’eut que le temps de ramasser la bourse et de fuir à toutes jambes.

La cavalcade se composait de bons pèlerins qui allaient faire leurs dévotions à madame sainte Anne. La troupe s’arrêta à la vue de Noël qui gisait au milieu du chemin. Chacun mit pied à terre ; on s’empressa autour du blessé, qui fut mis sur un brancard fait à la hâte et porté jusqu’à la ferme voisine, puis les bons pèlerins déposèrent une offrande entre les mains du maître de la ferme et continuèrent leur route, heureux d’avoir trouvé à faire une charitable action.

Lorsque Chantepie reprit ses sens, après un long évanouissement, il se trouva couché sur un lit. Le souvenir lui revint. Il souleva sa main.

– Elle y est, murmura-t-il en baisant la bague avec une sorte de passion : je ne l’ai point perdue !

Épuisé par cet effort, il retomba sur sa coucha et s’endormit.

 

 

De retour au château de la Roche-Bernard, après son expédition de Malestroit, Guy de Plélan mit ses émissaires en campagne pour savoir où s’était retirée Marguerite de Guer.

Il se regardait désormais comme engagé d’honneur à poursuivre la guerre à mort qu’il avait déclarée à Malestroit. Faible d’esprit, mais possédant cet indomptable courage du soudard qui n’a rien de commun avec l’intrépidité intelligente qui est la bravoure des héros, il se sentait d’autant plus attiré vers cette entreprise qu’elle lui présentait de plus terribles dangers. Il croyait fermement, en effet, que son épée, dans cette circonstance, n’aurait point à combattre des hommes mortels formés comme lui de chair et d’os. La Femme Blanche des marais se présentait sans cesse à son imagination frappée, et lui laissait deviner dans l’avenir de nouveaux et mystérieux périls.

Or, Guy de Plélan, fanfaron par nature, bravait de loin ces périls qui l’avaient si fort épouvanté et défiait ses fantastiques ennemis.

– Mort de moi ! disait-il, que vienne cette Ermengarde avec son page Chantepie, et je les pourfendrai tous deux !

Il disait cela le jour surtout ; la nuit, quand le vent du nord pleurait dans les jointures des hautes fenêtres de la Roche-Bernard, quand les boiseries gémissaient et craquaient, quand les orfraies jetaient du haut de la toiture leurs cris stridents et funèbres auxquels répondait le grincement de la girouette limant son axe de fer rouillé, le vaillant capitaine appelait près de lui Blaise ou quelque autre homme d’armes, afin d’avoir à qui parler. À ces heures, il jurait moins et buvait davantage, jusqu’à ce que, ayant bu comme il faut, il retrouvât le courage de jurer convenablement.

Souvent il passait ainsi de longues heures avec Blaise. Quoi qu’il pût faire, sa préoccupation finissait toujours par percer, et les noms d’Ermengarde et de Chantepie, qu’il unissait dans sa haine comme dans sa secrète frayeur, sortaient continuellement de sa bouche, accompagnés d’un choix de malédictions dont les blasphémateurs de notre temps n’ont point gardé la recette.

Blaise, qui était un sceptique, laissait dire son capitaine ou faisait chorus ; mais, dans son for intérieur, était persuadé que Chantepie et la Femme Blanche étaient, l’un un enfant hardi et bien avisé, l’autre, un peu de poussière au fond d’une tombe et un peu de brouillard sur les marais.

Quoi qu’il en fût, les recherches de Guy de Plélan demeuraient sans résultat. Il y avait deux mois qu’il était oisif à la Roche-Bernard, et rien ne lui avait été appris touchant la retraite de la dame de Malestroit et de son fils.

En désespoir de cause, Guy résolut de chercher par lui-même, et partit un beau matin pour Malestroit, pensant que Marguerite, si elle n’avait pas rejoint son époux, devait avoir choisi son asile chez quelqu’un de ses vassaux.

– Messire Guy, lui dit Blaise au débotté, il y a dans la cour extérieure un rustre qui prétend posséder d’importants secrets. Il demande à vous entretenir.

– Qu’on me serve à souper ! répondit le capitaine.

– Et le manant ?

– Quel manant ?

– Celui qui demande à vous entretenir.

– Qu’il aille au diable !... et qu’on me serve à souper.

– Ainsi soit-il, dit Blaise. Pourtant ce rustre pourrait peut-être savoir où se cache la dame de Malestroit.

Guy de Plélan jeta un regard cauteleux vers le portrait de madame Ermengarde, qu’il avait brutalement mutilé naguère, lors de sa première visite au château. Ermengarde avait la moitié du visage emportée ; mais l’œil unique qui lui restait semblait avoir pris une expression menaçante, et lançait, par l’étroite ouverture de sa paupière demi-close, tant de sinistres éclairs, que le bon capitaine se sentait frémir et n’avait plus d’espoir que dans le vin pour vaincre sa superstitieuse frayeur.

– Qu’on me serve à souper ! répéta-t-il pour la troisième fois, d’une voix qu’il voulait rendre impérieuse, mais où perçait une secrète détresse.

Blaise se hâta d’obéir.

Resté seul, Guy de Plélan se prit à parcourir la salle à grands pas. Il était tout blême ; ses lèvres remuaient convulsivement. Chaque fois qu’il passait devant cette partie de la tapisserie où était répétée l’image d’Ermengarde, il fermait les yeux et pressait le pas. Pourtant une mystérieuse et invincible attraction semblait l’entraîner vers cette image redoutée : il y revenait toujours.

Enfin, son front se couvrit d’une subite rougeur. Il saisit un flambeau et marcha résolument vers la tapisserie, qu’il regarda en face.

– C’est bien la légende que me conta ce démon de Chantepie, murmura-t-il la sorcière sourit et appelle, tandis que le pauvre chevalier français... Mort de mon sang ! ajouta-t-il en s’interrompant tout à coup, le Français me ressemble trait pour trait !

Il leva son flambeau, et se mira dans une petite glace à compartiments, suspendue entre deux croisées. Soit qu’il y eut réellement du rapport entre le Français et lui, soit que son imagination frappée eût troublé sa vue, la glace lui envoya, au lieu de son image, celle du chevalier représenté sur la tapisserie.

Le flambeau s’échappa de ses mains.

– Au secours ! cria-t-il d’une voix étouffée ; – la maudite veut m’étrangler ! le gouffre va s’ouvrir et se refermer sur mes membres broyés... Au secours !

Le flambeau s’était éteint. Guy, plongé subitement dans l’obscurité et en proie à un véritable délire, tira son épée et engagea contre son ennemi imaginaire un combat furieux.

– À toi, sorcière ! dit-il enfin, en plongeant son épée jusqu’à la garde dans la tapisserie.

La présence de Blaise, qui arrivait avec un valet chargé de vins et de mets, fit tomber à l’instant le transport du capitaine.

Néanmoins, en retirant son épée fichée dans la tapisserie, il vit avec une certaine horreur que, au lieu de percer Ermengarde, il avait traversé le cœur du Français.

– Mort de mes os ! grommela-t-il ; tout ceci est diabolique mais il ne sera pas dit que Guy de Plélan a reculé devant un cauchemar... À boire !

Il se versa coup sur coup plusieurs gobelets de vin, et reprit bientôt l’attitude hautaine qui convenait à un lieutenant de Rohan.

– Ne m’as-tu pas parlé d’un vilain qui demande audience ? dit-il à Blaise ; fais qu’on l’introduise.

Blaise sortit et rentra presque aussitôt, suivi par un paysan à mine basse et hypocrite, qui s’avança les yeux baissés, entortillant dans ses doigts la mèche d’un énorme bonnet de laine. C’était un homme de cinquante ans. Ses cheveux grisonnants, plantés sur le front, et rejoignant presque de gros sourcils hérissés, donnaient à sa physionomie une expression de méchanceté que démentait en vain la complaisant et perpétuel sourire d’une large bouche garnie d’un puissant râtelier.

Plélan, qui vidait en ce moment son dixième verre, avait recouvré sa grossière gaieté.

– Voici un vilain qui n’est pas beau ! s’écria-t-il en éclatant de rire. Comment te nomme-t-on, mon compère ?

– Renot, si ça plaît à monseigneur.

– Ça me plaît. D’où viens-tu ?

– De Gourlâ, en Saint-Vincent, de l’autre côté des marais.

– Oui-dà ! et que veux-tu ?

Renot se gratta l’oreille et renforça son sourire.

– On s’est laissé dire là-bas, répondit-il, que monseigneur donnerait quelque chose de bon pour retrouver madame Marguerite...

– Tu sais où elle est ? s’écria vivement Plélan.

– Nenni donc, par ma fâ ! répondit le rustre avec une égale vivacité.

Plélan, qui s’était levé, se rassit d’un air d’humeur.

– Ça, c’est la vérité, reprit le paysan ; qui donc me l’aurait dit où qu’elle est ? mais quoique ça, je m’en défie.

– Tu l’as deviné ?

– Nenni donc ! Respect de vous, notre maître, je n’ai pas dit ça. Je ne fais que m’en méfier un brin... on bavardait là-bas, et on disait que monseigneur donnerait plein un bonnet d’écus nantais...

– Je l’ai promis ; je le tiendrai !

– Plein un bonnet comme ça ? demanda Renot, dont l’œil gris se releva subitement, brillant d’une extraordinaire et sauvage avidité.

Et il déploya son bonnet, dont la mèche roula jusqu’à terre.

–Vertubleu ! s’écria Blaise ; voici un futé compère ! on mettrait facilement dans son bonnet trois têtes comme la sienne, et, par-dessus le marché, celle de sa monture qui est un baudet.

Plélan lui imposa silence d’un geste.

– Ton bonnet est large et long, mon homme, dit-il ; n’importe, je l’emplirai de nantais.

Le rustre fit une gambade et cligna rapidement de l’œil.

– Parle, continua Plélan, où est la dame de Malestroit ?

– Où elle est ? répéta Renot d’un air étonné.

– Ne le sais-tu point ?

– Nenni donc, je ne vous mens pas ! mais je m’en défie.

Guy de Plélan n’était pas plus patient que le commun des batailleurs de son temps. L’astucieuse simplicité de Renot le mit en grande colère, et il sentit venir sur ses lèvres l’ordre de le faire pendre à l’un des clous qui avaient servi naguère à ses deux hommes d’armes ; mais il se retint, connaissant les façons cauteleuses du paysan de Bretagne vis-à-vis de ses supérieurs, et se borna à dire froidement :

– Ce brave homme n’est point en état de gagner la récompense promise ; qu’on le fasse sortir du château !

Renot s’inclina gauchement et fit quelques pas vers la porte ; mais, avant d’arriver au seuil, il se retourna.

– Si ça plaît à monseigneur, dit-il, on va convenir de quelque chose.

– Parle ; mais dépêche !

– Voilà ce que c’est : Monseigneur placera une sentinelle sur le bord du marais... de ce côté-ci, bien entendu ; car il ne faut pas effrayer le gibier qu’on veut prendre au piège. Cette sentinelle dormira le jour, si ça lui convient ; mais elle veillera la nuit, et, quand elle verra un feu briller au haut de la montée de Saint-Vincent, ce sera signe que monseigneur pourra passer l’eau avec ses hommes d’armes, – et ce qu’il faut de nantais pour remplir mon pauvre bonnet.

– Tu me livreras Marguerite ?

– Nenni donc ! mais je vous dirai où elle est étant.

Plélan sourit et fit un signe de tête en manière de consentement. Renot remonta sur son baudet pour regagner les marais.

 

 

Il y avait bien longtemps que Chantepie était parti. Marguerite de Guer vivait solitaire, en son petit manoir de Gourlâ, et ne quittait point la chambre secrète, car Toussaint le veneur avait eu vent des promesses de Guy Plélan. Or, il savait les riverains des marais bien pauvres ; en tout pays, la pauvreté conseille le mal : Toussaint craignait et se défiait de tous.

Un homme surtout éveillait ses soupçons. C’était un éterpeur 3 de landes d’assez méchante renommée, qui demeurait au bourg Saint-Vincent. Cet homme, qui n’était autre que Renot, rôdait plus souvent qu’il n’était besoin autour du manoir, et passait parfois des journées entières sous prétexte d’aiguiser son éterpe, à regarder les fenêtres de Gourlâ.

Toussaint l’avait menacé plus d’une fois de sa tuette ; mais Renot, guidé par cet instinct que nous ne saurions comparer qu’au flair d’un limier, se méfiait et cherchait.

– Ne soyez pas dur comme ça pour le pauvre monde, mon joli maître, disait-il à Toussaint ; en ce temps maudit ou les hérétiques courent les champs, on aime à se reposer près de la demeure d’un serviteur de la sainte Église. Quel mal voyez-vous à cela ?

Toussaint hochait la tête. Quelque chose lui disait que ce misérable était un traître, un espion ; mais, n’ayant point de preuve, il n’osait le chasser de force, craignant d’exciter quelques soupçons dans le pays.

Pour parer à ce danger qu’il ne pouvait éloigner directement, il redoublait de surveillance auprès de sa maîtresse. Marguerite n’avait point la permission de sortir, si ce n’est parfois, lorsque la nuit était bien obscure. Alors, elle revêtait un habit de paysanne, et, appuyée sur le bras du veneur, elle se rendait aux bords du marais. Tous deux regardaient avidement l’autre rivage ; ils regardaient, car, d’un instant à l’autre, une flamme brillant au milieu des ténèbres entre les arbres de la Forêt-Neuve pouvait lui annoncer que l’heure de la délivrance était venue.

Mais nulle flamme ne paraissait de l’autre côté du marais. Les jours passaient, puis les semaines, puis les mois, et rien n’annonçait la fin de cette captivité pleine de périls.

Qu’était devenu Noël Torrec ? Le pauvre enfant avait-il pu supporter les fatigues et surmonter les périls du voyage ? Il était brave, mais il était faible ; et, dans ces temps malheureux, il y avait tant d’obstacles que des hommes dans la force de l’âge ne pouvaient point soulever !

– Pauvre Noël ! pensait la vieille mère Toussaint. Il était si beau, si bon, si généreux !

– J’aurais dû partir à sa place, se disait le veneur.

– Le malheureux enfant a succombé en voulant me servir ! pensait la dame de Malestroit.

Et tous trois répétaient en pleurant :

– Pauvre Noël !

C’était vers la Toussaint qu’était parti le jeune messager, et la fin de l’année approchait. On était au jour de la naissance du Sauveur.

Il ne restait plus guère d’espoir de voir l’enfant revenir.

Madame Marguerite passa bien tristement ce jour de Noël que l’Église célèbre dans l’allégresse comme l’une des plus grandes de ses fêtes. Elle ne pouvait sortir, et ne mêlait point sa voix aux chants des villageois catholiques disant les louanges du Seigneur. Le son des cloches de la paroisse de Saint-Vincent venait la chercher jusqu’au manoir, et il lui était interdit de répondre à ce pieux appel.

– Toussaint, dit-elle, lorsque le soir fut venu, je voudrais aller prier Dieu au pied de la croix du marais.

– Ma noble maîtresse, répondit le bon serviteur, la lune brille au ciel : sortir serait imprudent à cette heure.

– Qui pourrait donc me voir ? s’écria Marguerite avec quelque impatience. Qui pourrait me reconnaître sous mes habits de vassale ?... Toussaint, c’est aujourd’hui Noël ; le pauvre enfant qui portait ce nom est mort peut-être, mort pour moi ! Je veux m’agenouiller dans la poussière du chemin, et prier pour lui. Je le veux !

Toussaint ne répliqua pas. Peut-être le respect n’eût-il point suffi à lui fermer la bouche ; mais le nom de Noël, qu’il aimait plus qu’un père n’aime son fils, lui amollit le cœur. Il secoua tristement la tête et garda le silence.

– Merci, ma noble dame, merci ! murmura la vieille Marthe, dont les yeux s’étaient remplis de larmes ; merci d’avoir pensé à Noël, notre bien-aimé. Allez ! Dieu exaucera votre prière ; et Noël, s’il n’est plus de ce monde...

Elle ne put achever.

– Non ! oh non ! reprit-elle, Noël n’est pas mort. Mes pauvres yeux le reverront avant de se fermer pour jamais !

Marguerite de Guer dissimula sa fine taille sous les plis d’une mante de bure, et sortit appuyée sur le bras de Toussaint.

Comme ils passaient le seuil, le veneur crut voir une ombre se glisser derrière la haie du chemin. Il rentra et prit une arbalète de chasse.

Tout le long du chemin, la dame de Malestroit se réjouissait et aspirait avec délices l’air pur de la campagne. Le vent était froid et piquant ; Toussaint, lui, semblait inquiet. Il s’arrêtait parfois et son œil interrogeait les hautes palissades de pierre qui bordent presque tous les champs dans cette partie de la Bretagne. À deux ou trois reprises, il crut voir encore une forme humaine marcher avec précaution derrière les palis.

Arrivée au pied de la croix des marais, la dame de Malestroit s’agenouilla et fit une courte prière. Puis elle sa releva, et Toussaint, joyeux à son tour, pressa le pas sur la route du manoir.

– Mon reliquaire ! dit tout à coup Marguerite, j’ai perdu mon reliquaire.

Ils étaient à deux cents pas de la croix. Toussaint, en se retournant, put voir, sur les marches, un objet répercuter les rayons de la lune et briller dans l’ombre. Il prit sa course aussitôt.

Mais, avant qu’il eut fait la moitié du chemin, un homme franchit les palis du champ voisin, courut à la croix, et se saisit du reliquaire.

– Je m’en méfiais ! grommela le voleur, en fuyant de toute la vitesse de ses jambes.

Toussaint avait reconnu d’un coup d’œil Renot, l’éterpeur de landes. Il épaula vivement son arbalète et le carreau partit en sifflant.

Renot poussa un cri aigu et plaintif ; mais il n’était que blessé sans doute, car il atteignit la haute lande avant que Toussaint pût le viser de nouveau et disparut dans les ajoncs.

– Madame, dit Toussaint d’un ton grave en rejoignant Marguerite, l’écusson de Malestroit est-il gravé sur votre reliquaire ?

– C’était un don d’Amaury, mon époux, répondit Marguerite ; l’émail du couvercle porte les sept macles d’or de Guer, écartelées de la Rose rouge de Malestroit.

– Alors, murmura Toussaint avec accablement, que Dieu nous soit en aide ! Notre secret est aux mains d’un traître, qui, demain, le vendra peut-être pour un peu d’or !

 

 

 

 

VI

 

 

DEUX SIGNAUX AU LIEU D’UN.

 

 

Pendant ce temps, Noël Torrec poursuivait son voyage.

Il était resté plus d’un mois malade, dans cette ferme des environs d’Auray, où il avait été recueilli après sa mésaventure. Noël s’impatientait grandement de ce retard ; mais il se consolait en pensant qu’il avait toujours au doigt l’anneau de madame Marguerite, cet anneau qui devait lui servir de gage de créance auprès du sire de Malestroit.

Un matin donc, faible encore et se ressentant quelque peu de sa blessure, il prit congé des bonnes gens qui l’avaient secouru et se mit en chemin. Il n’avait plus de cheval et son escarcelle était vide ; mais, en revanche, il avait le cœur léger et savourait ce bien-être général qui suit une heureuse convalescence.

Il allait, chantant tout le long de la route. Quand il se sentait appétit, il demandait un morceau de pain ; quand le sommeil le prenait, il faisait son lit dans une grange.

Parfois, quand il s’arrêtait chez quelque riche laboureur, il gagnait place à table et bon lit, on chantant ses gaies chansonnettes de village, ou en récitant la légende de la Femme Blanche des marais. On l’écoutait alors ; on le fêtait ; les ménagères, au départ, glissaient quelques provisions dans sa besace et quelques deniers dans son escarcelle. Il chantait si bien et disait si couramment ses histoires ! Et puis, cette pâleur inaccoutumée que lui avait laissée sa blessure allait si bien à son blanc visage encadré de beaux cheveux noirs bouclés !

Il arriva ainsi, marchant à petites journées et s’égarant de temps à autre par les chemins déserts, il arriva en vue de la cité de Quimper. Ce fut un moment de grande joie, car là était le terme du voyage. Mais la joie fut de courte durée : Noël chercha des yeux les tentes et tes pennons armoriés de MM. de Guer et de Malestroit ; si loin que pussent se porter ses regards, il ne vit rien.

Partout la lande aride, coupée d’étroites bandes de chaumes aux endroits cultivés ; çà et là quelques arbres tondus et rabougris ; au loin, des grises montagnes, se confondant avec les nuages gris de l’horizon.

Mais nulle part ce mouvement que porte après soi une troupe de gens de guerre ; nulle part, dans la plaine, ces groupes de soudards fourrageurs, poursuivants et poursuivis ; nulle part ces étincelants reflets que dispersent en gerbes les nobles armures, même sous le pâle soleil de Cornouaille.

Chantepie baissa tristement la tête. Il eût donné un an de sa vie pour ouïr le son belliqueux du cor de Malestroit ; il eût entendu avec transport, comme on écoute une musique délicieuse, le fracas des couleuvrines de la ville ou le bruit sec et strident de l’arquebusade ; mais, de même qu’il ne voyait rien, il n’entendait rien.

– Messire Amaury aurait-il rencontré la mort avec tous ses vassaux ? se demanda-t-il, ou bien le vais-je trouver dans l’oisiveté du triomphe, en cette cité de Quimper, qui m’apparaît morne et silencieuse au détour du chemin ?

Comme il se faisait cette question, appuyé sur son bâton de voyage, il vit s’ouvrir la porte de la ville. Quelques vieillards, montés sur des mulets, passèrent le seuil, puis la porte se referma sur eux. À mesure que les vieillards approchaient, Noël distingua leurs frocs et leurs larges tonsures. Il reconnut en eux des moines, et courut tout joyeux demander la bénédiction des bons pères.

– Que Dieu te bénisse, enfant, dit le premier des moines d’une voix lente et triste ; que Dieu te bénisse, si tu es dans le giron de la sainte Église ; qu’il te bénisse encore, si tu es huguenot ; car il nous est ordonné de rendre le bien pour te mat.

– Je suis catholique, répondit Noël, et me rends à Quimper pour faire tenir un message à Malestroit, mon seigneur.

Le premier religieux n’avait point arrêté sa mule ; les autres passèrent en silence, se bornant à figurer au-dessus de Noël le signe de la bénédiction.

Il en fut ainsi jusqu’au dernier, qui était un frère convers charge d’infirmités et de vieillesse. Celui-ci était plus triste encore que ses supérieurs. Sa tête chenue se courbait jusque sur l’encolure de sa mule ; il poussait de gros soupirs, et une larme se suspendait aux cils blanchis de sa paupière.

– Mon fils, dit-il à Noël, tourne le dos à Quimper, si tu es serviteur de l’Église. Depuis deux jours, les hérétiques sont maîtres de la ville, et nous voilà, nous, chassés de notre retraite en courant au hasard sans savoir où nous reposerons, la nuit venue, nos membres fatigués.

– Et Monsieur de Guer ?... et le sire de Malestroit ? demanda Noël, dont le cœur se remplit d’angoisse.

– C’étaient de bons chrétiens et de vaillants seigneurs ! répondit le moine en hochant la tête.

– Sont-ils donc morts ?

– Il y a trois jours, Monsieur de Guer a passé de vie à trépas dans les murs de notre couvent, hélas ! que je ne verrai plus !... Quant à messire Amaury, on dit qu’il a pu faire retraite à la tête de quelques cavaliers.

– Et où le trouverai-je, mon père ?

– Je ne sais... que Dieu te garde, mon fils ! La route est longue et je suis bien vieux !

Le moine, à ces mots, piqua sa mule afin de rejoindre ses supérieurs.

Noël s’assit sur l’herbe glacée au rebord du chemin. D’amers sanglots soulevaient sa poitrine ; il sentait son courage s’engourdir.

– Vaincu ! Malestroit ! murmurait-il ; vaincu, fugitif... mort peut-être !

Puis il ajoutait avec désespoir :

– Qui sauvera désormais madame Marguerite ?

Et il pleurait. À force de pleurer, il s’endormit. Il eut un rêve étrange.

Il vit la dame de Malestroit abandonnée au milieu des marais et poursuivie par un monstre hideux. Lui, Noël, était trop faible pour combattre le monstre.

Il appela la Femme blanche et lui montra Marguerite qui se mourait.

La Femme Manche étendit ses deux longs bras. D’une main elle saisit Marguerite qu’elle mit à l’abri dans un des plis de sa robe de brouillard ; de l’autre, elle étouffa le monstre dont elle jeta les membres broyés dans le tournant.

Noël s’éveilla en sursaut. Des pas lourds de chevaux de guerre ébranlaient le sol : Noël se frotta les yeux, et à la faible lueur du crépuscule, qui était descendu pendant son sommeil, il vit des cavaliers s’approcher. Les cavaliers venaient de Quimper.

Noël franchit vivement le talus sur lequel il s’était endormi et se tapit derrière la baie.

Les cavaliers riaient, chantaient et s’entretenaient : on voyait luire çà et là les mèches de leurs arquebuses.

– Or çà, mes fils, disait celui qui marchait en tête, il vous faudra bientôt retenir vos langues, si nous voulons surprendre le sanglier dans sa bauge et l’abattre sans qu’il nous fasse sentir ses défenses.

– Bah ! répondit un autre, ses défenses sont coupées, et nous aurons bon marché de ce gibier édenté !

– Prenez garde ! reprit le premier. Malestroit, si bas que nous l’ayons mis, s’acculera, et avant que nous sonnions sa mort, plus d’un parmi vous aura vidé les arçons.

Chantepie mit la main sur son cœur pour en contenir les battements précipités. Il se coula sans bruit le long de la haie pour suivre les cavaliers et tendit avidement l’oreille. On disait :

– Il mourra comme est mort le vieux de Guer... un vaillant soldat !

– Un vaillant soldat ! oui. Combien Malestroit a-t-il conservé d’hommes d’armes ?

– Je ne sais au juste, répondit en riant le chef du détachement. Son camp, qui est à deux lieues d’ici, sur le chemin de Faouët, se compose de quatre tentes.

Les cavaliers huguenots poussèrent en chœur un éclat de rire.

– Avec soixante arquebuses que nous sommes, dit l’un d’eux, et l’avantage que nous donne une surprise, Malestroit n’aura pas beau jeu.

Ils continuèrent de causer ainsi bruyamment et sans se contraindre pendant une demi-heure, puis le silence s’établit dans leurs rangs.

Noël les suivait toujours. Il ne savait point le lieu précis où campait Amaury de Malestroit, et ne pouvait aller le prévenir.

– Cachez vos mèches ! dit tout à coup le chef des huguenots à un détour du chemin.

Les cavaliers exécutèrent cet ordre aussitôt.

Chantepie s’élança sur le talus de la route, au risque d’être découvert, et aperçut un feu qui brillait dans la campagne. Alors il prit sa course et s’efforça de devancer le détachement. Mais les cavaliers, à mesure qu’ils approchaient, pressaient le pas davantage, et Noël était bien las. Tout ce qu’il pouvait faire était de se tenir toujours au niveau du front des huguenots. Il se désespérait sentant qu’il arriverait trop tard.

Heureusement les cavaliers n’avaient nul soupçon de sa présence. À portée d’arquebuse du camp, ils s’arrêtèrent pour prendre à loisir leurs dernières dispositions. On distinguait alors parfaitement les soldats de Malestroit, assis ou couchés autour d’un grand feu. Debout à l’écart, une douzaine d’hommes d’armes tenaient conseil. C’était tout ce qui restait de l’armée qui avait traversé victorieusement naguère la Basse-Bretagne, sous les ordres du bâtard de Lorraine, lieutenant de M. de Mercœur .

Chantepie, épuisé de fatigue, retrouva force en ce moment. Il franchit rapidement la distance qui le séparait du camp, et vint tomber haletant, aux pieds de Malestroit.

– Fuyez, dit-il, le temps est passé de se défendre. Soixante arquebuses sont braquées sur vous en ce moment.

Amaury détourna vers lui son regard calme et hautain.

– Qui es-tu, pour conseiller à Malestroit de fuir ? demanda-t-il.

– Hélas ! monseigneur, dit Noël qui mit un genou en terre, je suis votre soumis vassal, et je viens de par madame Marguerite requérir votre secours.

– Marguerite ! s’écria le sire de Malestroit en pâlissant.

– Fuyez par pitié, fuyez reprit Chantepie ; qui protégera, si vous succombez, madame Marguerite et son cher fils ?

Amaury passa la main sur son visage. Il regarda vers la route de Quimper, et vit briller dans l’ombre des points lumineux.

– Il y a là-bas, en effets des arquebuses, dit-il.

Puis, se tournant vers les soldats couchés près du feu :

– Alerte cria-t-il d’une voix contenue ; rampez vers les tentes et saisissez vos armes.

Si prudemment que fut exécuté ce mouvement, il n’échappa point aux soldats huguenots qui s’ébranlèrent, et franchirent au galop la distance restant encore entre eux et les gens de Malestroit.

– Haut la mèche ! cria le chef.

Soixante détonations suivirent de près ce commandement.

– Malestroit ! Malestroit ! pour Notre-Dame de Bruc ! cria à son tour Amaury, qui avait enfourché son cheval.

Quelques soldats se relevèrent çà et là ; la plupart avaient été balayés par l’arquebusade.

Mais au moment où les huguenots se réjouissaient et criaient : À sac ! la messe ! Amaury, sortant de l’ombre à la tête de ses douze hommes d’armes, vint fondre sur eux à l’improviste. Ce fut une horrible mêlée. Chaque fois que Malestroit levait sa lourde épée, un homme tombait. Au bout de quelques minutes, une vingtaine de huguenots, désarmés, blessés, malmenés, reprenaient à toute bride la route de Quimper.

– Où est l’enfant qui nous a donné l’alarme ? demanda Amaury en essuyant son épée sur la crinière de son cheval ?

Chantepie se présenta. Il tenait, lui aussi, une épée à la main, – une épée sanglante.

– Tubleu ! s’écria joyeusement Amaury, nous voici munis d’un homme d’armes de plus, ce me semble !... Quel âge as-tu, vaillant champion ?

Chantepie ne répondit point et baissa tristement la tête.

– Plût au ciel, monseigneur, dit-il, que tous ces braves soldats qui sont là, couchés dans la poussière, fussent debout à ma place, et capables encore de monter à cheval ! Ce n’est pas moi qui les pourrais remplacer, et madame Marguerite...

– Marguerite ! interrompit Malestroit, je n’ai pas voulu te laisser parler avant de combattre, parce qu’il est des paroles qui amollissent le cœur d’un chevalier ; mais maintenant... qu’est-il arrivé ?

Chantepie tira de son doigt l’anneau de Marguerite, qu’il tendit à son seigneur. Amaury le porta à ses lèvres.

– Si je l’avais vu, murmura-t-il, je serais parti d’ici sans tirer l’épée !

– Et bien vous auriez fait, monseigneur.

Ici Chantepie raconta la prise de Malestroit et la fuite de Marguerite. À mesure qu’il avançait dans son récit, le front d’Amaury se rembrunissait. Le pauvre seigneur parcourait du regard son camp jonché de cadavres et comptait avec désespoir les quelques hommes d’armes qui lui restaient.

– N’importe, dit-il enfin, à cheval !

– Il me reste encore quelque chose à vous dire, reprit  Chantepie. Une fois durant mon voyage, je me suis trouvé face à face avec Guy de Plélan.

– Et qu’as-tu fait ?

– Je l’ai frappé au visage en l’appelant traître et lâche.

– Toi ! s’écria Malestroit étonné.

– Ensuite, poursuivit Noël, je lui ai jeté mon gant, le provoquant, au nom d’Amaury de Malestroit, mon seigneur, à un combat mortel et sans merci.

– Bien, enfant ! bien de par Notre-Dame ! Tu as fait acte de noble homme, et je te dis merci de grand cœur... À cheval ! à cheval !

Les débris de la petite troupe se rangèrent autour de leur chef, et tous partirent au galop sur le chemin de Vannes.

 

 

Marguerite de Guer regagnait tristement la manoir de Gourlâ. Elle était affligée de la perte de son reliquaire, seulement parce que c’était un don de son époux, et ne prévoyait point les suites funestes de ce malheureux évènement.

Il n’en était pas de même de Toussaint. Le bon veneur soupçonnait depuis longtemps Renot d’être un espion de Plélan, ou tout au moins un misérable cherchant à découvrir la retraite de sa maîtresse pour la vendre aux huguenots. L’empressement que Renot avait mis à se saisir du reliquaire au péril de sa vie, sa présence aux environs du manoir, à cette heure, tout concourait à changer ses doutes en certitude.

– Si seulement, pensait-il en frappant sur son arbalète, j’avais eu ma bonne carabine, au lieu de ce joujou d’enfant, le drôle ne tiendrait pas entre ses mains, à l’heure qu’il est, le sort d’une noble maison... En attendant, il nous faudra, dès demain, choisir une autre retraite. Et Dieu sait quelle retraite nous pourrons choisir !

Tel était le sujet des méditations de Toussaint, lorsque, au moment de quitter la fine pelouse du marais pour prendre le sentier rocheux qui montait vers Gourlâ, Marguerite s’arrêta et poussa un cri.

– Voyez ! voyez ! dit-elle en montrant l’autre rive.

– Le signal ! s’écria Toussaint en passant subitement de la tristesse à la joie la plus vive. Béni soit Dieu qui nous vient en aide au moment du péril !

Une flamme, faible d’abord et voilée par la fumée, brillait au milieu des arbres de la Forêt-Neuve. Bientôt elle s’élança en jets de pourpre et illumina les troncs dépouillés de feuillage.

– Sauvés ! Nous sommes sauvés ! s’écrièrent en même temps la châtelaine et le fidèle serviteur.

Ils retournèrent en toute hâte au manoir. La première idée de Toussaint fut de faire monter la dame de Malestroit et son fils dans le chaland, pour aller au-devant de Noël et du secours que sans doute il amenait, mais Toussaint se souvint des périls que sa maîtresse avait courus déjà en semblable traversée. Depuis ce temps, les eaux avaient considérablement grandi ; le marais était devenu un vaste lac, dont les courants rapides et sujets à changer de place exigeaient l’habileté pratique d’un batelier de profession.

Le veneur résolut d’amener le secours à sa dame au lieu de conduire sa dame vers le secours en bravant inutilement un grand péril, et, changeant à tout évènement son arbalète pour sa lourde carabine à rouet, il courut détacher le chaland de Noël, et quitta aussitôt la rive.

 

 

C’était bien le signal de Chantepie qu’il avait vu.

Chantepie et le sire de Malestroit en attendaient l’effet, abrités derrière les arbres de la Forêt-Neuve. La lune s’était cachée sous un nuage épais ; on ne voyait rien sur le lac, si ce n’est l’immense profil de la Femme blanche, dont les contours se détachaient vaguement sur l’horizon, et semblaient rayonner une lueur phosphorescente.

Noël, comme s’il eût voulu percer l’obscurité, jetait devant lui d’avides regards ; il n’apercevait rien.

– Si nous étions venus trop tard ! dit le sire de Malestroit dont la voix trahissait une émotion poignante.

– Chut ! fit Noël au lieu de répondre.

Il venait d’entendre sur le marais un bruit qui n’était point celui du tournant de Trémeulé.

– Il vient, dit-il.

Le sire de Malestroit prêta l’oreille, mais il fallait être enfant des marais pour saisir à mille pas de distance le son d’un aviron qui fend l’eau au milieu des milles fracas d’une inondation furieuse. Le sire de Malestroit n’entendit rien.

– Écoutez ! dit encore Chantepie.

En mettant ses deux mains roulées en cornet devant sa bouche, il fit entendre ce cri étrange et prolongé, particulier aux campagnes du pays de Vannes, qui, étouffé d’abord, va rinforzando sur deux cadences dissonantes, et s’éteint dans une note basse et gutturale.

L’effet fut tout autre que celui auquel il s’attendait.

Deux cris pareils lui répondirent en même temps. L’un venait du large ; l’autre sortait des profondeurs de la forêt.

– Nous ne veillons pas seuls, dit Chantepie à voix basse, et ce chaland qui vient là n’est pas pour nous peut-être... Pourtant, je veux mourir si ce n’est pas le coup d’aviron de mon père le veneur !

Comme il finissait ces mots, une lueur subite sautilla en sillonnant le lac. Noël et le sire de Malestroit levèrent la tête, suivant d’instinct l’angle de réflexion, et virent un feu allumé sur le haut de la montée de Saint-Vincent, à quelque cents toises, sur la gauche du petit manoir de Gourlâ.

– Qu’est-ce que cela ? demanda le chevalier.

– Je ne sais, répondit l’enfant ; mais ce qui se passe ici, ce soir, n’est pas naturel, monseigneur.

Un coup d’arquebuse retentit dans la forêt, à peu près à l’endroit d’où était parti ce second cri, qui avait étonné Chantepie, et, presque aussitôt on entendit les pas de plusieurs chevaux qui descendaient vers les marais.

– Mort de mes os ! s’écria l’un des cavaliers en passant si près du sire de Malestroit qu’il aurait pu le toucher de la main ; nous le tenons cette fois, mes fils, le rustre aura plein son grand bonnet de nantais !

– C’est Guy de Plélan, murmura Chantepie.

Malestroit toucha son épée et voulut s’élancer à sa poursuite ; mais Noël le retint.

– Quand je ramènerai madame Marguerite sur le bord, dit-il, il faut qu’elle trouve un époux, et son fils, un père. Monseigneur, gardez précieusement votre vie, pour ne point laisser sans appui ceux qui vous sont chers.

Amaury chercha dans l’ombre la main de l’enfant pour la serrer comme celle d’un ami.

 

 

Depuis la visite de Renot au château, Plélan avait établi une sentinelle dans la forêt, et à quelque distance, dans la cabane d’un garde, un détachement de ses gens, toujours prêts à passer l’eau dès que se montrerait le signal. Lui-même venait souvent visiter ce poste d’attente, et jurait, mort de tous ses membres, – que ce drôle de Renot lui paierait cher ses retards.

Il se trouva justement à la maison du garde lorsque le feu parut sur la colline de Saint-Vincent, et, averti par le coup d’arquebuse de la sentinelle, il se hâta de gagner les bords du marais.

Tandis qu’il s’embarquait à grand bruit sur un bateau plus vaste et mieux construit que les pauvres barques du pays, le chaland de Toussaint abordait silencieusement la rive.

Chantepie, qui guettait ce moment, sauta près de son père d’adoption, et saisit sa perche.

Puis, comme si elles se fussent donné le mot, les barques ennemies portant l’une Plélan, l’autre Noël, quittèrent en même temps le rivage.

 

 

 

 

VII

 

 

LE TOURNANT DE TRÉMEULÉ.

 

 

On voyait encore briller d’une lumière mourante, au milieu de la forêt, le feu allumé par Chantepie. Celui de Renot jetait de rouges éclats, et dessinait sur le lac une traînée de pourpre. Le sire de Malestroit, resté seul au rivage, essayait de tromper son angoisse en songeant au bonheur d’une réunion tant souhaitée, mais l’angoisse revenait, elle s’emparait de son cœur et changeait l’espoir en crainte, le bonheur en tortures.

Ce feu, dont les reflets se teignaient de sang en traversant l’atmosphère humide des marais, était aussi un signal. Ce signal avait mis en mouvement Plélan et ses soldats : ce devait être un danger pour Marguerite.

Et si c’était un danger, l’épée de Malestroit absent ne pèserait point dans la lutte. Il lui fallait attendre, – attendre au moment du périt !

Les deux barques n’allaient point d’une égale vitesse. Celle de Plélan, montée de six hommes d’armes et conduite par deux bateliers des marais, tâtonnait dans l’obscurité complète qui couvrait le lac, et perdait du temps à éviter les courants. Celle de Chantepie courait en droite ligne comme une flèche lancée vers le but. Quand le fond donnait, Noël laissait les avirons au veneur et posait sur sa perche ; puis il ressaisissait les rames, et le chaland volait, effleurant l’eau de sa carène plate et sans quille.

– Hardi ! mon fils Noël, disait Toussaint. Ce feu qui brille là-bas est un signal de Judas, et voici venir derrière nous ceux qui paieront les trente deniers.

– La Femme blanche est passée, répondit Noël ; nous avons un quart d’heure d’avance, il ne nous faut pas cinq minutes pour gagner le manoir ; madame Marguerite sera près de nous avant qu’ils aient touché le rivage.

– Cela ne suffit pas, Noël.

Toussaint prononça ces mots avec lenteur, et, touchant l’épaule de l’enfant, il montra du doigt le ciel.

Un large voile de nuages couvrait toute la partie sud-ouest du firmament. L’air était calme ; cet immense rideau, immobile et coupé uniformément vers le zénith, laissait à découvert une moitié du ciel.

– La lune est à son second quartier, poursuivit Toussaint. Dans un quart d’heure, elle argentera la frange de ce nuage, dans vingt minutes, nous verrons apparaître l’anneau roussâtre qui l’entoure, et puis...

– Mon père Toussaint, s’écria Noël, êtes-vous bien sûr que la lune soit si haut déjà ?

– Je la vois, répondit le meneur, je la sens sous le nuage qui la couvre encore... Hardi ! mon fils Noël, car le salut de madame Marguerite et de son fils est entre tes mains.

– Père, nous la sauverons ! dit l’enfant avec énergie.

Ils n’entendaient plus le bruit des avirons de l’autre barque ; mais la voix de Plélan, pressant et gourmandant ses rameurs, arrivait jusqu’à eux.

Lorsqu’ils touchèrent le rivage en face du manoir, la lune était encore sous le nuage ; seulement les légères vapeurs qui flottaient au zénith blanchissaient et semblaient s’illuminer de mystérieuses lueurs. Toussaint s’élança et prit en courant le chemin de Gourlâ. Comme il arrivait au manoir, il leva la tête, et vit au ciel un cercle rougeâtre que l’arête du nuage coupait à son milieu.

– Vite, ma noble dame, vite ! cria-t-il du seuil.

Marguerite était prête. Toussaint prit l’enfant de Malestroit dans ses bras, et tous deux descendirent en toute hâte le chemin conduisant aux marais.

Juste au moment où ils débouchaient sur la pelouse, la lune montra son étroit rebord hors du nuage, et les pointes des petites vagues du lac se prirent à scintiller au loin. Chantepie, qui avait l’œil au guet, découvrit, à trois ou quatre cents pas sur la gauche, la barque de Plélan qui faisait force rames.

– Courez ! dit-il.

Marguerite traversa la pelouse. Elle touchait du pied le chaland, quand la lune, démasquant son disque avec lenteur, inonda les marais de ses rayons.

– Cachez-vous ! s’écria Noël ; étendez-vous au fond du chaland !

Marguerite obéit ; mais il était trop tard : sa robe blanche, vivement et soudainement éclairée, avait frappé les regards des gens de Rohan. Plélan l’avait devinée, sinon reconnue.

– Ramez, drôles, dit-il d’une voix étranglée par la colère : si cette proie m’échappe, tant pis pour vous !

La barque vira de bord. Au lieu de continuer sa route vers le rivage, elle manœuvra de manière à barrer le passage au chaland de Noël, qui avait pris chasse, comme disent les marins, et fuyait rapidement.

Les marais de l’Oust avaient complètement changé d’aspect depuis la première traversée de la dame de Malestroit. Deux mois s’étaient écoulés depuis lors ; les eaux avaient grandi, couvrant çà et là les îles et promontoires qui montraient encore leurs têtes au commencement de l’automne. Un seul point restait découvert sur toute la surface du lac.

C’est une espèce de cap formé par le prolongement de la chaîne de collines où était situé Gourlâ. Il s’avance fort avant dans le marais, et porte le nom de Pointe-aux-Halbrans. En hiver, lors de la plus grande hauteur des eaux, l’isthme disparaît. Il ne reste que la pointe qui, gardant la moitié de son nom, s’appelle alors l’Île-aux-Halbrans.

Elle s’élève à l’endroit où les marais de l’Oust atteignent leur plus grande largeur et se trouve sur la ligne qui couperait perpendiculairement le cours de la rivière, en passant par le tournant de Trémeulé.

Les deux barques couraient parallèlement au rivage. Noël attendait une occasion favorable pour changer de route et se diriger vers son véritable but, auquel il tournait le flanc ; mais il dut voir bientôt que cette occasion ne se présenterait point. En effet, loin de gagner du terrain, malgré l’aide empressée du veneur, il perdait à chaque instant quelque chose de son avantage. Le bateau de Plélan, poussé par quatre avirons et mieux construit que le sien, grandissait aux rayons de la lune et menaçait de l’acculer bientôt au rivage.

Les deux équipages ennemis pouvaient se distinguer mutuellement presque aussi bien qu’en plein jour. Chantepie avait compté six hommes d’armes dans le bateau de Plélan ; mais ce dernier ne voyait plus sur le chaland que Toussaint et Noël. La dame de Malestroit, éperdue et plus morte que vive, était couchée sur les planches humides de la cale.

– Blaise, dit-il à son confident ordinaire, regarde ce jeune drôle qui manie si dextrement la rame là-bas sur le chaland.

– Je le vois, répondit Blaise.

– Ne trouves-tu pas qu’il ressemble à ce maudit lutin qui me vola mon cheval au bac de Rieux ?

Blaise regarda attentivement, puis se redressa en silence.

– Hé bien ? fit le capitaine.

– Messire, dit Blaise, en secouant la tête, mon avis est que l’enfant est, comme votre seigneurie et moi, en chair et en os ; mais c’est un bambin qui vaut un homme ; et même, s’il faut le dire, j’aimerais à voir un homme sa place.

– Ainsi, tu le reconnais ?

– Oui, messire.

Plélan fit tourner autour de son cou la cordon d’une énorme gourde qu’il approcha de ses lèvres.

– Hé bien ! Blaise, dit-il en reprenant son haleine après avoir vu, me voici en face de mes deux ennemis ; là le lutin, ici la sorcière !

Il étendait la main vers la Femme blanche des marais.

– Mort de moi ! continua-t-il, j’étranglerai le lutin et je cracherai à la face de la sorcière.

– Ni l’un ni l’autre ! répondit la voix de Noël.

Plélan se sentit frémir.

– Blaise, dit-il en pâlissant, parlais-je donc si haut tout à l’heure que l’oreille d’un homme ait pu m’entendre à pareille distance ?... N’importe, fût-il le diable, je lui tordrai le cou !... Ramez, vous autres !

La barque de Plélan avait gagné du terrain. Elle était maintenant éloignée du chaland de deux cents pas à peine. Les deux bateaux se trouvaient aux deux bouts d’un angle aigu, dont l’Île-aux-Halbrans formait le sommet. Suivant toutes probabilités, le chaland de Noël devait doubler l’île en dedans et la barque du côté du large. Or, comme le rivage, au-delà de l’île, se rétrécit et court en biais, de manière à former l’entonnoir qui termine le las à l’ouest, le dénouement approchait rapidement.

– Laissez là votre perche et préparez la carabine, père Toussaint, dit Noël à voix basse ; ce n’est plus la vitesse qui pourra nous sauver.

Le veneur lâcha la perche avec découragement.

– Voyons, reprit Noël, si vous êtes aussi bon tireur que vous le dites.

– À quoi bon tuer un homme ? dit tristement le veneur : le sort est contre nous, j’ai oublié ma corne à poudre et je n’ai qu’une charge.

– Elle suffira avec l’aide de Dieu... Écoutez, père Toussaint, leur barque vire ; elle vient sur nous : tant mieux ! Apprêtez votre arme, et visez l’aviron de droite au moment ou il sortira de l’eau... attention !

Le coup partit, et la balle vint frapper l’aviron à la naissance de la pelle. Il ne fut point brisé du choc ; mais lorsque le rameur le plongea de nouveau, il éclata sous son effort ; la barque, boiteuse, tourna sur elle-même et fut quelque temps à reprendre sa route.

Pendant que Plélan jurait et que ses rameurs essayaient d’équilibrer leurs forces, Noël doubla l’Île-aux-Halbrans.

– Père Toussaint, reprit-il rapidement, il faut nous séparer ici.

Le veneur leva sur lui son regard étonné ; Chantepie poursuivit d’un ton ferme, presque impérieux :

– Il faut nous séparer, vous dis-je ! Je suis trop faible pour lutter contre les rameurs de Rohan, et le salut de madame Marguerite n’est point dans ce chaland. Soulevez-la ; descendez à terre, et cachez-vous derrière les saules.

– Mais... voulut objecter le veneur.

– Le temps presse ! interrompit Noël avec impatience. J’entends la barque ; elle va doubler l’île !... Au revoir, mon père Toussaint ! Vous et ma noble dame, vous êtes de trop pour le combat que je vais livrer aux huguenots.

Toussaint, dominé par l’empire que l’enfant avait su prendre sur lui, obéit sans répliquer davantage. Il prit dans ses bras nerveux Marguerite, la déposa à terre et sauta lui-même dans l’île avant que la barque de Plélan fût revenue en vue.

– Au revoir ! répéta Chantepie, qui fit force de rames en remontant le marais.

Les rameurs de Plélan s’étaient attendus à cette dernière manœuvre sans doute, car ils se trouvèrent prêts à continuer la chasse dans cette nouvelle direction.

Chantepie, une fois seul sur son chaland, aspira l’air bruyamment, comme un homme délivré d’un poids écrasant. Ensuite, il appuya sur ses avirons pour essayer son chaland ainsi déchargé ; il vit, à n’en pouvoir douter, qu’il pouvait désormais échapper à la poursuite de Plélan. Mais ce n’était point son compte. Loin de continuer ses efforts, il se prit à nager avec nonchalance, de manière à diminuer graduellement la distance qui séparait les deux barques.

Plélan, qui croyait Marguerite de Guer au fond du bateau, exhalait sa joie en bruyantes exclamations.

– Nous les tenons ! criait-il. Blaise, tordrai-je le cou au lutin tout de suite, ou attendrai-je que nous soyons à terre pour le faire pendre ?

– Ce sera, répondit Blaise, comme il vous plaira, messire.

La position du chaland semblait, en effet, désespérée. Il avait traversé, toujours poursuivi de près, la distance précédemment parcourue en sens contraire, et avait regagné les environs de Gourlâ. Or, de ce côté comme de l’autre, le lac se rétrécissait sensiblement, de telle sorte que le chaland n’avait d’autre alternative que de s’acculer au rivage ou de couper le marais dans sa largeur, ce qui l’amènerait infailliblement à la portée de la barque.

Ce fut ce dernier parti que prit Noël ; mais, se servant de la supériorité actuelle de sa marche, il esquiva l’abordage, et réussit à mettre la barque entre le rivage et son chaland.

C’était tout ce qu’il voulait sans doute ; car il recommença aussitôt à nager mollement, sans prendre souci de la distance qui diminuait sans cesse entre son bateau et celui de Plélan.

– Blaise, dit ce dernier, dont l’espoir déçu se changeait en colère, il faut en finir. À défaut d’arquebuses, nos hommes ont leurs pistolets.

– J’ai les miens, répondit Blaise.

Les autres, dans la précipitation de départ, n’avaient pris que leurs épées.

Plélan saisit les pistolets que lui tendait Blaise, en promettant au reste de ses gens de les faire pendre sitôt qu’il aurait du loisir ; puis il s’arrangea commodément pour viser. Le premier coup ne produisit d’autre effet que de donner l’éveil à une bande d’oiseaux aquatiques qui prirent bruyamment leur volée. Chantepie envoya, en réponse, un couplet de sa chanson favorite.

– Démon ! murmura Plélan, qui prit le second pistolet. Mais je ne vois plus que lui, où donc est son compagnon ?

– Messire, vous allez perdre votre dernier coup, dit Blaise ; noua ne sommes pas à portée.

Plélan se rassit en murmurant.

Cependant Chantepie avait gagné l’Oust, et les deux barques, entraînées par le courant, se suivaient avec une effrayante rapidité. À un quart de lieue en avant du chaland, la Femme blanche dressait sa taille gigantesque au-dessus du gouffre qui mugissait terriblement.

– Où nous mène-t-il ? se demandaient les rameurs.

– Mort de moi ! s’écria enfin Guy de Plélan ; veulent-ils renouveler la farce d’Ermengarde ?... Sur ma foi ! je les suivrai, fût-ce en enfer !

À deux cents pas du tournant, le chaland vira et quitta le cours de l’Oust, puis il disparut derrière le brouillard.

– Suivez-le ! dit le capitaine.

Les rameurs se penchèrent de nouveau sur leurs avirons, et commencèrent à tourner autour du gouffre. Parfois, on apercevait le chaland ; mais aussitôt après on le perdait de vue, et la poursuite n’avait pour guide que la voix de Noël, qui avait entonné sa chanson et en répétait incessamment le refrain d’une voix lente et monotone.

Plélan ne disait plus rien. Il restait assis à l’avant, les dents serrées, les sourcils convulsivement froncés.

– Si je meurs, pensait-il, Marguerite me suivra et je mourrai vengé.

Noël chantait toujours.

Le cercle allait se rétrécissant autour de la Femme blanche, les rameurs se signaient avec effroi, les hommes d’armes tremblaient et n’osaient blasphémer.

Noël cessa de chanter.

– Guy de Plélan, dit-il d’une voix retentissante, au nom de Malestroit, mon seigneur, je t’ai provoqué autrefois à un combat mortel et sans merci. Je t’ai dit : « Si monseigneur ne daigne venir aux jour et lieu que Dieu fixera, je viendrai, moi... me voici ! »

– Ramez, ramez ! cria Plélan en proie à une sorte de délire.

Noël rétrécit encore le cercle et son chaland disparut dans les plis brumeux de la robe de la Femme blanche. Puis il reprit :

– Je t’ai dit encore : « Madame Marguerite est sous la garde de la Femme blanche des marais, servante de la vierge Marie. Ni vilain, ni gentilhomme ne l’attaquera sans péril de mort. »

Noël s’interrompit pour donner un dernier coup de rame, qui porta son chaland sur la lèvre même du gouffre.

– Ramez ! suivez-le ! ramez ! cria Plélan.

Et, comme un des rameurs hésitait, il lui mit le pistolet sous la gorge.

– Vilains et gentilshommes, vous avez tous attaqué madame Marguerite, continua Noël, et vous allez tous mourir.

– Tu mens, démon ! hurla Guy de Plélan ; je vais t’atteindre, toi et ta dame, et, mort de mon sang ! je vous tordrai le cou !

Comme il disait ces mots, le chaland, lancé avec une vigueur nouvelle par Chantepie, effleura la lèvre du tournant, et, cessant aussitôt son mouvement circulaire, sortit du brouillard. La barque voulut le suivre ; mais, plus lourde et monts habilement dirigée, elle fut saisie par le gouffre.

On entendit Plélan vociférer un dernier blasphème, suivi du cri de détresse de son équipage, puis le gouffre rendit un bruit sourd.

Chantepie essuya la sueur de son front et revint à l’Île-aux-Halbrans.

Lorsque Toussaint ou madame Marguerite l’exhortaient à se hâter durant la traversée qui suivit, il répondait :

– Guy de Plélan n’est plus à craindre, et la Femme blanche a protégé sa race.

 

 

Le lendemain, au château de Malestroit, Amaury dit à Noël :

–Tu as sauvé ma femme et mon fils ; veux-tu être mon écuyer ?

– Serai-je un jour chevalier ? demanda Noël.

– Sur ma foi de gentilhomme, tu le seras.

Noël réfléchit et baissa la tête.

– Les chevaliers ne se battent point sur l’eau, murmura-t-il tristement.

– Si fait, Noël, dit la dame de Malestroit. Il y a de vaillants hommes d’armes qui combattent, montés sur des vaisseaux au milieu de la mer.

– La mer ! s’écria Chantepie dont le jeune visage rayonna d’enthousiasme ! la mer !... Je l’ai vue sur les côtes de Cornouailles... Elle est grande... plus grande encore que les marais de l’Oust.

– Eh bien ! Noël, dit le sire de Malestroit, veux-tu être chevalier de la mer ?

– Je le veux ! répondit Noel avec joie.

– Donc, je t’enverrai demain, Noël, à monsieur mon cousin de Tinténiac, qui est maître d’un vaisseau du roi. Et si Dieu t’assiste, enfant, tu feras un noble homme.

 

 

Bien longtemps après, sur les ruines du petit manoir de Gourlâ, un vieux gentilhomme éleva un beau château, dans lequel il établit sa demeure avec sa femme et ses jeunes enfants.

Le vieux gentilhomme était capitaine dans la marine de S. M. le roi Louis XIII. Il avait nom Noël Torrec.

Quant au château, il se nommait et se nomme encore Chantepie.

Ses hautes murailles dominent au loin tous les marais de l’Oust, et c’est dans sa grande salle aux vastes embrasures que nous avons entendu raconter pour la première fois la légende de la Femme blanche des marais.

 

 

Paul FÉVAL, Contes de Bretagne, 1877.

 

 

 

 

 

 

 

 



1 Macres, fruits aquatiques de la forme d’un tricorne et de saveur laiteuse, qu’on trouve en abondance dans les marais de l’Oust. Les riverains les font sécher et les mangent cuites à l’eau comme des châtaignes, dont elles ont à peu près le goût.

2 On se sert de ce mot dans les marais pour exprimer l’action de conduire un chaland avec une perche.

3 On nomme éterpe ou étrèpe, dans le Morbihan, une sorte de hoyau plein et tranchant, avec lequel les paysans tondent les landes.

 

 

 

 

 

 

 

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