La croix du miracle
par
Paul FÉVAL
En ce temps-là, il y avait encore des chamois dans la montagne, et les chemins de fer n’étaient pas inventés. Les princes de Lichtenstein avaient un grand château sur la Schwartza, qui défendait le village et l’église. Il fut brûlé dans je ne sais plus quelle guerre.
Voilà donc qu’une fois Guntz, le chasseur, vint dans la cabane d’une vieille femme qui demeurait au pied du Silberberg avec une fillette qu’elle avait et qui se nommait Efflam.
Guntz était bien pauvre. Il ne pouvait plus courir le chamois à cause de la fièvre d’automne qui faisait trembler ses jarrets.
Comme il avait faim, il demanda du pain, et la vieille lui répondit :
– Garçon, je n’ai plus que la part d’Efflam, ma fillette qui va revenir des champs, où elle garde les moutons d’autrui.
Sur la porte ouverte une douce voix s’éleva qui dit :
– Mère, me voici revenue.
Et la fillette Efflam entra, vêtue bien pauvrement, mais couronnée de sa chevelure d’or, plus riche que le diadème des reines.
Elle traversa la chambre pour prendre son pain, et, l’ayant rompu, elle en présenta la moitié au chasseur en disant
– C’est de bon cœur.
Guntz, avant d’accepter le pain, effleura de ses lèvres la main qui le lui tendait. Et, malade qu’il était, il gravit la montagne en disant à Dieu :
– Seigneur, faites-moi gagner de quoi payer ce pain de bon cœur.
Pour la première fois depuis bien longtemps, sa chasse fut heureuse ; il apporta un chamois sur les épaules, le vendit et en mit le prix dans un bouquet d’herbe de baume qu’il offrit à la vieille femme en disant :
– Mère, je n’ose parler à l’enfant Efflam, qui a sur le front l’auréole des saintes ; mais Dieu m’inspire la pensée de vous la demander pour femme, et ainsi vous aurez un fils.
Ils furent mariés, Efflam et Guntz, à l’église de Kaunitz, par le bon curé qui les avait vus naître, lui comme elle, et les voilà heureux.
Ils s’aimaient de toute la pureté de leurs âmes. Guntz avait recouvré sa force ; lui tout seul, il nourrissait avec le produit de sa chasse sa vieille mère, sa jeune femme et le bon curé de Kaunitz, qui n’avait plus rien pour vivre depuis que la guerre avait incendié le château des princes et ruiné les maisons des laboureurs.
Que la pitié de Dieu vous préserve de la guerre !
Cependant les gens s’en allaient du pays l’un après l’autre. On ne voyait plus de troupeau dans la prairie où les soldats faisaient de grands feux avec les arbres coupés. Bientôt les soldats s’en allèrent aussi, parce qu’ils avaient mis la terre à nu comme un passage de sauterelles.
Et la vieille mère d’Efflam mourut à force de pleurer.
Alors Guntz dit :
– Allons au loin chercher des champs qui n’ont point été dévorés par la guerre.
Efflam voulait bien ; mais le curé refusa, disant :
– Quand mes enfants reviendront, il faut qu’ils retrouvent leur père.
Et Efflam dit à Guntz :
– Ne le quittons pas ; que ferait-il tout seul ?
Le dimanche, depuis qu’on avait mis la vieille mère dans son cercueil, ils n’étaient plus que trois dans la petite église, qui semblait grande : le prêtre pour dire la messe, Guntz et son Efflam pour l’entendre.
À la sainte communion, Efflam et Guntz venaient s’agenouiller ensemble, et quand ils avaient regagné leur place, le père leur faisait un sermon plein de larmes, que leurs larmes écoutaient.
Un dimanche, Guntz vint à la messe tout seul, et tout seul s’agenouilla devant la table sainte. Une maladie lente avait pris Efflam, qui n’avait plus la force d’aller.
Et le dimanche suivant personne ne vint. Le curé dit sa messe comme à l’ordinaire pour la double rangée des bans vides qui le regardaient sans yeux et dont le silence lui parlait. Avec le vin et l’eau mêlés dans le calice il buvait ses pleurs ; mais il disait :
– Seigneur mon Dieu, que votre volonté soit bénie !
Après la messe, au lieu de prononcer son prône, il prit le saint Ciboire dans le tabernacle et l’emporta hors de l’église jusqu’à la cabane de Guntz, où Efflam se mourait, belle et douce, et de ses deux petites mains pâles serrait le crucifix contre sa poitrine.
Le curé savait bien pourquoi personne n’avait assisté à sa messe ; mais il pensait trouver Guntz agenouillé auprès d’Efflam. Efflam était seule ; où donc était Guntz ?
Ce fut Efflam qui le dit, en s’efforçant de sourire :
– Père, au sommet du Silberberg, Guntz a trouvé une chevrette de chamois qui a son petit. J’ai eu envie de son lait, et Guntz est parti avant le jour pour la traire.
C’était vrai, et à l’heure où le bon Dieu venait chercher Efflam dans la cabane, Guntz poursuivait la chevrette sur la plus haute cime du mont.
– N’aie crainte, disait-il à la chevrette, sans savoir peut-être qu’il parlait ; je n’en veux ni à ta vie ni à celle de ton petit. Plus jamais ne tuerai, moi que la mort menace dans la plus douce moitié de mon cœur. Donne-moi seulement une goutte de ton lait pour celle qui était toute ma joie ici-bas.
Et il ajoutait, les yeux au ciel.
– Ô Dieu Jésus ! ô Vierge-Mère ! ne me laissez pas, je vous en prie, dans la maison où elle ne sera plus. Faites que nous nous en allions ensemble, l’hostie sur les lèvres, pour nous retrouver dans le bonheur qui jamais ne finit.
On ne peut regarder à la fois la terre et le ciel. Guntz courait sur la plate-forme où se trouve maintenant une croix de granit noir. Il y avait de la neige fondue qui s’y était durcie à la gelée du matin. Au moment où Guntz allait atteindre la chevrette, elle fit un bond, et le pied de Guntz glissa.
Guntz, emporté par son élan, tomba en dehors de la table et s’y accrocha des deux mains, suspendu au-dessus du vide.
Placé comme il l’était, il pouvait voir, rien qu’en abaissant son regard, la flèche de la petite église et la croisée ouverte de sa cabane.
– Jésus ! pensa-t-il, vous m’avez entendu ; je vais m’en aller le premier : merci ! Mais l’hostie, mon Dieu ! le pain de mon voyage, qui me l’apportera jusqu’ici ?...
En bas, le curé avait tout préparé pour la dernière communion d’Efflam, malgré l’absence de Guntz ; car le saint corps de Jésus ne saurait être retenu sans nécessité hors de son tabernacle.
Quand les oraisons furent achevées, Efflam, avec le sourire d’un ange, entrouvrit la pâleur de ses lèvres et reçut le divin viatique ; mais à ce moment même elle leva les yeux vers le sommet du Silberberg, où la pensée de Guntz attirait malgré elle son regard. Elle poussa un grand cri.
La montagne d’argent resplendissait aux rayons du soleil levant, et sur la radieuse blancheur de ce fond une silhouette noire se détachait : car, si Guntz voyait la cabane, la cabane aussi le voyait.
Efflam se dressa sur son lit dans un suprême effort et leva vers Dieu ses mains déjà glacées.
– Sauveur ! ô Sauveur ! dit-elle, il va mourir sans moi ! Il va mourir sans vous ! Je vous ai en moi, et il ne vous a pas en lui ! Sauveur ! Divin Sauveur ! Allez à lui, comme vous êtes venu à moi !
Le bon curé s’élança sur ces mots ; car il avait enfin regardé en l’air et mesuré le danger où était Guntz.
Il n’aurait certes pas eu le temps, ni la vingtième partie du temps, qu’il fallait pour gravir la montagne ; c’était à un instinct irréfléchi qu’il cédait en courant vers la porte : mais, dans le mouvement qu’il fit, une hostie s’échappa du saint Ciboire. Efflam vit cela.
– Gloire au Père ! Gloire au Fils ! Gloire au Saint-Esprit ! dit-elle avec une fervente allégresse.
Au contraire, le bon curé était consterné ; il cherchait l’hostie à terre et n’avait garde de l’y trouver. L’hostie ne descendait pas ; elle montait : Dieu allait où le cœur d’Efflam l’envoyait, où le cœur de Guntz l’appelait.
L’hostie s’envolait, soulevée par un vent mystérieux ; elle plana dans l’air, divin flocon d’amour qui voltigeait vers le ciel.
– Nous te louons, ô Dieu ! dit le curé en suivant enfin du regard la spirale tracée par la blanche étoile : Te Deum laudamus !
– Seigneur, nous te confessons ! murmura la petite Efflam, en retombant sur sa couche, morte de joie.
Et là-haut, tout là-haut, Guntz s’écria, en ouvrant sa bouche au pain des anges :
– L’univers entier te vénère, ô Père de l’Éternité !
Ses deux mains se détendirent, et, quand le curé put monter, il le trouva couché au pied de la plateforme comme quelqu’un qui se serait doucement endormi sur l’herbe.
Le curé l’emporta dans ses bras et ne creusa qu’une fosse pour ses deux enfants bien-aimés. Ce fut lui qui, de ses propres mains, érigea la croix de granit noir qu’on appelle encore dans la montagne tyrolienne le Wunder Kreuz, ce qui signifie LA CROIX DU MIRACLE.
Paul FÉVAL.
Recueilli dans Corbeille de légendes et d’histoires,
par l’abbé Allègre, 1888.