La Croix-qui-Marche
par
Paul FÉVAL
Désormais, le pauvre sergent Mathurin ne vivait plus du tout dans le monde réel. Il avait la fièvre et le contenu de sa gourde ne faisait plus qu’exalter ses frayeurs.
Ce cavalier au long manteau noir, planté au centre de la clairière, lui avait paru grand comme un chêne ; ses yeux éblouis avaient vu deux traînées de feu derrière ces deux autres cavaliers, dont la course désordonnée avait soulevé en tourbillons la poudre de la route.
La présence de Roland ne le rassurait plus ; au contraire, ce n’était pas sans terreur qu’il mesurait la marche assurée et toujours tranquille de son jeune compagnon ; puisqu’il restait si calme, ce Roland Montfort, c’est donc qu’il se sentait là dans son élément ! Et maintenant que le pauvre Mathurin y songeait, il se Souvenait bien de lui avoir trouvé un air étrange lorsqu’il l’avait rencontré, la veille, sur le chemin de Paris.
Roland lui-même était peut-être un de ces morts qui reviennent et qui attirent les vivants au milieu de la débauche des esprits.
Cela s’était vu, et ce soupçon tardif ne manquait point de Sagesse. Mathurin se l’avouait en frémissant. Et pourtant il suivait Roland ; il le suivait comme un chien, on peut le dire, faisant les mêmes détours et n’osant pas le perdre de vue un seul instant.
C’est toujours ainsi. Une chaîne mystérieuse, plus forte que l’acier, plus dure que le diamant, attache le vivant au mort.
Certes, dans la soirée, une heure ou deux auparavant, quand il était assis sous le porche du cabaret, dans le faubourg de Redon, ce Roland Montfort avait une bonne et honnête figure, Mathurin ne pouvait dire non ; mais cela ne le rassurait point, parce qu’il pensait : Pourquoi ne la montre-t-il plus, sa figure ?
Par le fait, Roland ne s’était pas retourné une seule fois depuis le pont de Saint-Pern. Il allait droit devant lui, sans hésiter jamais, comme si le soleil eût éclairé les obstacles de la route.
Il y avait déjà du temps que le bruit des chevaux galopant s’était perdu sous le couvert. Roland Montfort s’appuya sur son bâton au centre du carrefour.
– J’ai bien reconnu le séminariste ! murmura-t-il en parlant pour lui-même, il a suivi le même sentier que le commandeur Malo. L’autre a pris la traverse qui mène au manoir de Treguern... Mathurin !
– Après ? fit celui-ci qui se tenait à quelques pas, appuyé, lui aussi, sur son bâton.
– Ta mère t’a-t-elle parlé dans ses lettres de Marianne la demi-sœur
– Puissé-je la revoir en ce monde, ma pauvre vieille mère grommela Mathurin. Elle m’a parlé de ceci et de cela, monsieur Roland, ajouta-t-il, mais je n’ai pas la mémoire bien claire à l’heure qu’il est.
– Pourquoi m’appelles-tu monsieur Roland ? demanda le jeune sergent, qui se retourna étonné.
Mathurin vit le mouvement et ferma les yeux, comme s’il eût craint d’apercevoir la tête de Méduse.
– Ce n’est pas par malice, répliqua-t-il en tâchant de sourire. Quant à Marianne de Treguern, la demi-sœur de Filhol, il y a je ne sais plus quelle histoire où le nom de Gabriel se trouve encore mêlé. Mais que nous importe cela ? Je donnerais de bon cœur tout ce que j’ai dans mon sac pour être au bout de la Grand-Lande, devant le moulin de Guillaume Féru.
– Nous y arrivons, dit le jeune sergent qui se remit en route, et tu garderas tout ce que tu as dans ton sac, mon ami Mathurin... mais d’ici là, il faut que je sache des nouvelles.
– Des nouvelles ? et à qui donc en demanderez-vous ? D’ici au moulin de Guillaume Féru, c’est la Grand-Lande : et sur la Grand-Lande, je ne connais pas une seule demeure humaine.
– Celui qui me donnera des nouvelles, prononça le jeune soldat dont la voix se baissa malgré lui, n’est peut-être plus dans une demeure humaine.
Le sergent Mathurin ne pensait pas que son épouvante pût augmenter. Il se trompait, et pour le coup son cœur défaillit, tandis que le vertige lui montait au cerveau.
– Au nom de Dieu ! monsieur Roland, balbutia-t-il, ne tentez pas les secrets de la tombe !
– Tu m’as dit que Geneviève était veuve et libre, répliqua Roland d’un ton ferme, je veux savoir si c’est vrai.
– Hélas !... commença le pauvre sergent.
– Je veux le savoir de celui qui doit me l’apprendre.
– Écoute, Roland, mon frère et mon ami, s’écria Mathurin qui trouva dans sa détresse même le courage de se rapprocher du jeune sergent. Je vois bien où tu veux aller : c’est le chemin des Pierres-Plantées, c’est le chemin de la Croix-qui-Marche ! À ceux qui passent par là il arrive toujours malheur !
– C’est par là pourtant qu’il faut que je passe, répondit Roland.
Mathurin essaya de l’arrêter et prit un accent de supplication plus vive.
– Ce n’est pas le chemin du village ! dit-il les larmes aux yeux, car à cette heure il était plus faible qu’un enfant. Dis-moi si tu es mort, Roland, et ne m’entraîne pas à ma perte !
Le pâle visage du jeune sergent eut un sourire.
– Il faut que j’aille m’asseoir cette nuit sur les degrés de la Croix-qui-Marche, dit-il.
Mathurin tomba sur ses genoux et s’écria, enjoignant les mains :
– Roland, mon frère, si c’est pour avoir la certitude de la mort du dernier Treguern, ne va pas si loin, car je puis te la donner par malheur. Filhol de Treguern est décédé en son manoir, il y a bientôt un an.
– Je ne te crois pas ! fit Roland.
Quelques heures auparavant il n’eût pas fait bon dire comme cela, en face, au sergent Mathurin : Je ne te crois pas ; mais Dieu sait qu’en ce moment il n’était pas susceptible !
– Je ne te crois pas, répéta Roland, et si la paroisse tout entière venait me dire comme toi, je répondrais encore : C’est impossible ! entre Treguern et moi il y a un pacte, et Treguern est le fils des chevaliers : pourquoi aurait-il oublié sa promesse ?
Le pas du jeune soldat s’allongeait malgré lui, et il parlait maintenant avec une certaine agitation.
– Alors, dit Mathurin, dont la voix s’étouffait dans sa gorge, tu crois que le mort t’attend aux Pierres-Plantées ?
– Je prie Dieu qu’il n’y ait point de mort, répondit Roland.
Puis il ajouta en voyant que Mathurin ralentissait sa marche :
– Voici mon chemin. Cet autre sentier conduit tout droit au bourg d’Orlan. Je n’ai pas besoin de toi pour aller à la Croix-qui-Marche. Séparons-nous ici.
Ils avaient atteint la lisière de la futaie, la lande était devant eux éclairée par cette lumière fantastique et changeante que les nuages laissaient tomber dans leur course. C’était comme un immense tapis ras et tout noir sur lequel tranchaient çà et là des roches d’une blancheur éclatante. Aussi loin que le regard pouvait atteindre, les choses étaient ainsi : des points blancs sur un fond noir.
Elles sont là, dressées et alignées dans un ordre bizarre. On dit que chaque année il en vient une nouvelle, durant la nuit du vendredi-saint. Qui les a plantés là, ces colosses de pierre que nulle force humaine ne pourrait soulever ?
Les deux sentiers désignés par Roland formaient un angle très aigu. L’un d’eux montait vers le dos de la lande, au plus épais des Pierres-Plantées ; l’autre suivait le plat et s’en allait vers les champs cultivés. Mathurin hésitait grandement. L’idée de s’engager tout seul dans un des sentiers de la lande lui donnait un avant-goût de son agonie.
– Va donc ! murmura-t-il d’une voix brisée, je te suis. Mais que ma perte retombe sur toi, si je n’ai pas de confession à ma dernière heure !
Pendant un quart d’heure, ils marchèrent sur la lande sans échanger un seul mot. Roland livrait au vent sa tête nue et brûlante. Par intervalles, des gouttes de pluie, larges comme un gros sou, tombaient avec bruit et sonnaient à la ronde. Ce n’était pas assez pour abattre la poussière du chemin. Au bout de quelques secondes, le ciel se refermait et le croissant qui descendait vers l’horizon diamantait les sommets humides des touffes de bruyère.
Il y a des roches blanches et dressées debout sur presque toute l’étendue de la Grand-Lande. On appelle plus particulièrement les Pierres-Plantées une sorte d’enceinte irrégulièrement ovale qui est formée par deux rangs de roches concentriques et au milieu de laquelle se trouve une table en granit, pareille à celle que nous avons décrite sous le nom de Pierre-des-Païens. Autour de l’enceinte, les roches s’éloignent en radiant, et si l’on voyait de haut, en ballon, par exemple, l’ensemble de ce gigantesque monument, on trouverait qu’il figure une étoile à treize branches inégales.
La Croix-qui-Marche est située à une centaine de pas de l’enceinte, en un lieu où la lande, moins aride, laisse croître quelques broussailles. Elle est beaucoup plus haute que le commun des croix de carrefour et taillée dans un seul bloc de granit. Le caractère des sculptures à demi effacées qui la couvrent lui donne une date fort ancienne. Ces sculptures, en effet, représentent non pas seulement des sujets chrétiens, mais on y retrouve aussi ces fantaisies cabalistiques que le moyen âge affectionnait si chèrement. Il y a notamment sur l’arbre des monstres cornus et des têtes de démons.
Elle est élevée sur trois marches de grès et entourée de grandes ardoises fichées en terre.
Un jour, en un temps que nous ne saurions point dire, Tanneguy de Treguern, le bon chevalier, poursuivi par une douzaine d’Anglais et perdant son sang abondamment, vint tomber sur les degrés de la croix. La croix était alors un peu plus loin et l’on voit bien encore la trace carrée de sa base à quelques pas de là.
Quand les Anglais se montrèrent, sortant des rochers, Treguern prit son épée et tâcha de se relever ; mais il ne put, parce que tout son sang baignait les marches de la croix.
Il dit : « Sainte croix, rends-moi mon sang pour que je meure debout, comme un chevalier, ou viens à mon secours ! »
La croix se mit en marche jetant assez rudement de côté le bon Tanneguy de Treguern ; quand les Anglais hérétiques virent ce miracle, ils se serrèrent les uns contre les autres dans leur épouvante, tellement qu’à douze qu’ils étaient, ils n’occupaient pas plus de place que le degré inférieur de la croix.
Celle-ci vint jusqu’à eux, se souleva de terre et leur fit de sa large base une tombe après les avoir broyés.
On raconte ainsi l’origine de ce nom : La Croix-qui-Marche ; mais on la raconte encore autrement et il y a bien sur ce thème un demi-cent de légendes.
Roland pénétra dans l’enceinte des Pierres-Plantées ; il ne s’arrêta qu’au pied même de la croix.
– C’est ici, dit-il en se découvrant, que nous sommes venus une fois, Filhol de Treguern et moi, à l’heure de minuit. C’est ici que chacun de nous a dit, sous serment : « Si je meurs le premier, je reviendrai t’apprendre ce qu’il y a sous la pierre du tombeau. »
Les jambes de Mathurin chancelaient, et il lui semblait que la terre allait s’entrouvrir.
– Nous étions assis sur les marches de la croix, dit encore Roland, je vais m’asseoir sur les marches de la croix.
Comme il le disait, il le fit.
Mathurin n’avait plus de sang dans les veines.
– Filhol ! prononça Roland d’une voix tremblante, non pas de crainte, mais d’émotion, si tu es mort, souviens-toi de ta promesse !
Une voix distincte s’éleva dans le silence de la nuit pour répondre :
– Je suis mort, et je me souviens.
Mathurin poussa un cri d’angoisse et tomba la face contre terre. Il ne bougea plus. Roland se leva tout droit, respirant avec force et promenant sous les broussailles qui environnaient la croix son regard avide.
Le rouge de la fièvre était à son front, l’audace de la fièvre était dans son cœur.
Il ne vit rien ; le vent laissait les broussailles immobiles, et nul objet vivant ne se montrait sur le fond noir de la bruyère.
– Où es-tu ? demanda Roland.
– Dans l’air que tu respires, répondit la voix.
– Ne peux-tu te montrer à moi ?
Il y eut un silence, et le premier éclair déchira la nue vers l’occident. Quand la voix répondit de nouveau, elle semblait s’être éloignée, et comme le vent grondait furieusement, c’est à peine si Roland put saisir le sens de ses paroles.
La voix disait :
– Quand tu seras seul et que la lune sera descendue sous le clocher d’Orlan, je te donne rendez-vous à la Pierre-des-Païens.
Paul FÉVAL, Les Revenants.
Recueilli dans : French Gothic,
anthologie présentée par Alain Pozzuoli,
Paris, Les Belles Lettres, 2004.