La mer à boire

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Paul FÉVAL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Au temps de ma jeunesse, quand je courais, chasseur ou simple fantassin, marchant pour marcher et insatiable de mouvement, dans les tranquilles campagnes d’Ille-et-Vilaine, je voyais de partout, entre Saint-Malo et Fougères, l’église géante qu’on me disait être en Normandie, bien loin, et que je connaissais sans l’avoir jamais approchée. Ceci n’est point exagéré : j’en savais par cœur tous les détails si nettement que l’humble église paroissiale du bourg voisin m’était à peine plus familière.

Je devrais éprouver quelque honte à le dire, je n’avais pas très grande envie de la voir en dedans ; il me semblait que rien ne pouvait être comparable à ce qu’on en voyait de chez nous. Il m’est arrivé parfois, en effet, depuis lors, d’ouvrir des écrins splendides contenant un vulgaire bijou. Que mettre là dedans qui pût être digne de l’enveloppe ? et n’eût-il pas fallu, au contraire, enchâsser dans une grandeur plus grande la beauté de ce miraculeux chef-d’œuvre ?

Vous voyez que j’étais, il y a longtemps déjà, un amoureux de la Merveille. Que de fois j’ai contemplé pendant des heures ces pierres que l’art a faites précieuses à l’égal de l’or, découpant l’infinie hardiesse de leurs profils sur le ciel clair des matinées d’été ! Je l’aimais au point d’en être jaloux. Il me paraissait fâcheux et peu équitable que nous autres, gens de Bretagne, nous la vissions toujours ainsi sans la posséder jamais, et quand, au bout de tant d’années, j’ai gravi enfin dans l’hiver de mes jours, avec une émotion respectueuse, la rampe du beffroi dont les marches ont l’air d’escalader le mystère et la nuit, mon cœur a battu puissamment, comme il battrait à l’aspect des rois de mon enfance que je retrouverais tout à coup victorieux et tutélaires, assis au plus haut de leur trône, après le mauvais rêve de toute ma vie qui les a pleurés en exil.

Dans la basilique, ce fut un autre réveil ; j’avais encore plein les oreilles, après une journée de chemin de fer, la clameur fatigante et confuse de Paris qui s’amuse, c’est-à-dire qui essaie avec découragement de vaincre l’ennui monotone de son blasphème, et voilà que je respirais là, tout à coup, le silence cordial qui tombe des siècles de vaillance suspendus à ces voûtes. Qu’elle est vaste et qu’elle est profonde l’éloquence des temps qui ne sont plus que gloire ! Le chœur muet chantait l’hymne qui s’entend à travers les âges. J’écoutais descendre du passé le long de ces muscles de granit, tendus et ordonnés comme les cordes d’une harpe, ces harmonies oubliées qui trempaient jadis l’âme des peuples aux époques où les peuples bâtissaient leurs cathédrales en marbre et leurs trocadéros en planches ; la voix de la religion me parlait de fidélité et de patrie ; je me sentais ressusciter au sein même de notre histoire, que le mensonge du progrès a bafouée, et je voyais l’éclair brandi par la main de l’ange terrasser le dragon, tout écaillé de pasquinades, dont l’horrible sarcasme mêle un éclat de rire au hoquet de notre agonie.

Et je sortis, après ma prière faite, sur la terrasse du parvis, pour voir du haut du logis de Saint-Michel, comme d’un balcon, le pays d’où je regardais Saint-Michel autrefois. Ah ! je la reconnus bien ma vieille Bretagne, étendant ses bras de Pontorson aux îles. Enfant, je ne m’étais pas trompé ; c’est nous, les Bretons, qui voyons le mieux Saint-Michel, et quand Saint-Michel muse au sommet de ses tours pour regarder la gloire de l’Océan, sa ceinture, c’est nous qu’il voit, la Bretagne prosternée à l’horizon devant lui.

Les pèlerins, il est vrai, n’arrivent que par la Normandie, et par la Normandie seulement le Mont tient à la terre ferme ; le Mont est normand depuis la trahison du Couesnon, dont la naïade infidèle coupa au plus court un soir de fatigue pour s’endormir de meilleure heure dans la mer. L’abbé Manet, le savant monographe des grèves, dont mon enfance put recueillir encore la parole originale, si pleine de souvenirs, suspectait cette nymphe bourbeuse et accusait formellement le rivage neustrien d’avoir soudoyé sa fredaine. L’abbé était un Celte entêté : il disait que les fils de Rollon, si grands sur la carte du monde, depuis surtout qu’ils s’appellent des Anglais, sont sujets à mettre en ligne de bataille des écus plus volontiers encore que des soldats, et il proposait de chiffrer par livres sterling, schellings et pence, le bilan universel de leur chevalerie. Il rêvait du Mont-Saint-Michel et n’était pas éloigné de s’en croire propriétaire ; des vieilles gens existent encore qui se souviennent de l’avoir vu rôder tout alentour, comme les exilés se rapprochent instinctivement de la patrie.

J’ai fréquenté, en ce temps-là, d’autres historiens de la royale abbaye : Maximilien Raoul, et surtout Fulgence Girard, le doux et le modeste, nourrissant des illusions enfantines à l’endroit de la démocratie, mais si ardemment catholique ! En outre, mon frère aîné, champion déclaré des théories géologiques de l’abbé Manet, était aussi un soupirant de la Merveille. Il avait dans sa bibliothèque, assez riche et supérieurement choisie, trois monstrueux cahiers, extraits du Cartulaire même, des copies de dom Huynes et de Thomas Le Roy, plus un manuscrit bijou, contenant l’épopée romane de Guillaume de Saint-Pair. Je passais mer vacances d’écolier chez lui à parler du Mont-Saint-Michel, avec les hommes, et avec les livres. Je ne sais pas si je ferai moi-même sur ce miracle de l’art chrétien au Moyen Âge quelque chose qui mérite le nom de livre 1 ; j’en ai un désir fervent et déjà ancien ; c’est un peu une question de force. J’ai peur.

Mais aujourd’hui, je suis dans mon élément, puisqu’il ne s’agit que d’historiettes. Et justement, le jour de mon arrivée au Mont, pendant que je regardais du haut de la terrasse les campagnes de l’ancien évêché de Dol, sillonnées en tous sens par mes promenades d’autrefois, il me revint un souvenir très frappant de ce digne vieillard, l’abbé Manet, puits de science non filtrée, dont l’érudition un peu conjecturale cadastrait tranquillement le fond de la mer de Cherrueix à la pointe de Carolles et de Tombelaine aux îles Chausey, quand il ne poussait pas plus loin. Il possédait sur le bout du doigt toute sa forêt de Scissy, taillis et futaies ; il ne voulait point qu’on l’appelât Quokelunde, nom forgé, selon lui, et très mal forgé par les troubadours. Ces grands bois submergés étaient bien vraiment son domaine, et il se fâchait quand quelqu’un s’y promenait en même temps que lui. Il était sûrement poète, doué d’une invention abondante, dont il amalgamait, sans trop de scrupule, les produits avec l’énorme masse de choses qu’il avait trouvées, soit dans les parchemins, soit en fouillant la tradition populaire. Il écrivait à la toise, c’est certain, et d’un style diffus, comme presque tous les gens atteints de cette cholérine chronique, la funeste « facilité » ; on le lisait avec quelque peine, mais j’ai connu peu d’hommes plus charmants à suivre quand il se lançait, la bride sur le cou, dans les vagabondages de sa dissertation parlée. Comme il savait tout et qu’il imaginait le reste, jamais je ne l’ai vu manquer de quelque légende gracieuse ou touchante pour renouer son écheveau, si le fil s’en rompait.

Je lui ai déjà emprunté bien des récits épars dans mes romans. Celui qui va suivre a été dit par moi, voici tout au plus deux semaines, aux bons Pères du Mont-Saint‑Michel, sur leur terrasse, à l’heure de la récréation, pendant que je leur montrais à perte de vue le coin du pays breton où le cher vieux prêtre, cheminant avec ses cheveux gris au vent, nous avait raconté la même histoire.

Nous allions à pied le long de la digue de Dol, lui, mon frère et moi, et il était en train de nous prouver jusqu’à l’évidence qu’au temps de l’enfance de saint Aubert, l’illustre fondateur du premier sanctuaire de Saint-Michel, la forêt de Chezé (Scissy), avait eu déjà plusieurs lieues carrées de ses coupes envahies par la mer, qui prenait goût à dévorer les côtes de la Bretagne et de la Normandie.

– C’était, nous disait-il, le commencement d’un de ces flux séculaires qui déplacent périodiquement çà et là les bornes des Océans. Il semblerait qu’aujourd’hui cette marée se retire avec lenteur.  Vous voyez déjà des chaumes et des pommiers dans nos plaines de Dol, où les vaisseaux jetaient l’ancre sous Philippe-Auguste. Nos neveux iront sans doute à pied sec à Jersey, comme l’ont fait jadis leurs ancêtres. On s’en étonnera, mais c’est tout naturel.

Le Mont-Saint-Michel était alors en plein bois, Tombelaine aussi, et à deux lieues en avant de Caroles, il y avait, à la place où roule maintenant la grande mer, deux tumbles ou tumuli presque semblables à Tombelaine et au Mont, bien boisés comme eux de beaux chênes alentour, et qui se nommaient le Tumble et le Petit-Tumble. On avait vu là des druides et des prêtresses, puis des anachorètes ; pour le moment, il n’y avait plus rien, parce que la mer gagnait visiblement et qu’elle faisait déjà le tour des deux Tumbles, en marée. Les derniers habitants étaient deux pêcheurs qui répugnaient à s’en aller à cause du gain considérable qu’ils faisaient, affranchis de toute concurrence, rien qu’à piquer leurs mailles, à marée basse, au pied du Petit-Tumble, où ils demeuraient.

Ils étaient veufs tous les deux et avaient chacun un petit enfant. L’un s’appelait Paul et l’autre Pierre, depuis que l’ermite les avait baptisés. Ils n’étaient méchants ni l’un ni l’autre ; mais, tandis que Paul faisait son dur métier avec résignation, Pierre se plaignait du soleil brûlant et de la pluie froide. Son désir était d’amasser vite un gros sac d’écus pour fuir les périls de la mer et s’en aller en terre ferme, avec ceux des villes, jouir du plaisir qui passe.

Cependant l’eau gagnait tous les jours un peu de ce que la terre perdait ; à la place de la riante vallée, plantée de grands chênes, qui séparait naguère les deux Tumbles, c’était une grève que les marées couvraient et dont les sables, desséchés par le soleil durant la morte-eau, se soulevaient en tourbillons dès que le vent d’ouest soufflait. La côte semblait s’éloigner peu à peu et l’espace grandir entre les deux monts voisins, qui n’étaient plus que de pauvres îlots de verdure au milieu des tangues arides ; et encore à chaque poussée de pleine ou de nouvelle lune, un rang, deux rangs, trois rangs de grands arbres se déracinaient, emportés par le flot.

Paul et Pierre avaient été obligés déjà plusieurs fois de remonter leurs cabanes. Paul voulait partir, mais Pierre s’y refusait parce que la pêche allait à miracle. Tous les mois, les marchands de Saint-Pair (lieu où Granville fut bâtie depuis) venaient en bateau prendre leur poisson salé et laissaient de bon argent en échange, avec de la viande et du pain. Pierre disait en comptant son pécule :

– Nous avons le temps devant nous.

Et Paul cédait, parce qu’il croyait bien aussi que jamais l’eau ne démolirait un si solide amas de pierre et de terre.

Il arriva que le dernier ermite du grand Tumble, qui avait cherché refuge devers Carolles dès longtemps, vint voir un jour ceux qu’il avait baptisés et fut étonné du changement qui s’était fait autour d’eux.

– C’est tenter Dieu que de rester en pareil danger, leur dit-il ; prenez ce qui est à vous, mettez vos innocents sur vos épaules et venez-vous-en avec moi.

Paul voulait bien, Pierre résista encore, et l’ermite s’en fut tout seul ; mais le lendemain, la grande marée emporta les deux cabanes. Pour le coup, Pierre eut peur, et ce fut lui qui dit :

– Partons !

Et l’on se mit à faire les paquets tout de suite.

Ce n’est pas qu’ils eussent de grands biens, mais Pierre fut du temps à plier bagages, parce qu’il n’entendait rien abandonner. Il voulait emporter tout, jusqu’à sa cruche et à son restant de sel.

Le soleil était déjà haut quand ils se mirent en route, ayant chacun leur petit sur le dos, un sac d’argent d’une main, un bâton de l’autre, et Pierre, en plus, chargé comme un mulet de tous ses ustensiles de ménage. Le moment était favorable : la mer avait fui si loin qu’on ne la voyait seulement plus.

Au bout de quelques pas, Pierre dit à Paul :

– Tu vas trop vite. Pourquoi tant nous presser ? Deux lieues, ce n’est pas la mer à boire !

– Deux lieues de forêt, c’est juste, répondit Paul ; mais deux lieues de grèves ! Écoute, tu es trop chargé, tes pieds enfoncent.

– Bah ! bah ! fit Pierre. Le fait est que la route n’est pas bonne ; la tangue tremble comme si c’était une croûte au-dessus d’une grande cave ; mais j’ai le jarret solide et le cœur content, car nous allons mener brave vie avec notre argent là-bas.

Et il répéta joyeusement : « Ce n’est pas la mer à boire ! » puis se mit à chanter.

On marcha un quart d’heure encore. Pierre ne chantait déjà plus. Il déposa son sac d’argent sur le sable pour s’essuyer le front, et dit avec un soupir :

– La côte a l’air de s’éloigner de nous à mesure que nous allons.

– Avançons, répondit Paul, la mer est loin encore, mais elle monte, car je l’entends ronfler.

Ils se retournèrent pour mesurer la route parcourue, et ils virent les deux Tumbles comme deux petits bouquets de bois au milieu des sables énormes. Le soleil était de feu sur leurs têtes, et, pour s’être arrêté seulement une minute, Pierre avait de la tangue jusque par-dessus les chevilles de ses pieds.

– Marche ! lui cria Paul, qui l’avait devancé.

– Tu ne te fais pas idée, répliqua Pierre, comme mon petit est lourd !

– Le tien pas plus que le mien. Marche !

Pierre marcha. En marchant, et pour s’alléger, il lâchait de temps en temps quelque bribe de son bien. Ce fut d’abord sa marmite, puis un ustensile de pêche, puis un vêtement de rechange ; mais il avait voulu trop porter au début, et la fatigue le tenait. On ne voyait point encore la mer, mais on l’entendait de mieux en mieux, et le vent se levait. Paul dit :

– Voilà un vent qui est bon pour rafraîchir nos fronts ; cependant, hâtons-nous. Ce vent est mauvais aussi, puisqu’il nous annonce le flot.

– Mon frère, repartit Pierre, déjà loin par derrière, attends-moi ; je suis bien las !

Il avait tout jeté petit à petit, sauf l’argent et l’enfant. Paul l’attendit. Lui aussi avait de la sueur aux tempes. C’était un rude chemin, où les pieds enfonçaient à chaque pas. Quand Paul et Pierre se rejoignirent, ils regardèrent encore derrière eux. Entre les deux Tumbles, la marée arrivait, brillante comme un miroir, sous les rayons de midi.

– Il faut courir, dit Pierre le premier, mais cet enfant m’écrase !

Et il jeta l’enfant pour prendre sa course. Le petit s’éveilla par sa chute et tendit ses bras en pleurant. Paul, qui venait le second, courant aussi (car il ne s’agissait plus de tarder, la marée glissait au soleil comme une lame de cristal sur le gris mat et ondé des grèves), ramassa l’enfant de Pierre sans s’arrêter.

Comme il continuait de courir, il crut entendre une voix qui disait à son compagnon, séparé de lui par une cinquantaine de pas : C’est la mer à boire !

Il regarda de tous ses yeux et ne vit personne ; seulement, un bruit se fit, comme si le pas d’un cheval au petit trot frappait le sol, mais de cheval, point.

Paul portait donc à cet instant-là les deux enfants et le sac où était son argent. Pierre, lui, n’avait que son argent, et il courait bien depuis que rien ne le gênait. Paul, accablé de sa triple charge, avait peine à le suivre.

– Fais comme moi, lui cria Pierre, débarrasse-toi !

– Vraiment, oui ! répliqua Paul. Tu as raison, je vais suivre ton conseil. Mais si nous trottons, la mer galope ; m’est avis que nous avons plus besoin de bonnes œuvres que d’écus !

Et il lâcha son sac, où l’argent sonna en tombant.

Pierre l’entendit.

– Me le donnes-tu ? s’écria-t-il en revenant sur ses pas, sans craindre sa peine cette fois.

– Que Dieu ait pitié de nous ! répondit Paul. Je te le donne, et me voilà qui ai deux fils : le tien et le mien.

– Marché fait, dit Pierre en s’emparant du sac tombé.

Et ils allèrent désormais en silence du plus vite qu’ils pouvaient, car, pour le coup, le flot les gagnait ; ils allaient, Pierre avec les deux sacs, Paul avec les deux enfants.

Et entre eux, à l’improviste, ils virent qu’un beau jeune homme, revêtu d’une cuirasse dont les mailles étaient d’or, chevauchait. Naguère, ils avaient entendu le pas du cheval invisible frapper le sable, et c’était bien sûr le beau jeune homme, invisible aussi, qui avait dit dans le vent : « C’est la mer à boire ! »

Pierre et Paul, qui sentaient déjà le flot monter sous leurs pieds, s’écrièrent en même temps :

– Puissant ! tirez-nous de peine !

Sans être sorcier, on pouvait reconnaître ce jeune homme-là pour un ange, quoiqu’il n’eût point ses ailes avec lui.

À ce sujet, voici ce qui se raconte de l’autre côté du Couesnon. L’archange saint Michel caressait dès ce temps-là l’idée d’avoir un sanctuaire dédié à son glorieux nom sur les rivages qui regardent la Bretagne, et il parcourait tout uniment la côte, ce jour-là, pour en choisir l’emplacement. Il avait penché un instant pour les deux Tumbles, plantés devant l’éperon de Carolles, mais quand il les vit si près d’être noyés, il chercha plus loin, et il était en route pour l’autre Tumble, le grand, le glorieux, celui qui devait être le Mont-Saint-Michel et que vous voyez d’ici ombrager de sa Merveille, unique au monde, l’humble chapelle de son bienheureux fondateur, saint Aubert.

Le jeune guerrier chemina quelques instants entre les deux pauvres malheureux, dont la dernière heure s’écoulait dans ce grand éblouissement du ciel et de la mer : le soleil sur leur tête au ciel, le soleil sous leurs pieds dans le flot, miroir mortel, et le soleil encore dans les mille facettes de la cotte de mailles de l’archange. Ils chancelèrent bien des fois avant de tomber. Ils tombèrent enfin et l’eau les couvrit :

– Puissant ! tirez-nous du péril de la mer !

Jamais on ne l’implore en vain. L’ange de Dieu se pencha pour prendre d’une main le manteau de Paul, de l’autre le manteau de Pierre, qui flottaient à l’endroit où les deux compagnons avaient disparu.

L’ange était fort. Sa main droite ramena Paul avec les deux enfants qu’il tenait dans ses bras, et il les mit devant lui, à l’abri ; mais sa main gauche n’attira que le pan déchiré du manteau de Pierre, que le poids des deux sacs d’argent retint au fond de la mer.

C’était la MER À BOIRE.

Le cheval du guerrier, s’élevant tout à coup au-dessus du flot, galopa vers le rivage, en effleurant à peine dans sa course les diamants qui sont à la crête des vagues. Le guerrier atteignit ainsi ce qui restait de la forêt et continua de chercher jusqu’à ce qu’il eût trouvé les deux autres Tumbles, qui sont en avant de la ville d’Avranches, à savoir le petit mont Tumbelène et le grand Mont promis à cette gloire de porter le nom de l’Épée du Seigneur. Là s’arrêta le voyage de l’archange.

Et l’archange dit :

– C’est ici le Mont-Saint-Michel, que je trouve au milieu des forêts et que je mettrai au milieu des grèves. Si Dieu le veut, par l’intercession de sa Mère Immaculée, j’élèverai sur ce rocher une basilique, où mon glaive, flamboyant à la droite de l’autel, jusqu’à la fin des jours, protégera le pieux pays de France sur la terre et sur la mer.

Il y eut, pour entendre cela, Paul le pêcheur, son petit enfant et l’orphelin qu’il avait acheté de Pierre. Le fondateur prédestiné, Aubert, vivait bien près de là, en la seigneurie de Genest, mais ne connaissait pas encore la vocation qui devait illustrer sa vie. Elle ne se fit point attendre, car, avant de mourir, Paul travailla aux murailles de la collégiale, et ses enfants, prêtres tous les deux, chantèrent la messe dans le premier sanctuaire consacré à l’archange saint Michel, en l’an 710, par le bienheureux évêque d’Avranches, saint Aubert.

 

 

 

Paul FÉVAL,

Corbeille d’histoires, 1880.

 

 

 

 

 

 

 

 



1 J’ai achevé depuis lors et publié Les Merveilles du Mont-Saint-Michel.

 

 

 

 

 

 

 

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