Le Val-aux-Fées

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Paul FÉVAL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

DE Pontréan à Guichen, il y a une lieue de Bretagne, c’est-à-dire un myriamètre et davantage. Le paysage est beau tout le long de la route : à droite, dans la direction de Maure, s’étendent, à perte de vue, d’immenses forêts d’ajoncs que parsèment de vastes clairières, où le sol, rocheux et complètement brûlé, ne peut pas même nourrir la stérile végétation des landes. À gauche, c’est un pêle-mêle de petites collines, groupées tumultueusement et séparées par de microscopiques vallées, où le pommier trapu élève à peine sa tête ronde et verte au-dessus de l’or ondoyant des moissons. Çà et là, une loge couverte en chaume s’accroupit à portée d’un monceau de décombres qui fut jadis un vaillant château. Ce qui reste du manoir domine encore la chaumière : on dirait que le loyal paysan de Bretagne n’a point osé mettre sa girouette vassale au-dessus du rez-de-chaussée dont les dalles poudreuses gardent peut-être l’empreinte du pied de fer des chevaliers. Quelquefois, entre deux collines, on aperçoit la Vilaine qui montre timidement un lambeau de son mince ruban de satin. Un poète de l’empire se pâmerait d’aise à voir cette modeste naïade qui a quelque chose d’académique dans ses contours ; il songerait au proverbial Méandre, et ferait à coup sûr plusieurs milliers d’alexandrins, dont Dieu nous préserve ! À l’horizon, les collines grandissent et se font montagnes ; les lointains se teignent d’azur, tandis que le premier plan éblouit l’œil de ses jaunes reflets. Au sommet de quelque côte abrupte, dont le tapis de bruyère se déchire çà et là pour laisser passer la dent noire et pointue du rocher, se dresse un magnifique château, entouré de futaies gigantesques, et mirant le campanile de son beffroi dans les eaux claires du lac qui dort au fond de la vallée.

Tout cela est d’un charmant aspect ; – mais, sur l’heure de midi, par une ardente journée d’août, tout cela est bien triste. La Vilaine est à sec, le lac croupit, les moissons coupées découvrent la poussière grisâtre du sillon ; la lande torréfiée exhale de chaudes et fades vapeurs ; l’horizon est en feu ; la route brûle, et le ciel pèse sur le crâne des voyageurs comme pesait le plomb maudit des cachots de Venise sur la tête des captifs de Saint-Marc.

Or, c’était par une matinée d’août de l’année 185.., et vers l’heure de midi, que je cheminais, le front bas et les pieds meurtris, sur la route de Pontréhan à Guichen.

Après deux heures de marche, j’entendis derrière moi le bruit sourd d’un sabot de cheval frappant, à l’amble, la poudre épaisse de la route. C’était un Guichenais qui revenait de Rennes sur un bidet phtisique. Le bidet soufflait déplorablement, mais le rustre chantait et narguait le soleil sous son vaste chapeau de paille.

– Combien y a-t-il encore d’ici Guichen ? lui demandai-je au moment où il passait devant moi.

– Toujours tout droit... faut pas mentir ! me répondit-il en soulevant son grand chapeau.

La réponse ne me parut point parfaitement catégorique, et je repris :

– Avons-nous bien encore une lieue ?

– Une lieue ! répéta le Guichenais d’un ton goguenard.

– Une demi-lieue ?

– Ma fâ dame nenni, notre monsieur.

– Combien donc ?

– Faut pas mentir !

Ce disant, le Guichenais souleva de nouveau son grand chapeau, et remit à l’amble son bidet poitrinaire. Je dus m’avouer que cette réponse évasive, dont abuse avec un sarcastique plaisir le paysan d’Ille-et-Vilaine, contient un précepte profondément recommandable, et je continuai ma roule en tâchant de me convaincre que c’était là une excellente plaisanterie.

Au premier détour de la route, je retrouvai mon Guichenais agenouillé auprès de son bidet, lequel gisait à terre et agonisait.

C’est toujours ainsi au champ d’honneur que meurent les coursiers de Guichen ; il n’y a pas d’exemple qu’une seule de ces héroïques bêtes ait rendu le dernier soupir sur la litière. – Le Guichenais se lamentait fort, et répétait sur tous les tons :

– Je suis ruiné, aussi vrai que je m’appelle Joson Férou !

Et il tâchait de relever son cheval, qui remuait convulsivement ses quatre pattes, et s’éteignait dans un suprême accès de toux. Quand le bidet fut mort, le Guichenais joignit ses mains, courba la tête, et prononça avec accablement :

– Faut pas mentir !

Ce dicton n’a point son pareil dans le monde. Il pourrait au besoin remplacer les vingt mille mots du vocabulaire et leurs diverses combinaisons.

La douleur du pauvre diable me toucha, et, oubliant ma rancune, je mis la main au gousset, d’où je tirai une pièce de six livres. Je la présentai à Joson Férou. Il prit la pièce et la pesa. Puis il ôta son large chapeau dont il tourna les bords entre ses doigts avec embarras.

– Not’ monsieur, dit-il, merci tout de même, ça, c’est la vérité ; mais la bête ne valait que quatre livres dix sous... Ma fâ dame oui.

Ceci me fit augurer que cent écus de rente devaient représenter à Guichen une écrasante opulence. – Il va sans dire que mon Guichenais me donna tous les renseignements que je voulus. Il gagnait trente sous à la mort de son bidet, ce qui compensait bien un peu les angoisses de la séparation. Nous fîmes route ensemble.

Nous venions de descendre une côte roide et bordée des deux côtés par des talus taillés à pic dans la pierre rose qui abonde aux alentours. La route se bifurquait au fond du ravin. L’une des deux branches, étroit sentier peu fréquenté sans doute, car le gazon croissait au milieu de sa voie, tournait à gauche, et se perdait en courant tortueusement dans la vallée ; l’autre branche, qui était la continuation du grand chemin, grimpait en spirale le long de la côte opposée. – Ce lieu était triste, désert, et son aspect sauvage me serra le cœur.

– Comment nomme-t-on ce ravin ? demandai-je au Guichenais.

– Sauf respect, notre monsieur, c’est le Val...

Joson s’interrompit et se signa.

– Le Val-aux-Fées, sauf respect ! ajouta-t-il.

En Bretagne, ce gracieux nom de fée n’éveille que des pensées de terreur. La fée bretonne est vieille, laide, noire, boiteuse, borgne, édentée, bossue, ridée, chauve et méchante. C’est à peine si les plus redoutables de nos portières modernes pourraient en donner une idée affaiblie.

En Écosse, on eût donné ce nom charmant de Val-aux-Fées à quelque délicieuse retraite, à l’un de ces romantiques paysages que Scott, le merveilleux artiste, nous a rendus familiers. En Bretagne, le Val-aux-Fées est un sinistre entonnoir, dont la vue prédispose à ces méditations du genre le plus mélodramatique. Les deux rampes parallèles concentrent les rayons du soleil et les rejettent, si ardents, au taillis qui foisonne au fond du ravin, que les branches de ce taillis portent en août déjà des feuilles jaunies et séchées : on dirait une forêt de fagots. Le sol rougeâtre donne à la mouvante poussière du chemin des reflets de feu. En avant, une aride montagne, au sommet, de laquelle se dressent les pans ébréchés d’une vieille muraille, barre la vue et repousse l’œil jusque sur le feuillage grillé du ravin. En arrière, la route court, droite et roide, encaissée par de gigantesques talus qui surplombent, et menacent incessamment de crouler.

De sorte que, dans les idées bretonnes, le nom et le lieu s’accordent à merveille.

Joson s’était arrêté. Il regardait les ruines en clignant de l’œil et semblait attendre une seconde question. Tout homme est un peu cicérone ; Joson était certes à l’abri de tout soupçon à l’endroit de l’archéologie, mais il savait un conte et voulait gagner son écu de six livres.

Ma curiosité vint en aide à son envie.

– Qu’est-cela ? demandai-je encore, en montrant le sommet de la côte.

– Faut dire la vérité ! prononça Joson avec une mystérieuse emphase ; – c’est le château de Lucifer.

Joson s’appuya sur son mince bâton de cormier à massue, et se prit à siffler un de ces airs indigènes à périlleuses cadences, qui peuvent durer trois jours sans jamais retomber sur la tonique. Moi, j’avais dressé l’oreille, flairant une bonne vieille histoire.

L’histoire vint, vieille sinon bonne. – Je vais vous la dire telle à peu près que mon Guichenais me la conta sur le revers d’un talus, à l’ombre d’un taillis de châtaigniers, en ponctuant chaque paragraphe d’un salut fort courtois et d’un solennel FAUT PAS MENTIR.

 

 

 

 

I

 

 

CINQ ANS.

 

 

Il y a bien des années, les gentilshommes avaient coutume de passer la mer pour s’en aller en terre sainte et combattre les païens. Beaucoup partaient et ne revenaient point ; mais cela n’empêchait pas leurs fils de partir après eux, parce que les nobles de Bretagne, vieillards et jeunes gens, étaient de vaillants chrétiens.

Voici ce qui arriva une fois en temps de carême, la veille du saint dimanche des Rameaux.

Hervé de Lohéac, Martin Mortemer de Mauron, Yves Malgagnes et Gérard Lesnemellec, seigneur de Lern et du Val, s’en vinrent à la ville de Rennes sur leurs bons chevaux. C’étaient quatre francs batailleurs, ne craignant rien, si ce n’est Dieu beaucoup, et un peu le diable. Ils avaient fantaisie de prendre la croix, afin de conquérir le tombeau du Sauveur qui était aux mains des infidèles.

Vers deux heures après l’Angélus de midi, ils frappèrent de compagnie à la porte de l’orfèvre Pointel, que les bourgeois de Rennes, ses compères, avaient surnommé Lucifer. Pointel était riche à tonneaux d’or et à tombereaux d’argent. Il avait, disait-on, du sang juif dans les veines, et pratiquait l’usure comme ont fait en tout temps les gens de cette nation ; mais il allait à la messe, ce qui enlevait tout prétexte honnête à ses dupes, qui l’eussent voulu de bon cœur lapidé. La seule vengeance qu’on se permît à son égard consistait en cet étrange et emphatique sobriquet de Lucifer. On ne peut s’empêcher de penser que c’était là jeter au démon un cruel outrage, et, au fond de l’enfer, l’archange déchu doit s’irriter outre mesure en se voyant rabaissé au niveau d’un trafiquant israélite, – espèce si vile, race si profondément abjecte, que l’opulence elle-même est impuissante à la relever. Mais ne mettons plus notre loquèle a la place du récit de Joson.

Lucifer tenait à coup sûr le premier rang parmi les argentiers de Rennes. Il habitait un vaste édifice situé sur les bords de la petite rivière d’Ille, et ses jardins, plantés d’arbrisseaux précieux et tout pleins de fleurs rares, s’étendaient au bord de l’eau, si loin, que l’œil n’en pouvait voir à la fois les deux extrémités. C’était un homme de quarante ans environ, petit, et portant sur son visage ce caractère d’avidité cauteleuse qui est le propre des enfants d’Abraham. Il avait la taille voûtée, et ses cheveux commençaient à grisonner. Sa physionomie changeait suivant les circonstances ; elle était arrogante en face du faible, humble vis-à-vis du puissant.

De notre temps, cet orfèvre eût fait un banquier recommandable.

Nos quatre barons, descendus de cheval à sa porte, frappèrent bel et bien jusqu’à ce qu’un valet leur vînt ouvrir.

– Va-t’en dire à ce chien de Lucifer !... commença Yves Malgagnes.

Mais Hervé de Lohéac, qui était un seigneur prudent, l’interrompit.

– Ami, dit-il au valet, va, je te prie, et préviens maître Pointel que quatre nobles hommes désirent l’entretenir sur-le-champ.

Le valet obéit.

– Sainte croix ! murmura Malgagnes, c’est pitié de jeter sa courtoisie à un juif !

Les barons étaient alors dans un somptueux vestibule dont les tentures faisaient grande honte aux pauvres tapisseries de leurs manoirs. Gérard Lesnemellec, seigneur de Lern et du Val, avait amené avec lui son fils unique, Addel, qui était à peine âgé de seize ans. Le jeune homme regardait ces magnificences avec une admiration naïve. Il s’approchait, il touchait le drap d’or, la soie et le velours ; il ne se pouvait point rassasier de voir et de s’émerveiller.

Par hasard, tandis qu’il faisait ainsi le tour du vestibule, Addel souleva les draperies festonnées d’une portière. Curieux comme on est à son âge, il avança vivement la tête, afin de jeter son regard dans la pièce voisine. Mais tout aussitôt une épaisse rougeur colora son front ; il mit ses deux mains sur son cœur, et demeura immobile, dans l’attitude d’une muette contemplation.

Au milieu d’un petit salon tendu à la mode orientale, Addel venait d’apercevoir une jeune fille à peine sortie de l’adolescence. La jeune fille était belle de cette beauté noble, suave, choisie, que Dieu a laissée aux vierges d’Israël, parce qu’il y a toujours un rayon de clémence dans les orages du courroux divin. Elle était demi-couchée sur des coussins amoncelés. Son grand œil noir rêvait sous l’arc hautain d’un sourcil de reine ; un vague sourire venait par intervalle aux lignes pures de sa bouche. De larges boucles, abondantes, noires et lustrées, ruisselaient le long de sa joue pâle. Elle tenait à la main un luth de forme étrangère, dont les cordes, récemment sollicitées, rendaient encore un vague et fugitif murmure.

Au mouvement que fit Addel, la jeune fille se retourna. En ces temps de chevalerie, l’amour était un culte, et l’enfance apprenait de bonne heure le code de cette galanterie mystique et contemplative qui est morte un beau jour, étouffée sous le poids des pédants ressouvenirs de la Renaissance. Addel mit un genou en terre. La belle juive, un instant effrayée, rappela son charmant sourire, et fit un digne et gracieux salut.

Addel fut sur le point de s’élancer vers elle.

– Sainte croix ! dit à ce moment la grosse voix de Malgagnes, – ce chien de mécréant a-t-il bien l’audace de faire attendre quatre bons gentilshommes !

Addel tressaillit. Sa main laissa retomber la draperie ; son rêve était fini.

Avant qu’il pût se raviser, le valet rentra et déclara qu’il avait ordre d’introduire les quatre barons. – Addel suivit son père, non sans jeter de bien tristes regards vers la portière de soie.

– Qu’elle est belle ! se disait-il.

Maître Pointel était assis dans un vieux fauteuil de cuir à clous de fer, sans dorure. La simplicité, pour ne pas dire la misère du réduit où il reçut ses nobles hôtes, contrastait singulièrement avec la splendeur des autres appartements.

– Messeigneurs, dit-il du plus loin qu’il les aperçut, quelle circonstance vaut au plus soumis de vos serfs l’honneur de votre visite ?

Ce fut Lohéac qui répondit.

– Maître, nous venons vers toi pour traiter une importante affaire. As-tu quarante mille écus dans tes coffres ?...

– Dieu de Moïse !... c’est-à-dire sainte Vierge ! s’écria Lucifer, – qui entendit jamais parler de pareille somme ?

Hervé de Lohéac répéta froidement sa question.

– Quarante mille écus ! répéta de son côté Lucifer ; – Dieu d’Abraham... c’est-à-dire par le saint nom du Christ ! je vous jure, mes bons seigneurs, que ma pauvre escarcelle n’est point assez large pour contenir le quart de cet immense trésor.

Martin Mortemer de Mauron fronça le sourcil ; Gérard Lesnemellec toucha la poignée de sa dague ; Yves Malgagnes grommela force malédictions. Quant au jeune Addel, son esprit et son cœur étaient auprès de la belle fille qui tenait un luth clans sa blanche main, et dont la bouche rose lui avait donné un sourire.

– Maître, reprit Hervé de Lohéac d’une voix ferme et grave, je veux croire que les bruits qui courent sur ton compte sont des calomnies.

– Vous en pouvez faire serment, monseigneur.

– Tu es un bon chrétien...

– Un chrétien fervent et sincère, par la verge d’Aaron !... je veux dire par les saints apôtres !

– Donc, poursuivit Lohéac, tu ne peux point refuser de nous venir en aide... Ces quarante mille écus doivent nous servir à gagner la Palestine, où nous mesurerons nos lances contre les esclaves du démon.

– Mais je suis un pauvre homme.

Misérable chien ! s’écria Malgagnes à bout de patience.

Gérard Lesnemellec tira sa dague ; Martin de Mauron fit le geste de prendre Lucifer à la gorge. – Addel ne voyait rien de tout cela.

– Qu’elle est belle ! se disait-il ; que ses cheveux sont noirs et doux ! que d’enchantements il y a dans son sourire !...

– Mes bons seigneurs, ayez pitié de votre humble serviteur ! murmura Lucifer qui tremblait de tous ses membres ; – les temps sont durs, et les hommes n’ont point l’honnêteté que prescrit le Talmud... je veux parler de la divine décade des commandements de Dieu... De faux frères m’ont emprunté mon or, et je suis aussi dépourvu, à cette heure, que le plus pauvre de tous les mendiants.

– Silence ! dit impérieusement Lohéac. Avant de prodiguer ainsi le mensonge, écoute nos propositions. Il me faut, pour ma part, dix mille écus... En garantie, je te donnerai ma seigneurie de Lohéac.

– Avec le château ? demanda Lucifer, dont l’œil avide rayonna subitement.

– Avec le château.

– Et les cinq paroisses ?... Et la futaie de Tintaine ?

– Et la forêt de Tintaine, et les cinq paroisses.

– Je tâcherai, monseigneur.

– Moi, dit Malgagnes, pour dix mille écus qu’il me faut, je t’engage, chien de juif, mes prairies de Guignen et de la Féraudais, avec mon manoir de Malgagnes.

– Cela ne vaut pas Lohéac ; mais, pour vous obliger, monseigneur, je tâcherai.

C’était au tour de Mauron.

– Moi, dit-il, je mettrai entre tes mains maudites ma tour et mon domaine.

– C’est peu, répondit Lucifer.

– Je n’ai que cela.

– Je tâcherai... Cela fait trente mille écus.

Il ne restait plus que Gérard Lesnemellec. Lorsqu’il ouvrit la bouche, Lucifer composa subitement son visage. Gérard demanda comme les autres dix mille écus, sous la garantie de son domaine.

– C’est trop peu, répondit encore Lucifer, mais cette fois d’un ton péremptoire.

– Mon château de Lern est beau, reprit Gérard en insistant ; – le Val-aux-Fées, dont je suis maître, est fertile et vaut trois fois la somme que je te demande.

Lucifer savait mieux que personne la vérité de ces paroles, car il avait souvent admiré la magnifique position du château et la fertilité de la vallée. Nonobstant, il se roidit dans son refus.

– C’est trop peu, répéta-t-il.

Les trois autres barons voulurent plaider la cause de Gérard.

– Messeigneurs, dit Lucifer, je suis un pauvre marchand, laissez-moi, s’il vous plaît, traiter mes affaires comme je l’entends... Ce soir, chacun de vous aura ces dix mille écus qu’il m’a demandés, mais je ne puis rien faire pour le châtelain de Lern.

– Que veux-tu de plus, demanda celui-ci.

– Qu’avez-vous de plus, monseigneur ?

Gérard se creusa la cervelle. Au bout de quelques secondes, il courba la tête et répondit tristement :

– Je n’ai rien.

– Écoutez, reprit Lucifer. Je croirais pécher en mettant obstacle à votre saint pèlerinage. S’il vous plaît accepter ce que je vais vous proposer, vous aurez les dix mille écus en bonnes et belles pièces d’or, toutes neuves, à l’effigie de notre aimé seigneur, le riche duc, que Dieu veuille garder de tout mal !

Les quatre barons se découvrirent et dirent amen, puis Gérard reprit :

– Quelles sont tes prétentions ?

– Peu de chose... Le château de Lern et le Val appartiendront après vous à ce damoisel..., qui est beau et de noble mine, par Jacob !... je veux dire par saint Corentin !

– C’est vrai.... Après ?

– Vous n’avez point d’autre héritier ?

– Cela est encore vrai.... Où en veux-tu venir ?

– Monseigneur, vous plairait-il me vendre votre châtellenie de Lern avec le Val, pour vingt mille écus d’or.

Gérard recula de trois pas et leva son lourd gantelet de fer qui eût brisé le crâne de maître Pointel aussi aisément qu’une noix.

– Oses-tu bien me proposer de déshériter mon fils Addel ! s’écria-t-il en fronçant terriblement ses sourcils.

– Du tout, point, monseigneur.... À Dieu ne plaise que je veuille aucun mal à ce gentil damoisel.... Seulement, Lern me plaît, le Val aussi : et si vous avez désir d’aller en terre sainte, il vous faudra subir mes conditions.

– Lern, mon voisin et ami, demanda Malgagnes, veux-tu que je lance ce fils de Satan dans la rivière ?

C’était en vérité chose faisable : l’Ille coulait sous les fenêtres. Heureusement pour maître Pointel, Hervé de Lohéac s’interposa.

– Messieurs mes voisins et amis, dit-il, un meurtre serait une méchante préparation à notre pieux voyage. Tâchons de ramener cet homme à des sentiments meilleurs... Maître, as-tu dit ton dernier mot ?

– Je ne dis jamais mon dernier mot, monseigneur..... Discutons.... Ce gentil damoisel va-t-il, lui aussi, en Palestine ?

– Sans doute, répondit Gérard ; il mourrait de déplaisir si je prétendais lui ôter cette occasion de gagner de l’honneur.

– Hélas ! pensa Addel, qui s’était pris enfin à écouter : hier, ce matin encore, il en était ainsi... Pourquoi l’ai-je vue, mon Dieu ! Pourquoi !...

– C’est au mieux, reprit Lucifer, et la question change. Je n’offre plus que dix mille écus, mais je vous laisse vos domaines.

– À la bonne heure !

– À condition que vous scellerez du pommeau de votre vaillante épée un parchemin que je vais remplir à l’instant.

– Et que dira ton parchemin ? demanda Gérard avec défiance.

– Il dira que si messire Gérard Lesnemellec, seigneur de Lern et du Val, ou, à son défaut, l’héritier dudit seigneur, ne se présente pas dans le délai de cinq ans et cinq jours pour payer à maître Pointel dix mille écus d’or, ledit Pointel deviendra, de fait et de droit, seigneur et maître du château de Lern, du Val-aux-Fées et autres domaines dudit Gérard Lesnemellec.

Malgagnes, qui avait fait, pour suivre et comprendre cette longue phrase, des efforts désespérés, secoua la tête et dit d’un air profondément convaincu :

– Mon avis est qu’il vaudrait mieux jeter le mécréant à la rivière.

Martin Mortemer de Mauron fit un geste non équivoque d’adhésion.

– Consultez-vous, mon voisin et ami, dit Lohéac a Gérard. C’est vous seul que cela regarde.

Lesnemellec réfléchit un instant.

– À la garde de Dieu ! s’écria-t-il tout a coup au bout de quelques secondes, en touchant l’épaule de son fils Addel ; – je suis robuste ; l’enfant est fort et notre querelle est sainte.... Ce serait grande mésaventure si l’un de nous deux au moins ne revoyait point la terre de France avant cinq longues années.... J’accepte tes conditions, maître.

Lucifer frappa dans ses mains, et un valet, habillé comme ne le sont point d’ordinaire les serviteurs des chrétiens, montra sa tête à la porte entrebâillée. Sur un signe, il apporta tout ce qu’il fallait pour écrire.

L’acte fut fait en un clin d’œil, car Lucifer était clerc habile autant que pas un. Gérard le scella du pommeau de son épée. Les trois autres barons consentirent des reconnaissances qu’ils ne lurent point, pour cause, et un fleuve d’or coula sur les carreaux poudreux du réduit de Lucifer.

Quand le tout fut bien et dûment compté, les quatre barons prirent congé, savoir : Hervé de Lohéac, par un grave salut, Lesnemellec, par un sombre et silencieux regard, et les deux autres, par un franc : Va-t’en au diable, chien de juif !

Addel sortit le dernier. En traversant la somptueuse antichambre, il ralentit le pas de manière à demeurer seul un instant. Son cœur battait violemment. Il s’élança vers la portière et la souleva. Les carreaux de soie aux éclatantes couleurs étaient là encore amoncelés sur le moelleux tapis, mais il n’y avait plus de jeune fille sur les carreaux de soie. La chambre était vide. – Addel laissa retomber tristement la draperie, et rejoignit son père, qui déjà se tenait en selle et tournait la tête de son cheval vers le manoir de Lern.

Tant que la distance permit d’apercevoir la demeure de maître Pointel, Addel tint son regard attaché sur les croisées. Une fois, il crut apercevoir les plis d’une écharpe qui s’agitait et flottait au vent. Il se découvrit alors et mit sa toque, ornée d’un bouquet de plumes blanches, au bout du fourreau de son épée. Son cœur accompagna ce lointain hommage et revint aux pieds de la belle inconnue. Addel aimait. Il n’avait que seize ans, mais il était en ces vieux jours une tendresse naïve, timide et si pure ! – Il n’avait que seize ans, mais il portait la lance ; sa main et son cœur étaient forts : chez les prédestinés au royal métier de chevalerie, l’homme devançait l’âge. Ils vivaient tôt, vite et bien, parce qu’ils vivaient tout près de la mort.

Lorsque les arbres de la route cachèrent enfin la maison de Lucifer, Addel se recueillit en lui-même et fêta silencieusement son jeune amour.

Il ne s’était point trompé. C’était bien la belle juive qui, suivant des yeux la marche de la cavalcade, avait agité son mouchoir en signe d’adieu. Rachel était la fille de maître Pointel. Son enfance s’était passée dans la retraite, selon les usages orientaux, car son père, affublé d’un masque chrétien, suivait en réalité, comme il a été dit déjà, les rites secrets de la religion judaïque. Rachel n’avait point vu souvent un si beau page que le fils de Lern. Les vierges d’Orient sont inflammables ; néanmoins, si notre Guichenais ne nous eût point positivement affirmé qu’elle se sentit éprise à la première vue, nous n’oserions point avancer cette circonstance romanesque et peu vraisemblable.

Rachel, durant tout le reste de cette journée, donna son âme à une rêverie inconnue. Le soir, son père lui fit présent d’un riche bandeau de pierreries.

– Je puis l’offrir celle bagatelle sans me faire plus pauvre, mon trésor, dit-il, en mettant sa bouche ridée sur le beau front de Rachel. Aujourd’hui, j’ai gagné une fortune.

Et, en véritable trafiquant qu’il était, Lucifer se prit à narrer complaisamment le marché qu’il avait fait avec les quatre barons.

– Les trois premiers, dit-il en finissant, m’ont signé une obligation qui me fera leur héritier, s’ils meurent en Palestine, – ce que puisse permettre le Dieu de Jacob ! – L’autre n’a pas besoin de mourir. Dans cinq ans, s’il revient, ce sera pour demander l’aumône à la porte de son ancien domaine.

Le cœur de Rachel se serra.

– Pourquoi leur faire tant de mal, murmura-t-elle.

– Pour me faire beaucoup de bien, répondit Lucifer en ricanant. – Et dis-moi, ma perle, comment trouves-tu ces turquoises qui reluisent doucement alentour de ton bandeau ?

Rachel soupira et garda le silence.

– C’est le prix de son malheur ! pensa-t-elle ; – et, s’il revient avant cinq ans ? reprit-elle, tout en levant son grand œil noir sur le marchand.

– Il ne reviendra pas.

Rachel baissa les yeux et pria le Dieu des chrétiens d’avoir pitié du beau damoisel.

Quelques jours après, Hervé de Lohéac, Martin Mortemer de Mauron, Yves Malgagnes, Gérard Lesnemellec et son fils Addel revinrent à Rennes avec une suite nombreuse d’hommes d’armes et de bons serviteurs. Ils reçurent la croix des mains de l’évêque, et se rendirent à l’église cathédrale afin d’entendre la messe de départ.

Addel s’était placé le dernier et touchait la balustrade du chœur.

De l’autre côté de cette balustrade, une femme voilée priait, dévotement agenouillée sur les froides dalles de la nef.

Celle femme était Rachel, la fille de maître Pointel l’orfèvre.

Au moment où les chevaliers allaient quitter la nef, elle releva son voile et montra son radieux visage. Addel croyait rêver. La joie et la surprise paralysaient ses muscles. Il restait cloué au sol.

– Rachel, murmura-t-il enfin, je sais votre nom ; car, depuis le jour où je vous ai vue, j’erre, soirs et matins, sur les bords de l’Ille, guettant un regard de vos yeux, interrogeant vos serviteurs, et devinant votre doux visage derrière le voile épais de vos rideaux jaloux.... Je pars, Rachel, et je vous laisse mon pauvre cœur, qui souffre et ne veut plus guérir du mal d’amour.

Rachel écouta ces mots sans colère. Tandis qu’elle écoutait, un fugitif incarnat colora sa joue pâle.

Addel, répondit-elle en souriant avec mélancolie, je sais votre nom, moi aussi ; soirs et matins, je reste à ma fenêtre, tant que vous errez sur les bords de l’Ille.... Mais vous êtes noble, et mon père est marchand ; vous êtes pauvre, et nul ne saurait compter les opulents trésors de mon père.... Aimer, pour nous, ce sera souffrir.

Qui ne voudrait souffrir pour l’amour de vous, Rachel !

Addel ! cria de loin la voix retentissante de Gérard Lesnemellec, qui était en selle sur le parvis.

La foule s’était écoulée sans que les deux jeunes gens y eussent pris garde. Ils restaient seuls sous les hauts piliers de la nef.

Adieu, dit Rachel, je vous donne mon cœur et vous le garderai fidèlement pendant cinq ans.

Pourquoi cinq ans ? voulut demander Addel.

Mais la belle juive lui passa vivement au doigt un anneau d’or et s’enfuit en répétant :

– Cinq ans !

Addel éleva l’anneau d’or vers sa bouche, afin de le baiser. Sur le chaton, il y avait deux mots gravés. Addel épela lettre à lettre et parvint à déchiffrer :

Cinq ans !

Je reviendrai, dit-il ; cet ordre, quelle qu’en soit la cause inconnue, est sacré pour moi.... Donc, au revoir, dans cinq ans !

Les larges voûtes de la cathédrale s’emparèrent de ces mots, et, de chapelle en chapelle, l’écho redit :

– Cinq ans !

Rachel s’était mise à genoux dans l’ombre d’une colonne. Depuis huit jours, elle priait bien souvent le Dieu des chrétiens, qui était le Dieu d’Addel.

– Seigneur, dit-elle, faites qu’il se souvienne !

 

 

 

 

II

 

 

QUATRE MENDIANTS.

 

 

Joson fit trêve à ces derniers mots ; il avait fini ce que je pourrais appeler le prologue de son récit, et, à part quelques divagations dont je me dois avouer coupable, à part quelques termes ambitieux que j’ai mis, par méchante gloriole, à la place des bonnes et simples paroles du Guichenais, il faut que le lecteur croie bien que je n’ai rien ajouté à son histoire.

Notre monsieur, me dit-il à cet endroit, – faut dire la vérité.

Je ne m’y oppose point, répondis-je.

Respect de vous, j’ai le gosier sec comme si j’aurais chanté au pupitre pendant trois heures de vêprées.

Ma gourde était vide. Je fis le geste de la renverser.

– Dommage ! prononça Joson avec onction ; – tout de même, il y a une auberge au revers de la côte, et, si c’est un effet, nous allons y aller. Vous me ferez l’honnêteté d’un verre de cidre ou deux.

– Ou trois, mon brave. Montons la côte.

Ce fut donc assis commodément sur le banc de bois d’un petit cabaret fort affreux à voir, les coudes sur la table, et en face d’un pot de cidre aqueux et singulièrement saturé d’acides, – du vrai piot, en un mot, – que Joson commença cette seconde partie de sa légende. Nous ferions mieux peut-être de le laisser parler ; mais (faut pas mentir !) ceux de nos lecteurs qui ne font point domicile au joli bourg de Guichen auraient parfois peine à comprendre le style de Joson. Nous continuerons donc de traduire.

On parlait beaucoup à Guichen et à Pontréhan, et à Lohéac, et aussi à Rennes, d’un chevalier qui faisait merveilles en terre sainte contre les païens. Le roi l’avait fait comte, le duc l’appelait mon cousin, et pas un croisé n’avait conquis une gloire égale à la sienne.

Aussi les ménestrels chantaient-ils sur tous les tons sa renommée, et l’on entendait de toutes parts retentir, au milieu des louanges, le nom du vaillant comte Addel.

Il y avait cinq ans que Gérard Lesnemellec, seigneur de Lern et du Val, était parti pour la Palestine, en compagnie de ses trois voisins et amis. Depuis bien longtemps on n’avait point entendu parler d’eux en Bretagne. Plusieurs gentilshommes du pays qui étaient de retour dans leurs foyers affirmaient que, suivant toutes probabilités, les quatre barons avaient laissé leurs vies auprès du tombeau de Notre-Seigneur. Ces bruits mettaient beaucoup de joie à l’âme de maître Pointel, surnommé Lucifer. Il y croyait et agissait en conséquence. Ainsi, fort des actes qu’il avait fait signer à ses débiteurs, il se mit provisoirement en possession de leurs gages, c’est-à-dire de leurs domaines. Il trancha du noble seigneur, rassembla autour de lui une garde d’hommes d’armes qui eût suffi à un comte, et fit peser sur toute la contrée sa tyrannique domination.

Il n’y a rien au monde d’irritant comme le despotisme d’un usurpateur. Les bonnes gens du pays entre Pontréhan et Lohéac essayèrent maintes fois de secouer le joug, mais ils n’étaient pas les plus forts. Maître Pointel opposait à leurs phalanges mal armées les jacques de fer de ses cavaliers. Il demeurait toujours vainqueur.

Entre tous ces châteaux, il avait choisi celui de Lern pour y faire sa résidence. Dès longtemps maître Pointel avait jeté son regard de convoitise sur ce noble manoir, et nous avons vu que, pour se l’assurer mieux, il avait imposé à Gérard Lesnemellec une clause particulière. Maintenant qu’il était arrivé à ses fins, maître Lucifer s’en donnait à cœur joie. Il avait transporté à Lern toutes les magnificences de la maison qu’il habitait autrefois sur les bords de la rivière d’Ille. Dans la grande salle, ornée encore des portraits des Lesnemellec, depuis Athelstan de Lesnem, qui était venu du pays de Galles au temps où les Saxons furent chassés d’Angleterre, jusqu’à Gérard lui-même, Lucifer festoyait jour et nuit avec ses hommes d’armes. Il buvait, le manant éhonté, dans la grande coupe de fer que jamais vilain n’avait jusqu’alors touchée de ses lèvres ; il buvait sans comprendre que la fière devise qui entourait l’écu de Lesnemellec, gravée sur le métal, était un amer reproche à toute sa vie de tortueux trafiquant ; il buvait, le juif sordide, dans ce vase antique, austère héritage de famille, dont le baron chrétien se servait seulement aux jours solennels qui voyaient un fils de Lesnem naître, se marier ou mourir ; il y buvait chaque soir et portait, au nom de Lesnemellec, d’insultants et dérisoires toasts.

En un mot, maître Lucifer se prélassait à son aise dans le manoir de Lern. On ne peut dire pourtant qu’il fût parfaitement heureux. Deux chagrins pesaient sur sa nouvelle vie. Le premier venait de Rachel. Rachel, en effet, par un motif mystérieux, et que son père ne pouvait point deviner, avait refusé d’habiter le château de Lern, devenu le château de Lucifer. Pour l’avoir au moins près de lui, l’orfèvre avait été obligé de lui bâtir une maison au milieu du Val. Jamais Rachel ne franchissait le seuil du manoir. Cette conduite, que maître Pointel prenait parfois pour un tacite reproche de spoliation, lui était un grand crève-cœur. Il aimait sa fille avec passion, et le respect de plus en plus froid qui avait remplacé chez celle-ci l’expansive tendresse des jours de son enfance, mêlait une forte dose d’amertume au bien-être du vieux juif. Le second chagrin de Lucifer avait une source moins naturelle. Le Val, il faut que le lecteur le sache, est habité, depuis le commencement du monde, par trois fées de naturel capricieux et acariâtre, lesquelles s’ingénient, du matin au soir, à trouver de méchants tours qu’elles mettent à exécution du soir au matin. Ces fées sont sœurs, ou pour le moins cousines. Elles se nomment Gulmitte, Reschine et Mêto. Au physique, elles ressemblent de tout point à trois vieilles femmes très laides ; leur moral répond positivement à leur physique. Quant à leur pouvoir, il est celui de toutes les fées : elles savent planter des bosses hideuses sur le dos des enfants, rendre louches les yeux les plus droits, etc., etc. En outre, et ceci du moins est original, elles ont la faculté de se grandir ou de se rapetisser jusqu’à l’indéfini, sans pouvoir changer en rien leurs traits ni leur tournure. De sorte que, à volonté, Gulmitte, Reschine et Mêto deviennent d’affreuses vieilles d’une dimension colossale, ou des vieilles horribles d’une ténuité microscopique.

Joson me donna ces détails à demi-voix et d’un air fort peu rassuré.

Cette faculté d’extension propre à Gulmitte, Reschine et Mêto, faculté que le caoutchouc lui-même ne nous paraît point posséder à un degré aussi éminent, sert admirablement leur instinct taquin et mystificateur. Tantôt les trois fées, exhaussant leurs visages grossis sur leurs corps démesurément allongés, se guindaient jusqu’aux fenêtres de l’orfèvre, et, faisant ombre à la lune, montraient de grimaçantes et gigantesques silhouettes. L’orfèvre invoquait alors le Dieu d’Abraham et de Jacob, et d’une foule d’autres Hébreux célèbres ; mais, tandis qu’il récitait ses prières, Gulmitte, Reschine et Mêto, passant d’un extrême à l’autre, se rapetissaient tout d’un coup et entraient dans la chambre, avec la brise des nuits, par les fissures de quelque fenêtre. Elles se ruaient sur le lit du juif et le mordaient à belles dents, ce qui indiquait chez ces vieilles personnes un appétit fort sauvage, car la peau d’un usurier doit faire, après tout, un assez triste festin. – Quand elles étaient rassasiées de mordre, Lucifer les voyait avec terreur reprendre lentement la taille humaine. Elles grandissaient, grandissaient, et s’asseyaient en rond au milieu de la chambre afin de tenir un grave conseil. Ce qu’elles disaient alors, Lucifer ne le comprenait point, mais il pensait que ce devaient être d’effrayantes choses, et ses cheveux gris se dressaient sur son crâne déprimé.

Vers le matin, Gulmitte, Reschine et Mêto enfourchaient le premier rayon du jour, et disparaissaient en grinçant un cacophonique éclat de rire.

Cela se renouvelait souvent. Maître Pointel en perdait la tête. Néanmoins, comme tout larron tient outre mesure à la chose volée, la pensée d’abandonner le château de Lern ne lui venait jamais. Le jour, il tâchait de se persuader que les terreurs de sa nuit étaient l’effet d’un rêve. Il buvait du mieux qu’il pouvait avec ses hommes d’armes, et attendait, tremblant, malgré son ivresse, que l’heure du sommeil fût venue.

Quant aux gens, vivants ou morts, qui étaient en Palestine, on peut affirmer que Lucifer ne s’en inquiétait point. Ce glorieux nom de comte Addel qu’il entendait répéter dix fois chaque jour, n’éveillait en lui aucune crainte. Qu’importait au juif la renommée d’un chrétien ?

Rachel, au contraire, s’occupait fort de ce valeureux comte dont parlaient avec admiration voyageurs et pèlerins. Chaque fois que l’occasion s’en présentait, elle se faisait dire longuement ses batailles et ses victoires. Elle pâlissait au récit des dangers courus ; elle tressaillait d’orgueil aux descriptions des vaillants travaux et beaux coups de lance du chevalier croisé ; puis, quand le voyageur se taisait enfin, elle le récompensait généreusement, et disait d’une voix timide :

L’amour d’une reine n’est point au-dessus de si grande gloire.... Sire pèlerin, apprenez-moi, je vous prie, à quelle princesse le comte Addel a donné son cœur.

On ne lui connaît point d’amour, répondait le pèlerin.

Il doit porter les couleurs de quelque noble dame ?

Il ne porte point de couleurs.

Son écu doit avoir une devise ?

Point de devise à son écu !

Rachel rougissait et souriait.

Une fois, un pèlerin qui avait approché le comte Addel de plus près que les autres, sut donner un renseignement plus précis.

Le beau chevalier, dit-il, n’a ni écharpe, ni devise, mais il porte un anneau d’or à son doigt. Sur cet anneau j’ai lu deux mots.

Quels mots ? demanda Rachel avec une ardente curiosité.

Cinq ans, répondit le pèlerin.

Ce pèlerin fut récompensé plus richement que les autres.

Rachel n’avait pas attendu cette révélation pour deviner le fils de Gérard Lesnemellec sous le brillant manteau de gloire que s’était fait le comte Addel. Elle avait tenu, entière, la promesse faite autrefois en l’église de Rennes : elle gardait son cœur en attendant que les cinq ans fussent écoulés.

Or, ce terme de cinq ans, comme on le pense, elle l’avait fixé à dessein, afin qu’Addel revît la Bretagne lorsqu’il serait temps encore pour lui de racheter les domaines de son père. Rachel, dès le premier instant, avait résolu d’empêcher cette inique spoliation, et, si elle ne voulait point habiter le manoir de Lern, c’est que la pensée de jouir d’un bien usurpé sur Addel ou son père lui faisait horreur. L’absence, loin d’éteindre l’amour de la belle fille du juif, avait contribué à le grandir. Sans cesse en face d’elle-même, dans sa solitude, elle évoquait le souvenir d’Addel ; elle le revoyait tel qu’il était à l’heure du départ ; elle s’enivrait de son dernier regard, si tendre et si doux, si plein de serments de constance.

Mais elle ne se bornait point à de stériles souvenirs. Les chevaliers qui revenaient de Palestine n’avaient point coutume d’apporter d’autre butin qu’un honneur sans tache et la gloire gagnée en combattant les infidèles. Or, gloire et honneur ne se peuvent point monnayer. Quand Addel reviendrait, comment ferait-il pour racheter Lern et le Val ?

Voilà ce que se demandait Rachel.

Cette question n’était point facile à résoudre. Tant que Lucifer continua d’habiter sa maison de Rennes, sur les bords de la rivière d’Ille, Rachel se tortura l’esprit sans trouver aucun moyen. Quand Lucifer vint à Lern, Rachel, attristée par l’attente et l’inquiétude, prit la coutume de se promener seule par les sentiers déserts qui couraient sous les taillis, dans les profondeurs du Val. À demi chrétienne déjà, par l’amour pur, dévoué, sans bornes, qu’elle nourrissait pour un chrétien, elle priait Dieu et Marie de lui donner conseil.

Il fallait dix mille écus d’or pour racheter Lern. Contre cet obstacle venait incessamment se briser le bon vouloir de la pauvre Rachel.

Un soir qu’elle revenait tristement au petit manoir que son père avait fait élever pour elle au milieu du Val, elle entendit un bruit dans le taillis. La nuit tombait ; il n’y avait point de lune au ciel. Rachel, sans faire trêve à sa rêverie, porta son regard distrait vers l’endroit d’où était parti le bruit. Elle vit un spectacle étrange.

A travers les branches confusément enchevêtrées du taillis, elle aperçut une étroite clairière, au centre de laquelle trois êtres de forme humaine étaient couchés. Ces créatures avaient tout au plus un pied de hauteur. Elles se trouvaient éclairées par une demi-douzaine de vers luisants artistement disposés en girandoles.

Rachel voulut s’enfuir, car ces créatures, à part même leur taille exceptionnelle, étaient fort laides à voir ; mais la terreur la clouait au sol. Elle avait reconnu d’un coup d’œil les trois fées du Val. Tandis qu’elle restait ainsi à la même place, son regard, par une sorte de fascination, ne pouvait quitter les trois terribles sœurs. Se rappelant involontairement les récits de ses serviteurs, Rachel reconnaissait, à ne s’y pouvoir méprendre, chacune des trois vieilles : c’était bien là le visage renfrogné de Reschine, le nez crochu de Mêto et les cheveux mêlés de Gulmitte.

C’était le ronflement des fées endormies que Rachel avait entendu.

À ce moment, Gulmitte se souleva sur son séant et se frotta les yeux en bâillant. Ses sœurs l’imitèrent, et l’entretien suivant s’engagea entre elles.

 

GULMITTE.

 

                            Sœurs, êtes-vous là ?

 

RESCHINE ET MÊTO.

 

                                                            Nous y sommes.

 

GULMITTE.

 

Loin du jour ?

 

MÊTO.

 

                        Loin du bruit.

 

RESCHINE.

 

                                                Loin du regard des hommes....

Qu’ont à faire, ce soir, les maîtresses du Val ?

 

GULMITTE.

 

À chanter.

 

MÊTO.

 

                  À danser.

 

RESCHINE.

 

                                    C’est ennuyeux !

 

GULMITTE.

 

                                                                À rire.

 

RESCHINE.

 

C’est fade !

 

MÊTO.

 

                        Nous pouvons conjurer ou maudire....

 

RESCHINE.

 

C’est commun !... Je sais, moi, quelque chose de pire :

Allons aux fils d’Adam souffler l’esprit du mal.

 

TOUTES LES TROIS, en chœur.

 

Le pire, c’est le mieux ! Foin du chant ! fi du rire !

Allons aux fils d’Adam souffler l’esprit du mal !

 

D’un bond, les trois fées franchirent la distance qui les séparait de Rachel, et la jeune fille se trouva tout à coup entourée par trois vieilles femmes de taille ordinaire, qui ressemblaient, à s’y tromper, aux trois petites créatures étendues naguère sous le taillis. Ces vieilles femmes se prirent d’abord à faire d’inconcevables grimaces, puis elles poussèrent ensemble un éclat de rire bref et peu harmonieux.

– Fille de juif, dit ensuite Gulmitte, l’aînée de la fantasque famille, que fais-tu si tard par les sentiers humides de la forêt ?

Comme on voit, les fées daignent parler en prose, lorsqu’elles s’adressent à de simples mortels.

Rachel, terrifiée par cette laide apparition, n’eut garde de répondre.

– Sœurs, reprit Gulmitte, ne donnerons-nous point un bon conseil à cette pauvre enfant ?

– Si fait, répondirent les deux fées cadettes.

Gulmitte poursuivit.

– Fille de juif, tu cherches de l’or.... beaucoup d’or !... Ne tressaille pas ainsi ; nous lisons dans ta pensée comme dans un livre ouvert.... Si mes sœurs y consentent, je puis te faire trouver l’or que tu cherches.

Rachel prêta l’oreille avidement. Reschine et Mêto secouèrent la tête en signe d’adhésion, et Gulmitte s’approcha de la jeune fille qu’elle prit par la main.

– Écoute, dit-elle en s’efforçant d’adoucir sa voix glapissante, – il est au château de Lucifer un coffre de métal où ton père entasse ses richesses. Il y a dans ce coffre plus d’or que n’en ont vu jamais tes yeux. Plonges-y tes bras jusqu’au coude, ma fille ; prends les dix mille écus qui te sont nécessaires, – et n’aie point de remords, car cet or, c’est de l’or volé !

Ce disant, Gulmitte ricana, et ses sœurs l’imitèrent. Rachel fit un geste de dégoût.

– Tu ne veux pas ! s’écria Mêto. Cœur dégénéré ! Tu répugnes à suivre les exemples de ton père.

Reschine se contenta de faire une effroyable moue.

– Eh bien, reprit Mêto, je vais te donner un autre moyen.... Vends-nous ton âme pour dix mille écus.

– Vends-nous ton âme, répétèrent Gulmitte et Reschine.

Et, comme Rachel, tremblante, à demi morte, ne pouvait point trouver de réponse, les trois fées, croyant qu’elle hésitait, se réunirent pour la presser.

– Ton âme, dit Gulmitte, deviendra une âme de fée : tu connaîtras le passé, tu verras le présent, tu devineras l’avenir.

– Tu pourras faire du mal à tes ennemis, ajouta Reschine en passant sa langue pointue sur ses lèvres, comme si l’idée de la vengeance avait pour elle une palpable saveur.

– Tu seras belle, reprit Gulmitte, qui disposa ses cheveux hérissés avec une grotesque coquetterie.

– Aussi belle que nous, dit Mêto.

Et toutes trois répétèrent :

– Vends-nous ton âme !

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura dans sa détresse la pauvre Rachel.

Gulmitte, Reschine et Mêto reculèrent.

Rachel, enhardie par ce mouvement rétrograde, essaya timidement le signe de la croix. Tandis que sa main, novice à ce saint œuvre, descendait de son front à sa poitrine, Gulmitte, Reschine et Mêto se prirent à rapetisser à vue d’œil. Lorsque la main de Rachel passa enfin de l’épaule gauche à la droite pour parfaire le signe béni, Gulmitte, Reschine et Mêto, devenues un peu moins grosses que des fourmis, se blottirent en frémissant sous un brin d’herbe.

Rachel passa et rentra vitement à son petit manoir du Val. Durant cette nuit entière, elle ne put trouver le sommeil. Elle avait évité un danger, mais son embarras restait le même, et la pauvre jeune fille, en revoyant l’aurore, se demanda, pour la millième fois :

– Quand Addel reviendra de la terre sainte, comment fera-t-il pour racheter ses domaines ?

Une autre eût pensé peut-être aux méchants conseils des fées, mais Rachel avait un noble cœur. Loin de donner son âme à de coupables rêveries, elle se réfugia dans la prière, et confessa pour la première fois, sans restriction, sa foi nouvelle : elle pria Dieu et la Vierge et les saints.

Aussi, Dieu fit descendre en elle sa grâce, et voici ce qu’elle résolut :

Lucifer l’accablait sans cesse de présents de toutes sortes. Elle avait un coffret plein de joyaux de prix. Ces joyaux étaient bien à elle. Rachel fit dessein de les vendre aux orfèvres de Rennes, afin de rassembler la somme dont aurait besoin Addel à son retour. Malheureusement ces joyaux étaient loin de valoir dix mille écus. Rachel thésaurisa. Elle redevint juive, tant elle se fit avare, ce qui causa une grande joie à maître Pointel.

– L’enfant a de mon sang dans les veines, se disait-il avec allégresse ; elle est économe et sait le prix d’un ducat. Si le Très-Haut eût voulu lui donner de la barbe, elle eût fait la gloire d’Israël !

Et maître Lucifer redoublait de générosité, parce qu’il croyait savoir que ses dons tombaient en bonnes mains, ladres et parcimonieuses.

Quand Rachel recevait un anneau, un collier, une agrafe, elle se rendait à Rennes, où les confrères de Lucifer n’hésitaient point à lui acheter ces objets au quart de leur valeur : ceci par esprit fraternel ; car d’habitude ils volaient davantage. Rachel revenait au manoir avec son argent, et le joignait au trésor qu’elle amassait en terre, au pied d’une souche de châtaignier, dans le recoin le plus sombre et le plus désert du Val.

Elle fit tant et si bien, que, la veille du jour où devaient finir les cinq ans, elle compléta son trésor. Après l’avoir soigneusement compté et recompté, elle le couvrit de terre et reprit la route de son petit manoir.

Elle était joyeuse, car, bien que le terme fût presque écoulé, l’idée ne lui venait point qu’Addel pût manquer à sa promesse.

– Qu’il vienne ! pensait-elle, la maison de son père ne lui sera point ravie. Il sera riche, il sera heureux....

 

_______

 

 

Le matin de ce même jour, quatre hommes vêtus de haillons misérables, qui gardaient la forme de manteaux de pèlerins, passèrent les portes de la ville de Rennes et prirent la route qui mène à Pontréhan. Leurs chaussures étaient blanches de poussière ; sans doute, ils n’avaient pris, la nuit précédente, que bien peu de repos, car leur apparence annonçait une extrême fatigue.

Trois de ces hommes étaient des vieillards. Le quatrième pouvait avoir vingt-trois ans.

Ils commencèrent leur voyage de ce pas lourd et mesuré des gens pour qui la marche est une nécessité de chaque jour. Nulle parole n’était échangée entre eux. Ils allaient, silencieux et mornes, se signant dévotement aux croix des carrefours, en demandant parfois un morceau de pain à la porte des cabanes qui se trouvaient sur la route.

Arrivés entre Pontréhan et Guichen, à la hauteur du château de Lucifer, les quatre mendiants s’arrêtèrent.

– Voici le terme de mon voyage, dit le plus jeune ; – il faut nous séparer ici.

Les trois autres lui touchèrent la main.

– Bonne chance ! dirent-ils.

Et ils poursuivirent leur route du côté de Guichen.

– Bonne chance ! répéta le jeune homme, qui se dirigea vers le château de Lucifer.

Il était si las, qu’il eut peine à soulever le pesant marteau de la grand-porte, au-dessus de laquelle ne brillaient plus les nobles émaux de l’écusson de Lesnemellec. Le juif avait fait gratter blason et devise : que d’usurpateurs ont cru comme lui tuer un souvenir en biffant un emblème !

À l’appel du jeune mendiant, un serviteur à mine revêche ouvrit cauteleusement l’un des battants de la porte, et le referma tout de suite en voyant l’extérieur du nouvel arrivant.

Un éclair ardent et terrible jaillit de l’œil de celui-ci. Il porta d’instinct sa main à l’endroit où pend d’ordinaire l’épée d’un homme d’armes, – mais il n’avait point d’épée.

– Ouvrez ! cria-t-il à travers la porte, ouvrez, au nom de Dieu ! Je demande l’hospitalité au maître de ce manoir.

Point de réponse. La colère du pèlerin n’avait duré qu’un instant. Il courba la tête et se signa humblement.

– J’ai péché, murmura-t-il avec résignation ; – Dieu me châtie.

Comme il promenait autour de lui son regard découragé, il aperçut au fond du Val, à travers les branches dépouillées des taillis, les blanches murailles du petit manoir habité par Rachel. Il tourna ses pas de ce côté, afin d’implorer les hôtes de cette demeure. Rachel venait de rentrer. À l’annonce d’un homme vêtu du costume de pèlerin, elle ordonna aussitôt de l’introduire en sa présence, et ne prit que le temps de jeter sur son gracieux visage le voile épais des femmes de l’Orient.

Le pèlerin entra d’un air triste et abattu. Les bords de son large feutre ne permettaient point d’apercevoir ses traits.

– Vous êtes las, dit Rachel avec bonté, asseyez-vous, sire étranger, et dites-moi... : Que fait en Palestine le renommé comte Addel ?

Le comte Addel n’est plus en Palestine, répondit le pèlerin d’une voix sourde, et en se laissant choir, épuisé, sur un siège.

Le cœur de la jeune fille tressaillit d’orgueil et de joie.

– Je n’ai donc pas espéré en vain ! pensa-t-elle. Il s’est souvenu de sa promesse.... Je vais le revoir !... A-t-il touché la terre de France ? ajouta-t-elle tout haut.

Le pèlerin fut quelque temps avant de répondre.

– Le comte Addel ! reprit-il enfin d’un ton plein d’amertume ; – qui parle du comte Addel ?... Naguère, c’était un chevalier chrétien, modèle de foi et de vaillance. Maintenant, il a déserté son poste ; il a trahi sa religion et ses frères d’armes.... Qui parle du comte Addel ?

Le pèlerin avait mis sa tête entre ses mains. Rachel était pâle ; son souffle soulevait péniblement sa poitrine.

– Celui-là en a menti ! – murmura-t-elle d’une voix basse, mais ferme, – qui dit que le comte Addel est un traître.

Le pèlerin se redressa vivement ; son regard sembla vouloir percer le voile qui recouvrait les traits de la jeune fille.

– Merci ! dit-il.

Puis, se reprenant aussitôt, il ajouta :

– Noble dame, votre cœur est généreux, puisque vous défendez l’absent ; mais, par malheur, je n’ai point menti. Jugez vous-même ; Addel a quitté la croisade ; il a laissé ses soldats, – des soldats chrétiens, madame, – sans chef et sans appui, à la veille d’une bataille....

– A-t-il fait cela ? interrompit Rachel.

– Il l’a fait !... Un indigne amour lui brûlait le cœur.

– Étranger, prononça sévèrement Rachel, qui vous a dit que l’amour d’Addel fût un indigne amour ?

Le pèlerin porta la main à sa poitrine.

– Il aime une juive ! dit-il d’une voix si basse, que Rachel eut peine à l’entendre.

– Mensonge ! s’écria la jeune fille.

– Hélas ! qui mieux que moi peut le savoir ?

– Vous connaissiez donc Addel ?

– Pourquoi cacher plus longtemps ma honte ! Je me nommerai, ce sera ma pénitence. Je suis Addel, madame, Addel fugitif et déshonoré.

Rachel, d’un geste rapide comme l’éclair, souleva le feutre du pèlerin. À la vue de ses traits brûlés par le soleil de Judée, mais qu’on ne pouvait point méconnaître, elle poussa un cri, et se laissa tomber à son tour sur un siège.

– Accablez-moi de vos mépris, poursuivit lentement le pèlerin. – Pour elle j’ai perdu mon âme et taché mon écusson. J’avais fait une promesse fatale. Un jour, au milieu de nos glorieux combats d’outre-mer, je me suis souvenu de cette promesse, et j’ai tout abandonné. Cinq ans ! m’avait-elle dit ; les cinq ans se sont écoulés : me voilà !

– Béni soit Dieu ! disait Rachel en extase.

Le pèlerin ne l’entendait pas.

– J’ai traversé bien des pays, reprit-il encore. J’ai vendu mes armes, mes éperons d’or, mon cheval et jusqu’à mon épée de chevalier ; – puis, lorsque tout a été vendu, j’ai souffert de la faim et de la soif, mais j’ai gardé l’anneau que je tiens d’elle.

Rachel prit l’anneau comme pour le considérer, et le baisa à la dérobée.

– Enfin, j’ai revu les domaines de mon père, poursuivit Addel, de mon noble père qui n’est plus ! J’ai frappé à la porte de notre manoir, souillé par un hôte infâme. C’est là qu’elle doit être. On m’a refusé l’entrée.... Mais je sens se réveiller ma force assoupie. Ce voyage aura servi du moins à ma maison. Cinq ans ! c’était aussi le délai du rachat de nos domaines. Je vais aller à Rennes, chez les parents de mon père ; j’implorerai leur aide, et le juif maudit sera chassé honteusement.

Rachel lui rendit son anneau.

– Vous voyez bien, madame, acheva le pèlerin, que je n’ai point calomnié le malheureux Addel. Il aime.... car je l’aime encore ! il aime.....

– Une chrétienne ! interrompit Rachel en relevant son voile d’un geste calme et digne.

–Vous ! s’écria le jeune chevalier ; – est-il possible !

Rachel tira de son sein un médaillon d’or sur lequel était sculptée l’image adorable du Dieu crucifié.

– Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, dit-elle en baisant la sainte effigie, je suis chrétienne, monseigneur.

Une joie pure et sans bornes illumina le noble visage du comte Addel.

– Rachel, ma bien-aimée, murmura-t-il après un long silence, je puis donc t’adorer sans crime, et je n’ai plus à choisir entre le bonheur et mon renom de chevalier !...

 

_______

 

 

En cet endroit, Joson se fit, coup sur coup, l’honnêteté de trois écuelles de cidre.

– Notre monsieur, me dit-il en essuyant ses lèvres humides, – en voilà du vrai bon, c’est tout de même la vérité !

Je retirai prudemment mon écuelle.

– Allons, notre monsieur, s’écria Joson, un petit coup, s’il n’y a pas d’offense !

– Est-ce que l’histoire est finie ? demandai-je.

– Puisque vous ne buvez pas, c’est que vous n’avez pas soif.... À votre santé tout de même !

– Et l’histoire ?...

– Faut pas mentir ! Je boirais l’étang de Lohéac par cette chaleur-là, si tant seulement l’étang de Lohéac était autre chose que de l’eau.... Quant à l’histoire, saint bon Dieu ! non, elle n’est pas finie. Croyez-vous donc que les fées vont les laisser comme ça ?

– Alors, mon brave, continuez.

– C’est la fin qui est le plus beau !... Mais le pichet est vide, aussi vrai que nous sommes au jour d’aujourd’hui.... m’est avis que vous en boiriez bien un autre ?....

Cette chute méritait à coup sûr un salaire. Je fis venir une autre cruche que Joson caressa du regard. Ranimé par ce renfort, il poursuivit son récit.

 

 

 

 

III

 

 

LE TRÉSOR.

 

 

Ce fut un entretien plein de charmes que celui du comte Addel avec la belle fille de maître Lucifer. Les deux amants ne se pouvaient point lasser d’être ensemble, après avoir été si longtemps séparés. Le propre du bonheur est de rendre à l’âme sa vigueur perdue. Le comte Addel se prit à songer au bien de sa maison.

– Et maintenant, madame, dit-il à Rachel, faites-moi donner un cheval, je vous prie. Il faut que je parte pour Rennes.

– Quoi ! me quitter déjà ! dit la jeune fille avec reproche.

– Il le faut. Cet homme, – à qui Dieu me garde de vouloir du mal puisqu’il est votre père ! – avait, lui aussi, fixé cinq ans pour délai. Cinq ans et cinq jours. Les cinq ans sont écoulés. Il me reste cinq jours pour rassembler la somme qui rachètera le patrimoine de Lesnemellec.

Rachel se prit à sourire.

– Comte, dit-elle, vous avez des amis diligents, et cinq jours ne vous seront point nécessaires.

– Cinq jours pour rassembler dix mille écus d’or, ce n’est pas trop, dit Addel.

– Ce ne serait pas assez peut-être, si les dix mille écus n’étaient pas rassemblés d’avance.....

– Hélas ! interrompit le chevalier, qui donc se serait occupé de l’absent ?....

Il n’acheva pas. Le charmant sourire de Rachel était une réponse, et le comte Addel se pencha sur sa main qu’il baisa.

– Oui, seigneur, reprit-elle. Aujourd’hui même j’ai complété les dix mille écus que j’amasse depuis bien des jours à votre intention. Ils sont en lieu sûr.... Reposez-vous durant cinq jours dans ma demeure que je vous offre ; le cinquième vous irez trouver mon père afin de racheter votre château.

Addel ne trouva point de paroles pour rendre grâces. Il se mit à genoux auprès de sa maîtresse qui lui demanda le récit de ses hauts faits.

 

_______

 

 

Pendant cela, les trois mendiants, compagnons de voyage du comte Addel, avaient continué leur route. Ils s’étaient séparés à leur tour en se souhaitant bonne chance, et chacun d’eux avait cherché fortune de son côté. Quatre jours se passèrent. Le matin du cinquième jour, les mendiants se retrouvèrent sur la route de Pontréhan à Guichen, cheminant tous les trois vers le château de Lern, où ils espéraient être reçus par leur compagnon, le comte Addel. Ils soulevèrent donc le marteau et n’éprouvèrent point un meilleur accueil que le comte Addel lui-même. Le valet de Lucifer leur ferma discourtoisement la porte sur le nez.

– Hélas ! bêlas ! dirent alors les trois mendiants, qu’allons-nous devenir !

Ces trois mendiants sont de notre connaissance. Le plus vieux d’entre eux était Hervé de Lohéac. Il marchait maintenant à grand-peine, le pauvre seigneur, et ses cheveux étaient tout blancs. Les deux autres étaient Yves Malgagnes et Martin Mortemer de Mauron. Ils revenaient de faire visite à leurs anciens domaines, et tous trois avaient subi pareille réception. Hervé avait trouvé les gens de Lucifer installés dans son beau château de Lohéac ; les cinq paroisses obéissaient à l’ancien orfèvre, qui avait abattu bel et bien la futaie de Tintaine. Malgagnes avait vu les troupeaux de Lucifer paissant dans les prairies de Guignen et de la Féraudais ; enfin, Martin Mortemer n’avait pu pénétrer dans sa tour de Mauron, où les hommes d’armes de Lucifer faisaient bombance.

Partout Lucifer !

Les trois seigneurs, transportés d’une fort légitime colère, avaient appelé aux armes leurs vassaux ; mais ils étaient pauvres et couverts de haillons : leurs vassaux ne les voulurent point reconnaître. En sorte que, repoussés pareillement, ils se rencontrèrent au moment où chacun d’eux venait réclamer l’aide du comte Addel, qui peut-être, et c’était leur seul espoir, avait été moins malheureux. Là encore, ils devaient trouver Lucifer.

– Sainte croix ! s’écria Malgagnes d’un ton moitié dolent, moitié courroucé ; – ce diable de juif est sur terre pour le châtiment de nos péchés.... J’ai faim !

– J’ai soif ! repartit Mauron.

– J’ai sommeil ! ajouta le vieux Hervé de Lohéac.

Un strident et cacophonique éclat de rire se fit entendre à leurs pieds. On eût dit le discordant produit de la gaieté moqueuse de trois vieilles femmes.

Les trois barons s’arrêtèrent étonnés. Tout en devisant et se lamentant, ils avaient descendu au hasard la colline, et ils se trouvaient alors en un lieu sombre et désert, au plus épais des noirs taillis du Val.

– Mes voisins et amis, demanda Malgagnes à voix basse, avez-vous entendu ?

– Oui, répondirent les deux autres.

– Qu’est-ce cela, je vous prie ?

– Je n’en sais rien, répliqua en bâillant le vieux seigneur de Lohéac ; – j’ai sommeil.

– J’ai soif ! soupira Martin Mortemer.

Et Malgagnes, entraîné par l’exemple, ne put faire moins que de répéter :

– J’ai faim !

Un second éclat de rire, plus strident, plus moqueur, retentit encore à leurs pieds. Cette fois, les trois barons se penchèrent, mais ils ne virent d’abord que trois petites bêtes, qui se cachèrent sous une feuille morte. Comme ils allaient se redresser et poursuivre leur route, Malgagnes poussa un cri de joie.

– Un écu d’or, dit-il.

Malgagnes ne se trompait point. Un écu d’or était là, sur le sol, et nos trois barons, réduits à la besace, n’eurent garde de l’y laisser.

– Béni soit Dieu ! s’écria Mauron, je vais boire !

– Je vais manger ! ajouta Malgagnes.

Hervé de Lohéac aurait pu dire : – Je vais dormir ; mais c’était un vieillard prudent et avisé. Au lieu de parler, il se prit à interroger du regard le sol tout autour de soi. Il n’y avait point d’autres écus, mais la terre était fraîchement remuée.

– Mes amis et voisins, dit-il, je suis d’avis que nous nous arrêtions ici. Les deux autres se récrièrent. Ils voulaient manger et boire.

Le vieux Hervé s’assit froidement et se mit à gratter le sol avec ses doigts. La terre n’était point foulée ; il avançait rapidement dans sa besogne.

– Sainte croix ! murmura Malgagnes à l’oreille de Mauron, notre pauvre voisin et ami perd la tête.

– Il est fou, répondit Mauron.

Et tous deux se préparèrent à quitter la place.

– Une minute encore, s’il vous plaît, dit gravement Lohéac, qui continuait toujours de fouiller.

Ventre affamé n’a point d’oreilles, suivant le proverbe ; mais une minute est si peu de chose ! Cette minute, accordée, suffit pourtant à Hervé de Lohéac pour en venir à ses fins. En fouillant, ses doigts rencontrèrent un objet résistant, qu’il débarrassa de la terre qui le couvrait encore. C’était une cassette.

D’un vigoureux coup de son bâton de pèlerin, Malgagnes brisa le couvercle du coffret, et des flots d’or ruisselèrent sur le sol.

Malgagnes et Mauron ouvrirent de grands yeux ; mais le vieux Lohéac ne parut point trop surpris.

– La terre était fraîchement remuée, murmura-t-il.

– Gloire à vous, notre bien-aimé voisin et ami ! s’écrièrent en même temps les deux barons, chez qui la joie remplaçait l’étonnement. Nous allons reprendre, à l’aide de cet or, l’apparence qui convient à notre rang.

– Ce sera bien fait, dit Lohéac.

– Nous allons nous montrer de nouveau à nos vassaux.

– Les éblouir !

– Les subjuguer !

– Et maître Lucifer verra beau jeu !

Ce disant, ils empilèrent les pièces d’or dans leurs besaces, et remontèrent la côte d’un pas si leste, qu’on eût pu croire que Mauron avait bu, Malgagnes mangé et Lohéac dormi à discrétion pendant une grasse semaine.

À peine avaient-ils disparu sous le taillis, qu’une feuille sèche s’agita auprès du trou, vide maintenant.

Sœurs, êtes-vous là ? dit une voix.

Nous y sommes, répondirent deux autres voix.

La feuille se souleva. Gulmitte, Reschine et Mêto, grosses chacune comme un pois, montrèrent tout à coup leurs grimaçantes figures.

 

GULMITTE, regardant de tous côtés sous le couvert.

 

Loin du jour ?

 

RESCHINE, de même.

 

                          Loin du bruit.

 

MÊTO.

 

                                                      Loin du regard des hommes....

 

Elles gardèrent un instant le silence et commencèrent à grandir lentement. Lorsqu’elles eurent atteint la taille ordinaire des femmes, Gulmitte reprit en peignant ses cheveux mêlés, à l’aide d’une bogue de châtaignier.

 

Qu’ont à faire aujourd’hui les maîtresses du Val ?

 

RESCHINE.

 

Du mal.

 

GULMITTE.

 

                  Encor ?

 

RESCHINE.

 

                                    Toujours !

 

GULMITTE.

 

                                                          Soit !

 

MÊTO.

 

                                                                      Soit.

 

TOUTES LES TROIS, ensemble.

 

                                                                              Faisons du mal !

 

Elles s’accroupirent alors autour du trou qu’elles bouchèrent en un clin d’œil. Puis elles se mirent à piétiner en chantant sur la terre remuée, afin d’effacer toute trace de l’opération accomplie par Hervé de Lohéac. Sous leurs pieds, le sol devint uni et dur comme la pierre.

Cela fait, elles poussèrent en chœur trois éclats de rire particulièrement diaboliques et disparurent, clopin-clopant, sous les branches dépouillées du bois.

Presque au même instant, un bruit de pas se fit entendre derrière les arbres ; c’étaient deux personnes qui marchaient lentement et causaient de cette voix basse et murmurante qui fait bondir le cœur d’un jaloux aux écoutes. Bientôt le taillis s’agita ; les branches s’écartèrent ; le comte Addel et la fille de Lucifer parurent.

Rachel s’appuyait doucement au bras du chevalier. Elle était deux fois belle, car le bonheur avait mis à son front sa radieuse auréole. Le comte Addel aussi semblait bien heureux.

– Ainsi, disait-il avec tendresse, c’était pour me garder les biens de mon père que vous me donnâtes autrefois cet anneau sur lequel étaient gravés ces mots : Cinq ans !

– C’était pour cela, répondit Rachel ; et aussi pour vous revoir, monseigneur.

Addel lui baisa la main.

– Merci, dit-il, merci du fond de l’âme, Rachel. Pour payer tant d’amour, je voudrais être un roi et vous donner mon trône..... Hélas ! je ne suis qu’un pauvre chevalier....

– Moi je suis fille de juif, monseigneur, interrompit Rachel avec humilité ; – vous descendez jusqu’à moi, vous pardonnez à mon père.... ne suis-je pas trop payée ?

– Descendre jusqu’à toi ! s’écria le comte, – ne parle pas ainsi, Rachel, ma bien-aimée. Ton cœur est noble et tu es la plus belle. Mes pairs envieront mon bonheur.

– Dieu le veuille ! soupira la jeune fille.

– Je te montrerai à tous avec orgueil, poursuivit Addel ; je dirai : Voilà ma dame ! et par le saint tombeau du Sauveur, celui-là sera audacieux ou insensé qui n’inclinera pas son panache sur ton passade.

Rachel pleurait et souriait en même temps.

– Monseigneur, dit-elle, les heures passent et nous sommes au dernier jour du délai....

– Laisse-moi te parler encore de notre amour, voulut interrompre Addel ; – laisse-moi te dire les fêtes de nos épousailles....

Rachel l’arrêta.

– Nous voici au lieu où j’ai enfoui la rançon de vos domaines, dit-elle. Il y a dix mille écus d’or sous nos pieds. Tirez votre épée, monseigneur, et fouillez le sol.

Addel avait repris son costume de chevalier. Une toque empanachée couvrait les longues boucles de ses beaux cheveux blonds. Lorsque Rachel le regardait à la dérobée, elle admirait la richesse de sa taille gracieuse, la mâle beauté de son visage, la flamme douce mais hautaine qui jaillissait de sa prunelle d’azur. Le cœur de la jeune fille était plein d’amour.

Le comte, cependant, tira son épée et commença à fouiller le sol. La terre était dure et battue ; la besogne avançait lentement.

– C’est étrange ! dit-il au bout de quelques minutes en essuyant la sueur de son front ; – ce lieu ne semble point avoir été fouillé récemment.

– Patience, monseigneur, répondit Rachel en souriant ; – allez toujours.

Addel redoubla ses efforts. Son épée se brisa dans la terre durcie ; il continua de fouiller avec le tronçon. Rachel s’était assise à quelques pas sur le gazon. Elle chantait.

En chantant, elle ne s’apercevait point qu’Addel travaillait maintenant avec une sorte de fièvre, et qu’il lançait de temps en temps vers elle des regards de soupçons.

Enfin le chevalier jeta son arme avec colère, et s’appuya, épuisé, au tronc d’un arbre.

– Il n’y eut jamais de trésor en ce lieu ! dit-il d’une voix sourde.

Rachel cessa de chanter, et se leva. Elle s’avança, toujours souriante, vers le trou ; mais à peine y eut-elle jeté son regard, qu’elle poussa un cri d’étonnement et d’angoisse. Jamais elle n’avait creusé si profondément la terre, et pourtant le trésor ne paraissait point.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura-t-elle en joignant les mains.

Addel se redressa tout à coup. Ses traits étaient contractés ; son œil brûlait de colère.

– À quoi bon cette comédie ? prononça-t-il durement.

Deux larmes roulèrent sur la joue pâlie de Rachel.

– Quoi ! dit-elle avec désespoir, vous doutez de moi, monseigneur ?

– Je ne doute point : je suis sûr.... De par Dieu ! tout cela était merveilleusement combiné ; et le juif, votre père, vous doit des éloges.... Cinq jours me restaient, cinq jours qui, pour moi, étaient plus précieux que tout le reste de ma vie. J’allais partir et les mettre à profit. Vous m’avez arrêté. Abusant du fol aveu que je croyais faire à une étrangère, vous avez calculé ce que pouvait encore sur mon cœur cet amour insensé qui m’a fait déserter mon poste de chrétien. Vous m’avez endormi par un mensonge, tandis que vos caresses décevantes enchaînaient ma volonté comme un charme maudit....

– Grâce ! grâce ! disait Rachel à genoux.

– Arrière ! s’écria le comte avec un éclat de voix ; – vous m’avez volé cinq jours, mais il me reste six heures. Dans six heures, un bon cheval peut aller à Rennes et en revenir. Avant la nuit, je serai de retour, avec l’or et avec une épée.... Oh ! tout n’est pas dit encore, femme ; je reconnais la main du juif dans cette trame dont vous n’êtes que l’instrument perfide, et si je ne puis rentrer ce soir, à l’aide de l’or, dans le château de mon père, demain j’y rentrerai par le fer.

Rachel se sentait défaillir.

– Écoutez-moi, murmura-t-elle ; ayez pitié !....

Mais Addel, trompé par une apparence qui avait frappé  soudain son esprit avec tous les caractères de la réalité, s’éloignait à grands pas, et ne l’entendait déjà plus.

Rachel, suffoquée par ses larmes, se laissa choir sur le gazon, et perdit connaissance.

Elle demeura bien longtemps ainsi. Lorsqu’elle recouvra ses sens, la lune brillait au ciel. On entendait un bruit confus sur la montagne. Rachel jeta autour d’elle ses regards effrayés. Elle vit devant elle Gulmitte, à sa droite Reschine, à sa gauche Mêto. Les trois vieilles ricanaient avec une ironie pendable.

– Fille du juif, dit Gulmitte, tu as méprisé nos offres, et nous t’avons punie.

Rachel ne comprenait point. Son âme troublée avait peine à coordonner ses pensées et ses souvenirs. Elle se savait malheureuse, voilà tout.

– Tu avais mis cinq ans à rassembler ton trésor, reprit Gulmitte ; il a suffi d’une minute pour te le ravir. Le comte Addel....

– Addel ! interrompit Rachel d’une voix déchirante.

Ses souvenirs revenaient, précis, navrants, impitoyables.

– Il m’a outragée, murmura-t-elle ; il m’a délaissée, il m’a maudite !

– Il a fait tout cela, dit Gulmitte.

Et les deux autres vieilles répétèrent :

– Il a fait tout cela.

Le bruit redoublait sur la montagne. C’était comme un mélange de clameurs et de ce rauque cliquetis du fer heurtant le fer.

– Aussi, tu ne l’aimes plus, reprit Gulmitte.

– Je l’aime encore ! pensa tout haut Rachel.

Et les trois fées de rire à briser les jointures fêlées de leurs côtes.

– À la bonne heure, dit Mêto. Alors tu seras bien aise d’apprendre de ses nouvelles ?

– Dites, oh ! dites, s’écria la pauvre fille.

– Écoute ! prononça emphatiquement Mêto, qui étendit son bras décharné vers la montagne où s’élevait le château de Lucifer.

Le fracas atteignait son comble. On eût dit qu’une attaque furieuse ébranlait les fortes murailles du manoir.

– Il est là ! poursuivit Mêto, entre le feu et le fer.... La mort est suspendue au-dessus de sa tête.

Rachel, accablée, n’avait point la force de répondre.

– Ne voudrais-tu point le sauver ? demanda brusquement Reschine.

La jeune fille releva sa tête affaissée, et dit avec ardeur :

– Que faut-il faire ?

– Nous vendre ton âme, répondirent ensemble les trois fées.

Rachel mit la main sur son cœur, et fit un signe négatif.

– Mon âme est à Dieu, murmura-t-elle.

Gulmitte, Reschine et Mêto grondèrent sourdement et reculèrent d’un pas, comme si le nom de Dieu les eût effrayées.

Puis elles revinrent à la charge.

– Il est là, répéta Gulmitte en montrant le château.

– Entre le feu et le fer, ajouta Mêto.

– Et d’un mot tu pourrais le sauver.

– Ma vie ! s’écria la jeune fille ; ne pouvez-vous vous contenter de ma vie ?

– C’est quelque chose, dit Reschine. – Sœurs, prendrons-nous la vie de la fille du juif ?

Elles se consultèrent durant la trentième partie d’une seconde.

– Sa vie est belle, pure, pleine d’avenir, et elle n’a que vingt ans, reprit ensuite Mêto ; – prenons sa vie.

– Sa vie et son sang ! ajouta Reschine.

Gulmitte ne donna point son avis, et demeura pensive.

– Eh bien, sœur ? demandèrent les deux autres fées.

Gulmitte étendit son doigt ridé vers Rachel, et dit :

– Je ne veux pas.

Chaque sœur avait droit de veto dans ce triumféminat (nous pensons qu’il n’est pas possible d’inventer un mot plus effrayant). Reschine et Mêto courbèrent leurs têtes jaunâtres en grondant, et s’éloignèrent en sautillant de branche en branche comme de très laids écureuils. Gulmitte fit mine de les suivre.

La pauvre Rachel se tordait les mains en sanglotant.

– Addel ! mon chevalier ! disait-elle, pourquoi ne puis-je payer ton salut au prix de mon sang !

Ses yeux se fermèrent sous le poids de ses larmes.

Quand elle les rouvrit, elle vit devant elle Gulmitte, la moins hideuse des trois fées. Gulmitte la regardait ; en la regardant, elle faisait une grimace qui n’était pas jolie, mais qui exprimait une manière de compassion.

– Fille du juif, dit enfin la fée, je viens chercher ta vie.

– Oh ! prenez-la, prenez-la ! s’écria Rachel avec passion, – et qu’Addel soit sauvé !

Ce que nous allons dire n’est point un mensonge : du revers de sa main crochue, Gulmitte essuya une larme qui se promenait dans les rides de sa joue. Le dévouement est chose si sainte, qu’il émeut parfois jusqu’au cœur d’une fée. Néanmoins il ne faudrait pas compter là-dessus.

– Écoute, dit-elle d’une voix tremblotante ; – moi aussi j’ai aimé du temps que j’étais mortelle.... Tu me rappelles d’heureux jours, ma fille.... Je vais dire à mes sœurs que tu t’es ravisée et que tu m’as vendu ton âme....

– Ne dites pas cela ! interrompit Rachel.

– Pourquoi ? – T’imagines-tu, petite sotte, que nous soyons à cela près d’un mensonge !... Ne t’inquiète de rien, et regarde-moi faire.

Elle ramassa en tas une multitude de feuilles sèches dont elle fit neuf fois le tour en prononçant des paroles que nul ne saurait comprendre. Au neuvième tour, les feuilles sèches se changèrent en écus d’or tout neufs, à l’effigie du duc régnant.

– Cela est à toi, dit Gulmitte à la jeune fille ; il y en a dix mille bien comptés. Je fais là une sottise, mais tu m’as rappelé mon bon temps, et je ne suis pas exposée à rencontrer des cœurs comme le tien tous les jours..... Ce serait ruineux, ma fille !

Rachel se trouva seule, au milieu des taillis du Val, avec un sac d’or entre les mains.

La lune s’était cachée, mais une lueur sanglante éclairait l’horizon au-dessus du château de Lucifer. Le beffroi d’alarme tintait lugubrement, tandis que les autres bruits semblaient faire trêve. Rachel, faible et chancelante, se dirigea péniblement vers la montagne, qu’elle commença à gravir. Elle succombait presque sous son fardeau. Lorsqu’elle atteignit la lisière des taillis, elle vit un spectacle qui la glaça d’horreur.

Le château de Lucifer était en flammes.

Voici ce qui était arrivé :

Les gentilshommes de Rennes à qui s’adressa le comte Addel se trouvèrent avoir plus de vaillance que d’écus d’or. Ils ceignirent leurs longues épées, prirent leurs lances, et montèrent à cheval. Addel, dont le courroux grandissait par les obstacles, les guida lui-même vers le château de Lucifer. Au pied de la colline, les gentilshommes de Rennes rencontrèrent une troupe nombreuse de cavaliers commandés par Hervé de Lohéac, Martin Mortemer de Mauron et Yves Malgagnes. Ces trois barons avaient employé comme il faut leurs dix mille écus d’or.

On fit le siège du château de Lucifer, et c’était le bruit du combat que Rachel entendait naguère sous les taillis du Val. Les hommes d’armes de l’usurpateur furent facilement vaincus, d’autant que ce dernier s’était caché on ne savait où dès le commencement de la bataille. On prit le château, on y mit le feu par excès de zèle ou autrement, sans réfléchir que ce n’était point rendre un service très précieux au comte Addel, et l’on chercha Lucifer depuis le rez-de-chaussée jusqu’aux combles.

Point de Lucifer.

Rachel, cependant, continuait de monter. Elle ne voyait plus ; elle ne pensait plus. Un ardent et vague désir de sauver Addel et son père la poussait en avant.

Au moment où elle arrivait au pied des murailles, une cavalcade franchit la grande porte, abandonnant le château à demi consumé. Addel marchait en tête.

– Monseigneur ! cria Rachel, en tombant, brisée, sur l’herbe, je vous apporte l’or des fées.

Or, il se trouva que MM. de Lohéac, de Mauron et Malgagnes, tout en distribuant çà et là de surprenants coups d’estoc, avaient raconté au jeune héritier de Lesnemellec le merveilleux hasard qui les avait mis en face d’un trésor. De sorte que le comte Addel se repentait déjà fort amèrement d’avoir soupçonné Rachel.

Sans comprendre les paroles de la jeune fille, il la souleva d’une main vigoureuse, la mit en croupe sur son cheval, et partit au galop.

Le sac de dix mille écus était tombé au ras des murailles, auprès d’un soupirail fermé par des barreaux de fer. Un bras maigre et ridé s’allongea vivement à travers les barreaux, et saisit l’or avec avidité.

Sur la route, il est à croire qu’Addel obtint son pardon. Rachel et lui allèrent se marier au loin, – ce qui fut prudent, suivant Joson Férou, car la fée Gulmitte aurait bien pu se raviser.

Le lendemain, au clair de lune, les trois fées montèrent la colline et vinrent au château de Lucifer, afin de prendre l’âme de Rachel, que Gulmitte prétendait avoir achetée à beaux deniers comptants.

Le manoir brûlait encore. Gulmitte, Reschine et Mêto grandirent d’abord jusqu’à dépasser de la tête les toitures les plus élevées, afin de plonger par toutes les fenêtres leurs regards curieux. Nulle part, elles ne virent Rachel. Alors, en désespoir de cause, elles se rapetissèrent et entrèrent dans les caves par les soupiraux.

Dans l’une des caves, elles entendirent la respiration d’un être humain endormi. Elles se rangèrent en triangle et entamèrent à voix basse leur entretien cabalistique :

 

GULMITTE.

 

                          Sœurs, êtes-vous là ?

 

RESCHINE ET MÊTO.

 

                                                        Nous y sommes.

 

GULMITTE.

 

Loin du jour ?

 

RESCHINE.

 

                        Loin du bruit.

 

MÊTO.

 

                                                Loin du regard des hommes.

 

GULMITTE.

 

Que cherchent, en ce lieu, les maîtresses du Val ?

 

RESCHINE.

 

Une âme que notre or a convertie au mal !

 

Les trois fées, suivant leur coutume, répétèrent en chœur ce dernier vers ; puis Mêto alla quérir au dehors un ver luisant pour éclairer leur recherche. Le ver luisant leur montra dans un coin de la cave le juif Lucifer endormi. En guise d’oreiller, il avait mis sous sa tête le sac d’or oublié par Rachel auprès du soupirail.

À la vue de l’or et de l’homme, Reschine et Mêto accomplirent une double grimace en désappointement. Elles avaient espéré mieux. Gulmitte seule ne fut pas trop étonnée.

Néanmoins, afin de ne point perdre leur soirée, elles prirent Lucifer par les pieds, et le tirèrent au dehors à travers les barreaux du soupirail, malgré ses cris lamentables et ses invocations au Dieu d’Abraham et de Jacob. Puis Reschine, ajoutant une cinquantaine de pieds à sa taille, se guinda jusqu’au beffroi, où elle pendit maître Lucifer par le cou.

Les dix mille écus d’or devinrent dix mille feuilles sèches.

Gulmitte, Reschine et Mêto enveloppèrent soigneusement l’âme du vieil orfèvre et en firent cadeau à Satan, qui ne leur en sut point de gré.

Quant au château de Lucifer, ses ruines restent depuis ce temps solitaires et sombres sur la montagne. Nulle main n’essaya jamais de le rebâtir, et le temps semble impuissant à miner ses gigantesques débris.

L’histoire était finie.

– Et qu’est devenue la race des Lesnemellec, seigneurs de Lern et du Val ? demandai-je.

Joson Férou se leva et prit son bâton de cormier.

– Je m’en vas vous dire, répondit-il : – je ne sais pas.

Nous sortîmes du cabaret pour reprendre notre route vers Guichen. En me retournant, je vis les derniers rayons du soleil mettre un rouge reflet aux murailles noircies du château de Lucifer.

– Quoi qu’il ait pu advenir dans cette demeure, pensai-je, ce dut être jadis une noble forteresse.... Ah çà ! mon brave, continuai-je tout haut ; – les fées ne meurent point : à quoi passent-elles leur temps à présent ?

Joson avait bu quelques écuelles de trop. Il enfonça son grand chapeau sur l’oreille gauche, et brandit son bâton de cormier d’un air fanfaron.

– Les damnées ! murmura-t-il ; elles donnent la gale aux moutons ; elles tordent le cou des poulains sur la lande ; elles affolent les génisses ; elles sèchent le trèfle sur tige, piquent le blé noir, et font tourner le lait des vaches.

– Les avez-vous vues quelquefois ?

– Faut dire la vérité !.... Un soir de dimanche, j’ai vu trois petites bêtes se cacher sous une touffe de genêts dans le Val, trois petites bêtes qui étaient laides comme des péchés.... Je fis un signe de croix, notre monsieur, et je pris ma course.

Cette conversation dégrisait sensiblement mon Guichenais. La brune commençait à tomber. Joson perdait son allure vaillante ; sa voix avait moins d’éclat, et il jetait d’anxieux regards sur les buissons du chemin.

– Ce n’était peut-être pas les fées ? dis-je pour le faire parler.

– C’était ce que cela voulait.... Un bon chrétien a autre chose à faire qu’a penser à tout cela.

– Qu’est-ce ? Joson, m’écriai-je, en m’arrêtant tout à coup ; – avez-vous vu ?....

Joson devint pâle comme un mort.

– Faut pas mentir ! murmura-t-il.

– Avez-vous vu ces trois êtres étranges ?

Les dents de Joson se prirent à claquer comme des castagnettes.

– Où ça, notre monsieur, où ça ? prononça-t-il avec détresse.

– Ici, dis-je en montrant le premier buisson venu.

Joson poussa un cri de terreur, jeta son bâton par-dessus la haie, son chapeau dans un fossé, et prit sa course à travers champs dans la direction opposée.

Joson Férou court encore.

 

 

 

Paul FÉVAL, Les contes de nos grands-pères.

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net