Le petit gars

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Paul FÉVAL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

L’HOSPITALITÉ

 

 

La paroisse de Cournon se cache au fond d’une riante vallée qu’arrose le lent et tortueux courant de la rivière d’Oust. Son petit clocher dépasse à peine les toits de chaume de ses cabanes, lesquelles, au nombre de trente au plus, se groupent au hasard sur un microscopique mamelon. De loin, on les prendrait pour un troupeau de brebis qu’une panique aurait rassemblées en ce lieu ; on s’attend presque à les voir tout à coup redescendre la colline et bondir par les hautes herbes, le long des bords aplatis de la rivière.

Les vieilles gens de la paroisse de Cournon savent de belles histoires de revenants qu’ils content aux veillées d’été, dans la grange de M. le recteur, et aux veillées d’hiver sous le vaste manteau de la cheminée d’une ferme en faisant rôtir des châtaignes sous la cendre, pour les manger ensuite, arrosées de bon cidre. Ils savent aussi de longues légendes où figurent les nobles filles des ducs, les chevaliers de la cour de Bretagne, et ces nains hideux que recélaient jadis les cavernes des Montagnes Noires, au duché de Penthièvre. Mais ce qu’ils savent le mieux, ce sont ces drames héroïques que jouèrent les paysans bretons au temps de la chouannerie. En les contant, ils se passionnent, parce que leurs frères, leurs pères y furent acteurs, parce que souvent eux-mêmes y jouèrent un rôle.

Il ne faut pas leur demander plus d’impartialité qu’aux républicains chantant les gloires de la république.

L’histoire a deux visages, comme Janus.

Le héros de Cournon, l’homme dont les conteurs de veillées aimaient surtout à rappeler les hauts faits, se nommait Janet Legoff. Il était connu de ses amis, et encore mieux de ses ennemis sous le nom du Petit Gars. Sur le chapitre du Petit Gars, les bardes de la vallée de l’Oust ne tarissent point ; on ferait une épopée avec leurs récits ; mais nous nous bornerons pour aujourd’hui à une simple anecdote, en demandant pardon au Petit Gars d’en user ainsi avec le recueil de ses exploits.

Vers la fin de l’année de 1790, Armand de Thélouars, capitaine aux gardes-françaises, épousa par amour Henriette-Élise de Lanno-Carhoët, nièce de M. de Carhoët, baron de Saulnes, qui s’en était allé mourir en Amérique pour défendre les marchands du nouveau monde contre les marchands de l’ancien, bataille où, par parenthèse, une noble épée comme la sienne n’avait que faire ; c’était la mode alors, et cette guerre, à tout prendre, devait immortaliser le cheval blanc du bon M. de Lafayette.

Henriette était belle de visage, et plus belle encore de cœur. C’était une de ces simples et pures filles de Bretagne, qui aiment et se dévouent sans faste, par nature, comme les autres vivent et respirent. Son mari l’appréciait à sa valeur et la chérissait tendrement. Elle n’avait plus de famille depuis la mort du baron de Saulnes, son oncle, qui l’avait élevée. Le seul parent qui lui restât était M. le marquis de Graives, austère vieillard, qui vivait fort retiré en son manoir, et qu’Henriette connaissait à peine. Les deux fils de ce marquis de Graives servaient le roi, et passaient pour être dignes en tout du nom de leur père.

Armand de Thélouars quitta Paris au mois de septembre de l’année 1792. Il revenait en Bretagne pour se joindre aux soldats de l’association royaliste, fondée par son fameux homonyme Armand Tuffin de la Rouarie.

Ce dernier était, lui aussi, un ancien combattant d’Amérique, où il avait acquis une grande renommée d’intrépidité ; mais, à la différence de M. de Saulnes, il avait revu son pays sain et sauf. On sait le résultat de ses efforts. Mal secondé par les uns, trahi par les autres, le marquis de la Rouarie mourut à la tâche, et son effort n’aboutit point.

Mais l’œuvre d’un esprit de cette trempe ne peut être anéantie d’un seul coup. Il faut, pour ainsi dire, la tuer plus d’une fois pour en faire un cadavre.

L’organisation que la Rouarie avait donnée à la résistance bretonne était si vivace et si puissante que, la tête coupée, force resta aux membres ou du moins à quelques-uns d’entre eux. Dans le Morbihan, MM. de Silz et de Lantivy demeurèrent en armes ; dans le Finistère, M. d’Amphernay ne remit que longtemps après son épée au fourreau ; Boishardy, Caradeuc, du Bernard, Palierne, du Bois-Guy, etc., combattirent même après avoir perdu l’espoir de vaincre ; le prince de Talmont, enfin, au milieu de ses domaines héréditaires, préluda dès lors aux travaux qui devaient remplir sa courte et chevaleresque carrière.

Un instant découragé par la mort de celui que les royalistes regardaient à bon droit comme leur chef, M. de Thélouars s’était retiré en son château, situé au delà de la Vilaine non loin de la Roche-Bernard, avec sa femme et son enfant, âgé d’un an ; mais bientôt il reçut du Morbihan des nouvelles qui l’engagèrent à reprendre les armes.

Il partit un soir, sans suite, accompagné seulement d’un adolescent, nommé Janet Legoff, qui était né à Cournon, sur les terres de Lanno-Carhoët, et qu’Armand tenait en singulière affection.

Comme nulle retraite n’était sûre, en ces temps de malheur, il fut convenu que Mme de Thélouars rejoindrait son mari, quelques jours après, aux environs de Ploërmel.

Janet Legoff n’avait jamais quitté jusqu’alors sa jeune maîtresse, qu’il aimait avec une sorte de respectueuse adoration. Il se montra fort triste de ce départ, bien que son chagrin fût combattu par ce charme irrésistible qui attire le premier âge vers les dangereuses aventures. Il avait, à cette époque, quatorze ou quinze ans tout au plus. C’était un enfant au visage doux, timide et rêveur ; sa taille était petite, mais merveilleusement prise, et on devinait la force sous la grâce nonchalante de chacun de ses mouvements.

Janet, comme on voit, ne ressemblait guère au commun des rudes enfants des campagnes bretonnes. Il était cependant fils de paysans et des plus pauvres. C’était par charité que la mère d’Henriette lui avait jadis donné un asile.

Ce fut un vendredi du mois d’avril 1793 que Mme de Thélouars se mit en route pour rejoindre son mari. Voyager en carrosse eût été s’exposer à des dangers presque certains. Henriette confia le petit Alain, son fils, à une servante montée sur un mulet bâté, elle-même s’assit sur un fort cheval et le pèlerinage commença.

Aucun accident n’en troubla le début. La petite caravane traversa la Vilaine sans encombre au-dessus de Redon, et prit la direction de Malestroit, afin de gagner Ploërmel. Henriette avait fait dessein de passer la nuit à son manoir de Carhoët, situé dans la vallée de l’Oust, à une demi-lieue du bourg de Cournon ; mais à la tombée de la nuit, et au moment où la cavalcade atteignait la lisière des grandes landes qui sont entre Renac et la Gacilly, un orage épouvantable éclata tout à coup.

C’était un de ces ouragans mêlés de grêle qui suivent presque toujours de près les équinoxes dans le voisinage des côtes. Henriette demeura seule, au milieu de la lande, avec Marguerite, la servante qui s’était chargée du petit Alain. En plein jour, les gens du pays eux-mêmes s’égarent parfois dans l’inextricable écheveau des sentiers que trace, à travers les hauts ajoncs des landes, l’insouciance du paysan morbihanais. Ces sentiers, en effet, tournent, reviennent, se bifurquent, rayonnent, se rejoignent ; tout cela sans but, et selon le caprice des pâtours.

Nous voudrions parier que le fameux labyrinthe de Crète n’était qu’un jeu d’enfant auprès de la lande de Renac. Qu’on juge de la position d’Henriette, perdue dans ce désert, par une nuit de tempête, avec un pauvre enfant qui pleurait d’épouvante, et n’ayant d’autre boussole que d’éblouissants éclairs qui déchiraient incessamment les ténèbres. Effrayée et prise de cette fièvre de l’inquiétude qui conseille le mouvement et ne permet point d’attendre, la jeune femme poussa son cheval, et se recommanda à la Providence. La servante la suivit à demi folle de terreur. Longtemps elles errèrent ainsi dans une forêt d’ajoncs, dont les têtes épineuses éperonnaient leurs montures.

La nuit était déjà fort avancée, lorsqu’un éclair leur montra une masse noire qui empruntait à la fugitive lueur de l’orage une effrayante et sombre majesté. Quand l’éclair se fut éteint dans l’ombre, Henriette aperçut devant elle une lumière. La masse noire était une demeure humaine, et, à en juger par ses dimensions, ce devait être un noble château. Henriette ordonna à Marguerite de frapper à la grande porte et de réclamer l’hospitalité.

Marguerite obéit. On ne se pressa point d’ouvrir. Lorsqu’on ouvrit enfin, ce fut un vieux serviteur à mine revêche qui se montra sur le seuil. Au lieu de souhaiter la bienvenue aux pauvres voyageuses, il dirigea sur elles l’âme d’une lanterne sourde, tandis que son autre main élevait, par précaution pure, le canon octogone d’un massif pistolet. L’examen ne parut pas satisfaire le vieux valet.

– Si j’avais su, grommela-t-il entre ses dents, du diable si j’aurais ouvert !... Il y a un village à une huchée 1 d’ici sur la droite, ajouta-t-il tout haut ; m’est avis que vous y passerez une bonne nuit, comme je le souhaite.

Et il attira sur lui le lourd battant de la porte.

– Mon brave homme, s’écria Henriette, je suis accablée de fatigue, et j’ignore la route. Au nom de Dieu, ne me repoussez pas.

Le vieillard eut un moment d’hésitation.

– Le fait est que c’est un fait ! murmura-t-il enfin. La jeune dame a l’air d’être fatiguée, et la nuit est noire comme la joue du diable. Allons !... entrez, Madame... pour une fois monsieur le marquis n’en saura rien.

Nos deux voyageuses ne se firent point répéter cette permission. Pendant que le vieux valet refermait soigneusement la porte, Henriette regardait autour d’elle, et il lui semblait que ce lieu ne lui était pas étranger.

– Monsieur n’en saura rien, répétait le bonhomme en poussant les verrous ; il se fâcherait, oui. Et Pierre-Paul qui ne revient pas ! Faut qu’il y ait du nouveau là-dessous... Entrez, ma jeune dame, et chauffez-vous. Jésus Dieu ! il y a un enfant, pauvre innocente créature ! Ah ! dame ! j’ai vu le temps où vous auriez été mieux reçue que cela chez nous ; mais il faut se méfier au jour d’aujourd’hui... L’enfant est joli, tout de même, et je lui souhaite du bonheur. Mais ce Pierre-Paul qui revient pas !

Henriette et sa servante s’approchèrent avidement du feu de bois vert qui brûlait dans la vaste cheminée de la cuisine. Leurs vêtements étaient trempés de pluie, et le petit Alain qui tremblait de froid et de peur reprit son sourire d’enfant joyeux en retrouvant la chaleur et la lumière. Henriette le baisa au front avec une tendresse passionnée.

– Chez qui sommes-nous, mon brave homme ? demanda-t-elle.

– Pierre-Paul ne revient pas ! répéta tristement le vieux valet, qui se nommait Bernard ; pour sûr, il y a du nouveau. Et Dieu sait ce que c’est que le nouveau, par le temps qui court.

– Madame vous demande chez qui nous sommes, dit Marguerite, la servante, étonnée qu’on tardât à satisfaire sa maîtresse.

– Ça, c’est une autre affaire, répondit Bernard sans se presser. La prudence est la mère de toutes les vertus, et vous êtes peut-être la femme de quelque maudit... (respect de vous tout de même !) de quelque maudit Bleu, s’entend.

– Je suis Henriette de Lanno-Carhoët, femme de M. de Thélouars.

– Jésus Dieu ! s’écria Bernard ; la nièce de monsieur le marquis ! Et moi qui ne la reconnaissais pas, la chère dame !

– Serais-je donc ici à Graives, chez mon oncle ? demanda Henriette.

– Notre bonne dame, dit humblement Bernard, je me fais vieux ; mes yeux se perdent, et puis, il y a si longtemps que je vous avais vue ! Sans mentir, vous avez fièrement grandi. Mais j’y pense, je vais prévenir monsieur le marquis.

Henriette l’arrêta.

– Ne troublez point le sommeil de mon oncle, dit-elle.

– Son sommeil ! répéta Bernard avec mystère et tristesse ; il ne dort pas, il ne dort plus ! On dit que les serviteurs de Sa Majesté, je prie Dieu de les bénir, lui ont confié un dépôt, quelque chose de précieux... de plus précieux que l’argent et que l’or. Il garde, il veille, la nuit, le jour, sans cesse. Ah ! notre bonne dame, c’est un rude travail pour un homme de l’âge de monsieur le marquis !

Henriette ne comprenait pas parfaitement, mais elle n’eut pas le temps de demander des explications. Bernard, en effet, prit la résine qui brûlait, retenue par un bâton fendu, fiché dans la paroi intérieure de la cheminée, et se dirigea vers la porte. D’un geste respectueux, il invita la jeune dame à le suivre au salon.

Blaise Houdé de Bellissant, marquis de Graives, était seul dans une grande salle carrée, tapissée de haute lisse, et meublée avec cette magnificence ample, opulente, un peu trop cossue qui caractérise le luxe breton. C’était un homme de grande taille, mais courbé par l’âge ; il atteignait alors les plus extrêmes limites de la vieillesse, et comptait près de cent ans. Des deux côtés de son front large et fier tombaient les mèches, touffues encore, d’une chevelure blanche comme la neige. Ses yeux éteints et voilés semblaient nager dans un milieu terne, sans reflets ; mais l’arc audacieusement dessiné de ses épais sourcils et les lignes sévères de sa bouche annonçaient que le temps n’avait point dompté l’inébranlable détermination de son caractère.

Il était assis dans un fauteuil dont le haut dossier, renversé en forme de bateau, portait, brodé, l’écusson de Bellissant : « burelé d’or et de gueules, au chef d’azur, chargé d’un buste de carnation issant d’un nuage d’argent ».

Auprès de lui, sur une table, reposaient son épée, un livre d’Heures et un cornet acoustique. Le marquis de Graives était sourd.

Dès que Bernard parut, le marquis se tourna vers lui avec une vivacité que ne promettait point son grand âge :

– Pierre-Paul est-il de retour ? demanda-t-il en appliquant le cornet à son oreille.

Bernard, tout en faisant un signe négatif, s’effaça et donna passage à Mme de Thélouars. Un nuage couvrit le front du vieillard qui, néanmoins, se leva aussitôt et fit quelques pas à la rencontre d’Henriette, qu’il ne reconnaissait pas.

– Mademoiselle de Lanno-Carhoët, prononça distinctement Bernard.

– Madame ma nièce ! dit le vieillard avec étonnement.

– Monsieur mon oncle, balbutia Henriette, à qui M. de Graives avait toujours inspiré un respect mêlé d’une forte dose de crainte, je vous prie de m’excuser... ma présence inattendue est peut-être un embarras.

Le marquis lui mit au front un grave et courtois baiser.

– La fille de feue ma bonne et estimée cousine est toujours la bienvenue an château de Graives, interrompit-il ; néanmoins, ma nièce, je ne puis dire que je sois aise de vous voir. Nous vivons dans un temps malheureux et plein de périls, et ma maison, entre toutes, est une retraite dangereuse. Asseyez-vous, madame ma nièce. Du moins trouverez-vous chez moi, tout le temps qu’il vous plaira d’y demeurer, une hospitalité franche et empressée.

– Je partirai demain, dit Henriette, glacée par ce froid accueil. En attendant, afin de ne vous point troubler, permettez que je me retire.

Le marquis, en guise de réponse, lui baisa la main et s’inclina.

Au moment où Henriette se dirigeait vers la porte, des coups violents et précipités retentirent au dehors, Bernard tressaillit, et M. de Graives, qui n’avait pas entendu, devina.

– Pierre-Paul ! dit Bernard.

– Va ! mais va donc vite ! cria le marquis avec une vivacité inquiète. Pardon, madame ma nièce, ajouta-t-il en réprimant tout signe extérieur d’émotion.

Henriette demeurait immobile et ne songeait plus à sortir. Un instinct secret, instinct de mère, l’avertissait qu’un événement important allait avoir lieu.

M. de Graives s’était rassis, calme, grave, impassible comme devant. La porte s’ouvrit violemment, et un homme, trempé de sueur, de pluie et de boue, s’élança dans le salon. C’était Pierre-Paul.

– Ils viennent ! s’écria-t-il en entrant.

– Ils viennent ? répéta froidement le marquis.

– De Redon et de Vannes à la fois.

– Sont-ils loin encore ?

– Sur mes talons ! Au moment où je vous parle, le château doit être investi déjà.

– Combien sommes-nous ?

– Dix, répondit Bernard.

– Combien sont-ils ?

– Deux cents, répondit Pierre-Paul.

M. le marquis de Graives se leva. Sa taille avait retrouvé toute sa hauteur ; son regard, la flamme perçante et dominatrice des jours de la jeunesse.

– Que tout le monde quitte le château sur l’heure, dit-il d’une voix vibrante ; il en est temps encore. Quant à moi, mon poste est ici ; je resterai à mon poste.

– Seul ? demanda Bernard à voix basse.

Le marquis comprit. Un éclair d’orgueil brilla sous l’ombre de ses épais sourcils.

– Pour mourir, dit-il en souriant, Bellissant eut-il jamais besoin de compagnie ?

 

 

 

 

 

II

 

LA CACHETTE

 

 

Mme de Thélouars était restée spectatrice muette de cette scène. Elle n’avait compris qu’une chose : le château était investi, investi par les troupes républicaines sans doute. Or, si elle était prise avec son fils, son sort ne pouvait être douteux. Femme d’un royaliste sous les armes, elle devait subir les conséquences de cette jurisprudence révolutionnaire dont les victimes ne se peuvent point compter. Son fils lui-même, le pauvre enfant, n’aurait point un destin meilleur, car les gens de la république n’y regardaient pas de si près. Henriette demeura quelques minutes anéantie sous le coup d’une terreur poignante ; puis, s’élançant vers l’office où était resté son fils, elle l’arracha dormant des mains de Marguerite, et le pressa convulsivement contre son cœur ; puis encore, sans dire une parole, elle sortit en courant pour retourner auprès de son oncle et lui demander conseil.

M. le marquis de Graives avait péremptoirement répété à ses gens l’ordre de quitter le château sur l’heure. Ceux-ci, habitués à obéir quand même, firent à la hâte leurs préparatifs, et s’enfuirent, entraînant avec eux Marguerite qui voulait attendre sa maîtresse, et pleurait à la pensée d’abandonner l’enfant.

Henriette, pendant cela, perdue dans les sombres couloirs du château, ne pouvait retrouver sa route.

Elle entendit s’ouvrir, puis se refermer, les lourds battants de la grand-porte sur les habitants de Graives qui fuyaient. Son cœur se serra davantage. Elle s’appuya, tremblante, à la muraille d’un corridor inconnu ; ses yeux se remplirent de pleurs amers, et pour la première fois, ce fut avec angoisse qu’elle baisa le front de son fils endormi dans ses bras.

Comme elle hésitait, ne sachant de quel côté reprendre sa course, une des extrémités du corridor s’illumina subitement. Henriette aperçut M. le marquis de Graives, qui s’avançait avec lenteur, une lampe à la main.

Le vieillard avait revêtu un somptueux costume militaire ; sa poitrine, couverte de décorations, scintillait au loin, et renvoyait en gerbes multicolores les rayons brisés de la lampe. Il avait sous le bras une petite cassette, sa main gauche tenait une épée nue, et deux riches pistolets étaient passés à sa ceinture.

Il se croyait seul, et ne voyait point Henriette qui se collait immobile à la muraille.

En ce moment, où nul regard indiscret ne pouvait épier sa physionomie, M. le marquis de Graives n’était certes point suspect de jouer un rôle.

Il n’était pas comme ces pères conscrits de Rome qui se drapaient dans leur orgueil, et mouraient fastueusement assis sur leur chaise d’ivoire. Seul avec sa conscience, il était lui-même, et rien de plus. Le calme de son regard ne cherchait pas l’admiration d’un ami ou d’un ennemi.

Aussi cette tranquillité sainte du juste en face de la mort mettait à son front une véritable auréole.

Henriette était loin de percer le mystère de cette mort prochaine ; elle ignorait le dessein de son oncle, elle ne savait rien, et pourtant la vue seule du vieillard, lui fut comme une révélation de trépas inévitable. Cet homme n’était plus du monde, il voyait le ciel tandis que son pied touchait la terre encore ; il s’en allait vers Dieu, impatient d’accomplir un suprême devoir.

Henriette était mère. Elle songea à son fils, et poussa un cri de détresse. Dans cette absence complète de tout autre bruit, ce cri perçant parvint vaguement jusqu’à l’ouïe paralysée du vieillard. Il leva sa lampe et vit la jeune femme. À cet aspect ses sourcils se froncèrent.

– J’avais dit à tout le monde de quitter le château ! prononça-t-il avec dureté ; éloignez-vous, Madame !

Henriette fit machinalement quelques pas pour obéir ; mais, au même instant, la grande porte extérieure retentit sous un déluge de coups.

– Il n’est plus temps, murmura-t-elle ; au nom de Dieu, mon oncle, donnez un asile à mon enfant !

Le vieillard fit un geste de colère.

– Mes heures sont comptées, dit-il, je ne puis les perdre en discussion vaine. Sortez, Madame, fuyez ces lieux, pour vous, pour votre mari, pour votre enfant, partez !

– Mais je ne puis, s’écria Henriette navrée ; écoutez ! on brise les portes, on force le château...

Un coup de fusil, tiré du dehors, l’interrompit, et les débris d’un vitrail de la galerie tombèrent aux pieds de M. de Graives.

Jusqu’alors ce dernier n’avait rien entendu, ni les paroles de sa nièce, ni le fracas extérieur ; mais l’explosion le fit tressaillir. Il comprit, et son visage devient sombre.

– Peut-être vaudrait-il mieux pour vous, dit-il d’une voix étouffée, braver la barbarie de ces hommes que de venir là où je vais, Madame. Mais je ne vous repousse plus. Des deux côtés, le péril est certain, fatalement inévitable. Voulez-vous rester ici ou venir avec moi ?

– Avec vous ! avec vous ! murmura la pauvre mère affolée en s’attachant aux vêtements du marquis.

Le vieillard, sans répondre, reprit sa marche. Au bout du corridor, il fit jouer un ressort caché dans le mur ; une porte massive tourna sur ses gonds, et laissa voir un étroit couloir où l’on ne pouvait s’engager que de profil.

– Mes ancêtres, dit-il, en se parlant à lui-même, se firent huguenots au seizième siècle. Ce fut un péché, que Dieu puisse leur pardonner en sa miséricorde ! On les traquait alors, comme on nous poursuit maintenant ; les retraites qu’ils se ménagèrent contre les catholiques vont servir à un catholique contre les fils de leur damnable doctrine. Entrez, Madame, s’il vous plaît.

Le couloir se terminait par une seconde porte semblable à la première, qui s’ouvrait sur un escalier en pierre. Lorsque M. de Graives fit jouer le ressort caché de cette seconde porte, une bouffée d’air humide s’élança au dehors et faillit éteindre la lampe.

– Entrez, madame ma nièce, répéta le vieillard.

Henriette, plus morte que vive, descendit en chancelant ces marches glissantes qui exhalaient comme une odeur de tombeau. M. de Graives barricada fortement la porte derrière lui, et descendit à son tour.

– Pour nous découvrir, murmura-t-il, il faudra démolir le château ; mais on le démolira, non point peut-être pour massacrer une femme et un vieillard : la peine passerait le plaisir ; mais parce que leur âme est avide, et qu’ils savent suivre, à travers les décombres, la piste égarée d’un trésor !

Henriette écoutait, tremblante, ces paroles qui ne lui étaient point destinées.

Au bas de l’escalier, le marquis ayant tiré un panneau tournant qui donnait, presque de plain-pied, sur une chambre basse, la jeune femme y entra et s’affaissa aussitôt, épuisée, sur un siège.

La pièce où se trouvèrent ainsi nos deux fugitifs avait été récemment munie de tout ce qui est nécessaire pour soutenir un blocus. Il y avait des vivres en abondance et de l’huile pour la lampe.

Évidemment, le marquis n’avait point été pris au dépourvu.

Quant à la pièce elle-même, c’était une sorte de trou rond, bas voûté, ménagé dans l’épaisseur plus qu’ordinaire de la muraille orientale du château. Une meurtrière, en forme d’entonnoir, permettait au malheureux, forcé d’habiter ce cachot, de respirer par rares bouffées l’air pur du parc.

C’était, en effet, sur le parc, et même sur l’endroit le plus ombreux du parc, que donnait la meurtrière. À l’extérieur, elle se trouvait cachée par le branchage des arbres.

M. le marquis de Graives déposa sa lampe sur une table, et jeta autour de lui un regard presque satisfait. Ce regard annonçait une détermination si profonde et à la fois si dépourvue d’espoir, que Mme de Thélouars ne put le soutenir. Elle baissa les yeux en gémissant, et se prit à bercer le petit Alain qui, réveillé par tout ce mouvement, vagissait et se plaignait.

– Tout y est ! dit en ce moment M. de Graives, qui ouvrit son grand livre d’Heures à la place où il avait naguère interrompu sa pieuse lecture ; nous avons ici ce qu’il faut pour vivre et pour mourir.

Il approcha la lampe et donna son âme à la religieuse poésie du livre saint.

M. le marquis de Graives était préparé dès longtemps. Depuis plus d’un mois que ses fils avaient rejoint le petit noyau de royalistes qui tentaient d’organiser l’insurrection dans la campagne de Ploërmel, le vieillard avait dû s’attendre à quelque visite armée. Son manoir, d’ailleurs, avait une réputation de richesse qui ne pouvait manquer de tenter les suppôts de la Convention : en ce temps où il y avait tant de héros à l’intérieur. Mais à part ces raisons de craindre qui lui étaient communes avec tous les autres gentilshommes non encore spoliés, M. le marquis de Graives avait un motif spécial de compter sur une attaque prochaine.

L’avant-veille, Pierre-Paul, le valet de confiance qu’il employait à éventer les desseins des autorités du voisinage, lui avait appris que la rumeur publique l’accusait de cacher à Graives un inestimable trésor. Par extraordinaire, la rumeur publique ne se trompait point. Soit hasard, soit indiscrétion de quelque royaliste, elle tombait juste. Un trésor était caché à Graives. Or, pour quiconque connaissait les mœurs du temps, d’une rumeur semblable à l’attaque, à l’incendie, au meurtre, il y avait précisément la distance du lieu suspect au plus prochain district.

M. de Graives savait cela ; il prit ses mesures en conséquence. Pierre-Paul fut dépêché en éclaireur ; nous avons vu le résultat de sa dernière reconnaissance.

Voici maintenant quel était le trésor tenu en dépôt par M. de Graives.

Un peu moins d’un an auparavant, M. de la Rouarie était venu dans le Morbihan, avec son ami de Fontevieux, pour montrer aux royalistes de ces contrées la signature dont les princes, frères du roi, avaient revêtu l’acte d’association bretonne. Il y eut une assemblée des partisans de l’insurrection au château de Graives, dont la situation, sur les confins du Morbihan et de l’Ille-et-Vilaine, était particulièrement propre à cet objet. À la suite des délibérations, M. de la Rouarie fit deux parts du trésor de l’association. Il garda une somme considérable en billets de caisse, souscrits par M. de Calonne, pour le compte des princes, et remit au châtelain de Graives le reste des billets de caisse, des lettres de change sur M. de Botherel, agent de la famille royale à Jersey, et un diamant d’une énorme valeur, obole princière, cotisation personnelle de monseigneur le duc d’Enghien en faveur des soutiens du trône.

Les billets de caisse gardés par la Rouarie sont ces mêmes valeurs qui, dirigées sur Paris et confiées pour la négociation à Latouche C..., médecin de Bazouge, mirent ce dénonciateur à même de livrer à Danton le secret de l’association bretonne.

Quoi qu’il en soit, depuis cette époque, et même après la catastrophe qui étouffa l’insurrection, les royalistes du pays entre Vannes et Redon s’accoutumèrent à regarder M. de Graives comme le trésorier du parti. Trop vieux pour combattre de sa personne, et connu de tous pour sa loyauté chevaleresque, M. de Graives était l’homme qu’il fallait aux serviteurs du roi. Dévoué jusqu’à l’héroïsme et tenant à suprême honneur la confiance de ses frères en croyance, il avait fait serment de mourir avant de rendre le dépôt laissé entre ses mains.

Ce dépôt, notablement diminué par la déchéance des billets de caisse, restait néanmoins considérable, à cause du diamant dont la trop grande valeur avait empêché la vente jusqu’à ce jour.

Les proverbes ne mentent guère, et il y a un proverbe qui dit : Abondance de bien nuit.

M. le marquis de Graives dépensa trop de courage dans une circonstance où la simple prudence eût été préférable. Il aurait dû, dès les premières alarmes, aviser les insurgés de Ploërmel, et se décharger de sa responsabilité ; mais cette responsabilité lui était chère, parce qu’elle portait un péril, et que, grâce à elle, il y avait chance de mourir pour le roi.

Lorsqu’il apprit les rumeurs qui se répandaient dans les villes environnantes, il ressentit un mouvement qui ressemblait fort à de la joie, et répéta son serment au fond de son cœur.

Durant la nuit, il descendit à la cachette dont lui seul, avec ses deux fils, connaissaient le secret chemin, fit tranquillement ses préparatifs, et attendit des nouvelles des bleus en lisant son vieux livre d’Heures.

Ce qu’il avait prévu ne manqua pas d’arriver. Seulement, il y eut luxe d’assaillants. On avait flairé le trésor à Vannes et à Redon : on vint à la fois de Redon et de Vannes.

Le coffret que M. le marquis de Graives avait apporté sous son bras contenait le diamant de Condé, les papiers de l’association, et un morceau de la Vraie Croix, relique de famille que le vieux seigneur eût livrée aux profanes aussi peu volontiers que le trésor lui-même.

Entre nos deux reclus, l’oncle et la nièce, la nuit se passa silencieusement et triste. L’enfant se réveillait de temps en temps ; il avait froid, Mme de Thélouars le regardait alors avec des yeux désolés, et songeait à son mari.

– S’il savait où nous sommes ! pensait-elle.

Mais ces mots étaient seulement une plainte, et non point l’expression d’un espoir. La plus folle imagination n’aurait pu concevoir désormais un moyen de communiquer avec les insurgés de Ploërmel. Une heure auparavant, la chose était possible. Un mot prononcé par le vieux seigneur eût transformé ses serviteurs en autant d’émissaires ; mais ce mot, il ne l’avait point voulu prononcer. Son dévouement, dépassant l’héroïsme pour arriver à la monomanie, prétendait obstinément au martyre.

Cette pensée de martyre, caressée peut-être pendant de longs mois, trônait despotiquement dans son esprit. Trop tyrannique pour être lucide, elle mettait dans l’ombre tout raisonnement. M. de Graives ne voyait pas, ou ne voulait pas voir qu’il faut un but utile à tout sacrifice, et que son prétendu martyre inutile n’était qu’une chevaleresque erreur.

Mais Dieu nous garde d’un blâme inopportun contre de telles faiblesses ! Elles sont trop rares pour être dangereuses, et ce n’est pas notre époque qui a besoin d’un frein pour modérer l’exagération des instincts généreux.

M. de Graives, et c’est ce que nous avons voulu établir, se croyait donc obligé d’honneur à mourir auprès du dépôt confié. Qu’il se trompât ou non, il pensait être à son poste et remplir un étroit devoir.

On n’entendait plus aucun bruit à l’extérieur. Sans nul doute, les révolutionnaires étaient entrés au château. Ils cherchaient. Tant que dura la nuit, le silence de la cachette ne fut point troublé ; mais, au moment où une ligne blanchâtre annonçait le lever du jour, Mme de Thélouars entendit avec effroi des coups réguliers et lointains encore.

C’était comme le bruit de la pioche attaquant une forte muraille.

Le vieillard, n’avait point son appareil acoustique. Aucun son ne parvenait à son oreille. Il continuait sa lecture. Mais bientôt l’effort des démolisseurs, redoublant sans cesse, produisit un ébranlement périodique et sensible.

M. de Graives releva la tête et devint attentif. Puis, après s’être assuré qu’il ne se trompait point, il quitta son siège et ouvrit une sorte de placard, d’où il tira un baril d’un demi-pied de diamètre ainsi qu’une mèche d’étoupe soufrée, et plaça le tout sur la table.

Henriette le regarda faire avec indifférence, car elle ne savait pas ce que contenait le baril.

– S’ils poussent droit, murmura le vieillard, nous en avons pour une heure ; s’ils dévient d’un pied seulement, ils pourront travailler pendant deux jours avant d’arriver jusqu’à nous.

Et il ajouta avec un soupir :

– Ce sera bien long !

Mais, comme il prononçait ces mots, son regard tomba sur Mme de Thélouras, dont la tête s’était penchée sur sa poitrine. La fatigue avait vaincu la jeune femme ; ses yeux s’étaient fermés un instant, et son front incliné touchait les boucles blondes qui couronnaient le front du petit Alain.

Le visage de M. de Graives exprima une commisération profonde.

– Pauvres enfants ! pensa-t-il.

Car la mère et le fils étaient également pour lui des enfants. Son âge quintuplait l’âge de la jeune femme. Il fit sur lui-même un effort violent, et détourna ses yeux de ce groupe dont la vue amollissait son cœur. Il pouvait avoir pitié, mais il ne pouvait point fléchir dans son dessein, parce que le devoir commandait, et que, depuis cent ans, M. de Graives obéissait au devoir.

Il enleva le couvercle du baril, remua le contenu avec la pointe de son épée, et y introduisit de force le petit coffret. Cela fait, il posa la mèche soufrée tout à côté de la lampe.

– La première pierre qui branlera, dit-il, sera mon signal. Ah ! que c’eût été un glorieux moment sans cette femme, et pourquoi est-elle venue pour empoisonner la joie de ma dernière heure !

À ce moment, Henriette tressaillit et s’éveilla.

L’enfant se prit à sourire en étendant ses bras vers la meurtrière. M. de Graives, pour ne point voir ce spectacle qui le navrait, reprit son livre de prières. Henriette se leva doucement et s’approcha de l’ouverture. Le petit Alain souriait toujours.

C’est que, au dehors, sous le branchage épais des arbres du parc, une voie douce, voix d’enfant ou de femme, chantait les couplets d’une chanson connue de tout habitant du pays de Vannes. Elle disait ces naïves paroles, si populaires dans les bruyères morbihanaises

 

                C’est au pays de Bretagne

                Qu’on fait les jolis sabots ;

                Tenez vos petits pieds chauds,

                      Ma belle brune...

                Et vous, gars, gars à marier,

                      Cherchez fortune !

 

M. de Graives n’entendait rien et lisait son livre d’Heures.

– Janet ! prononça bien bas Mme de Thélouars qui tâchait de passer sa tête à travers la meurtrière.

La voix cessa de chanter.

– Janet Legoff ! répéta Henriette.

– Qui m’appelle ? dit la voix avec une expression d’étonnement inquiet.

Avant qu’Henriette pût répondre, on entendit armer un pistolet sous le feuillage. Aussitôt un bruit de pas agiles et précipités retentit sur le gazon du parc, et la voix, lointaine maintenant, continua avec un accent de bravade :

 

                Les rochers y sont de pierre,

                De pierre du haut en bas ;

                Le soleil ne les fond pas,

                      Non plus la lune...

                Et vous, gars à marier,

                      Cherchez fortune !

 

 

 

 

 

III

 

LE RÉGENT

 

 

Cette même nuit, vers une heure du matin, M. de Thélouars fut éveillé dans ses quartiers par une inquiétante nouvelle. Les insurgés qu’il commandait étaient cantonnés au château de K..., à trois lieues de Ploërmel. Ils étaient au nombre de trois cents environ, et, dans ce nombre, se trouvaient les deux fils de M. le marquis de Graives. On avait tenu conseil jusqu’à minuit ; Armand venait de se mettre au lit, lorsque arriva l’un des hommes de la suite de sa femme avec cette funeste annonce : l’escorte s’était dispersée dans la lande de Renac ; on ne savait ce qu’était devenue Mme de Thélouars.

Presque au même instant, un message de M. de Silz annonça le départ de Vannes d’un détachement de cent républicains, se dirigeant du côté de la Gacilly. Ce dernier évènement rendait la position d’Henriette fort dangereuse. Armand le sentit, et ne fut pas le seul à le sentir. Janet Legoff, qui était couché sur un lit de camp dans un coin de la chambre, sauta sur ses pieds, et remit silencieusement sa veste qu’il avait ôtée pour dormir.

Malgré sa préoccupation, M. de Thélouars remarqua ce mouvement.

– Que fais-tu, Janet ? dit-il.

– Va bien falloir envoyer quelqu’un pour savoir, répondit Janet le plus simplement du monde.

– C’est un homme qu’il faut pour cela, mon enfant.

– Je ne dis pas non. Envoyez un homme, notre monsieur. L’homme cherchera, moi je trouverai... si c’est un effet de votre bonté de le permettre.

M. de Thélouars aimait beaucoup Janet Legoff, et le connaissait pour un jeune garçon intrépide et intelligent. Il lui permit de seller un cheval et de partir ; mais, médiocrement rassuré par cette mesure, il envoya ses gens dans différentes directions, à son château, à Cournon, à Rieux et jusqu’à Redon, avec ordre de s’informer, et de revenir à franc étrier à K...

Pendant ce temps, comme nous l’avons vu, le château de Graives, auquel M. de Thélouars ne songeait nullement, et qui renfermait pourtant la pauvre Henriette, avait été investi par deux détachements républicains.

Le premier, celui qui avait été signalé par M. Silz et qui venait de Vannes, était commandé par le capitaine Jolly ; l’autre, venant de Redon, avait pour chef le citoyen lieutenant Morest.

Chacun de ces détachements était accompagné d’un de ces personnages problématiques, moitié soldats, moitié agents, qui gardaient leur nom de représentants du peuple lorsqu’ils avaient mission de gêner une armée ou une flotte, et qui, dans un rang inférieur, prenaient le titre de délégués. Ces délégués, plus foisonnants que des sauterelles, étaient comme une redoutable personnification de l’influence parisienne dans les provinces. Les soldats ne les aimaient guère, et ce fut, on peut le dire, malgré les gens de cette sorte que la gloire française brilla en ce malheureux temps, d’un éclat que l’Empire sut à peine surpasser.

Les deux personnages dont nous parlons étaient donc des représentants de représentants, des racines cubiques de conventionnels.

Celui qui venait de Vannes s’appelait Bertin, celui qui venait de Redon avait nom Thomas. C’étaient tous les deux des gens d’un certain âge, à la physionomie insignifiante, si elle n’eût révélé leur bas instinct de rapine et de cruauté.

À peine est-il besoin de le dire, c’étaient eux qui avaient la direction effective de l’expédition.

Sous la République, en effet, époque de centralisation effrénée, le chef militaire commandait seulement lorsqu’il y avait des balles ou des boulets à recevoir. Dès que le danger était passé, l’homme à écharpe redevenait le maître.

Le citoyen Thomas et le citoyen Bertin furent très médiocrement satisfaits de se rencontrer. La présence du citoyen Thomas parut au citoyen Bertin un double emploi, et le citoyen Thomas regarda la venue du citoyen Bertin comme une pure superfétation. Il y avait au château de Graives un trésor, et la voix publique allait jusqu’à dire que le fameux diamant, ci-devant de la couronne, le Régent, y était caché ; mais ce trésor, quel qu’il fût, perdrait moitié à être partagé.

Nos deux citoyens étaient assez forts en arithmétique pour faire cette opération sur leurs doigts.

Or, il fallait bien que le menu proconsul de Vannes eût sa part : il était de nécessité aussi que le subdélégué de Redon eût la sienne, sans parler des commissaires plus huppés.

Donc, voici ce qui est arrivé, et c’était déplorable : Bertin avait compté partager seulement avec son chef de file de Vannes, les agents supérieurs de Paris, et le gouvernement s’il en restait ; maintenant il se trouvait forcé de partager avec Thomas, lequel avait derrière lui une hiérarchie identiquement pareille de mains crochues, toujours ouvertes pour prendre, toujours fermées pour restituer. Qu’on juge si le citoyen Bertin et le citoyen Thomas devaient se voir d’un bon œil !

Quant aux deux chefs militaires, à qui on devait un an de solde, quant à leurs soldats, qui n’avaient pas de souliers, ils venaient chercher un trésor, comme les garçons de caisse de la Banque vont toucher un bordereau. Peu leur importait la destination de ce trésor ; ils étaient instruments depuis les pieds jusqu’à la tête, ces pauvres héros ! on se servait d’eux en ce temps comme d’une arme bien trempée, qui va hélas ! à toutes les mains.

En entrant au château, Bertin et Thomas secouèrent comme deux barbets leurs tricornes et les draperies déteintes de leurs écharpes, en se jetant réciproquement de fauves regards. Puis, ayant débouclé le ceinturon de leurs inoffensives épées, afin de se mettre à l’aise, ils procédèrent à la visite du manoir.

Autre désappointement : le manoir était vide. Une fois la porte principale forcée, nul obstacle ne les arrêta plus. C’était bien mauvais signe. On avait sans doute abandonné le château, on avait peut-être emporté le trésor.

– Citoyen, dit le lieutenant Morest à son délégué, nous aurons été prévenus.

Le capitaine Jolly en dit autant à son surveillant.

Ce commun déboire rapprocha un instant les deux rivaux ; ils se consultèrent, et le résultat de leur conférence fut d’ordonner de nouvelles recherches.

– Courage, citoyens ! s’écria Bertin, le vieux ci-devant se cache quelque part, et je prends sur moi, au nom de la République, une et indivisible, de promettre une paire de sabots toute neuve au défenseur de la patrie qui découvrira ce vil ennemi du salut public.

On ne donnait pas tous les jours une paire de sabots aux défenseurs de la patrie. Cette généreuse promesse ranima leur ardeur et ils se précipitèrent en tous sens dans les galeries abandonnées du château.

Vers le point du jour, après avoir fouillé inutilement les moindres recoins, on se crut enfin sur la piste. Un soldat fit remarquer que la muraille extérieure de l’aile orientale était d’une épaisseur inusitée. Aussitôt on se mit à l’œuvre. Les pioches et les pics allèrent leur train, et malgré la solidité de cette antique maçonnerie, la besogne avança rapidement.

Mais la cachette n’avait qu’un étage, elle se trouvait au centre de la muraille, comme ces trous que la fermentation ouvre dans les massifs fromages de Parme. Pour la rencontrer, il ne fallait percer ni trop haut ni trop bas.

On perça trop bas.

Il y eut néanmoins un moment où les sapeurs approchèrent si près de la chambre secrète, que l’ébranlement éveilla les sens émoussés du vieux marquis de Graives.

Ce fut alors qu’il se leva pour placer près de lui le baril et la mèche.

Les soldats travaillaient, conduits par le capitaine et le lieutenant. Ni le citoyen Bertin, ni le citoyen Thomas n’étaient là pour les guider. Que faisaient donc ces dignes soutiens de l’égalité ? Étaient-ils descendus aux caves, afin d’abreuver leur vertueux larynx d’une liqueur contre-révolutionnaire ? Nous ne prétendons point affirmer qu’ils fussent incapables d’une action pareille, mais pour le moment ils avaient, en vérité, bien autre chose en tête.

On leur avait dit que le Régent, ci-devant diamant de la couronne, était caché à Graives, ils voulaient trouver le Régent.

Rien n’affriande les voleurs comme un monceau d’or, représenté par une valeur qui tient dans le creux de la main.

– Si je le trouve, disait le citoyen Bertin, je le cacherai sous mon aisselle.

– Si l’Être Suprême permet que je mette la main dessus, pensait le citoyen Thomas, je l’avalerai comme une prune.

Et ils songeaient à la joie de leurs épouses et aux carmagnoles de satin dont ces honnêtes citoyennes pourraient désormais se revêtir aux solennités de la guillotine.

Nos deux délégués se mirent donc à fureter chacun de son côté, songeant à la république un peu moins qu’au roi de Prusse, et promettant un cierge à la déesse de la Raison, au cas où leur chasse serait heureuse.

En furetant ils eurent ensemble la même idée, ce qui, à titre d’exception, confirme la fameuse règle : les beaux esprits se rencontrent.

Le citoyen Bertin, qui se trouvait au rez-de-chaussée, se frappa du front ; le citoyen Thomas, qui visitait les combles, exécuta le même geste, indice certain de l’enfantement d’une idée, et tous deux sortirent, l’un par la porte de la cour, l’autre par la porte du jardin.

Arrivés au bas des perrons opposés, ils décrivirent deux courbes concentriques dont les arcs devaient nécessairement se rejoindre.

Cette manœuvre les amena au pignon de l’aile orientale, vis-à-vis de l’endroit où les soldats travaillaient à l’intérieur, et juste sous la meurtrière qui ventilait la chambre secrète.

Voici quel était leur calcul. Tous deux avaient remarqué, lors de la reconnaissance préalable que font toujours au dehors les habiles dans la gaie science des visites domiciliaires, reconnaissance qui donne en gros le plan des localités, tous deux, disons-nous, avaient remarqué une petite porte basse, vermoulue, condamnée d’apparence, et sur laquelle se croisaient les pousses chevelues du lierre.

Cette petite porte semblait n’avoir point servi depuis un siècle ; mais on ne fait pas usage de cachette tous les jours ; s’il y avait une cachette, cette porte devait y communiquer directement ou indirectement.

Or, les travailleurs faisaient un infernal tintamarre ; il était possible que le vieux marquis, effrayé, voulût s’échapper par cette voie, en supposant toujours qu’il y eût une cachette et que le vieux marquis y eût cherché un abri.

Ce raisonnement, on en conviendra, n’était pas très mauvais, les deux prémisses valaient quelque chose ; la conclusion seule tombait à faux : la poterne, en effet, communiquait seulement avec l’ancien arsenal du château où achevaient de s’oxyder côte à côte deux vieilles couleuvrines et trois ou quatre douzaines d’arquebuses à rouet.

Quoi qu’il en soit, le citoyen Bertin et le citoyen Thomas, laissant les défenseurs de la patrie continuer leur œuvre de dévastation, s’installèrent sous l’épais couvert du parc, à quinze pas l’un de l’autre et sans se voir. Ils couvaient avidement de l’œil la poterne, s’attendant à chaque instant à la voir s’ouvrir et donner passage à un vieillard débile qui se laisserait dépouiller et assassiner sans résistance.

La porte ne s’ouvrit point, mais tandis que nos deux champions gardaient obstinément l’affût, les basses branches des arbres s’agitèrent légèrement, et un pas, bondissant et vif comme celui d’un chevreuil, se fit entendre sous le couvert. Le citoyen Bertin se croyait seul, le citoyen Thomas aussi. Tous deux dressèrent l’oreille, et cherchèrent à percer de l’œil l’épaisseur du fourré. Ils ne virent qu’un enfant, un charmant enfant au visage doux et timide, qui attachait sur le château un mélancolique regard.

L’enfant, lui aussi, se croyait seul. Il s’approcha de la muraille, et s’appuya d’un air distrait à la poterne.

– Si je ne la retrouvais pas ! murmura-t-il.

Puis, avec la versatilité de son âge, il donna son esprit à d’autres pensées, car une subite gaieté vint épanouir sa lèvre, et il se mit à chanter le fameux pot-pourri morbihannais dont le second couplet termine notre dernier chapitre.

C’était Janet Legoff qui courait le pays, à la recherche de sa jeune dame.

Lorsque madame de Thélouars vint à la meurtrière, et prononça le nom de Janet pour la première fois, celui-ci saisit seulement un bruit vague et inarticulé, car les parois de la meurtrière, disposées en entonnoir renversé, arrêtaient le son au passage, et le rejetaient à l’intérieur ; la seconde fois il entendit tout à fait ; mais, à cause de l’effet acoustique que nous venons de mentionner, il ne reconnut point la voix de sa maîtresse, et regarda tout autour de lui en disant :

– Qui m’appelle ?

À ce mot, nos deux fonctionnaires tressaillirent. Ils se crurent découverts, et leur premier mouvement fut d’avoir peur. Mais ce n’était qu’un enfant ! Ils se rassurèrent, en ayant toutefois soin d’armer leurs pistolets.

Janet, entendant ce bruit bien connu, tressaillit à son tour, bondit en avant comme un jeune faon, et disparut légèrement derrière les arbres.

Mais il ne s’éloigna point. Il avait déjà visité le manoir de Lanno-Carhoët et les maisons environnantes. Nulle part on n’avait pu lui donner des nouvelles de sa maîtresse. Chemin faisant, il avait appris que les Bleus s’étaient arrêtés au château de Graives, et sans savoir trop pourquoi, il avait dirigé sa course de ce côté. Cette voix mystérieuse et inconnue qui l’appelait par son nom lui donna à penser, il se coula d’arbre en arbre, sous les épais feuillages du parc, et rôda autour du château.

Nul indice ne se présenta pour fixer ses incertitudes. Toutes les portes étaient ouvertes, mais on apercevait partout à l’intérieur des soldats ; tenter de s’introduire eût été une inutile folie. Janet, forcé de demeurer à distance, hésitait grandement, et se demandait déjà si mieux n’eût point valu porter ailleurs ses recherches, lorsque son regard, baissé vers la terre, découvrit sur le sol amolli par l’orage de la nuit les traces du sabot d’un cheval.

Il se pencha vivement. Les traces étaient doubles ; c’étaient d’abord celles d’une « haquenée », empreintes légères, mais irrégulièrement frappées et entremêlées de fréquentes glissades sur la glaise humide ; c’étaient ensuite les marques plus profondes du pas sûr et ferme d’un mulet.

Janet se releva d’un saut. Une vive rougeur couvrit sa joue. Son regard pétilla d’intelligence et de joie. Il s’élança au travers du parc, et gagna un petit tertre où il avait attaché son cheval.

– C’est elle ! oh ! ce doit être elle ! se disait-il.

L’enfance, d’ordinaire, n’est pas irrésolue, parce qu’elle ne réfléchit point. Pour employer une expression presque proverbiale, elle ne doute de rien ; mais Janet n’était pas un enfant comme les autres. Au moment de piquer des deux, son œil se tourna vers le château de Graives, dont il apercevait, de cette position élevée, les plus basses fenêtres par-dessus les arbres.

– Si elle n’y était pas ! pensa-t-il.

Et l’idée de la responsabilité qu’il assumait sur lui, du mal que pourrait causer une indication fausse ou téméraire, lui traversa l’esprit, et refroidit brusquement son ardeur. Une erreur pouvait en effet égarer les secours, et rendre mortel le danger d’Henriette et de son fils, qui, peut-être, en ce moment, étaient sur le point de tomber au pouvoir de leurs cruels ennemis.

Un point blanc se montra sur la noire surface du pignon du château, et attira l’attention de Janet. Cet objet remuait. Janet s’orienta et acquit la conviction que ce point blanc se trouvait juste au-dessus de l’endroit où naguère il avait entendu prononcer son nom. Au lieu de monter à cheval, il descendit avec précaution le tertre et se glissa de nouveau sous le couvert.

Cet objet était la main d’Henriette, qui avait aperçu Janet sur le tertre, et qui l’appelait comme on appelle une dernière espérance.

La pauvre jeune femme l’avait entendu s’éloigner avec angoisse, et, désespérant de se faire entendre, elle déchira une page de ses tablettes, sur laquelle elle traça quelques mots à la hâte.

L’aspect de M. le marquis de Graives qui, toujours immobile et muet comme une statue de bronze, semblait avoir oublié sa présence, et s’absorbait dans l’attente de la mort, la glaçait et la tuait. Sans se rendre compte de son vague espoir, et plutôt pour s’isoler de ce froid visage de vieillard, véritable personnification du trépas, Henriette regagna la meurtrière et tenta de passer la tête par l’ouverture, afin de voir au pied de la muraille. L’ouverture était beaucoup trop étroite, mais Henriette réussit à détacher une pierre, qui roula en morceaux à l’intérieur.

Alors elle put se pencher et regarder.

Immédiatement au-dessous d’elle, un dôme opaque de branchages entrelacés lui cachait le sol ; à droite et à gauche il y avait deux éclaircies. Par la première, Henriette vit le citoyen Thomas ; par la seconde, le citoyen Bertin. Tous deux avaient le cou tendu, et dévorait des yeux la poterne.

– Pauvre Janet ! pensa la jeune femme ; ils vont le tuer.

Et pourtant, l’instinct de conservation et l’amour de mère surexcités en elle par l’horreur de sa situation, ne lui permirent point de repousser cette dernière chance de salut.

Elle entendit le pas léger de l’enfant, et n’eut pas le courage de l’avertir que deux hommes étaient là, cachés, deux ennemis.

Janet avançait toujours. Mme de Thélouars enveloppa un fragment de pierre dans son billet, afin que le tout pût percer la voûte de branchages, et le laissa tomber.

L’effet fut tel, qu’elle ne pouvait point s’y attendre.

Un double cri retentit ; le citoyen Bertin et le citoyen Thomas s’élancèrent à la fois.

– Le Régent ! dirent-ils en même temps.

Ils se rencontrèrent auprès du billet qui gisait à terre, et se regardèrent stupéfaits. Puis leurs yeux s’allumèrent, et, pour la première fois de leur vie sans doute, leurs mains cherchèrent instinctivement et de bon cœur la garde de leur épée.

– Arrête ! dit brutalement le citoyen Bertin, ce diamant est à moi !

– Tu mens ! s’écria Thomas, qui couvrait le billet de son épée nue ; ce diamant est à moi ; personne n’y touchera !

– C’est ce que nous allons voir !

Ils s’attaquèrent, cherchant à se prendre par trahison, et songeant, bien plus, malgré leur avidité passionnée, à se couvrir qu’à frapper. Le prétendu diamant restait entre eux comme un prix attendant son vainqueur.

Mais, au plus fort de la bataille, un enfant, un sylphe passa sous leurs épées croisées avec la rapidité d’une flèche, se pencha, se redressa et disparut.

– Le Régent s’est envolé ! clamèrent ensemble les deux antagonistes en baissant leurs épées.

Le billet en effet n’était plus là.

Le citoyen Bertin et le citoyen Thomas, rapprochés par cette catastrophe, se précipitèrent de compagnie sur les traces du ravisseur.

Ils arrivèrent à temps pour le voir enfourcher son cheval et partir au galop.

Henriette aussi les mains jointes et les yeux au ciel, vit son jeune sauveur prendre la direction de Ploërmel. Pendant qu’elle pleurait de reconnaissance, en remerciant Dieu, et que les deux citoyens s’arrachaient les cheveux avec un entrain pareil, ces derniers eurent la mortification d’entendre de loin la voix du Petit Gars qui, claire, argentine, moqueuse, leur envoyait, en guise d’adieu, le troisième couplet de sa bizarre chanson :

 

 

                Le soir on danse sur l’aire,

                Sur l’aire à battre le blé,

                Ah ! dame, il fait bon danser

                      Quand vient la brune...

                Et vous, gars à marier,

                      Cherchez fortune !

 

 

 

 

 

IV

 

DEUX COUPS DE PISTOLET

 

 

Henriette demeura longtemps à genoux. Elle avait suivi de l’œil, tant qu’elle avait pu, la course rapide de Janet, qui, brandissant de loin son chapeau de paille au-dessus de sa tête, semblait promettre un prompt retour.

Quand elle rentra dans l’intérieur de la cellule, un sourire presque joyeux embellissait son charmant visage. Elle mit au front du petit Alain, qui s’était rendormi, un baiser plein de passion maternelle.

– Armand te reverra, dit-elle. Oh ! puisses-tu être sauvé et que Dieu prenne ma vie.

Puis, se souvenant tout à coup qu’elle n’était pas seule, elle s’élança, souriante, vers le vieux marquis, afin de lui faire partager sa joie. Celui-ci était toujours immobile ; il avait déposé son livre d’Heures, et priait mentalement, trouvant sans doute que l’ennemi tardait bien à paraître.

– Monsieur mon oncle, cria gaîment Henriette en serrant dans ses blanches mains les mains ridées du vieillard, nous allons être sauvés !

– C’est par là qu’ils doivent venir, répondit le marquis en montrant un angle de la cachette ; c’est l’endroit faible... N’ai-je point vu remuer une pierre ?

– Non, monsieur mon oncle. Les démolisseurs se sont éloignés. On n’entend plus leurs coups, dont le retentissement funèbre me brisait l’âme. Écoutez ! j’ai envoyé un message à M. de Thélouars. Il va venir !

Le vieillard n’entendait pas. Il se méprit à l’enthousiasme qui brillait dans les traits de sa nièce, et crut qu’elle aussi attendait le dénouement avec impatience. Cette idée était peut-être la seule qui désormais pût l’émouvoir puissamment. Il regarda Henriette avec des yeux où se peignait une admiration sans bornes.

– C’est un noble sang que le sang de Carhoët ! murmura-t-il. Vos pères furent de vaillants cœurs, madame ma nièce, et vous êtes bien leur digne fille ! Oui, ajouta-t-il avec mélancolie, vous aviez devant vous de longs jours, pleins de tendresse et de joie, Madame, car vous êtes heureuse mère et heureuse épouse. Et pourtant, lorsque la mort vient vers vous, lente, cruelle, inévitable, vous l’attendez, le sourire aux lèvres et l’allégresse au front... C’est beau, Madame !

– Que parlez-vous de mort ? voulut interrompre Henriette.

– Oh ! c’est beau ! point de fausse modestie ! Votre rôle fait honte au mien, madame ma nièce. Moi, je suis un vieillard : mon sacrifice est dérisoire. Ce sont quelques jours solitaires et tristes, quelques semaines peut-être, que je donne à Dieu et au roi. Vous, c’est une vie entière, une vie double, car votre unique enfant ne vous survivra point.

– Mais écoutez-moi, par pitié ! s’écria Henriette ; vos paroles me torturent... Mon fils ! Oh ! Dieu ne peut vouloir qu’il meure !

– Que je voudrais être à votre place, ma fille ! reprit encore le vieillard ; que votre mort sera belle devant les hommes et devant Dieu !

– La mort ! toujours la mort ! murmura Henriette dont toute la joie s’enfuyait devant cette lugubre éloquence ; si je pouvais lui faire comprendre...

Elle se pencha vivement à l’oreille du marquis et cria de toute sa force :

– Il va venir ! il va venir !

Le vieillard parut avoir entendu ce dernier mot.

– Chut ! fit-il avec mystère ; je le sais comme vous, Madame ; ils vont venir... par là... c’est par là que je les attends... mais, de par le ciel ! ils ne trouveront point ce qu’ils cherchent. Écoutez-moi, vous êtes digne de me comprendre, et je suis sûr qu’au moment suprême vous ne faillirez point. Je n’entends plus ; je vois à peine ; ils pourraient me surprendre, et ce serait, Madame, un terrible malheur ! Lorsqu’ils arriveront, lorsque les coups ébranleront les dernières pierres, faites un signe et alors !...

M. le marquis de Graives, dont l’enthousiasme semblait aller croissant, ne finit point sa phrase, mais il saisit la mèche, et fit le geste de l’approcher du baril.

Henriette comprit à demi ce que signifiait cette menaçante pantomime : elle se précipita sur le baril, et reconnut alors que le baril était plein de poudre.

À ce moment, comme si tout fût réuni pour l’accabler, les coups recommencèrent, plus rapprochés et plus vigoureux. La pauvre femme poussa un cri déchirant ; et, prenant son enfant dans ses bras, elle se réfugia à l’angle le plus éloigné de la cachette.

– Je m’étais trompé, murmura le vieillard avec une tristesse mêlée d’orgueil ; je vois que ce n’est pas chose si banale que d’envisager la mort sans frémir, et que je n’ai pas vécu assez encore pour voir le cœur d’une femme s’égaler au courage d’un vieux soldat.

Il détourna froidement ses regards d’Henriette, pour épier le premier indice de l’invasion des républicains.

– Armand ! Armand ! au secours ! cria Mme de Thélouars dont la tête se perdait.

 

 

Le cheval de Janet Legoff allait vite, et Dieu sait qu’il l’éperonnait comme il faut. Il avait déplié le billet, et il savait lire. Plus de doute maintenant. Sa jeune maîtresse était là, en péril de mort.

– Armand ! au secours ! disait la pauvre femme sur le papier comme elle le criait de vive voix.

Janet allait comme le vent.

Son cheval épuisé tomba mourant à trois cents pas du manoir de X... Janet prit sa course sans donner un regard à son fidèle compagnon, et atteignit la porte en quelques secondes.

Les chefs étaient assemblés ; on voulut le faire attendre, mais qui eût pu dès lors empêcher Janet Legoff de faire sa volonté, quand il voyait le bien ? Il repoussa les sentinelles qui avaient le double de sa taille, prit passage de vive force et tomba comme une bombe au milieu du conseil assemblé.

– Pardon, excuse ! dit-il en essuyant les gouttes de sueur qui collaient ses cheveux à son front et ruisselaient tout le long de sa joue rose ; j’ai trouvé notre jeune dame !

– Où est-elle ? s’écria M. de Thélouars.

Quelques royalistes, et parmi eux les deux MM. de Bellissant, fils du marquis de Graives, se prirent à murmurer les mots de bien public et d’intérêt du parti.

– Où est-elle ? répéta Armand ; Messieurs, vous ne refuserez point votre aide !

– Nous avons une lourde tâche... commença en hochant la tête l’aîné des fils de M. de Graives.

Janet le regarda en dessous.

– Où elle est ? dit-il. Elle est au château de Graives, que les bleus saccagent à l’heure où je vous parle.

Les deux Bellissant n’eurent garde de continuer leurs objections. Ils se levèrent des premiers, et un quart d’heure après toute la petite troupe était en route ; savoir les gentilshommes au galop, et les paysans au pas de course. Janet, monté sur un cheval frais, devançait tout le monde. Il était armé jusqu’aux dents ; ses traits enfantins et charmants respiraient l’ardeur des batailles.

Mais il ne devait point y avoir de bataille. Ce qui nous reste à raconter est autre et plus terrible qu’un combat. La vue d’un cavalier fuyant à toute bride avait donné à réfléchir au citoyen Thomas, ainsi qu’au citoyen Bertin. Ils revinrent au manoir de fort mauvaise humeur, firent donner encore çà et là quelques coups de pioche, et tinrent ensuite, à l’écart, une sorte de conseil.

– Citoyen, dit Thomas, nous étions venus tous les deux, je le vois dans le même but : nous voulions nous emparer du Régent...

– Pour le compte de la République ! interrompit Bertin avec emphase.

– Évidemment ! reprit Thomas : pour le compte de la République. Le diamant ci-devant de la couronne n’eût fait que passer entre nos mains pures et incorruptibles... Mais à l’heure qu’il est, le Régent court la poste.

– Ce n’est que trop vrai ! soupira Bertin.

– L’homme qui l’emporte pourrait nous attirer sur le dos les cohortes contre-révolutionnaires.

– Je pense que cela n’est pas impossible.

– Je n’ai pas peur, citoyen Bertin.

– Je suis sans crainte, citoyen Thomas... mais...

– Au fait...

– La République a besoin de nous !

– La République a très grand besoin de nous !

– Je ne vous parle pas de fuir...

– Je repousserais avec indignation une pareille ouverture.

– Je le sais, citoyen Thomas, j’en suis persuadé plus que vous ne pouvez croire... Je propose seulement de sonner la retraite.

– Celle des dix mille a immortalisé Thémistocle, fit observer Thomas, qui n’était point un ignorant.

– Je crois que vous voulez dire Xénophon, rectifia Bertin.

– Thémistocle ou Xénophon, je m’en bats l’œil, citoyen : c’en est peut-être encore un autre. Vous proposez la retraite ?

– Sauf meilleur avis, oui, citoyen.

– Je me rends à vos raisons, dit Thomas avec un sérieux fort méritoire.

Et les défenseurs de la patrie, ayant été remis en rang, s’en allèrent comme ils étaient venus, les mains vides et les pieds nus. Pour ne pas blesser toute vraisemblance, nous avouerons néanmoins que les poches incorruptibles du citoyen Thomas et aussi celles du citoyen Bertin, donnèrent asile à une foule de menus objets précieux dont la République ne profita guère.

De sorte que, lorsque M. de Thélouars et ses compagnons arrivèrent devant le château de Graives, les bleus étaient en route pour Vannes et pour Redon depuis une heure.

Les deux fils du marquis n’hésitèrent pas un seul instant ; les indications de Janet Legoff leur avaient appris où se trouvait Mme Thélouars, et sans doute le marquis était auprès d’elle.

Ils firent attaquer aussitôt la première des trois portes qui conduisaient à la cachette.

Le bruit des leviers vint réveiller l’angoisse dans le cœur de mère d’Henriette de Thélouars. Depuis une heure environ qu’elle n’entendait plus rien, son épouvante s’était calmée ; elle commençait à espérer. Mais ce fracas qui retentissait dans une autre direction lui annonçait de nouveaux efforts.

La première porte était plus faible, elle fut facilement brisée.

Lorsque les barres de fer attaquèrent la seconde, l’âme d’Henriette fut déchirée. La mort approchait, la mort pour son enfant.

Elle leva son regard effrayé sur M. de Graives. Le vieillard était immobile : il n’entendait rien encore.

La seconde porte résista plus longtemps que la première, mais elle céda enfin ; un bruit confus de voix et de pas se fit entendre, et un violent coup de pince ébranla le chêne épais de la porte intérieure de la cachette.

Henriette tomba lourdement à genoux, et couvrit son fils de ses mains croisées.

M. le marquis de Graives, au contraire, se leva de toute sa hauteur, et jeta sur la porte un regard étonné.

– Je ne les attendais pas de ce côté, murmura-t-il ; qu’importe ?

Il remua du doigt la poudre qui recouvrait le baril, et prit la mèche en main.

– Henriette ! Henriette ! dit à ce moment la voix de M. de Thélouars.

La jeune femme se leva à demi, son œil brilla, sa poitrine battit. Une joie délirante, et qu’il ne faut point essayer de décrire, envahit son cœur.

– C’est lui ! mon Dieu ! c’est lui ! murmura-t-elle en se traînant vers la porte.

La voix de M. de Graives lui répondit, grave et résignée ; elle disait :

De profundis clamavi ad te, Domine ; Domine, exaudi vocem meam !

En même temps, il approcha la mèche de la lampe.

– Armand ! râla Henriette qui pouvait parler à peine ; hâte-toi, il va nous tuer !

Mais la porte, robuste barrière, ne cédait point encore, et M. le marquis de Graives prétendait mourir à propos. Il lui fallait la vue de l’ennemi pour sanctionner le dernier acte de sa vie. Ce n’était point un suicide qu’il voulait commettre ; les âmes héroïques comme était la sienne ne savent point subroger leur main à la main de Dieu, pour hâter une mort convoitée. Elles attendent, parce qu’elles sont fortes pour souffrir aussi bien que pour oser. S’il voulait mourir, c’était en chrétien et en soldat : s’il ne laissait pas le soin de son trépas aux balles républicaines, c’est qu’il croyait devoir, en mourant, anéantir le dépôt qu’il ne pouvait plus défendre.

Il ne se hâta donc point, et retenant la mèche suspendue au-dessus de la lampe, il continua sa funèbre prière :

Fiant aures tuae intendentes in vocem deprecationis meae.

– Armand ! Armand ! criait la pauvre Henriette.

Les coups redoublaient et M. de Thélouars répondait :

– Me voici ! une minute encore, et je suis près de toi. Une minute !...

Henriette se sentait devenir folle. Tantôt elle arrachait ses ongles contre la porte, tantôt elle se traînait aux pieds du vieillard qui ne l’entendait point et qui ne voulait pas la voir.

Un dernier coup de levier fit sauter un fragment de porte. M. de Graives mit la mèche sur la lampe en disant :

Si iniquitates observaveris...

Une autre planche tomba. – Le vieillard interrompit sa prière, et dit avec enthousiasme :

– Mon Dieu, prenez nos âmes !

Mais, au moment où la mèche s’enflammait, un éclair illumina la cachette, un coup de pistolet se fit entendre du côté de la meurtrière, et la lampe vola en éclats.

– Il y a temps pour tout ! dit au même instant la joyeuse voix de Janet ; le De profundis n’est pas de saison.

Personne ne l’entendait dans la cachette, car Henriette, succombant enfin aux émotions poignantes qui l’accablaient depuis douze heures, gisait sur le sol, privée de sentiment.

Janet Legoff, cependant, faisait tous ses efforts pour voir ce qui se passait à l’intérieur de la cellule, où ne régnait plus qu’un sombre demi-jour.

Nous voudrions bien dire au lecteur qu’il se trouva là par l’effet d’un profond calcul, mais pourquoi altérer la vérité ? Janet était un enfant. Impatient de voir le travail de ses compagnons traîner en longueur, il avait voulu, le premier de tous, porter à sa jeune maîtresse un signal de salut. Or, il était alerte et audacieux ; de branche en branche, il parvint jusqu’à la meurtrière, à l’ouverture de laquelle il se cramponna.

Il arriva au moment où le vieillard commençait le troisième verset de l’hymne mortuaire, et d’un coup d’œil il devina tout. Prendre un de ses pistolets, viser la lampe, fut l’affaire d’une seconde. Le résultat prouva qu’il avait bien visé.

Quand la lampe fut éteinte, Janet ne vit plus rien d’abord, et il s’effraya.

– Dépêchez-vous ! cria-t-il, comme si ses compagnons eussent pu l’entendre ; qui sait quelle imagination va venir au vieux monsieur, maintenant !

Par le fait, en voyant la lampe s’éteindre, M. le marquis de Graives entra dans une violente fureur. Il se hâta, autant que ses vieilles jambes le lui permirent, vers la cavité d’où il avait retiré naguère le baril de poudre, et y prit un pistolet qu’il dirigea d’instinct vers la meurtrière. Mais il se ravisa bientôt.

– Je n’en ai qu’un, pensa-t-il ; avec quoi mettrai-je le feu au baril, si je perds ce coup ?

Il revint donc vers la table, résolu à en finir, ce qu’il eût sans doute exécuté si Janet, dont les yeux s’habituaient à l’obscurité, ne lui eût brisé son arme dans la main d’un second coup de pistolet.

– Bien touché, cria l’enfant qui poussa un long cri de joie. M. de Graives lui répondit par un gémissement de profond désespoir. Il se laissa tomber sur son siège, et demeura plongé dans l’abattement le plus complet.

Par bonheur, il n’y resta pas longtemps. Quelques secondes après, les royalistes jetaient la porte en dedans, et Mme de Thélouars était dans les bras de son mari, remerciant Dieu, élevant avec transport son enfant sauvé jusqu’à la bouche d’Armand, et se demandant si douze heures d’angoisses n’étaient pas assez payées par cet instant d’inexprimable joie.

Quant à M. le marquis de Graives, il ne perdit pas tout de suite sa mauvaise humeur, et fit à ses fils, qui lui volaient son martyre, un accueil assez froid. Néanmoins, lorsqu’on lui eût rendu son cornet acoustique et qu’on lui eût fait comprendre comment Janet Legoff l’avait empêché d’accomplir son funèbre dessein, il jeta un regard attendri vers un coin du grand salon de Graives où M. de Thélouars tenait sa femme pressée contre son cœur.

– C’eût été dommage ! murmura-t-il ; et, après tout, le dépôt est sauvé... Qu’on m’amène ce jeune drôle !

Janet arriva, le rouge au front et le chapeau de paille à la main.

– Tu aimes donc bien ta maîtresse ? lui dit M. de Graives d’un ton sévère.

– Ça, c’est la vérité, monsieur le marquis, répondit Janet.

– Et si j’avais été, par hasard, entre ton pistolet et la lampe ?

– Dame ! monsieur le marquis.

– Qu’aurais-tu fait ?

– M’est avis que je vous aurais dit : Rangez-vous !

– Je suis sourd, je n’aurais pas entendu.

– C’est tout de même vrai, murmura Janet Legoff.

– Eh bien, demanda encore M. de Graives, qu’aurais-tu fait ?

– Dame ! monsieur le marquis, la pauvre jeune dame était là, par terre ; et le petit monsieur pleurait...

– Enfin, qu’aurais-tu fait ?

Janet Legoff releva tout à coup son regard, et dit d’une voix basse mais ferme :

– Sauf votre respect, monsieur le marquis, m’est avis que je vous aurais tué.

Les bonnes gens de Cournon disent, aux veillées, que le vieux seigneur sourit, et qu’il fit don au Petit Gars d’une belle paire de pistolets.

Toujours est-il que ce fut là le premier exploit de Janet Legoff.

Plus tard, il fit mieux encore. Son nom, qui devint célèbre dans les grandes landes de l’Ille-et-Vilaine, et dans les forêts du pays de Rieux, reviendra peut-être plus d’une fois sous notre plume, car il y a maints drames romanesques ou terribles dans la vie guerrière du Petit Gars, telle que la racontent les bonnes gens de la paroisse de Cournon, en rôtissant leurs châtaignes sous la cendre.

 

 

 

Paul FÉVAL, Chouans et Bleus :

Récits de Vendée et de Bretagne.

 

 

 

 

 


1 Portée de la voix humaine.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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