Voyage en enfer

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Gustave FLAUBERT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ET j’étais au haut du mont Atlas, et de là je contemplais le monde, et son or et sa boue, et sa vertu et son orgueil.

Et Satan m’apparut, et Satan me dit :

– Viens avec moi, regarde, vois ; et puis ensuite tu verras mon royaume, mon monde à moi.

Et Satan m’emmena avec lui et me montra le monde.

Et planant sur les airs, nous arrivâmes en Europe. Là, il me montra des savants, des hommes de lettres, des femmes, des fats, des pédants, des rois et des sages ; ceux-là étaient les plus fous.

Et je vis un frère qui tuait son frère, une mère qui trompait sa fille, des écrivains qui, par le prestige de leur plume, abusaient du peuple, des prêtres qui trahissaient leurs fidèles, des pédants qui faisaient languir la jeunesse, et la guerre qui moissonne les hommes.

Là, c’était un intrigant qui, rampant dans la boue, arrivait jusqu’aux pieds des grands, leur mordait le talon ; ils tombaient, et alors il tressaillait de la chute qu’avait faite cette tête en tombant dans la boue.

Là, un roi savourait, dans sa couche d’infamie où de père en fils ils reçoivent des leçons d’adultère, il savourait les grâces de la courtisane favorite qui gouvernait la France, et le peuple, lui, applaudissait ; c’est qu’il avait les yeux bandés.

Et je vis deux géants : le premier, vieux, courbé, ridé et maigre, s’appuyait sur un long bâton tortueux appelé pédantisme ; l’autre était jeune, fier, vigoureux, avec une taille d’hercule, une tête de poète et des bras d’or ; il s’appuyait sur une énorme massue que le bâton tortueux avait pourtant abîmée ; la massue, c’était la raison.

Et tous deux se battaient vigoureusement, et enfin le vieillard succomba. Je lui demandai son nom.

– Absolutisme, me dit-il.

– Et ton vainqueur ?

– Il a deux noms.

– Lesquels ?

– Les uns l’appellent Civilisation, et les autres Liberté.

Et puis Satan me mena dans un temple, mais un temple en ruines.

Et le peuple fondait des cercueils pour en faire des boulets, et la poussière qui y était s’envolait de dépit ; c’est que ce siècle-là, c’était un siècle de sang.

Et les ruines restèrent désertes. Et un homme, un pauvre homme en guenilles, à la tête blanche, un homme chargé de misère, d’infamie et d’opprobre, un de ceux dont le front, ridé de soucis, renferme à vingt ans les maux d’un siècle, s’assit là au pied d’une colonne.

Et il paraissait comme la fourmi aux pieds de la pyramide.

Et il regarda les hommes longtemps ; tous le regardèrent en dédain et en pitié, et il les maudit tous ; car ce vieillard, c’était la Vérité.

– Montre-moi ton royaume, dis-je à Satan.

– Le voilà !

– Comment donc ?

Et Satan me répondit :

– C’est que ce monde, c’est l’enfer !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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