Le langage des bêtes
par
Jean FLEURY
UN HOMME AVAIT un fils très intelligent ; il voulut le faire instruire en toutes choses et l’envoya à l’école. Au bout de trois mois, il lui demanda s’il faisait des progrès.
« Oui, dit-il, j’apprends le parlement (le langage) des chiens, et je le sais suffisamment. »
Le père se fâche :
« Le langage des chiens ! Ce n’est pas pour cela que je t’ai envoyé à l’école. Je veux que tu apprennes quelque chose de plus utile. »
Il l’envoie chez un autre maître. Au bout de trois mois, il va le trouver.
« Eh bien ! tu t’instruis comme il faut ?
– Oui, mon père, je me suis bien appliqué et je sais le parlement des grenouilles.
– Comment ! c’est à cela que tu passes ton temps ? »
Après l’avoir bien grondé de ne s’appliquer qu’à des choses inutiles, le père l’envoya chez un autre maître. Au bout de trois mois, il va s’informer de nouveau.
« Eh bien ! qu’apprends-ru maintenant ?
– Mon père, je me suis bien appliqué et je sais maintenant le langage des oiseaux.
– C’est trop fort ! dit le père, je ne veux plus entendre parler de toi, tu me fais honte, et je te tuerai pour te punir de ton obstination. »
La mère intercède pour lui, mais le père est inflexible. Il va trouver un voisin, un pauvre homme.
« Voilà douze cents francs, lui dit-il, je te les donne si tu veux tuer un fils qui me fait honte. Emmène-le bien loin et me rapporte son cœur ; cet argent est pour toi. »
Le voisin ne se souciait pas de se charger de cette commission ; mais il était pauvre, il avait besoin d’argent et il finit par consentir. Il emmena le jeune garçon dans un bois, bien loin, bien loin, sous prétexte d’un petit voyage d’agrément ; mais arrivé là, il n’eut pas le courage de le tuer, il lui avoua tout. Le jeune homme fut bien étonné que son père eût donné un tel ordre, et il protesta.
« Promettez-moi de ne jamais revenir, lui dit le voisin, je dirai à votre père que je vous ai tué, et je lui porterai le cœur d’une bête en lui disant que c’est le vôtre. Il s’agit seulement de trouver la bête. »
Un lièvre passe en ce moment. On cherche à l’attraper. Impossible. On aperçoit une biche, elle est prise, on la tue, et le voisin emporte son cœur pour le montrer au méchant père.
« Maintenant, éloignez-vous du pays au plus vite, et que Dieu vous conduise ! »
Le jeune homme remercia le voisin charitable ; il lui promit de ne jamais le compromettre en attendant qu’il pût le récompenser, et il se dirigea à travers le bois du côté opposé à la maison paternelle. En chemin, il rejoignit deux prêtres qui suivaient la même direction. La conversation s’engagea :
« Où allez-vous donc de ce pas, messieurs ?
– Nous allons à Rome. Et vous ?
– Oh ! moi, je n’en sais rien. Je vais où Dieu me conduira.
– Mais où comptez-vous passer la nuit ?
– Dans le bois, probablement. Je ne connais personne dans le pays et je n’ai pas d’argent.
– Il y a dans le voisinage une maison où nous savons qu’on nous donnera l’hospitalité. Venez avec nous.
– Ce n’est pas de refus, messieurs, si vous voulez bien me prendre sous votre protection. »
Arrivés à la maison hospitalière, les deux prêtres présentent leur compagnon.
« Lui permettez-vous de coucher ici ?
– Avec plaisir. »
On soupe, puis on assigne une chambre au jeune homme, en lui recommandant bien de souffler sa chandelle aussitôt qu’il sera couché.
« Je crains le feu », lui dit son hôte.
La soirée était belle. Une fois dans sa chambre, le jeune homme se met à la fenêtre en bénissant Dieu de l’avoir arraché à un si grand danger et de lui avoir procuré un bon gîte. Il entend alors les chiens qui causent entre eux, leur conversation l’intéresse et il oublie de souffler sa chandelle.
Le maître de la maison, qui voit cette lumière, se fâche.
« Comment ! ce jeune homme n’est pas couché ! Sa chandelle brûle encore ! Marianne, va voir ce que cela signifie. »
Marianne monte à la chambre du jeune homme.
« Monsieur n’est pas content, lui dit-elle, que vous ayez de la lumière. Pourquoi ne vous couchez-vous pas ?
– J’écoute les chiens de la cour qui ont entre eux une conversation très intéressante. »
Marianne éclate de rire et va retrouver son maître.
« Nous avons affaire à un drôle de personnage, lui dit-elle. Il prétend qu’il écoute la conversation des chiens, et que cette conversation est très intéressante.
– Des chiens ! C’est donc un fou. Dis-lui de venir. »
L’inconnu descend.
« Vous écoutez les chiens, jeune homme ? Eh bien ! que disent les chiens ?
– Les chiens se disent entre eux que leur maître court un grand danger et qu’ils ne peuvent rien faire pour l’en défendre. Des voleurs ont creusé un souterrain par lequel ils doivent entrer dans la cave. Comme les chiens sont enchaînés, les voleurs auront tout le temps de faire leur mauvais coup et de s’en retourner par le même chemin. »
Le maître de la maison avait commencé par rire, mais il ne riait plus. À tout hasard, il envoie chercher les gendarmes, puis on va explorer la cave. On reconnaît le trou dont les chiens ont parlé, on s’embusque, on éteint la lumière et on attend. Les voleurs ne tardent pas à apparaître par le trou qu’ils ont pratiqué. Ils sont quatre et munis d’une lanterne sourde. Les gendarmes les laissent sortir, et quand ils voient qu’il n’en vient pas d’autres, ils se mettent à l’entrée du trou pour les empêcher de s’échapper, les arrêtent et les emmènent.
On remercie vivement le jeune homme du service qu’il a rendu ; on lui fait accepter une récompense, après quoi il se met en route avec ses compagnons.
On marche, on marche tout le jour. Quand la nuit arrive, on se trouve à l’entrée d’un bois.
« Vous ne pouvez pas rester dans ce bois pendant la nuit, lui disent les deux prêtres. Nous connaissons une maison dans le voisinage. Venez avec nous, nous vous présenterons.
– Ce n’est pas de refus, messieurs. »
On arrive à la maison hospitalière, on le présente, il est bien accueilli ; on soupe, on lui assigne une chambre, on lui laisse une chandelle allumée, en lui conseillant de se coucher bien vite et de la souffler aussitôt.
Comme la nuit précédente, il se met à la fenêtre, il y reste longtemps et oublie de souffler sa chandelle.
« Gertrude, allez voir pourquoi ce jeune homme a encore de la lumière », dit le maître de la maison à une servante.
Gertrude monte, elle trouve le jeune homme à la fenêtre.
« Monsieur vous envoie demander pourquoi vous ne soufflez pas votre chandelle.
– J’écoute ce que disent les grenouilles qui sont dans le fossé. »
Gertrude éclate de rire comme avait fait Marianne et va raconter cela à son maître. On prie le jeune homme de descendre.
« Comment ! lui dit le maître de la maison, au lieu de vous reposer, vous vous amusez à écouter ce que disent les grenouilles ! Est-ce que vous comprendriez leur langage, par hasard ?
– Je le comprends, en effet, dit sérieusement le jeune homme.
– Eh bien ! que disent-elles ?
– Elles disent que votre fille est devenue muette.
– Elle est muette, en effet.
– Oui ; mais vous ne savez pas pourquoi ; les grenouilles le savent.
– Elles savent pourquoi ma fille est muette ! Les médecins n’y comprennent rien.
– Comment le sauraient-ils ? Votre fille est muette, à ce que disent les grenouilles, parce que le jour de sa première communion elle a laissé tomber à terre une partie de l’hostie. Une grenouille l’a ramassée, elle l’a encore dans la bouche, et tant qu’elle ne l’aura pas rendue, votre fille restera muette.
– Vous m’apprenez là de drôles de choses ! Enfin, nous examinerons demain les grenouilles. »
Le lendemain, dès le matin, on va battre le fossé. Toutes les grenouilles sortent. On en remarque une plus grosse que les autres. On pense que c’est celle-là, probablement, qui a ramassé la partie de l’hostie tombée à terre. Un des prêtres s’approche d’elle et lui dit de rendre la partie de l’hostie qu’elle garde. La grenouille n’a pas l’air d’entendre. Le second prêtre lui adresse la même demande. La grenouille le regarde avec ses gros yeux et ne donne rien. Un troisième prêtre qui se trouvait là tente la même épreuve et ne réussit pas davantage.
Le jeune homme essaie à son tour, en parlant à la grenouille le langage qu’elle comprend. La grenouille lui rend le fragment d’hostie, et la jeune fille recouvre la parole.
Le jeune homme fut fêté, choyé, comme vous pensez. On voulait le retenir ; mais les deux prêtres ayant annoncé leur intention de continuer leur voyage, il se décida à partir avec eux.
Le voyage fut long, mais il n’offrit pas d’autre incident digne d’intérêt.
En arrivant à Rome, les trois voyageurs apprennent que le pape est mort et qu’il s’agit de lui donner un successeur. Les prêtres s’empressent de rejoindre leurs confrères. Quant au jeune homme, que cette élection intéresse peu, il va se promener tout seul sous les arbres. Les arbres étaient pleins d’oiseaux, et les oiseaux causaient sur les affaires du jour.
Ce qu’il entendit l’étonna fort ; mais il n’en dit rien à ses compagnons de voyage lorsqu’il se retrouva avec eux le soir.
Pour eux, ils ne désespéraient pas d’être élus l’un ou l’autre.
« Si je suis nommé pape, disait l’un au jeune homme, je te fais mon décrotteur.
– Et moi, je te fais mon trotteur (mon courrier) », disait l’autre.
Le jeune homme ne répondait rien, mais il savait à quoi s’en tenir.
Le lendemain, les candidats à la papauté se réunirent dans un jardin ; le jeune homme y entra avec eux.
Une portion du ciel (sic : un nuage, sans doute ?) devait s’abaisser sur celui que Jésus voudrait choisir pour gouverner son Église.
Au moment voulu, on vit en effet une portion du ciel s’abaisser. Elle passa sur la tête du premier prêtre, elle passa sur la tête du second, et elle se posa sur la tête du jeune homme.
On reconnut ainsi la volonté de Dieu, et le jeune homme fut proclamé pape.
Les oiseaux l’avaient instruit de ce qui l’attendait lorsqu’il était allé se promener seul sous les arbres.
Retournons à ses parents. La pauvre mère était morte de chagrin de voir que son mari, dans un accès de colère déraisonnable, avait fait tuer leur unique enfant.
Lui-même regrettait profondément ce qu’il avait fait. Personne ne l’avait dénoncé à la justice, mais le remords le tourmentait. Il résolut de s’en ouvrir à un prêtre, et il alla se confesser.
Le confesseur lui déclara qu’il ne pouvait l’absoudre d’un si gros péché et l’engagea à s’adresser à l’évêque. Le père va trouver l’évêque ; mais celui-ci refuse également de l’absoudre et lui dit de s’adresser au pape.
Il se décide à aller à Rome ; il y arrive un jour de fête et demande à parler au pape. On lui répond qu’on ne parle pas ainsi à Sa Sainteté. Il insiste. Le pape entend l’altercation et intervient. Il reconnaît très bien son père, mais il n’en témoigne rien et lui dit de se confesser à un prêtre romain.
Le père se rend en effet au confessionnal. Il s’accuse de son crime, dont il a un profond repentir. Le confesseur lui dit que, pour première pénitence, il doit donner tout son bien à celui qu’il a engagé à commettre un meurtre sur la personne de son fils, et qu’il doit lui-même se retirer dans un cloître. Le père consent à tout. On lui conseille alors de s’adresser au pape qui peut seul lui donner l’absolution. Il se rend au confessionnal du pape. Celui-ci le voit tellement affligé qu’il lui pardonne.
« Votre fils n’est pas mort, lui dit-il. Il occupe un haut rang dont il vous est même redevable. Si vous n’aviez pas été si cruel pour lui, il ne serait pas aujourd’hui souverain pontife. Embrassez-moi, mon père ! »
Jean FLEURY,
Littérature orale de la Basse-Normandie,
1883.
Recueilli dans : Histoires et légendes
de la Normandie mystérieuse, textes recueillis
et présentés par Patrice Boussel,
Tchou, 1970.