La rue des Marmousets
(XIVe SIÈCLE)
par
Eugénie FOA
Un matin du mois de juin de l’année 1372, la porte d’une maison s’ouvrit, et une jeune femme parut sur le seuil. Son costume, assez riche, bien que sans armoirie, désignait une bourgeoise de qualité, sinon une dame de haut parage ; elle était petite, brune, bien faite, assez jolie, bien que pâle et languissante ; ses mouvements portaient l’empreinte d’un engourdissement maladif ; elle fit un pas dans la rue, se retourna vers la porte delà maison d’où elle sortait, et, sans doute attendant quelqu’un qu’elle ne voyait pas venir, elle revint sur ses pas et appela :
« Christina ! »
Son accent étranger avait le timbre doux et lent de la langue italienne.
À ce nom, une charmante enfant accourut ; elle pouvait avoir neuf ans, mais elle était si petite, si ronde, si blanche et si rose sous ses épais cheveux noirs qui retombaient en grosses boucles sur ses épaules découvertes, qu’on ne lui aurait pas donné, au premier abord, plus de six à sept ans.
– C’est Annonciata qui a toujours quelque chose à reprendre à ma toilette, dit l’enfant pour excuser son retard.
– Dame ! quand on va chez la reine, riposta en italien, en suivant l’enfant, une vieille femme dont une main était armée d’un peigne et l’autre d’une éponge, il faut être belle.
– Tu as beau me peigner, me frisotter, me pommader, me tirer mes pauvres cheveux un à un, Annonciata, ma mie, tu ne me feras pas plus belle ni moins belle que Dieu ne m’a faite, répondit Christine.
– Et tu peux te vanter que Dieu t’a faite assez belle, répondit cette femme, qui, en se retournant vers sa maîtresse, ajouta, avec tous les signes de la prière et de l’effroi : Chère madame de Pisan, prenez bien garde à cette chère enfant, ne lui quittez pas la main, ne la perdez pas de vue. S’il y a une foule, traversez la rue et éloignez-vous.
– En vérité, Annonciata, dit la jeune femme, tu me fais des recommandations comme si c’était toi la mère et moi la bonne.
– C’est qu’il se perd tant d’enfants depuis quelque temps dans ce maudit Paris ! riposta l’Italienne ; on n’entend parler que de cela. Encore hier, la petite fille à Méline la Henrionne, qui demeure ici tout près, rue de la Juiverie... eh bien, elle a disparu.
– Tu me fais frémir, dit Mme de Pisan, saisissant la main de sa fille et l’attirant à elle d’un geste maternel plein d’amour et de crainte.
– Il n’y a pas encore quinze jours, cette petite Marie, si blonde, si rose, la fille du chaussetier d’en face..., disparue... ; le petit garçon de l’imagier disparu aussi ; les trois enfants de l’argentier, disparus, l’un après l’autre, ma chère maîtresse, aussi vrai que je m’appelle Annonciata ; il y a ici quelque ogre ou quelque ogresse qui mange les petits enfants.
– D’abord, dit Christine, que sa mère tenait par la main pendant qu’Annonciata lui nouait des rubans roses dans ses cheveux noirs, il n’y a des ogres et des ogresses que dans les contes de fées, et les enfants disparus se retrouveront, tu verras.
– Alors des sorciers et des sorcières, qui les auront enlevés sur des manches à balais, répliqua la superstitieuse Italienne.
– Pas plus de sorciers et de sorcières que d’ogres et d’ogresses, affirma Christine.
– Cette petite ne croit à rien, dit la vieille bonne en se signant. Là, qu’est-ce que je disais... elle a perdu son amulette.
– Ah ! non, elle est là-haut, dans la chambre de maman, dit Christine ; le fil s’est cassé.
– Tout seul ! Oh ! quel malheur ! quel affreux présage ! s’écria Annonciata ; et qu’est-ce que cela signifie ? juste ciel !
– Cela signifie que le fil était mauvais, dit en riant Christine, qui s’éloignait avec sa mère.
En sortant de la rue de la Colombe, Mme de Pisan et sa fille tournèrent dans la rue Qui-mène-au-Palais, ainsi nommée parce qu’effectivement elle menait au Palais. C’était une rue petite, étroite, et presque entièrement occupée par un immense bâtiment, une grande maison, si vaste, si sombre, et avec tant de dépendances, que c’était presque une demeure princière, et qu’il n’aurait fallu rien moins, pour l’occuper en entier, qu’un prince avec une suite nombreuse. Or, comme princes ne se trouvent pas aussi aisément que manants et bourgeois, cette maison était restée de longues années inhabitée. L’architecture de ce bâtiment datait de loin, personne dans le quartier ne se rappelait l’avoir vu bâtir. C’étaient de hautes murailles avec des croisées étroites à ogives et de petits balcons en pierre, tous soutenus par de petites têtes de chérubins sculptées dans la pierre même. Deux années environ avant le commencement de cette histoire, un homme du peuple, qui venait on ne sait d’où, et que personne ne connaissait, passant dans cette rue, s’arrêta devant cette maison, comme frappé d’enchantement devant toutes ces petites figures d’anges. – Oh ! oh ! dit-il tout haut, en caressant d’une main monstrueuse la barbe épaisse qui descendait de son menton sur sa poitrine, que de petits marmousets ! Voici bien mon affaire ; et, s’informant du nom du propriétaire, on lui nomma Pierre Belet, argentier du roi Charles V, qui demeurait rue de la Juiverie ; il y courut, lui loua la maison aux marmousets, lui paya une année d’avance, vint s’y établir, et le lendemain une boutique de pâtisserie était ouverte sous l’auvent de la porte principale, et au-dessus se balançait une enseigne vernie avec ces mots :
AUX MARMOUSETS
GENTIEN TOURNEBU, PÂTISSIER
La réputation de cet homme pour faire la pâtisserie s’accrut à un tel degré, que bientôt, des quatre coins de Paris, on se portait à la maison des Marmousets – le nom lui en était resté, – pour y manger surtout des petits pâtés. Ce mets, à nul autre pareil, avait un goût si délicat, un fumet si appétissant, une saveur si exquise, que ceux qui n’en avaient pas mangé voulaient aller en manger, et que ceux qui y avaient goûté retournaient y goûter encore.
– Maman, dit Christine à sa mère, n’est-ce point là ce fameux pâtissier dont s’entretiennent la cour et la ville depuis si longtemps ?
– Le pâtissier de la maison aux Marmousets, répondit Mme de Pisan ; voici la maison, veux-tu un gâteau ?
– Je ne serais pas fâchée, dit Christine, de juger par moi-même si sa réputation est méritée.
– Allons, lui dit sa mère, se dirigeant de ce côté.
Comme elles approchaient de la boutique, elles entendirent deux voix, l’une brusque, l’autre suppliante. La suppliante disait : « Je me meurs de faim, Gentien, je t’en prie, donne-moi à manger. » À quoi la voix brusque répliquait : – Si tu as faim, mange un pâté. – Tes pâtés me font horreur ! répondait la voix suppliante, à laquelle se mêlait effectivement un sentiment d’effroi impossible à décrire.
– Voilà une personne bien dégoûtée, dit Christine, s’approchant de la boutique et flairant les gâteaux ; certes, ils ont bonne mine !
Mais, comme elle allait en choisir un, un gémissement lui fit diriger ses yeux vers le fond du magasin ; elle vit une pauvre femme assise par terre, dans l’attitude de la douleur la plus grande. Après l’avoir regardée un instant, Christine reconnut une pauvresse à laquelle elle avait coutume de faire l’aumône.
– C’est Marguerite la magicienne, maman, dit-elle à voix basse à sa mère.
– La magicienne ! répéta Mme de Pisan.
– Oui, dit Christine, on l’appelle ainsi parce qu’on prétend qu’elle jette des sorts aux petits enfants.
– Allons-nous-en, répliqua vite Mme de Pisan, voulant entraîner sa fille.
– D’abord, je ne suis pas un petit enfant, dit Christine se roidissant sur ses pieds, afin de ne pas perdre une ligne de sa taille, assez peu élevée, nous sommes obligés de l’avouer ; et puis, si Marguerite avait voulu me jeter un sort, elle l’aurait fait depuis longtemps, car nous nous connaissons depuis mon arrivée ici, il y aura quatre ans, vienne la Toussaint. Puis, encore, permets-moi une autre réflexion, maman : si Marguerite était magicienne, m’est avis qu’elle emploierait un peu de sa magie à changer d’habit et à améliorer sa fortune, qui ne me paraît pas brillante.
– Ce que tu dis est vrai, chère petite, répondit Mme de Pisan ; mais n’importe, cette femme me fait peur, prends vite un gâteau et partons.
– Auparavant donne-moi une pièce de monnaie pour la magicienne, dit Christine, fouillant elle-même dans l’aumônière de sa mère avec toute la familiarité d’une enfant gâtée. Puis, entrant dans la boutique, elle s’approcha de Marguerite, qui, la voyant venir, lui tendit la main. Christine se baissa pour y déposer sa monnaie, et ne put retenir un mouvement d’effroi en sentant ses doigts pris dans ceux de la pauvresse, qui lui dit bas, si bas qu’il fallait avoir toute la finesse d’ouïe de Christine pour entendre :
« Ne touchez pas aux gâteaux. »
Christine se dressa avec un cri ; au même instant elle vit, entre elle et la pauvresse, un homme qu’elle n’avait pas encore aperçu, tant cette boutique était grande, noire et enfumée.
– Que vous dit cette femme, mademoiselle ? demanda cet homme.
Christine le regarda sans lui répondre, et s’enfuit en courant ; elle se jeta dans les bras de sa mère, qui n’avait rien vu, occupée qu’elle était à choisir quelques gâteaux ; elle lui cria : – Allons-nous-en ! allons-nous-en !
– Oh ! pas avant d’avoir mangé un de mes gâteaux, ma belle petite demoiselle, dit le pâtissier s’approchant de Christine, un gâteau à la main.
Bien qu’un peu rassurée en se sentant entourée des bras de sa mère, Christine n’en regarda pas moins une seconde fois cet homme avec un sentiment de peur dont elle ne se rendait pas compte. Était-ce la manière assez imprévue avec laquelle il avait surgi, on aurait dit de dessous terre, au moment où elle faisait l’aumône à la pauvresse, ou étaient-ce les paroles mystérieuses et étranges de cette femme ? Ou bien encore était-ce l’aspect de cet homme ? Cette dernière supposition était assez probable.
Imaginez-vous un homme grand de six pieds et gros à proportion, des pieds et des mains énormes, des épaules carrées, et, sur ces épaules, une tête d’une grosseur démesurée et d’un rouge vif ; ses bras, nus jusqu’au coude, rougis par le feu ardent et continu du four, avaient l’air d’avoir été trempés dans le sang ; sa tunique était rouge aussi. Ajoutez à ce portrait un front bas, deux petits yeux gris et clairs comme ceux d’un chat, un nez camard, une bouche mince, étroite, sardonique, qui en s’ouvrant ne laissait voir qu’une dent, il est vrai, mais quelle dent !
– Allons-nous-en, maman, disait Christine à sa mère, se serrant contre elle, et ne pouvant, malgré sa peur, s’empêcher de regarder ce pâtissier monstrueux qui prenait une petite voix flûtée pour répéter :
– Pas avant d’avoir mangé un de mes gâteaux, ma petite demoiselle.
Honteuse de sa peur, ou du moins de l’avoir montrée si franchement, ce qui était malséant et pouvait fâcher cet homme, Christine, bonne et gentille petite fille qu’elle était, essaya de surmonter son effroi, et allait céder aux instances du pâtissier et accepter son gâteau, lorsque, par un regard jeté au hasard dans le fond de la boutique, elle vit derrière le pâtissier la pauvresse à deux genoux, qui, les yeux mouillés de larmes, employait ses gestes les plus suppliants pour l’engager à refuser le gâteau et à s’éloigner.
Cédant à cette prière muette et touchante, Christine entraîna sa mère en lui disant : – Viens, viens, viens, je ne veux plus de gâteau.
Pendant que le roi Jean était prisonnier en Angleterre, le dauphin Charles, son fils, acheta de divers particuliers plusieurs hôtels, maisons et jardins, situés sur les bords de la Seine, entre la rue Saint-Antoine, la rue Saint-Paul, les fossés de l’Arsenal et la Bastille. Chacun de ces corps de logis avait son nom : l’hôtel de l’Archevêque de Sens, celui de l’Abbé Saint-Maur, l’hôtel de Puteymuce, l’hôtel de la Reine, la maison de Beautreillis, celle des Livres, l’hôtel neuf du Pont-Perrée, etc., etc. ; mais tous réunis avaient reçu le nom de l’hôtel Saint-Paul, à cause de l’église qui les avoisinait. Le roi Charles avait à Paris trois lieux d’habitation : le Palais de la Cité, le Louvre et l’hôtel Saint-Paul. Quand il habitait ce dernier endroit, il occupait l’hôtel de l’Archevêque de Sens, qui consistait en deux salles, une autre chambre, une garde-robe, une chambre de parade, une autre où le roi couchait, ce qui la faisait nommer la chambre où gît le roi, et la chambre des Nappes. Il se trouvait en sus une chapelle, deux galeries, la grande chambre du Retrait, celle sans doute où le roi faisait ses dévotions, la chambre de l’Étude, où il travaillait, et la chambre des Estuves, où il se baignait. Puis deux autres chambres avec poêle pour l’hiver, que pour cette raison on appelait chauffe-doux. Aux alentours de cet hôtel étaient un jardin, un parc, des lices, une volière, un pigeonnier et une ménagerie où l’on conservait des sangliers et des loups grands et petits.
En entrant dans l’hôtel Saint-Paul par la cour des Joutes, Mme de Pisan et sa fille virent un rassemblement au milieu de cette cour, et, en s’approchant, elles reconnurent, à leur grande surprise, au milieu des valets et aides de cuisine du roi, la pauvresse qu’elles avaient laissée dans la boutique de pâtisserie de la rue aux Marmousets. Mais, loin de pleurer, comme elle le faisait un quart d’heure avant, et de paraître abattue par la douleur, sa taille s’était redressée, ses yeux secs et brillant de l’éclat de la fièvre jetaient des éclairs. Se promenant majestueusement, cette femme jetait à la ronde, en passant devant chacun, ou un sarcasme, ou un conseil, ou une prédiction ; et ce qui surprit le plus Mme de Pisan, c’est que sarcasme, conseil ou prédiction, tout avait rapport aux petits pâtés du pâtissier de la maison des Marmousets. – Vous n’êtes pas digne d’un gâteau de Tournebu, disait-elle aux uns ; allez donc manger un gâteau de la maison aux Marmousets, et menez-y vos enfants, disait-elle à d’autres. – Le jour où vous aurez mangé un petit pâté de la rue Qui-mène-au-Palais, tous les bonheurs vous arriveront. – Pleurez, pleurez, petits enfants, répliquait-elle en s’adressant à chaque enfant qu’elle voyait dans la foule ; pleurez, et vous aurez un petit pâté de la maison aux Marmousets.
Soudain, en apercevant Mme de Pisan et sa fille, son ton, sa voix, ses manières changèrent ; il ne fallait pas être bien fin pour deviner la contrariété qu’elle éprouvait d’être surprise ainsi faisant la prophétesse. Elle voulut s’échapper, Christine la saisit au passage.
« Dites donc, Marguerite, lui dit-elle, pourquoi voulez-vous que tout le monde mange des petits pâtés, excepté moi ? »
Sans répondre à la petite fille, mais, s’adressant à la mère, Marguerite dit, en joignant les mains, et avec un accent de prière énergique et triste :
« Madame, sur votre bonheur dans ce monde, sur votre part de paradis dans l’autre, ne passez jamais avec votre fille rue Qui-mène-au-Palais... Un grand malheur vous menace... menace votre fille... J’ai lu cela dans les astres... je ne puis vous en dire davantage, mais n’y passez pas... et surtout, ajouta-t-elle bas, très bas, comme si elle craignait d’être entendue des autres, – ne mangez pas de gâteaux du pâtissier Tournebu. »
En achevant ces mots, elle s’éloigna si vite, qu’elle était sortie de la cour aux Joutes avant que Mme de Pisan fût assez remise de la surprise où l’avaient jetée les paroles de cette femme, son ton, son air, pour l’appeler et lui demander de mieux s’expliquer.
À ce moment, M. de Pisan sortait du palais de la reine et venait à la rencontre de sa femme. La voyant tout émue, il lui demanda ce qu’elle avait. Mme de Pisan lui raconta la scène dont elle venait d’être témoin. Les paroles de cette femme m’ont glacée, dit-elle : un grand malheur menace ma fille ; elle l’a lu dans les astres...
– J’espère, ma bonne amie, répliqua M. de Pisan en souriant, que vous aurez plus de foi en moi, Thomas de Pisan, astrologue du roi Charles V, qui puis vous assurer que je n’ai rien lu, moi, de tout cela dans les astres... et je pense y lire un peu mieux que cette pauvresse... n’est-il pas vrai ?
– Je suis mère, italienne et superstitieuse ! répondit seulement Mme de Pisan.
– Chère Stella, dit M. de Pisan, prenant le bras de sa femme et marchant avec elle vers l’entrée de l’hôtel de la Reine, il y a huit ans que je suis au service du roi de France, il y en a quatre qu’il m’a donné les moyens de vous faire venir à Paris, toi et ma fille, et aujourd’hui il met le comble à ses bienfaits : il permet que Christine soit élevée au palais ; la reine elle-même se charge des frais de son éducation, elle vient de me le dire ; c’est donc une présentation à la cour qui va avoir lieu ce matin
– Entends-tu, Christine ? une présentation à la cour, dit Mme de Pisan à sa fille... Eh bien, tu ne me comprends pas, tu n’es pas contente, heureuse, tu ne sautes pas de joie ! ajouta Mme de Pisan, secouant le bras de sa fille, qui marchait à son côté, rêveuse et silencieuse.
– Cette femme avait bien besoin de me défendre de manger des pâtés de la maison aux Marmousets ! dit-elle, comme se parlant à elle-même.
– Qu’est-ce que cela fait ? lui dit sa mère.
– Cela fait que je meurs d’envie d’en manger, répliqua vivement la petite fille.
M. et Mme de Pisan, occupés l’un et l’autre de pensées plus graves, n’apportèrent aucune attention à cette réponse, et, étant alors entrés dans l’hôtel, continuèrent à marcher vers l’appartement de la reine.
La reine était assise sur un fauteuil à haut dossier. Elle avait, à cette époque, trente ans passés ; une grande bonté, unie à une douce majesté, se lisait sur son visage. Elle accueillit fort bien M. de Pisan, sa femme et sa fille ; et, voyant Christine regarder très attentivement un fort bel éventail qu’elle tenait à la main, elle lui en fit don. C’était un de ces grands et riches éventails merveilleusement ouvragés que toutes les femmes portaient à cette époque, en hiver comme en été ; gracieux et coquet jouet féminin, qui donne à la jolie main qui sait le tenir, l’ouvrir, le fermer, l’agiter, un attrait de plus.
Mais, sous l’empire d’une idée qui la dominait, même en présence de la reine, dont les témoignages de bonté ne pouvaient la distraire, Christine, aussitôt qu’elle fut hors de l’hôtel Saint-Paul, révéla sa préoccupation par ces mots :
– Passons par la rue Qui-mène-au-Palais, dit-elle, pour acheter un de ces pâtés de la maison aux Marmousets.
– Je n’aime pas les capricieuses, fit pour toute réponse Mme de Pisan ; il fallait en prendre un lorsque je vous l’ai offert.
Christine ne dit mot ; mais le reste du jour, on ne la vit ni rire ni jouer avec les petites filles de son âge, ainsi qu’elle avait l’habitude de le faire. Assise, triste et pensive, sur le seuil de la maison de la rue de la Colombe, ses yeux erraient insouciamment en apparence dans toute la largeur de la rue, mais ne se fixant nulle part, si ce n’était pourtant sur le bout qui donnait dans la rue Qui-mène-au-Palais ; alors un rayon de désir étrange venait les animer.
Étonnée de cette immobilité si peu en rapport avec la pétulance qui animait ordinairement la petite fille, Annonciata lui demanda deux ou trois fois, avec une inquiétude presque maternelle :
– Qu’as-tu, Christine ? es-tu malade ? Désires-tu quelque chose ?
– Je voudrais manger un pâté de la maison aux Marmousets, répondit Christine aussitôt.
– Voici le jour qui baisse, et, pour le beau royaume de France ou pour la république de Venise, ma patrie et la tienne, tu ne me ferais pas passer devant cette boutique à cette heure-là, dit Annonciata.
– De quoi as-tu peur ? lui demanda Christine.
– De tout, dit Annonciata ; et d’abord fais-moi le plaisir de rentrer, Christine : avec tous ces bruits d’enlèvements, tous ces enfants qui disparaissent, je n’aime pas à te voir si tard près de la rue.
– Tu ne veux pas aller me chercher un gâteau ? dit Christine.
– Non, lui dit sa bonne.
– Alors, moi, je ne rentre pas, répliqua la petite fille du ton mutin d’une enfant trop aimée et habituée à voir toutes ses volontés satisfaites.
– Je vais chercher ta mère pour te faire obéir, dit Annonciata avec un accent de menace.
– Va, répondit Christine.
Annonciata partit et resta assez longtemps absente, parce que Mme de Pisan, occupée avec son mari, ne put pas tout de suite lui répondre ; mais de quel effroi la pauvre bonne fut-elle saisie lorsqu’en revenant elle n’aperçut pas Christine sur le pas de la porte ! Elle l’appela, mais en vain : elle eut beau faire retentir de ses cris la rue et les alentours, Christine ne répondit pas, et, à l’endroit où elle l’avait laissée assise, Annonciata ne trouva plus que l’éventail donné par la reine Jeanne de Bourbon.
Or, après le départ de sa vieille bonne, Christine, voyant la rue Qui-mène-au-Palais si proche, qu’en deux enjambées elle y pouvait arriver, compta sur l’agilité de ses jambes et sur cette proximité. Je serai de retour avant qu’Annonciata soit descendue de chez ma mère, et, posant son éventail à terre, elle s’était levée et s’était mise à courir vers la maison du pâtissier. Elle y arriva au moment où celui-ci allait fermer sa boutique.
– Entrez, entrez, ma belle petite demoiselle, lui dit cet homme, sur l’ignoble figure duquel une joie féroce brilla en voyant accourir à lui cette charmante petite fille, – et ne touchez pas à ce restant de gâteaux de la journée ; ce sont toutes marchandises avariées ; les bons sont ici, dans l’arrière-boutique.
– Donnez, donnez vite, dit Christine, suivant sans défiance le pâtissier, donnez vite, voici l’argent.
Mais, à peine Christine fut-elle entrée dans l’arrière-boutique, qu’elle entendit un grand bruit ; elle se retourna et vit que la porte de la rue venait de se fermer.
– Ne vous inquiétez pas, lui dit cet homme ayant compris le regard de l’enfant, on va la rouvrir pour vous laisser sortir, lorsque vous aurez choisi un pâté. Eh bien, où avez-vous donc mis les pâtés chauds de la dernière fournée ? cria-t-il en levant la tête vers un judas ouvert au plafond.
– Dans la chambre aux Fleurs-Roses, répondit une voix de femme que Christine crut reconnaître.
– Voulez-vous monter, ma petite demoiselle ? dit Tournebu se tournant vers Christine, que toutes ces lenteurs semblaient contrarier.
– Mon Dieu ! dit-elle en hésitant avec cette timidité du jeune âge qui suspend la volonté au moment d’accomplir ce qu’on désire le plus ; et, dans ce moment, Christine redoutait l’inquiétude de sa bonne, qui ne la retrouverait plus sur le seuil de la porte, et elle désirait s’en aller... J’ai peur, dit-elle, qu’on ne soit inquiet au logis de mon absence.
– Ah ! on ne sait pas que vous êtes ici ! répliqua vivement le pâtissier avec un accent et un regard qui certes auraient fait frémir la pauvre enfant, si elle en eût compris l’épouvantable joie.
– Non, ainsi dépêchez, dit-elle naïvement.
– Je ne demanderais pas mieux, dit-il, les yeux fixés sur Christine et la regardant en se léchant les lèvres, ainsi qu’on le fait devant un mets succulent ; mais mes enfants soupent là-haut, ma sœur ne peut pas les quitter, et je suis obligé de vous prier de monter avec moi... ; il y a deux marches, ce ne sera pas long, ma sœur vous ramènera elle-même chez votre mère.
Christine commençait déjà à se repentir de son imprudence, sans cependant en prévoir toutes les conséquences fatales ; elle hésitait, reculait, demandait du temps. Elle se décida donc à suivre le pâtissier, passa même devant lui en disant : – Vite, vite, dépêchons, et se précipita la première sur l’escalier, où, après avoir monté non seulement plus de deux marches, mais bien une cinquantaine sans les compter (compte-t-on à dix ans ?), elle entra dans une chambre magnifiquement éclairée, et la surprise la cloua sur le seuil.
Au milieu de cette chambre toute tendue en soie perse d’un fond clair à fleurs roses, était une table chargée de mets ; autour, à la clarté de mille bougies, Christine vit assis une vingtaine d’enfants. Au haut bout de cette table trônait une femme belle, triste, et dont la tristesse paraissait encore plus pénible sous les riches vêtements qui la couvraient, sous les bijoux qui étincelaient à son cou, sur sa tête, à ses oreilles, à ses bras. En apercevant Christine, cette femme fit un cri que réprima sans doute un geste du pâtissier ; mais, à ce cri, la petite fille reconnut la pauvresse du matin, Marguerite de Belleville, la magicienne, comme on l’appelait dans Paris.
– Mlle de Pisan veut un pâté, madame la magicienne, dit le pâtissier ; veuillez la prier de s’asseoir avec vous et de le manger en votre compagnie. En attendant, je vais avertir la famille de mademoiselle, et j’y vais avec Marinette, ajouta-t-il, faisant lever de table une petite fille fort jolie, assise à deux pas de lui ; et, en parlant ainsi, il brandit un grand coutelas dont le manche pendait et se dessinait noir sur son tablier blanc.
– Mais je ne veux pas rester ici, dit Christine, voulant s’élancer vers la porte ; la main du pâtissier, une large main qui s’appuya lourde et ferme sur ses épaules, la fixa à sa place.
– On entre ici fort aisément, petite, lui dit-il, on n’en sort pas de même. Oh ! là ! la magicienne du diable ! prenez cette enfant, racontez-lui les amusements que l’on goûte ici, les dangers que l’on court en voulant sortir de ce séjour enchanté... et... et... Marinette me répond de votre soumission.
Disant ces mots, le pâtissier poussa Christine contre Marguerite de Belleville, qui, pâle, tremblante, silencieuse, la reçut sans rien dire ; puis il s’éloigna, emmenant avec lui la petite Marinette.
– Malheureuse ! malheureuse ! malheureuse ! murmura trois fois entre ses dents la soi-disant magicienne ; puis, se tournant vers Christine, et la faisant asseoir près d’elle, elle ajouta : Puisque tu veux des pâtés, manges-en donc, mange, gourmande enfant !
Hélas ! Christine n’en était déjà plus au repentir de s’être laissé entraîner par cette gourmandise qu’on lui reprochait si brutalement ; elle devinait les angoisses de sa mère, de son père, d’Annonciata même, qui, sans doute, la cherchait à cette heure-ci, et son petit cœur en était déchiré ; elle fondit en larmes, et, le redoutable pâtissier n’étant plus là, elle se jeta aux genoux de la magicienne, se tordit à ses pieds en lui criant :
– Oh ! vous, madame, dont je n’ai jamais vu la misère sans la soulager, ayez pitié de moi.
Marguerite détourna la tête sans répondre, et une des petites filles, celle qui était le plus près de Christine, lui dit :
– Pourquoi pleures-tu ? On est fort bien ici ; on a à manger tant que l’on veut et les meilleures choses du monde ; on joue toute la journée, la nuit on dort dans de bons lits, et, quand on a passé ici quelques jours, on va revoir ses parents... Henriane est partie hier soir, Jacqueline avant-hier, quelquefois il en part deux, trois ; moi, je crois que je pars ce soir ; mais bien sûr, je reviendrai : Gentien Tournebu me l’a promis.
Christine regardait avec tant de surprise la petite fille qui lui parlait, que cela fit supposer aux autres enfants que la nouvelle venue doutait de la véracité de ce récit ; alors toutes à l’envi se mirent à vanter le bonheur dont on jouissait chez le pâtissier Gentien Tournebu.
– Mais votre mère, votre père ? Vous n’avez donc ni père ni mère qui s’inquiètent de votre absence ? leur répondit Christine, l’accent empreint de la plus vive douleur.
– Nos parents savent où nous sommes, répondirent-elles.
– Certainement, répliqua le pâtissier qui rentrait avec un plateau sur les mains ; et je viens moi-même de chez Mme de Pisan lui dire que sa fille est chez moi, où elle s’amuse avec d’autres petites filles de son âge, et que je la lui ramènerai demain.
– Monsieur, dit Christine, en essuyant ses larmes et donnant à toute sa contenance une gravité sérieuse au-dessus de son âge, je n’ose pas vous dire que vous mentez ; mais, si ma mère me savait ici, elle y serait aussi.
Gentien Tournebu resta un moment étourdi par cette réplique ; un éclair de colère brilla dans ses yeux, dont le reflet rougeâtre fit frémir Christine qui le regardait ; mais, au lieu de répondre, il se tut, sourit d’un sourire à faire dresser les cheveux, et, promenant à la ronde son plateau chargé de petits verres pleins d’une liqueur vermeille, il dit :
« Allons, mes petits anges, un peu de cette ambroisie que monseigneur Jupiter boit là-haut dans l’Olympe, et dont madame Junon, son épouse, m’a donné la recette. »
Le plateau passa à la ronde. Chaque petite fille prit un verre, et but en disant : – À votre santé, monsieur Gentien Tournebu. Lorsque vint le tour de Christine, elle allait refuser ; mais elle entendit murmurer à son oreille : – Fais semblant de boire. Surprise, inquiète, et ne comprenant lien à ce qui se passait, sinon qu’il fallait dissimuler, elle prit le verre, le porta à ses lèvres ; mais, au lieu de boire, elle en versa le contenu dans sa robe, et, lorsque le pâtissier dit, en prenant un flambeau sur la table : – « Et maintenant au lit ! » elle le suivit comme les autres. Toutefois, avant de quitter la salle, elle jeta sur Marguerite un regard comme pour l’implorer. Marguerite était debout, toujours très pâle, et lui faisait des signes, mais si embrouillés, si confus, que la pauvre petite n’en comprit pas le sens. Force lui fut, cependant, de suivre son conducteur, qui n’avait pas l’air de plaisanter. Il la mena, ainsi que ses compagnes, à la porte d’une chambre où il les fit toutes entrer lui-même ; puis, lorsqu’il les eut comptées à mesure qu’elles passaient devant lui, il referma la porte sur la dernière.
Cette chambre, éclairée très médiocrement par une lampe posée sur un guéridon, présentait l’aspect d’un dortoir de pension : il y avait plus de lits que d’enfants. Chaque petite fille s’approcha de celui qu’elle avait occupé la veille, et, sans parler, car un sommeil de plomb semblait s’être emparé de leur esprit en entrant dans la chambre, elles se déshabillèrent et se couchèrent. Au lieu de les imiter, Christine se laissa tomber à deux genoux au milieu de la chambre. Une terreur secrète l’agitait. Certes, elle ne devinait pas, elle était même bien loin de se douter des motifs du pâtissier en attirant tant d’enfants dans sa demeure ; mais elle avait vu frémir Marguerite au moindre mot de Tournebu, et cette femme ne pouvait regarder un des enfants qui l’entouraient sans qu’aussitôt des larmes jaillissent de ses yeux, et, cependant, chaque enfant paraissait heureux et content. Qu’est-ce que tout cela signifiait ? Qu’avait-elle à craindre, elle particulièrement ? Que signifiaient les signes que Marguerite lui avait adressés, signes de détresse, d’effroi, de prudence ? L’imagination de Christine se perdait en conjectures, l’heure se passait, toutes les petites filles dormaient ; la lampe ne jetait plus qu’une faible clarté ; Christine pensa alors à se coucher ; mais, en fille pieuse, elle resta encore à genoux pour demander pardon à Dieu du chagrin que sa gourmandise et son absence devaient causer à ses parents. Elle priait encore, lorsqu’il lui sembla entendre un certain bruit sous elle ; elle sentit trembler le parquet de la chambre ; elle se leva effrayée, se recula, et alors de quel effroi ne fut-elle pas saisie en voyant à deux pas d’elle son lit, ce lit dans lequel elle devait coucher et hors duquel sa prière l’avait retenue, se baisser, se baisser graduellement, et disparaître bientôt comme dans un gouffre, laissant un trou noir à la place qu’il occupait !... Fixée à sa place par l’horreur et l’épouvante, ne sachant s’il fallait se taire, crier, réveiller ses compagnes ou les laisser dormir, elle vit reparaître son lit : il était défait comme si on eût fouillé dedans ; et aussitôt le lit à côté, un lit où était couchée celle des petites filles qui se trouvait si heureuse chez le pâtissier, descendit à son tour, et remonta comme l’autre un instant après. Christine se précipita vers ce lit, en écarta la couverture, et poussa un cri qui s’étrangla dans son gosier sans en sortir. La petite fille n’y était plus.
À ce moment la lampe s’éteignit.
Il y avait là un mystère inconcevable et qu’il était impossible à l’innocence de Christine de deviner. Toutefois un sentiment vague et terrible lui révélait un danger quelconque, un danger d’autant plus grand, qu’elle ne pouvait le soupçonner et qu’elle ne savait comment faire pour s’en préserver. Avec la prévision de ce danger, le courage lui vint aussi. « Mon Dieu, dit-elle, glacée par ce seul effroi qu’inspirent l’ombre de la nuit et son silence de mort, – mon Dieu, je vous ai offensé, mais je ne suis qu’une enfant ; pardonnez-moi pour l’amour de ma mère, inspirez-moi, ne m’abandonnez pas et sauvez-moi ! »
Fortifiée par cette prière, Christine se dirigea à tâtons vers la porte de la chambre ; elle n’avait point entendu à son entrée qu’on l’eût fermée à clef ; elle espérait donc la trouver ouverte : elle l’était en effet. Les ténèbres qui s’offrirent d’abord à elle la firent hésiter ; mais qu’étaient-ce que les ténèbres, danger imaginaire, en comparaison d’un danger bien plus réel ? Christine mit ses bras en avant, marcha droit devant elle. Après quelques pas dans un corridor assez étroit, un air plus vif qui lui frappa au visage lui apprit qu’elle devait être dans un endroit plus ouvert. Une rampe en fer, qu’elle rencontra au même instant sous sa main, la confirma dans ses soupçons. Elle suivit cette rampe, la terre manqua à son pied ; elle était sur le haut d’un escalier ; elle commença à le descendre tout doucement en retenant son haleine, en relevant sa robe dont la soie aurait, par son frôlement, trahi sa présence. Au pied de l’escalier, Christine s’arrêta, un bruit confus de voix vint jusqu’à elle ; se dirigeant dans la direction de ces voix, elle aperçut au loin devant elle une lumière ; elle s’approcha à pas furtifs, cette lumière partait d’une porte entre-bâillée ; Christine ne pouvait voir ce qui se passait derrière cette porte, mais elle entendit distinctement la voix de Marguerite, qui disait :
– Gentien, n’es-tu pas assez riche, et quand finiras-tu cet affreux métier ?
– Encore un an, Marguerite, et nous quitterons cette maison, et nous irons à la campagne nous reposer.
Marguerite répliqua en pleurant :
– Voilà cinq ans, Gentien, que tous les ans tu me dis : Dans un an ! Ne crains-tu donc pas de lasser la patience du ciel ? Crains sa colère, mon frère, et repens-toi.
– Te crois-tu donc plus sainte que moi, Marguerite, que tu me prêches comme le ferait un prêtre ?
– Oh ! je suis une malheureuse créature, maudite de Dieu et des hommes, je le sais, répliqua la sœur de Gentien, en se frappant le front de sa main. C’est moi qui te fournis la chair de ces affreux pâtés ; mais aussi, Gentien, de quel moyen te sers-tu pour m’y obliger ? Hélas ! outre ma fille, je t’avais demandé grâce pour une seule enfant, pour cette petite Christine dont la main a toujours pour moi, indigne pécheresse, une généreuse aumône, et la bouche une douce parole.
– Dame ! je ne suis pas allé la chercher, elle est venue d’elle-même se mettre sous mon couteau.
À ce mot de couteau, Christine, qui dans l’attention qu’elle mettait à écouter et à comprendre avait retenu son souffle, pensa tomber à la renverse. Cherchant un appui, sa main rencontra la porte, qui, poussée par elle, s’ouvrit toute grande.
– Qui est là ? cria le pâtissier.
Mais Christine s’était rejetée en arrière. « Va voir », dit-il à sa sœur.
– Qui veux-tu que ce soit, si ce n’est le vent ? dit Marguerite prenant une lampe et avançant dans le corridor ; son œil rencontra de suite l’œil de Christine, un œil égaré, suppliant. La pauvre enfant, droite, roide, appuyée contre le mur, comme si elle eût voulu y entrer, paraissait collée aux pierres du corridor.
– Chut ! dit cette femme, qui rentra aussitôt en répétant : « Je te le disais bien, c’est le vent... Ah çà ! tu n’as plus besoin de moi, je vais me coucher, bonsoir. » Et, sans attendre la réponse de son frère, elle sortit en toute hâte, prit la main de Christine, et, l’entraînant avec elle, lui fit traverser sans lui parler je ne sais combien de corridors et de chambres, lui fit monter tant de marches, tant de marches, que, lorsqu’elles atteignirent toutes les deux le haut de l’escalier, Christine se laissa tomber à terre, épuisée, anéantie, mourante, en murmurant ces mots, qui eurent peine à s’échapper de ses lèvres glacées : « Ne me tuez pas, ne me tuez pas ! »
La magicienne la releva, entra avec elle dans le donjon, et, la déposant sur un lit, lui répondit tristement : « Tu n’en vaudras guère mieux pour ça, va, pauvre petite.
– Mon Dieu ! cria Christine, à qui la peur rendit de nouvelles forces. Mais c’est affreux ! il faut aller chez le prévôt, et le faire pendre, cet homme !
– C’est mon frère ! dit Marguerite en pleurant, et, de peur que vous ne trahissiez ce mystère infernal... je suis obligée de vous garder... là..., en prison..., toujours...
– Toujours ! cria Christine, toujours ; et ma mère, et mon père ! Oh !... vous n’aurez pas cette cruauté...
– Il ne vous manquera rien... dit Marguerite en se levant ; mais songez que, si vous faites un pas hors d’ici, si un cri de vous révèle votre présence, vous êtes morte.
Cela dit, Marguerite s’en alla et emporta la lumière. Après son départ, Christine s’assit sur son lit et attendit le jour. Une pensée forte, une résolution inébranlable succéda dans son âme à la peur et à l’horreur qui la dominaient ; il fallait sortir de cette maison, en sortir à tout prix. La jeune fille demanda à celui qui peut tout de la tirer de l’horrible situation où l’avaient jetée sa curiosité et son insubordination ; et, raffermie, elle attendit le jour.
Il vint. Alors Christine put examiner sa prison : c’était une petite chambre carrée en pierre de taille ; une croisée ouvrait sur un appui en pierre, Christine monta sur cet appui. De là, elle découvrait tout Paris. Elle vit les tours Notre-Dame à sa gauche ; la maison de sa mère devait être en face ; cette croisée donnait sur la rue, peut-être même était-elle située au-dessus de la boutique de gâteaux : Christine fit un cri de joie. Un éclair d’espérance venait de luire dans son cœur.
De même qu’il suffit d’un rayon de soleil pour faire éclore la pâquerette cachée sous l’herbe, une circonstance imprévue révèle les âmes exceptionnelles, les êtres hors ligne. Sous le poids d’aussi terribles épreuves, une enfant ordinaire se fût laissée abattre ; Christine se redressa à la vue du danger même qui la menaçait. Dans un instant elle a tout vu, tout calculé, tout préparé ; seulement, l’heure d’agir n’est pas venue, elle l’attend avec ce calme, ce sang-froid, qui donne la possibilité de réussir, car il double les moyens au lieu de les anéantir.
Lorsque Marguerite vint lui apporter pour déjeuner un bol de lait chaud et un petit pain, elle trouva sa prisonnière silencieuse et résignée. Le bourdon de Notre-Dame sonnait huit heures.
– Quand reviendrez-vous ? demanda Christine.
– Pas avant ce soir, répondit Marguerite. Je sors jusqu’à la nuit.
– Qui aide donc votre frère dans la vente de ses gâteaux ? demanda la pauvre prisonnière, d’un ton d’insouciance et d’indifférence complète.
– Un sourd-muet, que mon frère a élevé, reste à la boutique, et reçoit l’argent pendant que mon frère se tient au four, répondit Marguerite.
– Votre frère se tient toute la journée au four ? demanda Christine, toujours avec la même indifférence affectée.
– Jusqu’à deux heures. Après, c’est le sourd-muet qui passe au four, et mon frère ne quitte plus le devant de la boutique.
C’était probablement tout ce que voulait savoir Christine, car après, elle se tut, et Marguerite la laissa, en refermant la porte du donjon à double tour ; mais Christine remarqua avec joie qu’elle n’emportait pas la clef. Aussitôt qu’elle n’entendit plus les pas de Marguerite sur les marches un peu vermoulues de l’escalier, elle sembla reprendre vie. Le petit pain qu’on lui avait apporté était enveloppé dans une feuille de papier blanc ; elle coupa cette feuille en deux, plia chaque moitié comme une lettre ; et, sans hésiter, sortit de ses cheveux une des grandes épingles qui en retenaient les nattes, se piqua le doigt, en fit jaillir le sang, et, ainsi qu’elle aurait trempé une plume dans l’encre, elle y trempa la pointe de son épingle et écrivit :
« Oh ! pardon, mon père ; sauvez-moi, mais de la prudence. Je suis renfermée dans la maison aux Marmousets, où j’ai échappé à la mort par un miracle du bon Dieu : l’infâme pâtissier fait ses gâteaux avec la chair des petites filles qu’il dérobe. Il y a encore vingt enfants comme moi qui attendent leur tour ; avertissez le prévôt... De la prudence, et pardonnez-moi, vous et ma mère, le chagrin que je vous ai causé.
» Votre fille,
» CHRISTINE. »
Elle ploya cette lettre en quatre, l’attacha avec une petite épingle prise à son corsage, et prit la seconde feuille de papier, sur laquelle elle traça ce peu de mots :
« Oh ! qui que vous soyez, soyez discret, et portez tout de suite cette lettre chez M. Thomas de Pisan, rue de la Colombe, 12 ; si vous êtes pauvre, on vous récompensera ; si vous êtes riche, Dieu vous bénira. »
Puis, enveloppant la première épître dans cette seconde, elle y inséra en même temps un écu à la rose, pour rendre le poids plus lourd, et écrivit seulement, sur l’adresse, ce mot : silence. Alors, elle monta sur l’appui de la croisée, et lança sa double épître dans la rue, puis écouta, le cœur palpitant, le bruit qu’elle devait faire en touchant le pavé.
Elle n’entendit rien. Une heure se passa ainsi, une heure d’angoisses mortelles, d’inquiétudes impossibles à décrire. Au bout de ce temps, il lui sembla qu’une rumeur sourde bourdonnait au-dessous d’elle ; bientôt cette rumeur grandit, et ce fut alors un tumulte de cris, de voix, de chevaux, mais tout cela si indistinct, qu’elle ne pouvait comprendre si l’on s’occupait de sa délivrance, ou s’il s’agissait seulement d’une de ces disputes quotidiennes, si communes parmi le peuple. Le bruit continuait, mais, à force d’écouter, de prêter toute son attention, Christine en était venue à ne plus rien entendre du tout, pas même sa respiration à elle ; toutes ses artères battaient, son cœur avait des soubresauts qui lui faisaient croire à chaque instant qu’elle allait mourir. Elle descendit de la croisée pour ne point tomber car elle avait déjà des vertiges.
Au moment où son pied touchait le plancher, une clef tournait dans la serrure ; par un instinct craintif et irréfléchi, Christine eut l’idée que c’était le pâtissier qui venait la chercher pour la tuer, et elle songea à se cacher ; mais, avant qu’elle ait eu le temps de faire un mouvement, la porte s’ouvrit, et Christine se sentit serrée dans les bras de sa mère et de son père.
Elle apprit aussitôt qu’Annonciata, accusant Marguerite de la disparition de tous les enfants, s’était postée devant la maison du pâtissier pour guetter son retour ; qu’alors elle avait vu un papier traverser les airs et venir tomber à ses pieds, qu’elle s’en était saisie, et l’avait porté chez M. de Pisan. Celui-ci était allé chez le prévôt, qui lui avait prêté main-forte ; le pâtissier, ne se doutant de rien, et ayant entendu un bruit de chevaux, était accouru sur sa porte, croyant voir passer un cortège, et il avait été saisi au moment où, présumant que le prévôt désirait manger un petit pâté, il lui en présentait un.
Eugénie FOA, Contes historiques pour jeunes filles, 1904.