La petite fée

 

(XVe SIÈCLE)

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Eugénie FOA

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À quelques lieues de Nantes, sur les bords de la mer, on voit encore, attenant au château de Beaumont, trois hautes tours noires, élevées, et si anciennes, si anciennes, qu’aujourd’hui, dans le pays, les habitants eux-mêmes ne sauraient trop dire en quel temps elles ont été construites. – Tout ce que je sais, moi, c’est qu’en 1489, époque à laquelle se passe l’histoire que je vais vous raconter, ces trois hautes tours formaient ce qu’on appelait alors le château de Redon.

Or, un matin du mois d’octobre de cette année 1489, une étrange scène se passait dans un des appartements de cette tour : une jeune fille de treize ans était assise sur une chaise en bois, à haut dossier, tandis qu’un chevalier, qui avait bien cinq fois l’âge de cette enfant, se tenait debout devant elle, humble en apparence, mais rouge de colère, et le regard empreint d’une sévérité impérieuse qu’il n’osait exprimer.

– Vous avez vu, princesse, le sire Alain d’Albret ? demanda le vieux chevalier à la jeune fille.

– Dieu merci, messire de Rieux, le bon Dieu nous a donné une excellente vue.

– Et... oserai-je, princesse, vous demander comment vous le trouvez ?’répliqua le sire de Rieux.

– Fort laid, messire, répondit aussitôt la jeune princesse.

– La laideur du visage n’est rien, lorsque la beauté de l’âme vient la compenser.

Lorsque... prononça la princesse avec une certaine intonation hésitante et malicieuse.

– Princesse ! dit le sire de Rieux d’une voix étranglée par la contrainte pénible qu’il s’imposait.

– Je trouve encore votre protégé très vieux, messire de Rieux, dit aussitôt la princesse.

– Très vieux ! il n’a que cinquante ans, répliqua le sire de Rieux.

– Très vieux comparativement à moi, qui n’en ai que treize, messire, se hâta de répliquer la noble et royale enfant.

– Madame Anne de Bretagne, dit le sire de Rieux, en se posant de la façon la plus solennelle, lorsqu’en 1488, le duc François II, votre noble et auguste père, mourut, il vous confia à ma tutelle, il me remit tous ses droits sur vous, me chargeant de veiller sur votre jeunesse, je dirai même plus, sur votre enfance... Comment, dites, ma noble et royale pupille, puis-je accomplir la parole donnée, lorsque je ne trouve auprès de vous que mépris pour mes conseils ! et rébellion à mes volontés ?

– En n’outrepassant pas les pouvoirs remis sur vous par mon père, messire, et en me consultant un peu avant de promettre ma main, répondit Anne avec un geste de tête si superbe, un si beau regard, que, malgré lui, le tuteur s’inclina comme s’il ne se fût pas trouvé devant une enfant, ou comme si cette enfant eût grandi tout à coup d’une coudée.

– C’est ce que je fais, il me semble, dit le vieux chevalier.

– Oui, à la façon dont doivent se servir les loups, lorsqu’ils veulent croquer un agneau, fit observer la princesse d’un accent malin et tant soit peu goguenard.

– Enfin, répliqua le tuteur, vous refusez positivement d’épouser Maximilien, roi des Romains, avec lequel vous fûtes fiancée presque au sortir du berceau ?

– Positivement, répliqua la princesse.

– Vous ne voulez pas non plus entendre parler de Charles VIII, roi des Français ? demanda le tuteur.

– Pas davantage, répondit la princesse avec une grande assurance.

– Il faut cependant, princesse, songer à choisir un mari.

– Aussi j’y songe, répond la princesse d’un ton sérieux.

– Et peut-on savoir, peut-on connaître le nom de l’heureux mortel auquel vous porterez en dot la plus belle portion de la France, la Bretagne ?

– Non, messire, répondit la duchesse, la voix émue, car ceci est un secret entre Dieu et moi. Qu’il vous suffise seulement de savoir que je ne veux épouser ni le roi des Romains, ni le roi des Français, ni votre protégé le sire Alain d’Albret... J’ai treize ans, messire, treize ans ; à cet âge, et quand on est Bretonne, on n’a besoin pour gouverner, ni d’un tuteur, ni d’un mari. Pas plus tard que demain, je veux parcourir mes États, voir par mes yeux les besoins de mon peuple, et, digne fille du duc François II, faire chérir mon nom comme l’on révère le sien... Et sur ce, messire, nous vous prions de ne pas nous lancer de ces grands éclairs de vos yeux qui, lorsque nous étions petite, nous faisaient peur. Il est temps de me retirer dans mon oratoire ; nous vous permettons de nous quitter.

Cela dit, avec une majesté vraiment royale, Anne de Bretagne se leva, et, invitant du geste à la suivre, une paysanne bretonne, jeune et fraîche, elle prit en passant la main d’une jeune fille de son âge, salua gravement le sire de Rieux et se retira dans son oratoire, dont les fenêtres en ogive, ouvertes à cause de la chaleur, laissaient arriver jusqu’à la princesse les doux parfums des jardins environnants, les senteurs délicieuses de l’acacia en fleur et de la clématite odorante, qui grimpait fine, déliée, verdoyante et parée de ses petites corolles lilas et or jusqu’au balcon de la tourelle.

Bientôt, de dessous ce même balcon une voix qui se plaignait attira la princesse sur la pierre en saillie.

– Chut ! dit Anne de Bretagne à ses deux compagnes, écoutons.

Et, se penchant sur le fer du balcon, elle entendit ces mots :

« Ah ! que je voudrais, roi ou reine, pouvoir faire ma volonté, et pourquoi, mon Dieu, faut-il que je ne sois qu’un vilain manant ! disait cette voix, dont les inflexions mâles, et cependant douces, attestaient qu’elles venaient d’un très jeune garçon. Oui, c’est décidé, et, dussé-je en mourir, car mieux vaut mourir que mal vivre, je sais bien ce que je ferai le jour des morts. »

Curieuse de voir de plus près l’individu qui voudrait être roi ou reine pour faire sa volonté, lorsque, dans tous les royaumes, ce sont presque toujours les rois ou les reines qui doivent faire abnégation de leurs goûts et de leurs désirs, elle fit signe à ses compagnes de ne pas bouger, et, ouvrant une petite porte qui conduisait, par un escalier tournant, dans une des cours les moins fréquentées du château, elle ouvrit de là une seconde porte, et se trouva sur la grande route, à côté d’un jeune paysan d’une quinzaine d’années environ.

Au fait, si le paysan breton se plaignait, il pouvait bien en avoir le droit, car rien au monde ne paraissait plus misérable que son costume, si ce n’était cependant la pâleur maladive de son visage, que baignait un déluge de larmes.

Au bruit léger de la marche de la princesse et du frôlement de sa robe de soie sur le sable, le petit paysan tourna la tête, et, voyant près de lui une personne venue il ne savait d’où, car il n’avait entendu ni ouvrir ni fermer la porte qui avait donné passage à la princesse, il eut peur, et se leva en se signant.

Anne était vêtue d’une longue robe de soie violette, attachée autour du cou par une fraise blanche : cette robe prenait exactement sa taille, et, s’arrondissant ensuite en s’élargissant près de terre, la faisait assez ressembler à une abeille. Le charmant visage de la duchesse était encadré à la mode de Bretagne, dans un capulet de velours rouge.

Une belle chaîne d’or ornait sa poitrine, et une riche aumônière pendait à sa ceinture.

– Est-ce que je te fais peur ? dit Anne, en souriant de l’effet produit par elle sur ce paysan.

– Dame ! dit celui-ci, à moins que vous ne soyez une des fées de notre Bretagne ou la princesse Anne elle-même, je ne devine pas trop qui vous pouvez être...

– L’une ou l’autre, à ton choix, répondit la princesse ; mais qu’importe qui je suis ? Ce n’est pas de moi qu’il s’agit ; j’ai entendu tes plaintes, et j’accours. Pourquoi veux-tu mourir ?

– Parce que... parce que j’ai tous les malheurs possibles, répondit le jeune paysan en pleurant : mon grand-père est aveugle, ma mère est aveugle, ils meurent quasiment de faim trois jours sur quatre dans la semaine ; et parce que moi, qui devrais les soutenir, je ne peux pas trouver de l’ouvrage ; tout repose donc sur Gothe, ma sœur, qui va aux champs toute la journée et qui a bien du mal à nous procurer un morceau de pain.

– Et pourquoi, toi, ne peux-tu rien faire ? demanda la princesse.

– Pardon, dit le paysan, auquel une idée sembla subitement traverser le cerveau. Ne m’avez-vous pas répondu, quand je vous ai demandé si vous étiez la fée de la Bretagne ou la duchesse Anne : « L’une ou l’autre, à ton choix ? »

– Oui, dit Jeanne.

– Eh ! là... si je veux, vous serez l’une et l’autre ?... demanda encore le petit paysan en hésitant.

– Oui, répondit de nouveau la duchesse.

– Eh bien, je choisis, dit le paysan naïvement, je veux que vous soyez fée.

– C’est fait, dit Anne, qui, en jeune fille qu’elle était, s’amusait de tout. Voyons, souhaite ; que veux-tu ?

– D’abord, de beaux habits tout neufs, répondit-il.

– Ah ! tu es vaniteux, c’est mal ; je ne t’accorde pas cela, dit Anne.

Madame la fée, daignez m’écouter, dit le petit paysan en joignant les mains. Il y a un riche fermier des environs qui consentait à me prendre à son service ; mais, quand il m’a vu venir me présenter chez lui, ce matin, avec les haillons que j’ai sur le corps, il n’a tant seulement pas voulu m’écouter et m’a dit de ne revenir qu’habillé, ou pas du tout... Donc, madame la fée, je vous en prie, un petit coup de baguette... un tout petit...

– Tout à l’heure, dit Anne ; que désires-tu encore ?

– Que la chaumière de notre mère soit assez grande pour y loger deux de ses sœurs qui sont dans une grande misère...

– Et après ?... dit Anne.

– Que mon nouveau maître me paye d’assez gros gages pour que mon grand-père puisse tous les ans saler un petit porc, et que le dimanche des Lauriers je puisse acheter à ma sœur une paire de sabots neufs.

– Après ?... dit encore Anne, mais, cette fois, la voix émue de tant de misère et de naïveté.

– Après... dit le petit Breton en réfléchissant et comptant sur ses doigts, des habits, une maison, un porc, une paire de sabots... Dame ! je ne sais pas ce qu’on peut désirer de plus... Ah ! si, j’oubliais, – manger du pain noir à discrétion... C’est ça encore qui doit être bon !

– Mon Dieu ! dit la princesse en joignant les mains... est-ce qu’il y a des gens dans la Bretagne qui n’ont pas tout cela, qui n’ont pas de pain ?...

– Il y en a plus qui n’en ont pas que de ceux qui en ont, dame ! dit le petit Breton.

– Tu m’assures cela ? dit Anne.

– Vous êtes fée de la Bretagne et vous ne savez pas cela ? dit le paysan étonné... Mais allez donc chez Le Rohalec, chez Jeanne Mitouard, chez Marie Sarzeau, chez le père Labarre, chez Joseph Glageau, chez Allo Guillaume, Allo Nicolas, chez tous les Allo, chez tout le monde, et ils vous diront comme moi que les Bretons seraient tous heureux s’ils étaient assurés seulement de deux onces de pain noir chacun par jour...

– Ah ! comme on m’a trompée, comme on me trompe tous les jours ! dit la princesse les yeux tout humides.

– Comment t’appelles-tu ? ajouta-t-elle en essuyant une de ses larmes, qui malgré les efforts qu’elle faisait pour la retenir, coula jusque sur la fraise qui garnissait son cou.

– Petit-Pierre, pour vous servir, madame la fée, dit le petit Breton.

– Petit-Pierre, dit Anne fouillant dans son escarcelle et y prenant quelques pièces blanches, tiens, prends, va, cours à la ville de Redon t’acheter des habits... et ce soir, oui, dès ce soir, j’irai m’assurer par mes yeux de la misère de la Bretagne.

– Madame la fée, dit Pierre, regardant avec admiration cet argent qui brillait dans le creux de sa main noire et hâlée, voulez-vous me permettre de faire encore un souhait ?

– Fais, mon enfant, lui répondit Anne tristement, pensive.

Petit-Pierre répliqua aussitôt :

– C’est que vous vous changiez en notre petite duchesse Anne de Bretagne, afin que nous ayons une bonne princesse pour nous gouverner, et que surtout elle fasse finir la guerre qui désole son pauvre peuple.

– Ton souhait est exaucé, Petit-Pierre ; je suis Anne de Bretagne, dit la princesse, dont le beau front large, pensif, semblait avoir subitement perdu les joies de son enfance pour se couvrir des soucis de l’âge mûr. Va, mon ami, tes paroles ont fait d’une enfant, comme toi, une femme, et peut-être, d’une princesse une reine ; va t’acheter des habits, et sois heureux, toi, du moins.

Disant ces mots, elle se retourna et disparut derrière la petite porte, qui se referma sur elle.

Le soir de ce même jour, le soleil commençait à s’incliner derrière les cimes touffues des chênes antiques du parc de Redon ; l’air était chaud et calme, mais de ce calme plat et lourd, précurseur de l’orage ; le moucheron bourdonnait vaguement, et se posait sur ceux qu’il attaquait, sans avoir la force d’enfoncer son aiguillon dans leur chair ; l’hirondelle rasait de son aile fatiguée l’herbe jaunie des prairies ; le laboureur hâtait le pas de ses bœufs, pour être de retour dans sa chaumière avant que la pluie, changée en orage, lui eût intercepté les chemins, et le berger, aidé de ses chiens, faisait rentrer ses troupeaux. Bientôt la campagne se trouva déserte ; tout bruit avait cessé, et sur la terre et dans les bocages, car les oiseaux, anéantis par la chaleur, avaient interrompu leurs chants. Un grondement sourd, lointain, continu, presque effrayant, tant il annonçait l’immensité d’où il sortait, faisait encore entendre sa grande voix sur cette nature endormie : c’étaient les vagues de la mer qui, soulevées par une agitation souterraine, venaient, en se heurtant, mourir sur le rivage.

Ce fut à ce moment, où chaque habitant, retiré chez lui, se reposait des labeurs de la journée, que le trot d’un cheval, soulevant la poussière du chemin, s’approcha des murs d’une des trois tours du château de Redon.

Le cavalier qui montait ce cheval était dans la force de l’âge, vingt-six ans au plus, et d’une beauté remarquable. Son costume de guerrier faisait ressortir sa haute taille et rehaussait merveilleusement sa bonne mine. Chose singulière, ce n’était point vers le pont-levis qu’il dirigeait son coursier ; on aurait dit bien plutôt que c’était par surprise qu’il aurait voulu s’introduire dans la tour ; car, à chaque poterne fermée, il s’arrêtait, faisait piaffer son cheval, puis, examinant attentivement la porte et les hautes croisées en ogives, percées dans les murailles épaisses et noircies, il semblait écouter, désirer, attendre que quelqu’un s’y montrât.

Comme à souhait, bientôt une petite porte, avec laquelle nous avons fait connaissance le matin de ce jour, s’ouvrit, et il en sortit une jeune fille. En apercevant le cavalier, son premier mouvement fut un geste d’effroi ; elle sembla vouloir rentrer ; mais le cavalier l’ayant appelée, elle revint sur ses pas, et, rougissant, réprimant un geste de surprise, elle lui demanda, sans trop d’embarras, ce qu’il désirait.

Au lieu de lui répondre tout d’abord, l’étranger se mit à regarder cette jeune fille, comme s’il ne pouvait assez rassasier ses yeux de cette charmante vue. Grande, bien faite, elle avait un port de reine avec une figure d’enfant ; les manières nobles et distinguées de cette jeune fille semblaient donner un démenti à sa mise plus que simple. Un corset de velours noir serrait sa taille fine et souple ; une grosse jupe de laine brune formait des plis nombreux autour de son jeune corps ; un tablier blanc complétait son costume. De dessous le capuchon grossier qui couvrait sa tête, s’échappaient deux tresses de cheveux blonds soyeux, remarquables par leur abondance et leur couleur dorée.

– Ma belle enfant, dit le cavalier, lorsqu’il eut examiné à loisir tout ce que nous venons de détailler, n’est-ce point ici le château de Redon ?

– Oui, messire, répondit la jeune fille d’une voix pure et nette comme le bleu de ses yeux, qu’elle tenait levés sans nulle fausse honte sur le cavalier qui lui parlait.

– On y accorde sans doute l’hospitalité à tout voyageur fatigué ou égaré ? demanda encore le cavalier.

– Oui, messire, répondit-elle sur le même ton.

Avant que la jeune fille eût achevé sa réponse, le cavalier avait mis pied à terre, passé le licou autour de son bras, et, cela fait, il s’avançait vers la poterne.

– Tout beau, messire, dit la jeune fille, se plaçant entre la porte et la tête du cheval, on n’entre pas ainsi au château de Redon... ; tournez ce mur, vous verrez un pont-levis dont la herse est levée, sonnez du petit cor qui est attaché à la colonne de droite, dites vos nom, prénoms, et le motif qui vous conduit ici, et incontinent vous verrez la herse s’abaisser devant vous.

– La princesse Anne, l’héritière du duché de Bretagne, exige-t-elle donc tant de formalités pour exercer le plus sacré des droits, celui de l’hospitalité ? demanda le cavalier avec un mouvement de tête si superbe, que, certes, si la jeune fille l’eût regardé en ce moment, elle eût deviné du sang royal dans les veines qui teignaient d’un léger carmin le visage de ce jeune cavalier. Mais, au nom de la duchesse Anne, elle avait baissé la tête en ramenant sur son front son grossier capuchon de laine brune, coiffure ordinaire des paysannes de ce pays-là, et sa voix parut au chevalier plus timide, presque craintive, lorsqu’elle lui répondit :

– La duchesse Anne n’est pas tout à fait maîtresse au château, messire.

– Par l’épée de mon père ! s’écria le chevalier, en tirant son arme du fourreau et la brandissant au soleil, quel est donc le chevalier félon et indigne de vivre qui opprime si gente et si noble princesse ?

– Depuis la mort de son père, le duc François II, la princesse se trouve sous la dépendance du maréchal de Rieux...

– Celui qui, en 1465, combattit contre son seigneur suzerain le roi de France ! s’écria le jeune cavalier, en interrompant la petite habitante du château. Mais, au fait, qu’en sais-tu, toi, enfant ? reprit l’étranger, et qu’importent aux roses champêtres de ton visage les soucis de la politique qui ont déjà creusé le mien ?

Avec l’instinct délicat de son sexe, la jeune fille crut lire de cruelles peines dans le cœur de ce bel étranger ; elle devina, plutôt qu’elle ne la vit, une larme dans ses yeux.

– Malheur à moi, dit-elle aussitôt, si j’ai pu, par des questions indiscrètes, réveiller un chagrin endormi, messire...

Ces paroles, l’air distingué dont elles furent prononcées, le regard qui les accompagna, tout étonna le cavalier.

– Jeune fille, lui dit-il, qui es-tu ?

La jeune fille réprima à son tour un mouvement de surprise, et, se remettant d’une certaine émotion dont elle n’avait pu se défendre en entendant ces paroles, si naturelles cependant, elle répondit en souriant :

– Depuis quand le voyageur, réclamant l’hospitalité, s’enquiert-il du nom et du rang de ses hôtes ?

– Jeune fille, jeune fille, tu te trahis ! cria le chevalier : tu es de la suite d’Anne de Bretagne.

– À quoi voyez-vous cela, gentil sorcier ? répliqua la jeune fille, sur les lèvres vermeilles de laquelle régnait le plus malin des sourires.

– À la petite teinte de pédanterie qui perce dans ton maintien et dans tes discours, charmante enfant, répondit le cavalier inconnu... et qui remplace la naïveté, apanage adorable de ton jeune âge.

– Vous supposez donc, messire... interrompit la jeune habitante de Redon, que ma noble maîtresse...

– Est une femme savante, interrompit à son tour le cavalier, car on prétend qu’elle sait lire, écrire, qu’elle parle latin et entend un peu le grec.

– Ce qui est vrai, affirma la jeune fille.

– Et qu’elle est belle par-dessus le marché, acheva le cavalier ; ce qui doit la rendre ennuyeuse, désagréable, disgracieuse, orgueilleuse, prétentieuse ; enfin, une femme pareille, m’apportât-elle la couronne de France, unie à celle de Bretagne, je n’en voudrais à aucun prix... je préférerais... toi, par exemple, ma jolie petite fille des champs...

– Merci de la préférence, mon gentil cavalier, répondit la jeune fille, dont le sourire s’était effacé sous une légère impression de dépit... Mais, et pardon de la liberté que je prends, que venez-vous faire ?... excusez encore une fois... que venez-vous faire â la cour d’une princesse disgracieuse... orgueilleuse... prétentieuse... et désagréable enfin ?...

– Bravo ! j’adore ta colère ! s’écria le chevalier ; elle prouve ton attachement à ta maîtresse. On doit aimer ses maîtres avec leurs qualités et leurs défauts, n’est-il pas vrai, ma boudeuse enfant ? Mais voyons, sans rancune, et sers-moi..., à charge de revanche... ; tu n’obligeras pas un ingrat.

– Qu’y a-t-il donc pour votre service ? Parlez, messire, dit la jeune fille, en se rapprochant du cavalier.

– Connais-tu un peu ton histoire de France ? lui demanda l’inconnu.

– Avec une maîtresse comme la mienne, pédante, orgueilleuse, etc., etc., on apprend beaucoup de choses, messire..., répondit l’enfant avec malice.

– Tu sais alors le sujet de la guerre qui divise la France et la Bretagne ?

– Guerre injuste, cruelle, commencée par Louis XI, et que son fils Charles VIII continue avec le même acharnement, dit la jeune inconnue en soupirant.

– Qui finirait bientôt si les deux principaux auteurs de cette guerre voulaient s’entendre, dit le cavalier.

– Le moyen ? demanda la jeune fille d’un ton grave et avec un si grand sérieux, que le cavalier inconnu, oubliant qu’il avait affaire à une enfant, répliqua :

– La duchesse Anne, n’ayant encore que treize ans à peine, est mariée, par procuration seulement, au roi de Rome, Maximilien d’Autriche ; Charles VIII, roi de France, est le fiancé de Marguerite d’Autriche... Ces deux mariages sont faciles à casser, et alors, si tu veux, nous pouvons marier Charles VIII et Anne de Bretagne.

– Comment ! si je veux ?... interrompit la jeune fille un peu émue.

– Oui, donne-moi le moyen de pénétrer dans le château, de voir la duchesse sans en être vu, de la juger par mes yeux et non par ouï-dire, afin que j’essaye de ne pas trop mentir en affirmant au roi de France qu’Anne de Bretagne est un peu ce que disent ses flatteurs : la princesse la plus sage, la plus belle, la plus riche, la plus accomplie, et dont la face est digne de l’Empire et de la Royauté... Du reste, elle ne serait pas tout cela, que je ne l’en affirmerais pas moins au roi : il faut que le mariage se fasse... je le veux.

– Louis, duc d’Orléans, dit la jeune fille en jouissant par une pause de la surprise où ce nom, jeté ainsi à l’improviste, avait plongé le cavalier... pour une si méchante idée, vous mériteriez de retourner dans la prison où vous fit enfermer madame de Beaujeu, de laquelle prison vous fûtes délivré par votre roi actuel, Charles VIII.

– Jeune fille, ange ou démon, qui es-tu ? s’écria le duc d’Orléans, voulant prendre la main de la jeune fille. Mais celle-ci, se reculant, s’échappa en courant et se mit à fuir avec tant de vitesse, que bientôt le duc d’Orléans vit sa forme légère et svelte se perdre peu à peu derrière les massifs d’arbres antiques qui faisaient un des plus beaux ornements du parc de Redon.

Force lui fut alors de tourner le mur, ainsi que l’espiègle enfant le lui avait conseillé, et d’aller sonner du cor à la herse du pont. Seulement, lorsqu’on lui demanda son nom, il répondit simplement : « Le duc Louis de Fiance », et fut aussitôt introduit dans l’intérieur du château.

Laissons entrer le duc d’Orléans dans le vieux château de Redon, et réclamer, sous le nom du duc Louis de France, cette hospitalité antique à laquelle jadis tout voyageur avait droit, fût-elle demandée à la herse de fer du palais ou à la porte de bois de la chaumière, et retournons à notre jeune fille.

Toujours courant, elle eut bientôt, avec sa légèreté de gazelle, dépassé les arbres du parc qui entourait le château et atteint une des chaumières misérables que lui avait indiquée Petit-Pierre : c’était la cabane de Marie Sarzeau. Anne de Bretagne, déguisée en paysanne, n’avait pris ce costume que pour mettre à exécution le projet qu’elle avait formé en écoutant le récit des malheurs qui pesaient sur ses bons Bretons. L’arrivée imprévue du cavalier, au moment où elle se disposait à sortir, avait excité son impatience. Combien elle s’en voulut, en pénétrant dans la cabane de Marie Sarzeau, de s’être privée jusqu’à ce jour de la jouissance la plus grande que la richesse puisse donner : celle de porter des secours et des consolations aux malheureux !

Marie Sarzeau, à peine âgée de quarante-cinq ans, semblait en avoir soixante, tant les fatigues d’une vie laborieuse et la misère avaient usé chez elle la sève de l’existence.

– Hélas ! dit-elle à Anne de Bretagne, qu’elle ne connaissait pas, quand mon pauvre homme vivait, cela allait mieux, chacun travaillait, et à la fin de la semaine, lorsque nous avions ajusté les deux bouts, nous étions heureux. Mais, depuis deux ans que le défunt s’en est allé au ciel rejoindre deux de mes pauvres enfants, car j’en avais trois, ma bonne petite dame – il ne me reste plus que ce gars qui n’a que sept ans – cela a toujours été de mal en pis. À mon tour, j’ai été malade... et ma quenouille ne tournait plus... Vous me direz que les voisins venaient bien à mon secours... mais, presque aussi pauvres que moi, leurs secours suffisaient juste à nous empêcher de mourir de faim... et depuis ce matin...

La pauvre femme n’acheva pas ; mais Anne comprit avec effroi que, depuis le matin, sans doute, ni elle ni son enfant n’avaient mangé ; elle se leva avec le dessein bien formel de soulager cette grande misère.

– Je reviendrai, dit-elle tout émue à Marie Sarzeau ; attachée au château, j’y ai quelque crédit : dans une heure vous recevrez des secours, vous aurez la visite du physicien de la duchesse, un homme très savant dans l’art de guérir, et... et... adieu.

Anne s’éloigna vivement en posant un écu blanc sur l’escabeau où elle s’était assise.

Péniblement impressionnée par cette visite à la chaumière et par cette affreuse misère dont la noble enfant n’avait jamais eu la moindre idée, elle ne s’aperçut pas qu’elle avait quitté la route battue, et, regardant par hasard autour d’elle, elle se trouva sur une plage immense, et vit au loin les vagues de la mer s’amonceler et s’avancer sur le sable en anneaux pressés et bruyants.

Alors, soit que son âme se recueillît à la vue du magnifique spectacle de la nature qui se déployait à ses yeux avec toutes ses merveilles, avec son beau soleil couchant, empourprant de ses rayons d’or l’immensité de l’Océan, ou soit que la respiration lui manquât, ou peut-être aussi que le souvenir de la conversation qu’elle venait d’avoir avec le prince la préoccupât vivement, la jeune fille continua sa route, rêveuse, laissant ses yeux errer au hasard, tantôt sur la mer, où ils suivaient du regard le vol des alcyons, tantôt les baissant à ses pieds comme si elle eût voulu compter les grains de sable que son petit pied pressait à peine en marchant... Elle avançait toujours. Oublieuse du jour qui baissait, elle marchait sans s’apercevoir que le soleil avait éteint, en se couchant, la pourpre de l’occident, sans remarquer que le vent se levait, sans voir de gros nuages noirs sous lesquels s’effaçait le bleu charmant du ciel, sans entendre même les roulements sourds et lointains d’un orage éloigné.

Cependant, une détonation plus forte ayant frappé ses oreilles, elle s’arrêta, regarda autour d’elle : le pays lui était tout à fait inconnu. L’eau semblait l’environner de tous les côtés, et pas une habitation sur terre, pas une voile sur l’eau ! Alarmée, inquiète, elle allait à tout hasard crier, appeler, lorsqu’elle aperçut tout à coup, à quelques pas d’elle, un homme qui marchait en chancelant devant lui.

Les vêtements de cet homme étaient sans forme et sans couleurs, ils annonçaient la plus grande misère ; une grande barbe blanche lui couvrait presque la poitrine, ses traits paraissaient altérés, soit par un grand chagrin, soit par une grande souffrance. Il marchait à la manière des aveugles, le visage au vent, avec cette hésitation craintive et maladroite de quelqu’un qui redoute de se heurter contre un obstacle inconnu, sondant le terrain de la pointe du pied avant d’y appuyer le talon, et étendant une de ses mains en avant, tandis que l’autre s’appuyait sur un grand bâton blanc.

– Oh ! la jeunesse ! la jeunesse ! marmottait cet homme tout en marchant ; l’heure s’avance, je sens à l’odeur des algues marines que la mer monte... Et ma pauvre Reinette qui m’attend !... Allons... en avant, et que le bon Dieu de la Bretagne veille sur moi !...

En achevant ce soliloque, le vieillard fit dévotement le signe de la croix et doubla le pas ; mais un cri qui frappa son oreille l’arrêta net. En même temps une petite main dont la douceur était extrême saisit la sienne.

– Bon vieillard, où allez-vous donc ainsi ? dit une voix d’un timbre enchanteur.

– Chez nous, ma petite dame, ou demoiselle, répondit le vieillard sans hésiter.

– Dans la mer, pauvre homme, dans la mer, répliqua celle qui lui avait saisi la main ; un pas de plus et vous y tombiez.

– Quand on n’y voit pas ! dit le vieillard avec un accent d’insouciance mêlé de résignation douloureuse.

– Quand on n’y voit pas, on ne va pas se promener tout seul, reprit la jeune fille habillée en paysanne.

– Vous n’êtes pas de ce pays ? demanda le vieillard.

– Pourquoi ? répondit la jeune fille.

– Parce qu’il n’est personne, à dix lieues à la ronde, qui ne connaisse le père Bernez, qui ne sache qu’il est aveugle, et qui, au lieu de lui adresser des remontrances, ne le mette dans son chemin, répliqua le vieillard ; – et puis votre main est douce, douce comme doit l’être une main que le soleil n’a pas hâlée et que la terre n’a pas touchée.

– Je suis attachée au château et au service de la duchesse Anne, dit vivement la jeune fille.

– Et on vous nomme ? demanda le vieillard.

– Annette, répondit la jeune fille après un petit moment d’hésitation.

– Eh bien, Annette, au lieu de babiller, aidez-moi à retrouver ma route, je vous prie ; faites-moi traverser la grande plage, tournez les galets, et, une fois que je serai au pied de la montagne, vous me tournerez du côté de l’orient, et... je n’aurai plus besoin de personne. Seulement, hâtons-nous, car la marée monte, et, si vous ne faites pas diligence, vous ne trouverez plus votre chemin, malgré les deux bons yeux... que, j’imagine, vous avez.

– C’est que, répondit celle qui disait se nommer Annette, écoutant au loin le roulement de la foudre, il se fait tard ; j’étais sortie pour un motif, et voilà que je me suis amusée à perdre mon temps, tout en pensant à autre chose, et...

– La jeunesse ! la jeunesse ! se récria le vieillard ; c’est comme Petit-Pierre, mon petit-fils. Il est allé à Redon s’acheter des habits avec de l’argent que lui a donné, ce matin, une charmante fée, m’a-t-il dit, qui serait Anne de Bretagne, s’il voulait... un conte auquel je n’ai rien compris du tout... Je l’ai accompagné jusqu’à moitié chemin, chez le père Le Rohalec, avec lequel j’avais affaire... Il m’avait promis de n’être que trois heures absent... mais la jeunesse ! la jeunesse !... voilà sept heures... et l’orage... je ne pouvais attendre plus longtemps.

– Il serait cependant plus sage, père Bernez, d’attendre Petit-Pierre, votre petit-fils, que de risquer de tomber dans la mer, comme sans moi, là, tout à l’heure, vous alliez y tomber.

– Ah ! l’on voit bien toujours de plus en plus que vous n’êtes pas du pays, ma petite Annette, dit le vieillard, en souriant dans sa barbe blanche ; sans cela vous sauriez que Reinette est seule au logis, que notre maison est éloignée de toute habitation, que nous n’avons pas de voisins, que la pauvre enfant est aveugle comme moi, et que, lorsqu’elle ne me sait pas arrivé avant la marée montante, l’inquiétude la prend ; elle perd la tête, et, comme une folle qu’elle est alors, elle quitte la maison et se met à courir toute seule à ma rencontre. L’autre jour, dimanche... pouvez-vous croire que je l’ai trouvée dans l’eau ? Elle en avait jusqu’à la moitié du corps, et, croyant en sortir, elle avançait toujours... Petit-Pierre et moi, nous sommes arrivés à temps ; une minute plus tard, je n’avais plus de fille, Petit-Pierre et Marie-Jeanne plus de mère.

Le cœur de la jeune Bretonne se fendit à l’idée de ces deux êtres, tous les deux aveugles, qui, pour s’éviter un moment d’inquiétude, ne craignaient pas d’aller au-devant l’un de l’autre, au risque de se jeter dans cette mer qui pouvait les anéantir en les réunissant.

– Oh ! il ne sera pas dit que j’aurai laissé dans le danger un brave homme comme vous, dit Annette, la voix pleine de larmes ; appuyez-vous sur moi et marchons vite, afin que votre fille ne fasse pas comme dimanche dernier...

– Mais vous, pauvre petite, comment retournerez-vous au château ? Dans une heure, il n’y aura plus de passage possible ; les eaux auront tout envahi, fit observer le vieux Bernez.

– J’ai de bonnes jambes, dit Annette... et, d’ailleurs, le plus pressé est d’aller rassurer cette pauvre aveugle qui vous attend,

Tout en marchant, la jeune fille dit au Breton :

– Vous allez me trouver bien sotte, mon bon vieillard ; mais, que voulez-vous ? quand on ne sort d’un château que pour aller à la messe à l’abbaye et qu’on revient sans parler à âme qui vive, on ne peut pas savoir grand’chose : on dit comme cela, ce sont peut-être des contes, Dieu le veuille ! que, bien que la Bretagne soit un bien beau pays, les Bretons ne sont pas tous heureux, qu’il y en a qui manquent... même... de pain.

– Et c’est le plus grand nombre, mam’selle Annette ; car, à votre question, je vois bien maintenant que vous êtes une demoiselle, et je ne m’étonne plus de vous sentir la main si douce.

– Et pourquoi ceux qui en manquent ne s’adressent-ils pas à la duchesse Anne ? reprit la jeune Annette avec un tremblement dans la voix ; elle leur en donnerait, elle... Je la connais assez pour vous le dire, mon brave homme !

– La duchesse Anne est une enfant, dit le vieillard ; et qui peut compter sur une enfant, surtout lorsque son tuteur est un maréchal de Rieux ?... qui se croit toujours en 1475, au temps de la guerre du bien public, comme ils disaient alors, ces grands seigneurs-là, en prenant notre sueur, notre seul bien, à nous, pauvres gens ! Un maréchal de Rieux qui va donner pour époux à la princesse et pour maître à la Bretagne le sire Alain d’Albret !

– Oh ! ce mariage n’est pas encore fait, dit Annette.

– Qu’importe, s’il doit se faire ? répondit l’aveugle.

– Il ne se fera pas, dit Anne.

– Il se fera, dit l’aveugle : le sire de Rieux l’a mis dans sa tête, et il n’a pas la tête au talon, comme on dit.

– Il ne se fera pas. La princesse Anne l’a mis aussi dans sa tête, et Anne est princesse et Bretonne, ce qui veut dire doublement entêtée ! s’écria la jeune fille. Le sire d’Albret, avec ses cinquante ans, n’a pas, dit-on, le pouvoir de lui plaire... on dit même que... Mais laissons la princesse et son tuteur, et le favori de son tuteur, mon bon vieillard, et, au lieu de me dire ce qu’il ne faudrait pas à la Bretagne pour que les Bretons fussent heureux, dites-moi ce qu’il leur faudrait.

– Une reine qui voulût voir par ses yeux, répondit l’aveugle, qui allât elle-même chez le pauvre ; car, voyez-vous, mon enfant, une douce parole fait autant de bien au cœur du malheureux qu’un morceau de pain à son estomac. La terre est généreuse ; le pays produit du pain, du vin, du sel, du beurre, du miel ; mais les corvées prennent tout... et le pauvre peuple en est pour ses peines et ses sueurs.

La jeune fille écoutait en silence les paroles du vieillard et marchait tête baissée. Quelqu’un qui l’aurait examinée attentivement aurait vu des larmes rouler dans ses beaux yeux bleus, et son front d’enfant se plisser sous des pensées qui, certes, n’étaient pas de son âge.

Le vieillard continua :

– J’en peux parler savamment : demandez à tout Redon ? On vous dira que le père Bernez était riche avant que le saint bon Dieu l’eût affligé en lui retirant la vue. Il y avait dans sa huche du pain noir à discrétion pour lui, sa femme et ses enfants, dont il ne reste plus que la pauvre Marie, affligée comme moi de la perte des yeux. Tous les ans, je pouvais faire saler un petit porc frais, et le dimanche des Lauriers j’avais toujours quelque menue monnaie en réserve pour acheter à ma femme, à ma fille et à moi, une paire de sabots neufs ; ce qui causait toujours une grande joie dans la famille, parce que, ce jour-là, personne de nous ne marchait nu-pieds... Enfin, j’étais si heureux que, dans le pays, on disait comme cela que j’avais fait connaissance avec les pierres maudites, qui sont là-haut sur la montagne, parmi lesquelles pierres une grande croix est tracée, à preuve que l’on dit comme ça, dans le pays, que c’est un de mes aïeux, le grand Allo Bernez, qui a creusé avec son eustache cette croix-là... Puisque vous êtes du pays, vous connaissez les pierres maudites... Le saint bon Dieu veuille qu’elles servent à mon petit-fils Pierre Bernez, comme, il y a cent ans, elles ont servi à mon aïeul, Paul Bernez !

– En quoi et comment ces pierres maudites ont-elles servi à votre aïeul ? demanda la jeune fille, pliant un peu sous le poids de la main du vieillard, qui s’appuyait sur son épaule.

– Oh ! c’est toute une histoire ; mais nous sommes encore loin de chez nous, et j’ai le temps de vous la conter, dit le vieillard avec cette joie naïve des bonnes vieilles gens de la campagne qui ont enfin trouvé un auditeur, sinon un auditoire, pour écouter leurs ignorantes superstitions.

Le vieillard, tout en marchant, commença aussitôt :

– C’était la veille de Noël... il y a de cela cent ans, peut-être plus, peut-être moins, je ne saurais préciser au juste la date ; seulement, ce qui est certain, c’est que l’affaire se passa la nuit de Noël. Ce jour-là, ou, pour mieux dire, dans la nuit qui précède le jour de Noël, les bœufs ont la faculté de parler... On dit que c’est à cause qu’ils ont assisté à la naissance de Notre Seigneur Jésus-Christ. Toutefois je n’oserais affirmer le fait, ne les ayant jamais entendus causer entre eux, ni cette nuit-là, ni les autres. Vous me direz après que c’est peut-être parce que je ne me suis jamais trouvé, la nuit, dans une étable à bœufs... c’est possible... ou peut-être aussi que, comme tout a dégénéré dans ce bas monde, les bœufs, qui parlaient fort bien dans ce temps-là, ne parlent plus aujourd’hui... c’est encore possible ! Bref, est-il vrai que ces choses-là, qui étaient, jadis, très communes, sont devenues de nos jours fort rares, si rares, que c’est à grand’peine si, dans le pays, on rencontre quelqu’un qui vous affirme avoir entendu parler les bœufs. Quant à moi, je n’en ai jamais rencontré, et, n’était l’histoire de Paul Bernez, je mettrais en doute, je l’avoue, cette question-là.

Mais je reviens à mes pierres maudites.

C’était donc la veille de Noël... Ah ! d’abord, il faut que je vous parle d’un mendiant nommé Plancoët, qui vivait dans le pays. Cet homme, assurait-on, n’était ni juif ni chrétien ; on l’accusait de toutes sortes de choses : de jeter des sorts sur les bêtes et sur les gens, de faire faner le blé sur pied, de rendre les noisettes vides, de faire geler la vigne, aigrir le vin dans les cuves, fondre le sel, changer toutes les abeilles en frelons ; il tarissait le lait des vaches ; on l’accusait encore de devenir gobelinn à volonté.

– Que veut dire gobelinn ? interrompit la jeune fille.

– Loup-garou, répondit le vieillard.

– Pardon, encore une fois, si je vous interromps, reprit la jeune conductrice, mais je ne sais pas davantage ce que c’est que le loup-garou.

– C’est le nom qu’on donne à un homme qui a le pouvoir de se changer en bête à volonté ; ainsi, par exemple, aussitôt que la nuit est venue, le gobelinn peut dire : – Je veux être âne, et il devient âne, je veux être bœuf, et il devient bœuf. Or ce mécréant savait, comme tout le monde, que tous les cent ans les pierres maudites vont boire à la mer, et que, pendant qu’elles boivent, les trésors qu’elles cachent sous elles étant à découvert, en peut prendre qui veut. Seulement, il y a un grand danger à courir, c’est que les pierres maudites reviennent prendre leur place si vite, si vite, que presque toujours elles écrasent ceux qui touchent à leurs trésors. Il y a cependant un moyen de se garer d’elles, c’est d’abord de leur donner en pâture une âme baptisée, et ensuite d’avoir à la main le trèfle à cinq feuilles. Tout le monde sait combien ce trèfle est rare et difficile à trouver... Cependant Plancoët avait trouvé le trèfle, il ne lui manquait plus que l’âme baptisée, et, pour cela, il jeta l’œil sur mon grand-aïeul, Paul Bernez. Il alla le trouver, l’avant-veille de Noël : – C’est après-demain, lui dit-il, que les pierres maudites vont boire à la mer ; veux-tu que nous allions dérober leurs trésors ?

– As-tu le trèfle à cinq feuilles ? lui demanda mon aïeul.

– J’ai le trèfle à cinq feuilles, lui répondit Plancoët.

– Mais ne faut-il pas encore leur donner en pâture une âme baptisée ? demanda encore mon parent.

– Oh ! l’âme baptisée n’est pas de première nécessité, répondit Plancoët, qui avait une mauvaise pensée, celle de sacrifier mon parent. Il est bien rare que les pierres, en revenant, n’écrasent quelqu’un ; ainsi elles ont toujours leur âme.

– C’est-à-dire, reprit Bernez, que pour avoir le trésor des pierres maudites, tu veux sacrifier au démon ; eh bien, moi, je veux sacrifier à Dieu, et nous verrons qui de nous deux l’emportera.

– Et comment sacrifieras-tu à Dieu ? lui demanda Plancoët.

– Suis-moi, lui dit mon parent, et tu vas voir.

Ce disant, mon parent prit un ciseau, un marteau, et se mit en marche pour la montagne ; Plancoët le suivait en se moquant de lui. Arrivé en haut, mon parent avisa la plus grande et la plus grosse de ces pierres, et, avec son ciseau et son marteau, il se mit à y creuser une croix. Ce que voyant, Plancoët se mit à rire, mais à rire, que les échos en étaient si étourdissants qu’on aurait dit que toutes les pierres riaient aussi. Mais mon aïeul n’interrompit pas, pour cela, son ouvrage. Quand il eut fini, il dit à Plancoët :

– À demain, à minuit.

– À demain, à minuit, répondit Plancoët.

Or, le lendemain, qui était donc la veille de Noël, les deux hommes se trouvèrent un peu avant minuit au pied de la montagne. Plancoët portait une douzaine de sacoches pendues après lui ; mon parent avait pris, pour se garer du démon, la branche de laurier bénite donnée à sa mère le saint dimanche des Lauriers. Et tous les deux commencèrent à monter la montagne.

– Que feras-tu de tes trésors ? lui demanda Plancoët, se réjouissant à l’avance d’avoir son âme baptisée à donner en pâture aux pierres maudites.

– J’enrichirai mon père, ma mère, mes frères et mes sœurs, répondit Bernez.

– Et après ? demanda encore le méchant sorcier.

– Après, je ferai bâtir une belle église pour le bon Dieu, répondit encore Bernez.

– Et après ? demandait toujours Plancoët.

– Après... après... ma foi ! je donnerai de l’argent à tous ceux qui m’en demanderont. Mais, toi, Plancoët, demanda Bernez à son tour, que feras-tu de ton argent ?

– Je le mettrai dans des coffres, et tous les jours je le compterai, dit Plancoët.

– Après ? demanda mon parent.

– Après, dit Plancoët, je me ferai bâtir une belle maison.

– Après ? dit encore mon parent.

– Après... après... dit Plancoët, je le ferai voir à tous ceux qui m’en demanderont, mais sans en donner, afin qu’ils en crèvent de dépit.

Ainsi causant, ils arrivèrent au haut de la montagne. À ce moment, minuit sonna, et les deux Bretons entendirent un grand bruit comme celui que pourraient faire les pierres d’une démolition qui tomberaient les unes sur les autres, se heurteraient, se choqueraient, se briseraient : c’étaient les pierres maudites qui quittaient leur place pour aller boire. Bernez et Plancoët les virent toutes passer devant eux ; elles couraient, elles couraient, on voyait qu’elles avaient grand’soif. Lorsque la dernière fut partie, Plancoët et mon parent s’approchèrent de la place qu’elles venaient de quitter, et restèrent dans l’ébahissement. C’était tout or, tout argent, tout pierres fines, tout perles de toutes les couleurs. Bernez tomba à genoux et se mit à remercier Dieu de mettre tant de trésors à sa disposition. Plancoët, lui, ne faisait ni une ni deux, il remplissait ses sacoches, et il se hâtait, se hâtait, non toutefois sans se moquer de mon parent, qui ne s’était muni de rien pour emporter ses trésors. Bernez, ayant fini de prier se releva, commença, lui aussi, à mettre des poignées d’or dans ses poches. Mais, tout à coup, un nouveau bruit se fait entendre, ce sont les pierres qui reviennent en courant et en brisant tout sur leur passage, pour reprendre leurs places.

« Sauve qui peut ! » dit Plancoët en prenant son trèfle à cinq feuilles, qu’il tint devant lui.

Quant à Bernez, il eut peur, si peur, qu’il oublia de sortir de sa poche la branche de laurier bénite de sa mère, et, voyant les pierres s’avancer en tumulte, il se jeta à deux genoux et recommanda son âme à Dieu : il croyait bien sa dernière heure arrivée... Il vit alors les pierres se séparer d’elles-mêmes devant le bouquet magique que leur présentait Plancoët et venir vers lui en grondant ; mais au moment où une première allait lui passer sur le corps, voilà la grande pierre sur laquelle il avait tracé une croix qui vient comme une sauvegarde se placer entre lui et les pierres maudites, les écarter, empêcher qu’aucune ne lui fît de mal ; puis, quand elles eurent toutes repris leurs places, la pierre à la croix alla aussi, elle, pour reprendre la sienne ; puis, comme le bouquet magique ne pouvait opérer sur elle, à cause de sa croix qui la rendait chrétienne, elle fit semblant de ne pas voir le sorcier, et l’écrasa par mégarde en passant, ce qui fit que mon aïeul hérita des sacoches de ce mécréant, avec quoi il vécut fort heureux, lui, sa femme et ses enfants... Voilà mon conte, et tel qu’on me l’a conté, je vous le donne.

Comme l’aveugle achevait ce dernier mot, il entendit appeler : c’était Petit-Pierre qui revenait de la ville.

– Grand-père ! criait-il, attends-moi donc, me voici ; j’ai été longtemps, c’est vrai, mais je suis brave, sous mes beaux habits, si brave que la fille à Gros-Cailloux ne voulait pas me reconnaître. C’est grand dommage que tu n’y voies pas, grand-père, pour me voir. – Rendez-moi mon grand-père, petite, dit-il en prenant la main du vieillard sur l’épaule de la jeune fille et la plaçant sur la sienne... là, et si vous êtes du château, comme la propreté de votre jupe me le fait croire, hâtez-vous de le regagner avant la nuit et avant que l’eau ait envahi le chemin... Mais... bon Jésus ! s’écria Petit-Pierre, qui, pour la première fois, regardait la conductrice du vieillard... quelle ressemblance ! Et, si je ne savais pas que les princesses ne portent pas le costume de paysanne, je croirais... là... sur ma part du paradis, que c’est la princesse Anne qui est devant moi... à moins cependant que ce ne soit la fée de ce matin.

– Mais les princesses ne portent pas le costume de paysanne, répéta la jeune fille en souriant... ni les fées non plus.

– Aussi, je vous fais bien mes excuses de vous avoir prise pour l’une ou pour l’autre, reprit Petit-Pierre ; mais c’est que vous lui ressemblez, vous lui ressemblez comme une goutte d’eau ressemble à une autre goutte d’eau, quoi !

– Que je ressemble à la fée ou à la princesse, cela m’importe peu, mon jeune ami ; votre grand-père est en sûreté, je vais regagner le château, dit la jeune fille en cédant sa place à Petit-Pierre.

– Oui, dit celui-ci, mais ne prenez pas par la droite, l’eau la couvre déjà ; prenez par le pic du Sauveur, cette grande colonne tortue qui est là-bas, en face de nous, voyez-vous, et, peut-être pourrez-vous passer avant que la marée ait fini de monter ; hâtez-vous !

– Merci, dit la jeune fille ; et comme un bon avis en vaut un autre, lorsque vous aurez besoin d’argent, au lieu d’attendre que les pierres maudites aillent boire pour vous découvrir leurs trésors, venez frapper à la porte du château et demander la princesse... vous n’avez pas besoin de trèfle à cinq feuilles pour cela.

Cela dit, légère comme le vent, la jeune et mystérieuse enfant se mit à courir dans la direction indiquée par le petit-fils de l’aveugle.

Bien que notre jeune héroïne parcourût rarement seule la campagne, ce qui se voyait à l’hésitation de sa marche et aux regards pleins d’un effroi naïf qu’elle jetait souvent autour d’elle, elle n’en connaissait pas moins le danger qu’elle courait à se trouver sur cette plage au moment de la marée montante, et la colonne de pierre qu’on lui avait montrée pour se diriger, loin de la rassurer, l’effrayait davantage, car cette colonne avait été élevée par une malheureuse mère dont la fille imprudente avait trouvé la mort à cet endroit. Elle hâtait donc le pas, marchant aussi vite qu’elle pouvait, sans s’apercevoir des gouttes de pluie qui commençaient à tomber et se mêlaient sur son front aux gouttes de sueur que la chaleur, la peur et la fatigue y faisaient perler. La pauvre enfant marchait toujours, elle courait presque, car elle entendait l’eau bouillonner autour d’elle, devant, derrière, de tous côtés. Elle la voyait s’avancer en rampant doucement et gagner la plage. Bientôt elle s’aperçut avec effroi que le sable sur lequel elle marchait était mouvant, l’eau était déjà à ses pieds. Elle s’arrêta alors pour se déchausser, car l’eau, qui entrait dans ses souliers, l’empêchait de marcher, puis elle se décida bravement à continuer son chemin sans s’inquiéter de l’obstacle qui l’entravait. Bientôt une voix étouffée ou étranglée par la course lui cria : « Arrêtez ! pour l’amour du bon Dieu, arrêtez ! ne faites pas un pas de plus, ou vous êtes perdue ! » Elle se retourna, Petit-Pierre la tenait déjà par un pli de sa jupe.

Cet incident mit le comble à la frayeur de cette pauvre petite, qui tomba évanouie dans les bras de Petit-Pierre et d’un autre paysan, grand et robuste, qui l’accompagnait.

– Nous sommes arrivés à temps, Petit-Pierre, dit le grand paysan ; si l’enfant était tombée dans l’eau, elle ne s’en relevait plus. Vois-tu Joseph Glageau sur la colonne ?

– Oui, Le Rohalec, dit Petit-Pierre en levant les yeux dans cette direction ; il nous fait signe de prendre à gauche... Mais que signifie tout ce monde agenouillé au pied de la colonne ? Prends cette petite sous les épaules, Le Rohalec, je la tiendrai par les pieds, et marchons... Elle ne revient pas, tout de même ; elle est pâle comme une morte...

– Quand nous l’aurons mise en sûreté, les femmes la feront revenir à elle... dit Le Rohalec, regarde toujours Glageau, que fait-il ?

– Il se croise les bras pour nous indiquer que nous sommes dans le bon chemin, dit Petit-Pierre... Ah ! je n’ai plus de l’eau que jusqu’à la cheville, nous sommes arrivés.

En approchant du pic du Sauveur, espèce de phare, taillé de manière qu’un homme pût y grimper, afin de veiller de là sur les voyageurs égarés, leur crier gare et les guider dans le bon chemin, Petit-Pierre et son camarade s’entendirent appeler par les femmes rassemblées au pied de la colonne.

– Avez-vous vu la princesse ? savez-vous où est la princesse ? lui demandèrent-elles en pleurant.

– Je n’ai pas vu de princesse, mais bien une jeune fille qui dit être du château, et qui, sans moi, allait, ma fine ! boire un petit coup d’eau salée, répondit Petit-Pierre.

– Une jeune fille qui appartient au château ! dirent les femmes ; et, s’approchant de la jeune fille évanouie que Petit-Pierre et son compagnon venaient de déposer sur le sable, elles s’écrièrent :

– Mais c’est elle, c’est notre chère princesse ! Bonté divine ! serait-elle morte ?

– Une princesse en habit de paysanne, est-ce possible ? s’écria Petit-Pierre étonné.

– Très possible ! s’écria une des femmes. Marie-Jeanne me l’avait bien dit, qu’elle avait vu la princesse venir de ce côté... Dans quel état nous la trouvons !... Dites donc, madame Mitouard, avez-vous le flacon de la princesse ?

– Oui, oui ; ah ! mon Dieu ! où ai-je donc la tête de ne pas l’avoir donné plus tôt ? dit la Bretonne que l’on venait de nommer Mme Mitouard.

– Elle n’en a pas besoin, dit une troisième femme, qui, depuis qu’on avait déposé la princesse sur la grève, lui bassinait les tempes avec son mouchoir trempé dans l’eau de la mer... La voilà qui revient, elle ouvre les yeux, ses lèvres reprennent leur couleur... madame Anne, combien vous nous avez fait peur !

La princesse sourit en jetant un regard autour d’elle, et, se rappelant aussitôt tout ce qui s’était passé, elle tendit à Petit-Pierre sa belle petite main blanche.

– Tu m’avais donc reconnue, Petit-Pierre ? lui dit-elle.

– Non, madame la princesse, dit Petit-Pierre un peu embarrassé, s’embrouillant en parlant, mais parlant toujours ; mais je vais vous expliquer cela. Une fois que j’ai eu mis mon grand-père Bernez en sûreté, je me suis dit : Cette jeune fille ressemble trop à la princesse ou à la fée pour que je la laisse s’en retourner seule au château... puis elle a été bonne pour mon grand-père et pour moi, il faut que je sois bon pour elle... Alors, pour être encore plus bon, j’ai appelé Le Rohalec, un fin nageur, ma fine ! et qui nous sauverait bien, à lui tout seul, de la mer, si nous y tombions tous. Je lui ai expliqué comme ça, en gros, de quoi il s’agissait... d’une jeunesse qui n’avait pas l’air de trop savoir son chemin... Là-dessus nous avons placé Joseph Glageau sur la colonne, à telle fin qu’il nous fît des signaux... puis nous nous sommes mis en recherche ; et bref, pour en finir, nous avons trouvé la jeunesse... pardon... la princesse Anne, qui avait ôté ses bas et ses souliers, et qui entrait bravement dans la mer. Oh ! que nous sommes heureux, Le Rohalec et moi, d’avoir pu lui être utiles dans ce danger !

– Et je ne serai ingrate ni envers les uns ni envers les autres, dit la princesse tout à fait remise.

Sur ce, Petit-Pierre, interrogé sur la route à suivre pour se rendre au château, indiqua un petit sentier que les eaux ne couvraient jamais, même aux plus fortes marées. Alors, s’appuyant sur le bras de Mme Mitouard, la princesse se remit en route dans la direction du palais.

– Que s’est-il passé au château pendant mon absence ? dit la princesse.

– D’abord, le sire de Rieux et le sire Alain d’Albret, tous les deux furieux de ne pas vous trouver, prétendant que nous leur en imposions en disant que vous étiez sortie, et soutenant que c’était un affront dont ils tireraient vengeance, ont quitté Redon et sont partis pour Nantes.

– Après ? dit la princesse, non sans une certaine émotion.

– Tout de suite après leur départ, un gentil cavalier, mais gentil... là... comme un cavalier français qu’il est, s’est présenté au pont-levis, et a demandé à être introduit près de vous. Nous lui avons fait la même réponse qu’au sire de Rieux... Mais celui-là a mieux pris la chose, il a dit qu’il attendrait, et il attend. C’est alors que Marie-Jeanne est venue me confier à l’oreille qu’elle vous avait vue sortir déguisée en paysanne par la petite porte qui donne sur le bois de Redon... puis, comme le soleil se couchait, qu’on croyait qu’il allait faire de l’orage, ce qui n’a pas eu lieu, heureusement, Marie-Jeanne, Mlle de Kersabec et moi, nous nous sommes mises en quête de vous. Joseph Glageau, que nous avons rencontré se rendant à la colonne, nous a conduites ici... Mais pourquoi, pardon, chère princesse, pourquoi ce déguisement ?

– Pour juger qui a raison, du sire de Rieux ou de Petit-Pierre, répondit la princesse : le premier prétend que tous mes bons Bretons sont heureux ; Petit-Pierre m’assure que la pauvreté et la maladie les déciment tous les jours... Je me suis dit : Si je me présente dans la cabane du pauvre, richement vêtue, c’est insulter à leur misère, et puis je ne saurai rien... le respect les empêchera de parler, tandis que, si j’entre chez mes bons Bretons mise comme eux, ils me prendront pour une des leurs et me raconteront sans façon leurs petites affaires.

– Et dans votre tournée qu’avez-vous appris ? demanda Mlle de Kersabec.

– Rien qu’une légende sur les pierres maudites, répondit Anne avec un sourire plein de grâce naïve, ne voulant point divulguer la visite à la pauvre Marie Sarzeau.

– Qui sait les légendes de la Bretagne sait tout, notre chère princesse, fit observer Marie-Jeanne, qui, en qualité de nourrice de la princesse, lui parlait avec assez de familiarité.

Deux heures après, la princesse, en habit de cour, donnait audience à Louis, duc d’Orléans, et refusait formellement la main de Charles VIII, roi de France, pour des raisons qui devaient demeurer secrètes encore plus pour l’envoyé, demandeur de sa main, que pour tout autre.

– Madame, dit cet envoyé, sans paraître trop affligé du refus, j’ai rencontré, à la porte de votre château, une jeune personne, – et n’était madame Jeanne, ma femme, – je ne voudrais pas avoir d’autre épouse qu’elle ; veuillez lui dire, je vous supplie, qu’en elle, j’ai trouvé la vraie alliance. Jeune fille naïve par les traits, femme forte par le cœur, l’esprit et le regard, oncques ne l’oublierai de ma vie. Sur ce, et bien à regret, je vous jure, je déclare à votre royale personne, au nom de mon maître, Charles VIII, par la grâce de Dieu, roi de France, la guerre, jusqu’à ce que... je n’ose et ne désire achever, jusqu’à ce que Votre Majesté lui accorde sa main.

– La guerre, soit ! répondit Anne avec un si doux regard, que le duc d’Orléans n’eut pas besoin d’une grande intelligence pour comprendre que cette hostile parole ne s’adressait point à lui.

Quelque temps après, en janvier 1490, la jeune princesse, agenouillée dans son oratoire, pleurait et priait en voyant dans la campagne une armée de fantassins s’avancer en ordre, tambour battant, enseigne déployée, vers les murs du château.

« Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! sauvez-moi, sauvez mes femmes, sauvez mes fidèles serviteurs des suites d’une guerre cruelle ! disait cette enfant en se tordant les bras de désespoir et en les élevant vers le ciel... Que faire ? que faire ?... inspirez-moi, mon Dieu !... Épouser le roi de France !... Mais je ne l’aime pas... Oh ! qu’une princesse est à plaindre de faire toujours céder son cœur à la politique !... »

Ici la princesse fut interrompue dans sa prière par des cris qui partaient du corridor. Aussitôt la porte de son oratoire fut ouverte avec violence, et les femmes qui la servaient se précipitèrent en tumulte et tout en pleurs à ses pieds.

À la vue de cette douleur générale, de ces larmes qui baignaient tous les yeux, de cet effroi peint sur tous les visages, Anne comprit qu’à elle seule appartenait de soutenir tous ces cœurs éplorés. Faisant taire sa propre douleur, imposant à son front, à ses yeux, l’expression d’un courage qui était cependant bien loin de son cœur, elle s’adressa à ses tremblantes compagnes :

– Eh bien, quoi ! leur dit cette noble et fière enfant, tremblez-vous à l’avance et vous avouez-vous vaincues, parce qu’une horde ennemie entoure notre demeure, et que notre tuteur, furieux de ce que nous avons refusé la main de son protégé, nous a quittée et s’est retiré à Nantes ? Mais rassurez-vous, mes bonnes amies, mes fidèles servantes : nos murailles sont fortes, nos créneaux sont chargés de soldats, et nos Bretons fidèles et dévoués nous défendront... N’est-il pas vrai, messire Philippe de Montauban ? ajouta la princesse en apercevant dans la galerie qui précédait son oratoire un vieux guerrier qui s’approchait.

– Hélas ! madame, répondit Philippe de Montauban en s’arrêtant sur le seuil du retrait de la princesse ; c’est ici le moment de montrer le magnanime courage que vous tenez de François II, votre noble père, et la prudence de Marguerite de Foix, votre sage et vertueuse mère. Châteaubriant, Guingamp, Brest, Concarneau, se sont rendus ; Redon commence à être investi par le vicomte de Rohan, qui commande en personne l’armée française... Il nous est impossible de tenir tête à l’orage, il faut fuir.

– Fuir ? jamais ! s’écria Anne de Bretagne, d’un ton, d’un geste qui n’appartenaient en rien à l’enfance.

Comme s’il n’avait pas entendu cette exclamation, le vieux guerrier reprit :

– Le chemin qui conduit à Nantes est encore libre ; venez, madame, venez ; une fois dans la plaine, je réponds de vous ; mais quelques moments d’hésitation encore, et nous sommes perdus... Pour vous, princesse, pour vos femmes qui partagent votre danger, pour vos serviteurs que votre hésitation condamne à la mort, décidez-vous.

– Vous avez dit les seules considérations qui me forcent à céder, mon cher chancelier, dit Anne sérieuse et triste, mais non abattue. Posant sa main sur celle de Philippe de Montauban, chancelier de Bretagne, et suivie de ses femmes, qui la remerciaient de se sacrifier pour elles, elle sortit ainsi de son oratoire.

Une suite de cent chevaux avait été organisée ; ils étaient montés par tout ce que la Bretagne avait de nobles gentilshommes. La princesse les trouva réunis dans la cour d’honneur. Remerciant ses anciens serviteurs de vouloir bien l’accompagner, elle monta sur la haquenée blanche qu’on lui avait préparée, et, donnant elle-même le signal du départ en s’élançant dans la campagne par la petite porte du château que vous connaissez déjà, elle prit au grand galop le chemin de Nantes. Derrière elle résonnaient les pas des chevaux de son escorte, et, derrière l’escorte, on distinguait les pas de la cavalerie française qui les poursuivait, ce qui redoublait l’ardeur des premiers. Enfin, après plusieurs heures d’une course que rien n’avait ralentie, la princesse et sa suite arrivèrent devant Nantes. Alors les portes de la ville s’ouvrirent, le maréchal de Rieux parut à la tête de quelques soldats, non point pour recevoir l’héritière de Bretagne avec les honneurs dus à son rang, mais bien au contraire pour s’opposer à son entrée. La position était des plus critiques : d’un côté, les cavaliers français la poursuivaient ; de l’autre, les Nantais allaient l’attaquer. Dans cette extrémité, la princesse sut trouver une de ces inspirations qui ne viennent qu’aux grands cœurs, aux âmes fortes : elle saisit l’épée du comte Philippe de Montauban, qui se trouvait le plus près de sa personne, en s’écriant :

– En avant ! comtes et barons ! courons sus à ces rebelles, et voyons s’ils oseront attaquer en personne leur maîtresse et souveraine !

Elle s’élança la première au-devant des Nantais.

Ceux-ci et le maréchal de Rieux furent tellement subjugués par cet acte de courage téméraire et d’admirable présence d’esprit de la part d’une enfant, qu’au lieu de s’opposer à son entrée, ils lui firent place et se mêlèrent même à son escorte pour entrer dans la ville. À peine retirée dans l’appartement qu’on lui donna, Anne manda près d’elle son vieux chancelier et son tuteur.

L’enfant avait tout à fait disparu. Ces deux seigneurs ne trouvèrent qu’une femme très jeune, il est vrai, mais sérieuse, triste et solennellement résignée.

– Messires, leur dit-elle après leur avoir à chacun indiqué du doigt un siège qu’ils prirent, et sur lequel ils s’assirent en silence, la guerre est une affreuse chose, d’autant plus affreuse, que les victimes ne sont pas seulement ceux qui la subissent, mais aussi ceux qui se battent pour le compte d’autrui. Je n’aime certes pas le roi Charles VIII, et, si j’avais le choix d’un époux, ce n’est pas lui qui serait le mien... Cependant je ne puis, non, je ne puis, messeigneurs, supporter l’idée qu’un Breton, un seul, perde la vie pour mon plaisir. Une princesse ne s’appartient pas ; elle se doit à son peuple : je me sacrifie donc. Messire de Rieux, comme mon tuteur, veuillez faire savoir, je vous prie, au roi de France, que moi, Anne de Bretagne, j’accepte sa main, et que je lui apporte en dot la plus belle partie de la France. Nous lui demandons seulement d’attendre jusqu’à la fin de l’année, vu notre jeune âge, et aussi pour nous donner le temps d’apprécier mieux l’honneur que le roi de France nous fait en nous choisissant pour épouse.

Or, un soir du mois de novembre de l’année 1491, un air de fête régnait dans le château de Langeais, en Touraine. Toutes les croisées en étaient illuminées ; deux feux de joie flamboyaient dans les cours ; une musique guerrière, partant de la salle d’honneur, retentissait au loin dans la campagne, et les archers de la garde écossaise se promenaient, d’un pas mesuré, en deçà des grilles, sur la grande route, la lance à la main et la branche de houx en tête.

Bientôt, et comme pour répondre aux mille lumières dont les croisées du château se paraient, on vit un millier de feux étinceler sur la Loire, et d’élégants batelets, pavoisés aux doubles couleurs de France et de Bretagne, s’avancer vers la rive. C’était Anne de Bretagne, suivie d’un brillant cortège, qui venait tenir la parole donnée, et unir son sort à celui de Charles VIII, roi de France.

À la nouvelle du débarquement de la duchesse, le roi, quittant son appartement, s’avança en toute hâte au-devant de son épouse. Il la trouva dans la cour ; elle marchait, pâle, tremblante et s’appuyant sur une des dames que son royal et futur époux avait envoyées à sa rencontre. À la vue du roi, Anne se jeta à deux genoux et fondit en larmes ; mais, avec une galanterie toute française et une tendresse que motivait la cérémonie qui allait suivre, Charles VIII releva la princesse, l’embrassa sur les deux joues et, lui prenant la main, se tourna vers les nombreux spectateurs de cette entrevue royale.

« À la chapelle, messieurs, » leur dit-il.

Ainsi se célébra le mariage d’Anne de Bretagne et de Charles VIII, et, depuis ce temps, la Bretagne fut réunie à la France.

 

 

Eugénie FOA, Contes historiques pour jeunes filles, 1904.

 

 

 

 

 

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