Holi
C’est fête aujourd’hui dans toutes les Indes, c’est la Fête par excellence : Holi, le Jour du Printemps. Il paraît que la classe dite « distinguée » ne se commet pas dans ces réjouissances… Le portier de l’hôtel, regardant avec dégoût les groupes qui passent, riant et se bousculant, m’a dit : « Ce n’est pas bon pour vous ! C’est seulement pour les sales gens. » Imbécile !
Holi ! On se jette au visage et sur les vêtements des poudres de couleur. Ocre et violette surtout. Et les haillons deviennent manteaux de carnaval. Bien sûr, pour nous cela ne signifie rien. Mais ils rient ! Comprenez-vous, portier ? Ils ne rient sans doute qu’une fois par an. Laissez-les rire...
Ils rient, parce qu’ils oublient... Demain, ils auront faim. Après-demain, ils auront faim. Tous les jours, ils auront faim.
Aujourd’hui, ils se sont, par un sortilège en apparence dérisoire, évadés de leur misère. Aujourd’hui ils ne savent plus qu’ils ont faim.
Pour un seul jour.
Et ils crient, chantent et dansent.
Holi ! Le printemps, l’espérance.
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À la léproserie toute proche, j’ai visité mes amis. Ils m’ont salué gravement, à la manière hindoue, en joignant les mains à la hauteur du front. Mais comme souvent ces mains n’ont plus de doigts, ces bras levés n’ont plus de mains, leur salut devient prière. « Du fond de mon abîme, j’ai tendu vers toi, Seigneur, mes invisibles mains !… »
Holi ! Je les ai vus ce matin, dans leurs chambrées, vêtus de rouge, armés de lances de carton, et qui dansaient, chantaient, riaient.
Demain, ils se souviendront qu’ils ont la lèpre. Après-demain, tous les jours de l’année, ils se souviendront.
Aujourd’hui ils chantent.
Holi ! Le printemps, l’oubli.
… Au-dessus de la porte, dans un cadre vulgaire, le visage de Gandhi leur sourit doucement.
… Dans la cour les petits enfants des lépreux font et défont de bruyantes rondes. Ils ne voient plus l’enfer auquel on les a condamnés. Et leurs mains – ah ! ces mains toutes neuves ! – s’agitent dans la joie.
Demain, ces petites mains, faute de soins, pourriront…
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Et je pense avec détresse, avec colère, que j’ai, dans mes bagages, les sulfones qui peuvent sauver ces mains ! Il faut, il faut qu’on m’entende, qu’on me comprenne, qu’on accepte notre aide... Il faut que nous sauvions ces petites mains...
Aujourd’hui, Holi ! Le printemps. La joie pour tous, dans la paix du Bon Dieu.
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Tout s’est calmé soudain, avec la première étoile.
Et la Porte de l’Inde qui fut rose, puis fauve et mauve tour à tour, a grandi, avec l’ombre, et semble maintenant une forteresse géante, acharnée à défendre un seuil que nos intelligences d’Occidentaux s’efforcent en vain de franchir.
Dans la nuit toute bleue, un long ruban d’humanité bigarrée se déroule, se noue et se renoue sans cesse… Hindoustanis, Sikhs, habitants de Goa, fils du Penjab ou du Bengale, réfugiés de Lahore ; et ces étranges Parsis qui adorent le feu dans des temples interdits et nourrissent les vautours de leurs propres cadavres.
Mais, ce soir, je ne veux pas penser aux Tours du Silence, je ne veux plus entendre – comme aux jours livides du Pakistan – les cris des oiseaux immondes tournoyant sans fin… (les vautours : il n’y a guère qu’eux qui soient heureux ici). Je ne veux plus que me hante toute cette misère, seul pain vraiment quotidien de centaines de millions d’êtres humains.
Ce soir est doux et tendre, il nous offre, pour une heure, l’image illusoire d’un monde réconcilié où personne, plus jamais, n’aurait faim.
Holi ! Seigneur, permettez que ce soir, pour un seul soir, nos cœurs oublient...
Raoul FOLLEREAU, Cinquante ans chez les lépreux,
Flammarion, 1978.