La maison de l’épouvante
C’est aujourd’hui Samedi saint. Le Samedi saint, c’est presque Pâques. C’est un jour où l’on n’attend personne. Alors, on n’a rien préparé. Mais on n’a rien caché non plus.
Un médecin américain m’accompagne. Le type même du brave type. Il a quitté son drapeau étoilé, son « cottage » et son « ice-cream », pour ce pays vaniteux et sordide. Dans l’espoir d’y faire du bien. Faire du bien, c’est sa raison d’être. Et il essaye. Et il se dévoue – avec une naïveté qui ne manque pas de grandeur – à soigner des pauvres gens abandonnés, tandis que les « autorités » se moquent de lui et l’escroquent à plaisir…
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Nous arrivons à l’entrée de la « léproserie ». L’entrée, c’est un corps de garde.
Avec des fusils et un poste de radio.
Des fusils ! Dame ! les « gardiens » n’ont pas eu le temps de se déguiser en infirmiers. J’appelle mon ami. Mais il est en arrêt devant le poste de radio. Et je le vois qui hoche la tête, tristement.
La radio, c’est un don américain. Pour les lépreux.
Seulement, pour entrer chez les lépreux, il faut d’abord passer chez les gardiens. Et les gardiens, lorsqu’on livre un poste de radio, s’imaginent facilement qu’ils sont lépreux…
Au mur du couloir, les statistiques. Les vraies. Deux cent quatre-vingt-dix-sept malades. J’entends le brave docteur qui murmure : « Mais on m’avait dit six cents. J’envoie toujours de l’argent et des vivres pour six cents ! »
Cher docteur, c’est qu’il y a les gardiens. Et ils ont très faim, les gardiens. Surtout quand ce sont les Américains ou les Français qui paient...
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Nous entrons. Il n’y a qu’un mot : c’est immonde.
Pêle-mêle, idiots aux regards vides, paralysés que terrorisent des épileptiques, fous furieux qui bavent… Et aussi des lépreux, bien sûr. Il en faut bien, puisque « ça » s’appelle une léproserie.
… Mais ce n’est pas une léproserie : c’est une poubelle. On y jette pêle-mêle tous les déchets d’humanité. Comme on est trop lâche pour tuer, on laisse pourrir.
On fait pourrir.
Je ne crois pas avoir jamais rien vu de plus affreux.
Et nous nous sentons impuissants, inutiles, ligotés.
Nous voudrions être loin, loin, n’être pas venus, ne pas avoir vu... À notre tour d’être lâches.
Et je n’ose pas photographier cet être recroquevillé, se tordant sans cesse, le visage révulsé, les mains et les pieds convulsés et qui hurle, qui emplit la « léproserie » de ses hurlements.
Je n’ose pas photographier cet agonisant dévoré de gangrène, dont les yeux clos sont déjà couverts de champignons blancs. Et je me retiens pour ne pas lui crier : « Mais dépêche-toi donc de mourir ! » Je me retiens pour ne pas crier.
Je n’ose pas éloigner ces petits enfants qui jouent tristement à côté de cette pourriture, ni m’approcher de ce cadavre qui respire, et dont la peau toute craquée suppure un liquide jaunâtre, infect…
Je n’ose pas, je n’ose rien. J’ai honte. J’ai honte.
Nous nous regardons, le vieux docteur et moi. Et sans dire un mot, nous nous prenons la main, pressés par ce besoin de ne pas se sentir seul... Pour ne pas avoir peur.
Car c’est la peur qui monte en nous.
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Retour morne dans le crépuscule. Sans doute les gardiens, bras ballants, ont-ils regardé se fondre dans la nuit les silhouettes de ces deux étrangers qui s’en vont, silencieux, en se tenant par la main... Puis pour se distraire, ils ont écouté « la vie en rose ».
Nous rentrons. Une grande douceur flotte sur le canal. Des barques nous croisent, avec des jeunes couples enlacés qui chantent...
Et je revois le fou qui se tord comme un ver monstrueux.
Et l’homme pourri qui ne veut pas s’arrêter de vivre, et les fusils des gardiens, et la vieille aveugle qui coupe l’herbe dans ce petit enclos où les poteaux ressemblent à des croix.
Le bon docteur a deviné, et sa main presse la mienne. Nous nous sentons amis, alliés, parce que, ensemble, nous aimons ceux que personne n’aime, là-bas, dans cette espèce de fosse commune. Ceux qui meurent comme ils sont nés, comme ils vécurent : sans espérance.
Une léproserie sans amour, c’est un cimetière.
(1951)
Raoul FOLLEREAU, Cinquante ans chez les lépreux,
Flammarion, 1978.