Monsieur Vincent

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Raoul FOLLEREAU

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’était dans le train qui va de Mexico à Guadalajara. Un homme jeune, très modestement vêtu, claudicant sur un pauvre « pilon »... Un homme « qui n’est pas du pays ». Moi non plus. La conversation s’engage. C’est un Espagnol. Un « rouge ». Un « pur », comme on dit. Sa jambe, il l’a laissée dans les défilés d’une chaîne de montagnes qui s’appelle aussi Guadalajara, mais qui se trouve près de Madrid. Il est vaincu, exilé, abandonné. Il est pauvre et il est seul. Je voudrais trouver pour lui quelques paroles qui lui soient douces, sans lui faire aumône d’une pitié dérisoire et que son regard, par avance, a repoussée... Sans doute, a-t-il lu dans ma pensée car il s’empresse de me dire : « Je ne suis pas à plaindre, ou plutôt je ne le suis plus. »

« Il m’est arrivé, Monsieur, une chose merveilleuse... »

Et comme mes yeux l’interrogeaient :

– C’était il y a quelques semaines. J’errais dans les faubourgs de Mexico. Un dimanche. Le dimanche, c’est un jour terrible pour ceux qui sont seuls... Il pleuvait. Je sortais d’un café. Entrer dans un autre ? Ou bien le cinéma ? Autant le cinéma, me suis-je dit... Il y avait, à quelques pas, une salle modestement éclairée.

« Je suis entré, sans même regarder les affiches. Si je les avais regardées, peut-être aurais-je continué mon chemin jusqu’au prochain bistrot... Mais il pleuvait très fort. Je me suis engouffré dans la salle obscure...

– Alors ?

– Alors, Monsieur, on jouait « Monsieur Vincent ». J’ai regardé, et puis je suis resté à la seconde séance, pour mieux voir, pour mieux savoir... Et maintenant j’ai compris...

Il y eut un silence... Le train crachant, haletant, trépidant, nous jeta un instant l’un sur l’autre. Et cela parut le tirer de son rêve... Il reprit :

– J’ai compris maintenant que la haine, les barricades, les Révolutions, tout cela, ça ne sert à rien. La violence appellera toujours la violence. Et en définitive ce seront toujours les petites gens et les pauvres bougres qui paieront...

« C’est par la bonté, par la charité seulement que le monde s’en tirera...

– Il y a deux mille ans que nous le savons, lui dis-je.

Il me jeta un regard de côté.

– Vous êtes chrétien ? me demanda-t-il.

– Vous aussi ! lui répliquai-je.

Il sursauta, ouvrit la bouche pour protester. Je lui pris le bras : « Souvenez-vous... »

– Ah ! oui, quand j’étais petit... Bien sûr, au village, comme dans tous les villages d’Espagne. J’ai fait les gestes, j’ai dit les mots... C’est tout...

« Est-ce que vous croyez que c’est assez ?

– Non, les gestes, les mots seuls, ce n’est rien. Et quelquefois un peu moins que rien...

– C’est vrai. Plus tard, je n’ai rien eu à renier, car je n’avais rien compris... Et puis j’ai vu des choses qui m’ont révolté. Certains qui sont chaque dimanche au premier rang dans l’église, avec des places réservées et des prie-Dieu en velours. Ils courbent la tête avec humilité, mais dans la semaine, ils ne sont qu’arrogance, dureté, cruauté.

« Ce qui ne les empêche pas, le dimanche suivant, de se frapper très fort la poitrine...

– Ils ne risquent rien, lui dis-je : ils n’ont pas de cœur...

L’homme sourit et me regarda comme un ami qu’on avait perdu de vue depuis longtemps, si longtemps...

Nous approchions de Guadalajara.

Il descendit sa pauvre valise, se couvrit d’un imperméable sale et usé. Dans l’aube blême, il redevenait l’homme triste et seul...

Je cherchais un mot d’amitié vraie, un mot qui, en voulant panser, ne blesse pas...

Ce fut lui qui me tendit la main.

Et d’une voix basse, comme une confidence :

– Tout cela, me dit-il, c’est du passé. Maintenant que je sais que seule la charité peut sauver les hommes, je voudrais bien connaître Dieu.

– C’est fait ! lui ai-je répondu.

 

 

 

Raoul FOLLEREAU,

Des hommes comme les autres,

Flammarion, 1956.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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