Le roi lépreux

 

 

 

À Pnom Penh, cette nuit, le thermomètre n’est pas descendu au-dessous de trente-cinq degrés.

La moustiquaire est si épaisse que l’air du ventilateur ne passe pas... La douche ? Mais l’eau est brûlante, elle aussi. Et sa couleur, peu engageante…

Alors il n’y a plus qu’à attendre. Attendre la fin de la nuit, tout en sachant que le jour sera plus chaud encore.

 

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Départ de bon matin pour la léproserie de Troeung.

Nous traversons en trombe des villages blottis derrière des barrières de bambous, parfois même des barbelés, avec lesquels, la nuit venue, on obstruera la route. Chaque hameau a son mirador d’où des hommes armés inspectent l’horizon. Ainsi nous souvenons-nous qu’il y a la guerre... Dans les marécages alentours, où fleurissent de somptueux nénuphars violets ou pourpres, s’ébattent ibis, hérons et de magnifiques oiseaux bleus dont je ne connais pas le nom.

La léproserie de Troeung est à cent cinq kilomètres de la capitale cambodgienne. Elle est pauvre. Mais elle est propre et ordonnée. À mon arrivée, je trouve les lépreux déjà réunis, ce qui me laisse penser qu’elle n’est pas, cette visite, tellement « improvisée ». Quatre cent cinquante malades. Ils ne semblent pas mal nourris. Le médecin – qui vient deux fois par semaine – paraît les aimer. Il les soigne vraiment.

Certains cultivent des bouts de terrain. Il y a quelques commerçants, un petit négoce qui donne à la léproserie l’aspect d’un vrai village. La police est faite par des lépreux en uniforme. Il y a même une prison qui, hélas ! n’est pas toujours vide... Et j’y visite un malade qui, dans une crise de folie furieuse, a tué un de ses camarades à coups de hache.

 

Pagode cambodgienne. Pagode annamite, chapelle catholique (elle a soixante fidèles). Il règne ici un parfait esprit de tolérance. Et c’est pour ces pauvres gens une grande douceur.

… Il y a même... deux sorciers. Logés aux frais du gouvernement, ils « exercent » au su de tout le monde. Vêtus de longues robes noires, ils soignent ici de père en fils. Et, devant eux, les bonzes eux-mêmes font de grandes révérences.

 

Au cœur de la léproserie et dominant ce qui voudrait être un bassin et n’est qu’un marécage desséché (Ah ! le terrible drame de l’eau !), la statue du roi lépreux.

C’est le bon génie, le Protecteur du village. Et tous, brahmanistes, bouddhistes, et peut-être – je ne jurerais pas le contraire ! – catholiques (quand le père n’est pas là...), tous, conduits par ces étranges « guérisseurs », viennent à lui et, prosternés, brûlent des baguettes d’encens, murmurant la même prière : « Délivre-nous ! »

 

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Tandis que le soir descend et adoucit les dorures un peu trop Opéra-Comique du Palais-Royal de Pnom Penh, je regarde sur le Mékong la ravissante « maison flottante » où chaque année, à l’époque de ce miracle naturel qu’on appelle le renversement des eaux, le roi fait retraite durant trois jours avec les grands chefs religieux.

Invite-t-il les deux guérisseurs de Troeung ? Jen doute.

… Puisse-t-il seulement penser un peu aux lépreux, sur les douleurs desquels règne l’étrange visage de celui qui est vraiment leur Roi.

Parce qu’il leur ressemble...

et leur sourit.

 

(1951)      

 

 

Raoul FOLLEREAU, Cinquante ans chez les lépreux,

Flammarion, 1978.

 

 

 

 

 

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