Don José le cessanté

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Achille FOUQUIER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À Madrid, la chute d’un ministère est funeste à la plupart des fonctionnaires du gouvernement ; ils sont privés de leur emploi, et le nom de cessanté est appliqué à chaque victime d’un changement de politique.

Conformément à cet usage, qui existe aux États-Unis et tend à se naturaliser eu France, don José se trouva, tout à coup, privé, à trente-deux ans, malgré son intelligence reconnue et sa régularité exemplaire dans son service, de la place qu’il occupait au ministère de Fomento et des appointements qui constituaient tout son avoir.

Aussitôt qu’il fut cessanté, il chercha, mais vainement, un autre moyen de subvenir aux exigences de la vie. Les personnes qui s’intéressaient à son sort lui firent des promesses qui n’aboutirent à rien, et quand il eut épuisé ses dernières ressources, vendu ou mis en gage ses dernières nippes, n’ayant plus rien, il fut expulsé de son logement et jeté sur le pavé, sans un maravédis dans sa poche.

La nuit vint. Où la passer ?

Il avisa des matériaux de construction épars sur un terrain vague, se dissimula derrière un tas de pierres, s’y accroupit dominé, chose étrange, par la crainte de tomber dans les mains d’une ronde de police et d’avoir à se faire connaître afin de n’être pas pris pour un vagabond ou un voleur.

Un homme oublié de tous occupe si peu d’espace, dans une grande ville comme Madrid, qu’il ne fut pas dérangé.

Le jour parut et s’écoula sans apporter de soulagement à sa misère. Les tortures de la faim augmentèrent avec les heures interminables qui s’écoulèrent lentement. La nuit revint et le ramena encore auprès du tas de pierres de la veille. Longtemps il songea à son triste sort, à son avenir brisé, à sa situation sans issue, puis il perdit, enfin, dans le sommeil la notion de la réalité, et ne rêva qu’aux somptueux festins étalés devant ses yeux. Ces hallucinations irritantes, surtout dans le dénuement où il se trouvait, épuisèrent son courage. Longtemps il lutta contre les obsessions nouvelles qui envahirent son esprit. Il se sentait à la fois honteux de lui-même et le cœur plein de fiel contre la société dont il n’envisageait que les vices. À bout de forces physiques et d’énergie morale, il résolut pour abréger ses souffrances d’en finir avec la vie et se mit en route, décidé à se jeter dans le canal.

Mais, épuisé par son jeûne prolongé, il s’affaissa sur un banc du Prado.

Il commençait à reprendre haleine et son esprit ne cessant d’être hanté par les plus sombres visions, il allait poursuivre sa route pour mettre à exécution son projet, quand un vieux pauvre vint s’asseoir près de lui, tira de sa besace les morceaux de pain qu’il devait à la charité publique et compta aussi les sous récoltés çà et là durant la matinée.

Bientôt, à la vue du mendiant qui procédait gaiement à son frugal repas, le cessanté n’y tint plus, la faim lui délia la langue et il dit à son voisin :

« Vous supposez, sans doute, en me voyant porter une redingote, que je suis dans l’aisance ; deux jours cependant se sont déjà écoulés, nous arrivons à la moitié du troisième et durant tout ce temps je n’ai rien mangé.

– S’il en est ainsi, reprit le vieillard sans hésitation, prenez ce pain, j’en ai ici pour vous et pour moi. Ne vous gênez pas, mangez. »

Puis, tirant de sa poche les sous qu’il y avait remis, il en fit deux parts égales, garda l’une et remit l’autre au cessanté.

« Merci, reprit celui-ci, j’accepte votre aumône et je bénis votre main ; me trouvant absolument sans ressources, j’avais, dans mon désespoir, oublié la Providence. Je songeais à me détruire au moment où vous êtes venu vous asseoir à mon côté pour partager avec moi votre pain, votre argent, et me prouver qu’ici-bas il y a encore des braves gens, ce dont je doutais. Je vous dois non seulement la vie, mais vous avez encore sauvé mon âme. Ce double service ne s’effacera jamais de ma mémoire. Veuillez, je vous prie, me dire comment vous vous appelez et m’indiquer votre demeure. Grâce à vous, je me sens renaître à l’espérance. J’ai traversé de cruelles épreuves ; j’attends maintenant de meilleurs jours et, s’ils viennent, je m’engage devant Dieu, qui vous a envoyé vers moi, à vous remettre désormais la moitié de ce que je gagnerai. »

En entendant ces mots, un sourire indéfinissable erra sur les lèvres du mendiant. Il donna son nom, son adresse, se leva, mit sa besace sur son épaule, souhaita bonne chance à son compagnon d’infortune en prenant congé de lui et partit.

Le cessanté, le cœur plein de reconnaissance, le vit s’éloigner à regret. Les boucles éparses de ses blancs cheveux augmentaient la douce et attractive expression de son visage ; bien que courbé par les ans, il marchait assez gaillardement chaussé de sandales en peau de bœuf comme les montagnards. Don José suivit longtemps des yeux le vieillard et regardait encore de son côté, lorsqu’il disparut dans le lointain, comme une apparition.

La soif ramena le cessanté à la réalité du moment. Après s’être désaltéré à une fontaine, il alla devant lui sans direction déterminée, tout en admirant les voies mystérieuses de la Providence qui s’était servie d’un vieux pauvre pour le secourir dans sa détresse.

 

L’après-midi était admirable et le ciel d’un bleu intense ; l’air avait cette légèreté particulière au climat de Madrid ; aussi les trottoirs étaient-ils encombrés de promeneurs désireux de profiter des tièdes rayons d’un soleil d’automne.

Don José sentait au fond de son âme la douce émotion qu’éprouve tout homme qui renaît à la vie, ou qui vient d’échapper à un grand danger ; il remontait la carrera San Geronimo, perdu dans la foule ; un de ses protecteurs, député aux Cortès, l’aperçut cependant et s’approcha en lui disant :

« Je suis bien aise de vous rencontrer ; je vous cherchais. J’ai à vous proposer une situation peu brillante, il est vrai, mais qui vous permettra d’en attendre une autre plus digne de votre mérite. L’administration de la loterie va créer un nouveau bureau dans le faubourg de Chambéry. Voulez-vous en prendre la direction ?

– Oui, certes, et sans la moindre hésitation.

– Venez donc me trouver avant la nuit ; je vous présenterai à votre directeur et demain vous entrerez en fonction. »

Le lendemain, don José s’installait dans le faubourg de Chambéry, bien moins peuplé alors qu’il ne l’est aujourd’hui.

Aussitôt qu’il eut réuni une petite somme représentant exactement la moitié de ses maigres appointements, il se dirigea vers la demeure du mendiant, heureux de l’idée de revoir son sauveur, de le remercier et surtout d’améliorer son sort.

Aussi quel ne fut pas son désappointement en apprenant que personne dans la maison ne répondait au nom qu’il demandait, ni au signalement qu’il donnait.

Ne voulant pas s’avouer vaincu, il mit tout en œuvre pour découvrir le mystérieux vieillard.

Outre ses recherches personnelles, il s’adressa à la police, dont les investigations restèrent infructueuses. Il crut être plus heureux auprès des mendiants, qui se connaissent entre eux, au moins de vue. Tout fut inutile. Celui qu’il cherchait appartenait, peut-être, à ces pauvres errants, sans demeure fixe, qui parcourent le monde, comme certains oiseaux voyageurs.

Cette idée, il est vrai, ne vint pas à l’esprit de don José, que l’insuccès de ses démarches ne décourageait pas.

Le temps s’écoulait, l’argent s’accumulait, et rien ne révélait l’existence du destinataire introuvable.

 

L’hôpital de San Bernardino de Madrid recueille, loge et nourrit les vieux pauvres. Une fois admis, ils restent là sans souci du lendemain. Les pensionnaires les plus valides de l’établissement sont réclamés par les familles riches qui perdent un de leurs membres : ils se joignent au cortège des parents ou des amis et vont avec eux de la maison mortuaire à l’église et au cimetière. Cette coutume, consacrée par l’usage, fournit à ces malheureux l’occasion d’un petit profit et peut-être d’une distraction.

Don José, passant un jour devant cet hôpital, rencontra un groupe de vieillards qui revenaient d’une cérémonie funèbre ; leur vue lui suggéra la pensée de disposer en leur faveur de la réserve qu’il regardait comme un dépôt confié à sa loyauté.

Il se rendit auprès du directeur de l’établissement, lui exposa le but de sa visite, déposa entre ses mains son offrande et revint chaque mois lui remettre avec une scrupuleuse régularité la moitié de ce qu’il touchait.

Le directeur de l’hôpital, surpris, ému par le récit de don José, admira ensuite sa constance à remplir un engagement contracté dans un premier élan de reconnaissance. L’aventure lui sembla même si singulière qu’il en conta les détails à plusieurs amis. Ceux-ci en firent part à d’autres, si bien que, de bouche en bouche et d’oreille en oreille, elle parvint à une dame patronnesse du comité des femmes charitables qui servent de mères aux chétives créatures abandonnées dès leur naissance et qui, sans elles, trouveraient la mort, pour ainsi dire, en voyant le jour.

Cette dame vint voir don José et lui exposa, avec l’éloquence d’une personne convaincue, que l’hôpital de San Bernardino, subventionné par l’État, pouvait, sans inconvénient, se passer de ses dons, et que s’il en faisait profiter une œuvre très utile, qui se soutenait à grand’peine, il ferait de sa charité un emploi plus judicieux et plus en rapport avec les sentiments renfermés dans son cœur, puisqu’il viendrait au secours des êtres les plus déshérités de la création.

Don José se laissa convaincre, et consacra aux enfants ce que d’abord il donnait aux vieillards.

L’invariable régularité de ses versements inspira aux dames qui les recevaient un raisonnement fort simple :

« Si la situation de don José s’améliorait, pensèrent-elles, il nous donnerait davantage ; cherchons donc à lui être utiles. Nous employer pour lui, c’est travailler pour notre œuvre. »

Les dames patronnesses des enfants trouvés appartiennent au meilleur monde ; elles sont en rapports constants avec les personnages les plus haut placés et les plus influents ; dès le jour où don José devint leur protégé, son avenir fut assuré.

Bientôt il quitta le faubourg de Chambéry pour occuper un poste moins excentrique et mieux rétribué.

Peu à peu, grâce à ses belles protectrices, il finit par être mis à la tête de l’important service des loteries ; service assez habile pour répandre partout en Espagne ces magiques billets qui donnent lieu à tant de rêves dorés et métamorphosent d’affreux chiffons de papier en beaux écus sonnants.

Tout le monde, à Madrid, connaissait, il y a trente ou quarante ans, l’aventure et la conduite de don José le Cessanté ; aussi son avancement rapide fut-il accueilli, chose rare, par d’unanimes applaudissements.

Il racheta un moment de faiblesse et de découragement par sa vie exemplaire, sa charité inépuisable et son inaltérable bienveillance envers les malheureux. Il s’éteignit comme un saint en emportant l’estime de tous. Jusqu’à sa mort, en effet, il ne cessa de consacrer à l’œuvre des enfants trouvés la moitié de ce qu’il gagnait, fidèle à la parole donnée par lui, sur un banc du Prado, à l’inconnu et introuvable vieillard.

À force de penser à lui, à son sourire indéfinissable, à son air bienveillant, à son étrange démarche, don José prit l’habitude de vénérer son souvenir et de le considérer comme une de ces miraculeuses apparitions dont parlent les vieilles chroniques.

 

 

 

Achille FOUQUIER.

 

Paru dans la Revue britannique en 1886.

 

 

 

 

 

 

 

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