La sibylla Weisa

 

 

FRAGMENT 1.

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Joseph FRANÇOIS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

UN soir, Carl était assis dans la grand’salle de la tour Palatine : ses regards erraient sur des images poudreuses et à demi effacées par la main flétrissante du Temps, qui passait sur ces souvenirs, comme il a passé sur les femmes puissantes dont ils rappellent les traits. Il souriait à cet orgueil qui éclatait encore sous la poussière et les lambeaux, et qui pensait entrer dans l’avenir comme dans un héritage royal, régner sur la postérité comme sur un serf docile. Mais la postérité ne les a point reçues, ces reines qui n’avaient de grand que leurs palais, et qui se paraient du diadème à défaut de vertus. La postérité les regarde à nu, les dépouille de la pourpre, les frappe du sceptre dont elles ont frappé les peuples, et les laisse à la justice de Dieu, qui n’a ni soie ni bure devant son tribunal. À travers le dernier soupir l’âme du journalier, quand il a marché dans la vertu, s’échappe brillante comme l’âme d’un sage roi. – « Oubli, fatal oubli, dans quelle tombe profonde tu nous jettes ! Après tant d’agitations, comme tu nous abats sans vie ! Tu nous laisses à peine haleter après notre longue course, que déjà tu nous courbes, tu nous presses sous ta glaçante immobilité. Tu changes en un breuvage léthargique le vin généreux que l’ambition se versait ; et tu renverses de la montagne dans l’abîme celui qu’étourdissait tant de hauteur. Sur la tête de la Médiocrité les nuages ne sont pas légers : voisine des cieux, elle craindrait le poids de la voûte, elle tremblerait de la chute, et ne se réjouirait pas de la gloire. – Oubli, fatal oubli, ombre du néant, je te repousse comme le juste repousse le tentateur ; je m’empare de l’avenir ; comme le Christ je marche sur l’Océan ; et, sans l’appui de l’aile des anges, je domine l’infini. Le sillon de la gloire tracera mon éternel orbite ; mais je n’irai point, ainsi que la comète vagabonde, insulter au soleil pour retomber loin dans les ténèbres. Les cieux m’attendent, et mon âme cherche sa patrie. » – Ainsi chantait Carl ; car ses réflexions s’étaient perdues dans des chants.

Carl, murmura soudain une voix, et une main se glissa doucement dans sa main, et des yeux riants se penchèrent avec amour sur ses yeux ; une bouche s’entrouvrit comme le bouton d’une rose. – Carl, tu n’as point d’effroi, mais ton front rougit ; ton regard cherche, hésite ; non, va, je ne suis point la femme impudique qui trouble le cœur de l’innocent comme l’onde d’un limpide ruisseau ; mes joues n’ont point de fard ; la gaze effrontée ne révèle point mes charmes, et l’or de mes vêtements ne me signale point à de coupables désirs. Mon oreille ne s’ouvrit jamais aux discours menteurs, au langage d’amour.

– « Pourtant je ne te connais pas. – Tu es belle. – Qui donc es-tu ? – Cette couronne de verveine, ce cercle d’airain, ce costume antique. – Tu m’as nommé Carl ! »

– Écoute, j’étais avant que tu fusses, ma vie s’est arrêtée, mais ne s’est point éteinte ; je dormais dans le tombeau, mon réveil est venu. Regarde, la pâleur des spectres ne voile point mes traits ; j’ai la fraîcheur éclatante de l’Immortalité ; mes yeux ne sont point ternes, caves, mais des rayons de gloire, de vie, brillent sous mes paupières et remontent au trône éternel. – Mets ta main sur mon cœur : il ne t’effrayera point par de lentes pulsations : il bat calme, autant qu’il faut pour l’existence, autant qu’il faut pour les sacrifices de la vertu. Et ma démarche, elle est légère, elle vole…

... Une voix céleste m’a parlé : « Va trouver Carl, le fils de Sickingen ; j’ai écrit son nom à côté du tien dans le livre de vie. Voile ton âme de silence ; aussi bien j’effacerai de ta mémoire le temps passé, afin que tu sois mieux faite pour l’avenir : ton nom parmi les hommes sera Sibylla Weisa. Tu n’as plus ni père ni mère. Carl sera ton ami, quelque chose de ta vie ; vous vous appartiendrez l’un à l’autre. Être unique, tu seras comme l’enfant de la création, et non comme si tu avais été conçue. Tu chercheras en vain le nombre de tes années : tu vis hors du temps ; tu ne comptes qu’avec l’éternité. »

 

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Oui, Dieu m’a donné les ailes des anges pour annoncer en tous lieux la parole de vérité. Dieu m’a donné la voix de son tonnerre pour épouvanter les générations. Dieu m’a fait son prophète, aujourd’hui ses menaces pèsent à mon âme ; je ne puis soutenir plus longtemps les secrets de l’avenir.

 

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– Eh bien ! Sibylla Weisa, s’écria-t-elle quand les gardes furent éveillés aux accents de sa voix retentissante, – que ta langue brûlante s’agite, homme à genoux ; soldats, accourez pour témoigner ; cloche de la tour, retentis sous des mains invisibles ; vous voilà tous comme je vous voulais. Silence ! faibles, courbez-vous, la majesté divine est en moi, son éclat vous consumerait. Silence ! voici ce que le Seigneur a dit :

« – À l’occident, un peuple voisin a été marqué d’un signe. Ses pontifes et ses rois ont méconnu le Seigneur ; ils ont espéré dans ma clémence ; ils se sont réjouis dans l’ivresse des voluptés. La justice n’a été pour eux qu’une horrible dérision. Le pauvre s’est courbé dans la poussière, il implorait ; mais, au milieu des bruyants éclats de joie, ses douleurs n’ont pas été entendues ; on l’a laissé à sa misère. Partout les faux sages ont publié le règne de la lumière, de la vérité, la dignité de la race humaine ; mais je les confondrai ces faux sages ; je compterai leurs vertus, et je ne compterai pas leurs sciences. Le jour du changement viendra, mais ce jour ne sera point fait à leur souhait : jour d’épouvante, jour comme le jour infernal ; un char sera renversé ; le trône et l’arche sainte seront lavés dans le sang ; le peuple montera debout sur ses rois et ses prêtres ; il les écrasera de son pied : alors, alors les hommes de ce peuple se croiront des dieux ; ils s’adoreront, ils dresseront des autels à leur raison, et moi le Seigneur je ne serai qu’un souvenir maudit, un souvenir de honte : ils se lieront par des lois qui n’ont point de sanction, que le lendemain efface, et ils croiront posséder la sagesse parce qu’ils ont conquis l’égalité ; mais ils ont bâti sans fondement ; ils sont montés sur les toits, et ils ont tiré l’échelle à eux. Ils voudront descendre ; mais leur chute sera effrayante non moins que leur élévation.

À l’occident, un peuple voisin a été marque d’un signe : j’exciterai les nations contre lui ; mais je le revêtirai de ma force comme d’une cuirasse ; il deviendra mon glaive, mon fléau ; je le doterai de la gloire ; je l’entraînerai de l’orient à l’occident, du midi au septentrion ; la victoire guidera sa course comme une colonne lumineuse ; mais, quand le temps de leurs œuvres sera accompli, je leur ferai boire la lie de cette coupe de malheurs qu’ils avaient passée à tant de peuples. Je me choisirai un homme dans ce peuple choisi ; à mon gré, je chargerai sa tête de couronnes et ses mains de chaînes ; la terre manquera pour lui d’espace ; mais une étroite prison finira par le contenir. Il s’est confié en sa gloire, en son destin, et j’ai résolu que les vaincus humilieraient le vainqueur, que les chacals dompteraient le lion. Je relèverai ceux qui sont tombés, pour qu’ils tombent et se relèvent encore. Et quand les hommes se croiront échappés au tranchant du glaive, et qu’ils se reposeront à l’ombre des oliviers, se jurant une éternelle alliance, méfiez-vous. Ils auront retrouvé des forces pour mieux sentir la douleur ; ils auront savouré le miel pour mieux goûter l’amertume ; je les aurai portés sur la montagne, pour les renverser de plus haut. Méfiez-vous : car alors le Seigneur rentrera dans sa gloire ; sa main ne dirigera plus la course des mondes ; le soleil ne puisera plus à l’éternelle lumière ; un père abandonnera ses enfants, et vous vous chercherez en vain dans les ténèbres. » Maintenant que la parole de Dieu est en vous, retournez au siècle, portez-lui ces menaces, afin que la trompette ne sonne point avant qu’il soit revêtu pour le combat des armes de l’espérance et du repentir.

 

 

 

Joseph FRANÇOIS.

 

Paru dans les Annales romantiques en 1825.

 

 

 

 

 

 

 


1 Ce fragment est extrait d’un roman inédit intitulé Sibylla Weisa. La Sibylla Weisa est un personnage que l’on regarde sur les bords du Rhin comme historique. Les Allemands assurent que, dans ses prophéties qui s’attachent à toutes les crises sociales, elle a indiqué la révolution française comme prélude de la grande révolution où finira le monde. Ce personnage est placé à l’époque de la réformation de Luther, au moment où la société, travaillée de toutes parts par les jongleries scientifiques et religieuses, les guerres civiles et générales, se renouvelait dans ses pensées et dans ses mœurs. (Note de l’Auteur.)

 

 

 

 

 

 

 

 

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