Les amours d’Abraham
par
Jean-Paul FUGÈRE
La veille de Noël, gare à Satan. Ce soir-là, quand le bedeau de Saint-Firmin sonna l’angélus, ses mains tremblaient. Abraham était encore pur mais, par tous ses nerfs, il touchait le diable. Quelqu’un asséchait sa langue et ses lèvres. On grattait son gosier. Ste-Jeanne et Ste-Claire, les cloches du village, le savaient et elles sonnèrent tristement.
Le bedeau, s’en retournant chez lui, menait encore contre l’enfer un épuisant combat. Aussi ne vit-il pas venir ce grand fou d’Isidore qui travaille à Montréal et « monte » toujours chez sa mère au temps des fêtes. Abraham sut que le diable serait le plus fort au coup de poing qu’il reçut dans l’estomac.
– Salut, vieux têteux de grelots. Écoute : j’ai vingt-six onces de rhum. Trois piastres. J’en ai besoin pour le cadeau de m’man.
Abraham implora Ste-Jeanne et Ste-Claire. Le diable fut ferme et soutint Isidore. Abraham, enfin seul, contempla la liqueur qui bientôt brouillerait cloches et bedeau.
Abraham est écrasé. Sa connaissance intime des moindres recoins de l’église, son office quotidien de sonneur ont fini par le marquer d’une sorte d’onction sacerdotale. Chaque faute est sacrilège, sa femme gueule pendant des jours et, dans son clocher, Ste-Claire pleure. Mais quand le rhum est acheté, il faut le boire jusqu’à la lie.
Abraham est entré chez le barbier.
– Jos, je passe là une minute.
À l’abri des yeux, Abraham a ouvert sa bouteille.
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* *
– Joyeux Noël, Jos.
– Pareillement, Abraham. Veux-tu me dire ce qu’elles avaient, tes cloches, à soir ?
Abraham n’a pas répondu, est sorti, a marché, les jambes molles. Cloches de malheur ! Elles ont donc raconté à tout le village ce qui mijotait dans le cœur du bedeau. Maudites commères ! Ah ! pardon, Ste-Jeanne, pardon, Ste-Claire. Mais prenez-vous-en à Provost, Provost-boucher qui remplit les saucisses avec des chats morts et du bran de scie. Si jamais, Ste-Jeanne, je remets les pieds dans sa boutique d’enfer, je veux que mon nom soit cochon.
C’est arrivé comme ça, hier. À propos de fer à cheval, on a parlé d’Achille Longpré qu’on a enterré il y a six ans passés.
– Pauvre Achille, a dit le bedeau sans méchanceté, encore un qui est mort d’avoir mangé trop de viande avant de se coucher.
Provost, c’est comme si on l’avait ébouillanté.
– Touche pas à la viande. S’il y a quelqu’un que ça connaît, la viande, c’est moi, le boucher. Achille n’est jamais mort de ça. Si c’était rien que de ça, il en mangerait encore. Achille, il est mort de s’être noyé en bas du pont.
– Mais non, mais non. Tu te mélanges avec Thomas Binette, le beau-père d’Athanase qui vient de vendre son étalon. Il avait mangé trop de viande.
– Voulez-vous me dire, vous autres, pourquoi on a besoin de ça, un gros bedeau dans une petite paroisse ?
Ça n’était pas une chose à dire. Abraham en resta coi. Mais maintenant s’il boit, à Provost la faute. Mais maintenant qu’il boit, s’il est bedeau, il sait pourquoi. Abraham, avec rage, prit un grand coup à la face du couvent des Sœurs.
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Il sait pourquoi il est bedeau, deux cloches au bout des bras. Sans doute, nul bedeau ne fait la pluie et le beau temps. Et pourtant... Qui règle le soleil et tous les habitants ? Qui avertit le père Eusèbe qu’il faut sortir les vaches, dit à Canut de les rentrer ? Et quelle messe de minuit pourrait-on espérer sans la prestance et la houppelande rouge et or des grandes cérémonies du bedeau qui, à cloches sonnantes, convie la paroisse, trouve une place à chacun, voit à tout, dirige l’éclairage, touche à tout, canalise la communion et mène la fête jusqu’à son dernier vobiscum ? Abraham toutefois n’est pas bedeau pour ça. Ste-Claire lui parle avec un ange dans sa voix.
Et ainsi, Abraham se remontait une dignité au fil du souvenir. Il tirait ses chères cloches, écoutait Ste-Claire, Ste-Jeanne, recevait d’elles lumière et force. L’extase déjà lui brûlait le palais près de l’écurie de Thivierge. D’instinct, Abraham caressa sa bouteille. À genoux, pour ainsi dire, Ste-Jeanne et Ste-Claire supplièrent leur bedeau : « Fuis ton rhum, fuis ton rhum. » – « Ah ! oui ! C’est dur ! Je n’en ai bu que la moitié. » Abraham prit sur lui-même, avisa sa bouteille, la fit tourner au-dessus de sa tête et puis se ravisa. « Ma femme, j’en suis certain, n’a pas recousu le bouton à mon pantalon des grandes pompes. Jamais je ne pourrai, sans bouton, sonner ma messe de minuit. Comprenez-vous, Ste-Claire, pourquoi je bois ? » Bedeau boit.
Lorsqu’il arriva chez lui.
– D’où viens-tu ? a dit Sara, sa femme, en le voyant. Tu as bu ! La veille de Noël, tu as bu malgré ma défense, grand péché mortel de bedeau hypocrite et coureur pendant que j’usais mes yeux sur le bouton de ton pantalon. Mon Dieu, mon Dieu, venez donc chercher ma rognure de bedeau. Ou bien alors, arrachez votre Sara à son règne de misère.
– Écoute, Sara.
– Tais-toi ou je t’arrache ta gueule d’Abraham en pis de vache. Jamais, m’entends-tu, Abraham, jamais je ne te laisserai sonner pour la messe de minuit. Couche-toi, ivrogne de bedeau. Moi, je m’en vais dire à Monsieur le curé que tu t’es cassé une jambe.
Ce qui ne devait pas arriver arriva. Le doux Abraham se mit à frapper sa femme. Il faut qu’il sonne sa messe de minuit, on l’attend. Sur le dos sec de Sara, les coups carillonnent. Pauvre Sara ! Elle court, choppe, emporte dans sa chute le pot de cristal gagné au bingo, le brise en éclats ! Ah !
A fait Sara. Je ne l’ai jamais vu dans les bleus comme ça. D’habitude, c’est moi qui le bats.
A dit Abraham qui s’arrête net.
– Qu’ai-je entendu ? C’est la voix de Ste-Jeanne. Je l’ai reconnue. Elle est tendre et pleine de larmes. J’ai bu, j’ai péché, je suis excommunié.
Abraham éclate en sanglots.
– Sara, ta gueule ! Je veux du silence quand je braille.
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N’en pouvant plus de peine et de remords, Abraham décida d’aller à confesse. Étant bedeau, et de plus étant excommunié, et de plus étant saoul, Abraham considéra qu’il ajouterait du poids à sa contrition si, pour aller à l’église, il revêtait son costume de bedeau d’apparat, le pantalon de suisse avec son applique violette, le veston rouge et or dont la queue solennelle bat les mollets les jours de fête. Pour la canne à pommeau de nickel, inutile d’y penser. Il faudrait d’abord la demander au curé.
– Sara, donne-moi ma redingote et mes culottes de Noël.
– Abraham ! Qu’est-ce qui te prend ? Il n’est pas huit heures. Si Monsieur le curé te voit avant onze heures dans ton costume, il va faire une sainte colère.
– Ma redingote, Sara.
– Pourquoi que tu ne veux pas dormir un peu, mon homme ? Étends-toi, je vais te déchausser. Pense, mon trésor, que la nuit de Noël, ça te rentre toujours dans le corps.
Mais il aperçut son costume bien pressé sur la chaise jaune au pied du lit.
Sara s’est élancée entre l’habit et son mari.
– Attention ! Sara. Tant que je n’ai pas dit mon acte de contrition, je peux te secouer les grelots.
Sara, repoussée, sur le parquet, s’est écrasée et arrose de ses pleurs les fleurs tristes du « prélart ». Le bedeau a mis ses nippes.
Allons maintenant à l’église pour demander pardon. Mais voudra-t-on lui pardonner ? Je suis excommunié. Mon péché n’est pas un péché de rien, c’est un péché de bedeau. Quand on domine sur un clocher et qu’on vit dans l’amitié des hautes cloches, un faux pas est mortel. Il est mort maintenant et le clocher lui est fermé. Pourquoi ai-je bu, Ste-Claire ? À minuit, il aura beau tirer la corde, les cloches demeureront muettes ; tout le village consterné chassera son bedeau avec bâtons et eau bénite.
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Abraham désespéré pénétra quand même dans l’église. Avec le rhum qui lui cuisait le péritoine et la trompe d’Eustache, chaque pas était une aventure. Abraham faillit tomber. Et il serait tombé sans les cordes du clocher qui lui offrirent appui.
Le bedeau crut défaillir. Il entendit distinctement, il entendit la voix claire de Ste-Jeanne, la voix tendre de Ste-Claire. Jésus, Marie, Joseph ! Ses cloches lui parlaient. Ou était-ce leur cri d’horreur à son contact d’excommunié ?
Abraham hésita. Puis, volontairement et la corde bien en main, il se laissa tomber. Là-haut, on répondait et l’élan de la corde remettait le bedeau sur pied. Abraham n’hésita plus. Comme un homme qui joue sa vie, Abraham, le bedeau rejeté par sa femme, par Provost, par la paroisse, par Ste-Jeanne et par Ste-Claire, s’est mis à sonner comme un homme saoul qui joue sa vie pour un pardon.
– Je ne suis qu’un salaud, Ste-Jeanne, qu’un cochon, SteClaire.
Les cloches approuvaient. De toutes ses forces, de tout son remords, il sonnait, et de plus en plus haut, les cordes le hissaient. « C’est de la faute à Provost, Ste-Jeanne. » Il était triste à mourir, sa douleur, dans sa bouche, avait un goût de cassonade.
Mais ne tire pas si fort sur ta corde, Abraham. Ah ! Malheur ! Où vas-tu ? Emporté par la corde, par la grâce et l’élan, il a traversé le plancher du clocher. Le bedeau sonne toujours. Il s’est mis à tourner autour du clocher. « Saintes Cloches, effaçons tout et recommençons. »
Il a tiré tant que Ste-Jeanne et Ste-Claire se sont laissé fléchir, se sont laissé détacher du clocher et sont allées tourner avec lui. (« Qu’est-ce que j’aurai comme pénitence ? »)
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– Pourquoi as-tu bu, bedeau ? disaient-elles, tournant et chantant. Bedeau, bedeau, pourquoi as-tu bu ?
– Ô mes cloches, disait le bedeau, je ne boirai plus, mais le diable aussi m’avait tout mêlé.
Aussitôt, il vit qu’il tournait dix fois plus vite autour du clocher. Le vertige le prit.
– Cloches, Cloches, criait le bedeau, arrêtez-moi. Je me casse le cou.
– Bedeau, bedeau, pourquoi as-tu bu ?
– Ô mes cloches, disait le bedeau, je ne boirai plus tant je suis malade. Tout ça, pour avoir aidé le beau Isidore !
Abraham, autour du clocher filait comme une comète. Le vent gonflant son pantalon faisait un bruit d’avion.
Il s’en prit à Provost, bien sûr, il s’en prit à Sara et tournait si vite que le clocher en semblait cerné d’un halo or et rubis touché par la lune. Quand, enfin, ne trouvant plus où jeter son péché, il s’accusa, tout s’arrêta.
– Le coupable, c’est moi, saintes Cloches. C’est moi, le cochon. Je ne toucherai plus jamais au rhum.
– Dominus vobiscum.
– Le malheur, voyez-vous, Ste-Claire, Ste-Jeanne, c’est que moi, pour vivre, j’ai besoin qu’on me prenne au sérieux. On rit de moi, Ste-Jeanne. Ça donne des doutes sur mon mérite et sur le vôtre, je me sens malheureux, et je bois.
Ste-Claire et Ste-Jeanne échangèrent un signe. Abraham s’aperçut tout à coup qu’on se détachait du clocher. Au fil des cloches qui chantaient, le bedeau s’engouffra dans le vent, cul par-dessus tête, mais il tenait serré la corde de son métier et, assuré de son pardon, s’abandonnait à la promenade. Sans doute parce qu’approchait l’heure où l’Enfant est né, le chant des saintes se faisait plus clair et plus beau comme purifié par la joie. Il semblait au bedeau que les cloches, tout en restant cloches, n’étaient plus des cloches.
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Les autres villages ont aussi lancé leurs cloches dans l’air. De tous les coins du ciel, Abraham en voyait venir. Les anges protecteurs des paroisses volaient au-dessus des groupes et veillaient paternellement sur leurs pupilles respectives. Un peu plus grand que ses frères, l’ange d’une cathédrale tirait un convoi de cloches multicolores et traçait dans le ciel des courbes lumineuses. La procession grossissait à vue d’œil et, de village en village, chantait la Noël et la nouvelle paix. On glissait dans les hauts vents le plus aisément du monde et l’air était doux comme au temps des fruits.
Tout yeux, tout oreilles, Abraham, comblé, souffrait comme un tonneau qui voudrait boire plus qu’il ne peut tenir. Enfin il comprenait l’utilité et la grandeur d’un sacristain qui déclenche dans le ciel tant de merveilleux.
Toutes ces splendeurs avaient distrait le bedeau de ses cloches. Quand il se retourna, il vit un grand diable d’ange qui chantait avec elles. Le trio semblait tellement intime qu’il ne laissait pas de place au bedeau. La jalousie le mordit au cœur. Par le trou s’engouffra une lourdeur inattendue. Abraham enfonçait dans l’air. Il voulut crier, ouvrit la bouche toute grande. Rien. L’air le long de lui montait plein comme de l’eau. À mi-jambe. Au nombril. Au poitrail. Au secours ! La procession s’éloignait. Enfin sa gorge se desserra un peu. Il cria :
– Ste-Claire, je coule.
Ste-Claire cristalline se tourna vers son bedeau qui se noyait dans l’air.
– Bedeau, ô mon bedeau, la nuit de Noël, es-tu jaloux ?
Abraham pleura, la lourdeur s’enfuit, l’ange salua bas le bedeau et Ste-Claire s’approchant :
– Ne sois plus triste, mon ami. Chante avec nous. J’ai toujours aimé ta voix puissante qui fait trembler les lions et charme les pigeons.
– Vous n’y pensez pas, Ste-Claire. Moi dans votre concert ? C’est comme si je me mettais dans les souliers de saint Joseph.
Mais déjà, il chantait à gosier déployé, heureux comme quelqu’un qui est mort. Ne vivait-il pas sans remords, sans épouse, sans désir ? Sa mort fut courte.
Un ange, s’approchant, félicita Abraham de son costume, le plus beau des environs.
Confidentiellement, Ste-Jeanne disait à l’ange (mais Abraham comprit tout) :
– Ma sœur et moi, attendons toujours impatiemment les jours de fête, sans doute, parce qu’alors, le ciel est en liesse, mais aussi, ces jours-là, notre bedeau fait son office dans son costume solennel. Il est beau comme un roi mage.
Abraham, l’air détaché, crut devoir ajouter :
– Vous voyez ces broderies d’or autour des boutonnières, ces décorations le long du collet, même les sœurs du couvent ne pourraient pas en faire autant. Non, Monsieur. Ça, Monsieur, ça se fait rien qu’aux États-Unis.
À mesure qu’il se gonflait, Abraham s’enfonçait. Il allait encore tomber, il allait encore couler.
– Il n’est pas facile, dit l’ange, de suivre les cloches, la nuit de Noël. Le moindre péché chasse la grâce et jette un bedeau en bas du clocher.
Le bedeau remonta et comprit que pour être libre et pour se sauver, il ne faut pas trop tenir aux broderies des costumes.
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– T’es pas fou, Abraham.Abraham vit venir, au-dessus des maisons et des champs, M. le Curé, tout empêtré dans sa jupe et faisant de grands gestes au bedeau.
– Lâche les cloches, Abraham, et monte à la sacristie au plus vite que je te parle.
Abraham fut surpris de voir son curé rouge de colère et d’indignation.
– Plus tard. Là, je suis dans le ciel. J’aime ça.
Et il s’agrippe aux cloches.
Mais M. le Curé ne voulait rien entendre et tira Abraham par la manche.
– Je vous le dis, Monsieur le curé, lâchez-moi. Et embarquez. Le voyage vient juste de commencer.
Monsieur le curé tirait sans pitié. Abraham voyait s’éloigner la joyeuse ronde des cloches et des anges. Tout en s’excusant, il donna un coup de pied au curé et, du coup, s’éleva jusqu’à l’ange qui riait aux éclats.
Mais un grand rat de sacristie, Larouche, le marguillier, repoussa l’ange, lui prit les ailes et le visage et se jeta sur Abraham. Ah ! Vieille rapace, tu dépouilles les anges du bon Dieu après m’avoir coupé mon salaire de bedeau. Abraham méchamment s’enroula à la corde et lança ses deux pieds sur le mufle de Larouche qui roula dans la nuit avec un bruit de cloches. Quelle musique ! Abraham était sauvé, il pouvait remonter.
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Mais dix mains, vingt mains, celles de Provost, celles d’Isidore, celles de Canut, s’abattirent sur le pauvre bedeau qui fut expulsé de l’église et roulé dans la neige pendant qu’impuissants, anges et cloches s’éloignaient en chantant.
Jean-Paul FUGÈRE.
Paru dans Liaison en 1950.