Le beau Noël du roi Henri

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Franz FUNCK-BRENTANO

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La Ligue, formée de catholiques exaltés, sous la direction du beau et vaillant Henri de Guise le Balafré, était entrée en lutte armée contre le roi Henri III qu’elle estimait trop favorable aux huguenots. Le roi de France, menacé sur son trône, fit mettre à mort le Balafré au château de Blois. Nous sommes en décembre 1588. Meurtre qui donna une intensité nouvelle à l’insurrection. Le roi Henri en vint à nouer alliance avec son cousin le roi Henri de Navarre qui était le chef même du parti réformé. Les deux Henri avaient donc uni leurs forces et s’étaient installés sous les murs de Paris dont ils faisaient le siège : la grande ville était le plus ardent soutien des Ligueurs. À Saint-Cloud, un moine fanatique, Jacques Clément, parvint à s’introduire dans la tente du roi, sous prétexte de lui apporter des renseignements utiles concernant la ville assiégée. Henri III était assis, un manteau sur les épaules. Jacques Clément, d’un violent coup de couteau, le frappa dans le bas-ventre. Le chirurgien de la cour accourut. Henri III s’était levé, il avait arraché l’arme de la plaie et tenait ses entrailles dans ses mains. Il devait expirer le lendemain matin, mais, avant de mourir, il avait encore désigné pour son successeur au trône le roi Henri de Navarre qui, effectivement, descendant en ligne directe de saint Louis par son père Antoine de Bourbon, se trouvait son plus proche héritier ; mais en ajoutant qu’auparavant son cousin devrait se convertir au catholicisme.

 

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En ces tragiques circonstances se produisit, au premier moment, un mouvement d’enthousiasme autour du nouveau roi ; mais, dès le lendemain, nombre de ces élégants gentilshommes et vaillants capitaines s’étaient repris. Henri IV « voyait en même chambre, comme le répète l’un des assistants, les mêmes personnages qui, la veille, l’avaient acclamé, enfonçant leurs chapeaux ou les jetant à terre, fermant le poing, complotant, se touchant la main, faisant vœux desquels était la conclusion : plutôt mourir de mille morts que de souffrir un roi huguenot ».

Henri se trouvait roi de France, roi d’un royaume à conquérir.

La plupart des gentilshommes qui se trouvaient auprès du monarque l’abandonnèrent ; le duc d’Épernon donna le signal de la défection et retourna en son gouvernement d’Angoulême ; le marquis de Vitry passa effrontément à l’ennemi et rejoignit dans Paris les soldats de la Ligue. L’armée royale, en quelques jours, fondit de moitié. Il ne pouvait plus être question de maintenir le siège de Paris. Avec les dix-huit ou vingt mille hommes qui lui demeuraient fidèles, Henri IV se replia sur la Normandie, la province de France qui lui témoignait le plus sûr attachement.

On sait la valeur du bon roi Henri IV :

 

          Seul roi de qui le peuple ait gardé la mémoire.

 

dit le vers si connu d’un poète peu connu, Gudin de La Brennellerie. Il était grand homme de guerre, vaillant, enthousiaste, avec le don de communiquer son ardeur à ses entours, à ses soldats.

Et voici les journées victorieuses d’Arques et d’Ivry-sur-Eure, cette dernière, la victoire du noble prince, demeurée la plus populaire : le panache blanc lui-même, dont le roi avait orné son chapeau en signe de ralliement à ses troupes, se trouve, pour une fois, jolie légende et vérité historique.

Après quoi Henri IV ramena ses soldats devant Paris, Paris sa bonne ville, capitale et cœur du royaume, sans laquelle il ne pouvait régner. La population était fanatisée ; il s’agissait de proclamer le cardinal de Bourbon roi de France sous le nom de Charles X.

Le roi s’était emparé des faubourgs de la ville ; mais les remparts, ceints de fossés profonds qu’emplissaient les eaux de la Seine, lui opposaient un obstacle qu’il se trouvait impuissant à franchir. Du haut des tours – à cette époque, il y en avait trois – de l’église de Saint-Germain-des-Prés, son regard pouvait plonger dans la ville : il y voyait se dérouler des processions accompagnées d’un appareil impressionnant, où le Saint-Sacrement brillait, encadré de moines en robe de bure, morion en tête, mousqueton sur l’épaule, épée au côté. Les Parisiennes assiégées déclaraient qu’elles préféreraient manger leurs enfants que de se laisser gouverner par un roi huguenot.

Et le bon roi Henri de s’en retourner mélancoliquement en Normandie.

Il s’était campé en un modeste village des environs d’Évreux, avec quelques amis dévoués, dont le baron de Rosny, plus tard duc de Sully. On était en décembre ; la neige couvrait la plaine comme d’un grand drap blanc que les corbeaux piquetaient de petites taches noires. Le roi s’entretenait, tout en déambulant par les rues silencieuses, particulièrement avec Sully, qu’il avait pris en affection depuis la journée d’Ivry, où son fidèle compagnon avait été criblé de blessures. Quels conflits dans son cœur entre ses sentiments divers ! Il aimait son peuple de l’amour le plus profond, mais il n’était pas moins attaché à ses croyances, que sa mère lui avait inspirées en son jeune âge, l’âge où les sentiments ont une intensité, une pureté, une beauté qui leur donnent force à traverser toute une vie ; lumineuse aurore dans un ciel matinal. Rejeter ces croyances premières, quel effort ; mais d’autre part le roi Henri comprenait qu’en demeurant dans la Réforme, jamais il ne régnerait en France, en cette France à laquelle il se sentait capable de donner la paix et le bonheur.

Son plus fidèle compagnon et meilleur conseiller, Maximilien de Sully, était de son côté calviniste convaincu. Chez lui, en son cabinet, il, priait et travaillait sous les portraits de Calvin et de Luther ; il se serait fait hacher plutôt que de renier leurs doctrines.

 

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La brune du soir s’était épaissie. Le roi, Sully, quelques capitaines de l’armée royale s’étaient installés dans la salle fumeuse de la petite auberge à la Couronne de chêne. Triste fin d’année. Henri IV était d’humeur naturellement joviale, un boute-en-train ; mais la pensée qu’on était dans la nuit du réveillon ne faisait que rendre plus lourde la mélancolie qui pesait sur son cœur. Des tranches de jambon accompagnées de pommes en robe des champs s’arrosaient de cidre mousseux. On n’avait pu se résigner à mettre rôtir au beau feu flambant dans la haute cheminée l’oie grasse de Noël. Quelques heures passèrent en causerie lourde, en silences plus lourds encore. Et l’on se leva, non sans avoir bu gravement, avec émotion, au bonheur, à la tranquillité et à la prospérité de la France.

Le roi et ses compagnons regagnaient leurs logis respectifs : la nuit était claire, des étoiles brillaient en nombre infini à la voûte profonde du ciel, ciel clair et froid de décembre. Dans le village, tout se taisait. La plupart des volets étaient clos ; de place en place filtraient entre leurs fentes de bois quelques rais de lumière ; mais du centre du village venait comme un bourdonnement d’une surprenante douceur et harmonie. Le roi s’arrêta, prêta l’oreille, puis, brusquement, d’un pas rapide, se dirigea vers la place où se dressait, sous la lourde toiture, la petite église du village. « Je connais cet air-là », murmurait-il. Une émotion, mais toute bienfaisante, le dominait. Il met la main sur la poignée de la serrure, tourne vivement, et pénètre dans l’église suivi de ses compagnons. C’était le doux et simple spectacle d’un office de nuit pour gens de la campagne ; la nef s’enrobait de pénombre, seul le chœur était lumineux. Sur la gauche on distinguait les coiffes blanches des femmes inclinées, sur la droite les longues blouses bleues, luisantes, des hommes, tête nue. La messe de minuit était dite et l’assistance chantait à l’unisson un de ces vieux Noëls, jadis si populaires en notre bon pays de France :

 

          Michaud, qui cause ce grand bruit

          Que l’on a fait toute la nuit,

          Autour de notre voisinage ?

          J’ai pensé me mettre en courroux

          D’entendre crier du village :

                       Sus, sus, bergers !

                       Réveillez-vous !

 

          Eh quoi, Pierrot, ne sais-tu pas

          Qu’un Dieu vient de naître ici-bas,

          Et s’est réduit en une grange ?

          Il n’a ni langes, ni berceau,

          Et dans cette misère étrange

                       Tu le verras,

                       Ce qu’il est beau !

 

Le roi Henri a retiré son chapeau, sa voix se mêle à celle du peuple réuni : oui, cette mélodie, il la connaissait ; de son plus jeune âge ces paroles étaient demeurées gravées dans son esprit et quelle douce émotion, en ce temple d’un culte qui n’était pas le sien, le prenait tout entier. Devant lui, au milieu du chœur, l’assemblement naïf et charmant des figurines formant ce que nous nommons « une crèche » : la vierge, l’enfant, le bon saint Joseph appuyé sur un gros bâton, les rois mages tout en or, les bergers vêtus de laine et le gros bœuf et l’âne gris. Ce chant, ces paroles simplettes, ce tableau enfantin mais d’une si prenante sincérité en rappelant avec une vivacité délicieuse au roi Henri ses impressions de jeunesse, dans l’angoisse où se trouvait son âme, lui firent monter des larmes aux yeux. Souvenirs du temps où s’était levée l’aurore de sa vie et qui, en cette froide nuit d’hiver, semblait briller à nouveau pour répandre en son âme un souffle printanier :

 

          Allons, bergers, car il est temps,

          À Jésus portons nos présents

          Et lui faisons la révérence.

          Voyez comme Jeannot y va ;

          Suivons-le tous en diligence,

                       Et nos troupeaux

                       Laissons-les là !

 

Au-dessus de la crèche, dans le chœur de l’église, flottaient de petits anges ; les ailes étendues, naïvement suspendus à la voûte par des cordelettes de lin. Ils déployaient un bel écriteau bleu, où se lisait, en lettres d’or :

 

          Paix aux hommes de bonne volonté.

 

Et ceci encore répondait si bien à la pensée du roi. Henri sortit de l’église songeur, mais comme soulagé d’un grand poids. Il avait donc retrouvé en cette église du culte romain, les impressions et les sentiments qui lui tenaient le plus profondément à cœur, parmi ceux qu’il avait reçus du culte réformé.

Le lendemain matin, le roi Henri faisait appeler le curé du village.

– Monsieur le curé, j’ai assisté hier soir à votre office de nuit... Dites-moi donc, monsieur le curé, qu’est-ce qui sépare donc, en réalité, votre culte de celui dans lequel j’ai été élevé ?

– Sire, le sacrifice de la messe.

Quelques mois passés, Henri IV entendait la messe en la basilique de Saint-Denis et Paris, la « grand’ville » lui ouvrait ses portes aux acclamations d’un peuple dévoué.

 

 

Franz FUNCK-BRENTANO,

Récits pour le temps de Noël, 1934.

 

 

 

 

 

 

 

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