Colas, Colin et Colinet

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Franz FUNCK-BRENTANO

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Vous connaissez, mes amis, le disque de Newton. Newton est le grand savant qui découvrit en Angleterre, au XVIIe siècle, la gravitation universelle, on veut dire la loi qui régit, dans leur mouvement, les étoiles du firmament. Newton a fait de non moins belles découvertes en optique et notamment dans l’étude des couleurs. Il a montré comment le blanc est la réunion de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, tandis que le noir en est la négation.

Prenez une feuille de papier blanc. D’un compas tracez-y un cercle, puis divisez celui-ci en trois fois sept secteurs que vous peindrez, chacun d’eux, de l’une des sept couleurs de l’arc-en-ciel et dans l’ordre qui convient : Violet, indigo, bleu, vert, jaune, orangé et rouge. Collez votre papier ainsi colorié sur un morceau de carton ; découpez le carton au contour extérieur du cercle ; au milieu du cercle pratiquez un trou où vous introduirez votre crayon, et faites enfin tourner le cercle rapidement sur lui-même. Toutes les couleurs se fondront et vous ne verrez plus uniformément que du gris clair : le disque de Newton.

Or voici qu’en le voyant tourner l’autre jour chez mon opticien, je me remémorais certaine histoire qui me revenait du vieux temps et que je voudrais vous conter. La vie elle-même ne serait-elle pas, elle aussi, un disque qui tourne et pareil à celui de Newton ?

Mais voilà des réflexions bien philosophiques : venons à mon récit.

 

*

*     *

 

Il y avait autrefois – il y a bien longtemps, au XIIIe siècle, en Normandie – en une petite ville rustique, au bord de l’Andelle, une vieille auberge à l’enseigne du Cerf corné d’or, où l’on voyait se balancer en grinçant, à une tringle de fer forgé au-dessus de la porte, un beau cerf vigoureux et fier, aux bois dorés. L’unique salle de l’auberge était basse et fumeuse ; les vitres en étaient faites de fonds de bouteilles. Une nuit de réveillon, mais peu de monde dans l’auberge, car il faisait un temps affreux, à ne pas mettre un chien dehors, comme on dit communément. Cependant il ne neigeait pas : c’était une pluie froide et glacée et que le vent déchaînait en rafales.

À une table de chêne massif, que les coudes de la clientèle n’avaient pas laissé de polir, étaient assis trois compagnons. Ils réveillonnaient avant l’heure, devisant avec animation. Il est vrai que l’aubergiste ventru et haut en couleur, portant sur son crâne chauve un blanc bonnet de nuit, avait déjà quatre ou cinq fois rempli leurs tasses d’étain d’un bon cidre de pomme, rehaussé d’eau-de-vie de même provenance.

– Et je te dis, Colas, affirmait l’un des compagnons, en frappant du poing sur la table, que ta vie et la mienne ne peuvent se comparer !... Semaine et dimanche, tout le long de l’année, tu restes tranquillement en ton patelin, sans autre embarras que de biner ton jardin ou mener tes bœufs au labour, tandis que moi, Colinet le Gros-Bourdon, jongleur, poète et ménétrier, on me voit, nia vielle en bandoulière, parcourir le monde, par monts et par vaux, de Normandie en Beauce, en France et en Champagne, de ville en château, de manoir en pèlerinage, chantant mes chansonnettes aux grands et aux petits, à la bourgeoise, à la châtelaine, et dans les assemblées même de gros sots de manants comme toi, ami Colas, pour te servir.

Sur quoi Colas se rebiffait

– Foi de Colas Potard...

– C’est « Pochard » que tu veux dire...

– Dis donc, le Gros-Bourdon, les épaules te démangeraient-elles ?

– Allons ! conte ton fait...

Et Colas, tapant à son tour sur la table, à en renverser la tasse de son compagnon, se mit à hurler comme s’il parlait à des sourds :

– Je te dis, poétaillon de malheur, que ma vie est aussi agitée et tourmentée que la tienne : c’est les orages et c’est la grêle ou bien le veau qui crève à l’écurie. Voici les pommiers d’avril couverts de leurs fleurs roses : crac ! une bonne – je veux dire une mauvaise – gelée, et tout est frit pour la saison. Pour avoir des émotions, point n’est besoin de se trimballer comme une guimbarde ; on en apprend du neuf, et tous les jours, sans quitter le logis.

Le troisième des camarades n’avait pas encore ouvert la bouche ; il crut le moment d’intervenir.

Il se nommait Colin de Hauteplume, chevalier d’aventure, né on ne savait où, venu on ne savait d’où, et qui courait les pays les plus divers, suivi d’un valet en médiocre équipage, en quête des tournois qui pouvaient se donner à l’une ou à l’autre occasion. Il était agile et fort et hardi. La coutume voulait que le cheval du tournoyeur désarçonné, devînt le prix du vainqueur. Colin, heureux dans la joute, revendait son butin au maquignon de l’endroit. Tel était, à peu près, son unique gagne-pain. Il avait suivi le débat élevé entre le paysan et le jongleur :

– Vous êtes plaisants tous deux de parler des accidents de votre existence. Que diriez-vous de la mienne ? De joute en tournoi, de combat en bataille, risquant à toute heure d’avoir l’œil crevé, la mâchoire brisée, les bras rompus, les côtes enfoncées. Mais quelle gloire aussi et quel triomphe, dans la sonnerie des fanfares saluant le vainqueur, quand ce vainqueur se trouve précisément être votre dévoué serviteur !

Nous ne suivrons pas les trois amis dans le cours de leur discussion sur la valeur de l’existence de chacun d’eux. Au dehors continuaient de tomber des hallebardes ; aussi, faute de pouvoir mettre le nez dans la rue, les discours se prolongeaient. On en était au point de savoir lequel des trois amis menait la vie la plus heureuse, car – contrairement à la coutume qui veut que l’homme se plaigne de son sort – nos compagnons, par vantardise, et voyant pour un moment tout en rose, au parfum du bon cidre qui remplissait leurs pichets, après avoir décrit le pittoresque de leurs existences respectives, en étaient venus à en célébrer l’exquise qualité et le bonheur.

À ce moment un bruit de chevaux qui piaffaient à l’huis du logis se fit entendre et la porte s’ouvrit. Un superbe personnage drapé d’un ample manteau avec du « d’or dessus », fit son apparition. Il jeta sa coiffe, quitta son manteau. Il était vêtu de drap de Flandre bordé de point de Bruges, la taille en une ceinture d’orfroi sertie d’émeraudes. Il était suivi de ses valets. L’hôtelier s’approcha.

– Quel chien de temps ! s’écria le nouvel arrivant, à ne pas jeter à la porte l’huissier du roi !

Un beau feu de sarments brillait sous le manteau de la haute cheminée. Le nouveau venu s’en approcha, posant un pied sur l’extrémité des chenets de fer noirci. Il marmonnait entre ses dents :

– Quelle nuit de Noël !

Puis il vint à la table où Colas, Colin et Colinet s’empressèrent de lui faire place en se serrant l’un à l’autre sur l’un des bancs, de manière à laisser celui d’en face à la disposition de l’inconnu dont la splendeur les éblouissait. L’étranger demanda du cidre doux et du lard frit dans des œufs frais.

– Et de quoi parliez-vous, en faisant un si beau tapage, au moment où je suis entré ?

– Monseigneur, dit le jongleur, en saluant avec déférence, nous parlions de la vie que mène chacun de nous. Colin, que voici, est tournoyeur ; Colas est un manant grattant la terre pour faire pousser le blé ; et moi, Colinet le Gros-Bourdon, je suis votre serviteur, et, par-dessus, jongleur, poète et ménétrier pour chanter les vertus, la gloire et la magnificence de Votre Haute Seigneurie.

Ici une nouvelle révérence.

– Et me serait-il permis, poursuivit le jongleur...

L’étranger interrompit :

– De me demander qui je suis moi-même... Certes. Je suis l’argentier du roi.

Les trois compagnons se levèrent comme mus d’un même ressort.

L’étranger poursuivit :

– Venu d’Italie, mon beau pays, où l’on me nomme Muccio, je me suis associé avec mon cousin Biccio – Italien et manieur d’argent comme moi – pour gérer les finances de Sa Majesté Philippe IV. Les Français m’appellent Mouche et ils nomment Biche mon cousin, ou plutôt ils nous nomment l’un et l’autre, du nom commun à notre enseigne : « Mouche-et-Biche ».

Puis, revenant sur ce que le jongleur venait de lui dire :

– Et quelle était votre conclusion sur le bonheur dont chacun de vous peut bien jouir en ce bas monde ?

– Monseigneur, nous en disputions sans nous mettre d’accord.

Mouche-et-Biche invita les trois amis à s’asseoir. Il demanda à l’aubergiste d’aller quérir sa meilleure bouteille, qui fut sans tarder vidée de son contenu.

– À votre santé, les amis, dit Mouche-et-Biche, en levant son gobelet d’étain, car nous voilà amis et compagnons, autant du moins que durera cette pluie du diable. À votre santé, à votre bonheur !

– Ah ! monseigneur, répondit le jongleur, qui paraissait décidément celui des trois compagnons dont la langue était le mieux accrochée, si vous aviez été des nôtres, nous n’aurions plus discuté du plus grand charme et bonheur de nos conditions, car sans conteste c’est à vous que tout honneur en serait revenu.

L’argentier regarda un moment son interlocuteur, sans mot dire. Un chacun attendait avec déférence ce que le puissant financier allait prononcer, y compris l’aubergiste qui, son bonnet de nuit d’une main, sa serviette de l’autre, se tenait immobile de respect.

– Qui sait, qui sait ? dit Mouche-et-Biche. Tout ce qui reluit n’est pas or... l’habit ne fait pas le moine... la coquille n’est pas l’escargot... Il me vient une idée. Chacun de nous va se munir d’une petite boîte, une de ces petites boîtes-tirelire que portent avec eux les jongleurs ambulants pour la collecte des sous tournois. Colinet le Gros-Bourdon pourra nous en fournir. Les boîtes seront scellées et, durant l’année qui va courir, chaque jour chacun de nous y versera un peu de poudre à la couleur de la journée passée. La cendre grise, prise au foyer, marquera les jours ternes et neutres, le noir de suie les jours de douleur, la farine blanche les journées paisibles, le bleu de lessive les jours de joie, de la poudre jaune, ou verte ou écarlate, que le teinturier pourra vous procurer, les jours de plaisir ou d’espoir ou de bombance sans souci ; puis, dans une année, jour pour jour, en cette nuit de réveillon, nous nous retrouverons ici. S’il le faut je reviendrai de Paris la grand’ville. Nous ouvrirons nos boîtes après les avoir bien secouées de manière à en mêler le contenu et, à la couleur dominante de chaque mélange, nous verrons celui de nous qui se sera le plus rapproché du bonheur. Après quoi nous irons, comme nous irons tout à l’heure, sur l’heure de minuit, en la vieille église basse et sombre du village, remercier Dieu et le prier de nous continuer sa grâce.

Ainsi fut fait.

 

*

*     *

 

Colas Potard, le manant, eut sa boîte de couleurs, ainsi que Colinet le Gros-Bourdon, gai trouvère et jongleur d’aventure, et Colin de Hauteplume, le fervêtu, tournoyeur errant, et Monseigneur Mouche-et-Biche lui-même, argentier du roi Philippe-le-Bel, en son fastueux hôtel à Paris.

Les premiers jours, Colas versa consciencieusement, chaque soir, par la fente, dans la boîte-tirelire, de la poudre grise, cendre du foyer. Les journées d’hiver s’écoulaient paisibles et tranquilles, mais avec le souci du froid, les doigts gelés ou les pieds pataugeant dans de la boue glaiseuse, et la compensation aussi des bons moments au coin du feu. Un soir, après s’être pris de querelle avec sa femme, – il est vrai qu’il était rentré de la taverne un peu plus éméché que de raison, – il y mêla une pincée de suie noire et il n’y mit que de la suie noire le jour où Blanchette, sa jolie vache, expira sur la paille de l’écurie. Vint le printemps. Les pommiers se couvraient de leur robe de mousseline rose, la récolte s’annonçait des plus belles : la poudre verte, vert d’espérance, remplaça la cendre du foyer. Les feux de la Saint-Jean illuminèrent un jour de joie heureuse. Colas s’était trouvé à l’office en sa blouse neuve, un foulard de soie rouge autour du cou, rasé de frais ; à la danse, sur la grand’place, il s’était distingué par sa bonne mine et son entrain et, tout le long du jour, sa femme, l’accorte fermière, « not’ maîtresse » comme on dit en Normandie, s’était montrée on ne peut plus gentille : dans la boîte n’entra que la farine blanche et de la plus blanche qui se pût trouver. Puis ce fut la récolte, les tracas commencèrent. Ce n’est pas qu’elle fut mauvaise, mais en raison des espérances que les fleurs d’avril avaient données, c’était une déception et qui se traduisit par le retour à la cendre grise. Puis Colas eut des rages de dents ; un charlatan de passage extirpa la cause du mal et Colas se trouva soulagé. Et l’hiver revint ramenant la vie monotone dans l’étable avec les vaches et les moutons, car au moyen âge le paysan vivait l’hiver avec sa famille dans l’étable, se chauffant par la chaleur même que dégage le bétail.

Cependant que Colinet le Gros-Bourdon courait avec sa vielle de ville en bourgade, de foire en château, vêtu de chausses d’écarlate, le menton rasé, son instrument en bandoulière. Maintes fois le redoutable castel lui était hospitalier et les ponts-levis se baissaient devant lui. La jeune châtelaine lui faisait débiter ses plus beaux lais et ses chantefables, tandis qu’entourée de ses demoiselles, assise sur un tapis d’Orient, les cheveux défaits, ses beaux cheveux menus, recercelés, couronnée d’anémones et de pervenches, elle travaillait à ses broderies d’or et de soie. D’autres fois c’était à table, – tandis que le pauvre hère regardait avec envie passer les beaux plats fumants, agneaux rôtis, grues farcies, cygnes et hérons, tranches de bœuf et de sanglier, et le vin vermeil ruisseler dans les hanaps d’argent, – qu’il chantait ou récitait ses vers pour divertir la brillante compagnie ; ou bien aux sons de sa vielle il faisait danser, caroler comme on disait alors, jeunes gars et gentes pucelles sur le parquet luisant des salles voûtées ou sur l’herbe fleurie jouxte la claire fontaine où gazouillent les oiseaux. C’étaient les beaux jours et sa boîte, une boîte de jongleur à cueillir à la ronde deniers de cuivre et sous d’argent, recevait de fines couleurs claires, le vert gai reflet d’un cœur léger, le rose tendre couleur des rêves propices, le bleu d’azur couleur de paix et de sérénité. « Je suis heureux, pensait-il, quand j’entends la flûte et le tambourin s’unir aux sons de ma vielle, quand filles et garçons sautent à l’envi, la tête couronnée de fleurs et de verdure. »

Sa joie était complète quand, à l’issue de sa chanson, le châtelain lui jetait en présent son beau manteau garni de vair – fourrure – comme les pantoufles de Cendrillon, et non de verre comme le voudrait une faute d’orthographe ; quand il lui faisait servir à table oies grasses et paons farcis, et quand, le soir venu, remonté sur son roncin, il entendait tinter en son escarcelle les beaux écus croisés dont il venait de faire recette.

Ces jours-là c’était de la couleur rouge, d’un rouge claironnant qu’il versait, tout en chantant, en la cassette-tirelire où sa vie se colorait tout en passant.

« Que les beaux jours me trouvent en un pré fleuri bien clos de buissons verts, qu’on m’y serve des outardes, des poussins, tartes et tourtes, du porc frais et du bœuf gras assaisonnés à la sauce verte ; qu’on y joigne un tonnelet de vin clairet et capiteux et friand : n’est-ce pas le plus séduisant degré du bonheur ? » Sur la fin des fêtes champêtres ce degré de bonheur se trouva atteint plus d’une fois.

Heures heureuses qui connaissaient de sombres lendemains. Au pied du donjon crénelé vainement le Gros-Bourdon fait-il entendre l’appel du voyageur qui demande l’entrée des cours : la herse demeure baissée, le poncel relevé et, par la pluie maintes fois, par la tempête ou la froidure, le poète errant doit regagner tristement son logis ; – ou bien c’est un vilain seigneur qui, après l’avoir fait jouer de la vielle et chanter, conter ses plus gais fabliaux, pour tout salaire lui sert maigre pitance et qu’il lui jette comme à un chien. « Quelle pitié de lasser ma monture vers mauvais châtelain ! Il n’aime pas mon humble prière : “Un peu de viande, s’il vous plaît, quelques sous, un vêtement ?” – mais cent fois plus je hais son avarice et son cœur dur. »

Au donjon de Braieselve, Colinet avait trouvé, l’an passé, courtois accueil. Le jongleur se rappelait avec allégresse les beaux dons qu’il y avait recueillis, et le sourire de la châtelaine et les bons mots du châtelain. Il y retourne le cœur à l’aise, est introduit dans la cour. Les mendiants, groupés au bas des degrés où ils attendaient quotidiennement la « donnée », ce qui veut dire les reliefs du repas seigneurial accompagnés de menue monnaie, se souvinrent que l’an écoulé la redevance à l’indiscret jongleur avait causé une diminution de leur propre pitance. Avertis par le portier, ils avaient, pour faire accueil au poète nomade, détaché les gros dogues qui, de nuit, veillaient autour du château. À l’apparition du pauvre Colinet, les molosses se jettent sur lui, lui mettent les chausses en pièces, voire quelque peu ce qu’il y avait en dessous. Dans la plus grande terreur le malheureux se sauva en poussant des cris affreux. Ce soir-là la couleur la plus noire tomba dans l’urne aux teintes journalières. Suivirent des heures plus tristes encore, d’autant que Colinet n’en pouvait attribuer l’infortune qu’à lui-même.

Notre poète aimait l’estaminet, et plus encore le jeu avec partenaires de rencontre, jeux de cartes, jeux de dés. Il boit, il joue ; il joue, il perd, non seulement le contenu de son escarcelle, mais jusqu’à son manteau et ses chausses, ses belles chausses d’écarlate, qu’il doit troquer contre un vilain sac de toile, que le cabaretier lui prête par pitié afin qu’il puisse décemment regagner son logis. Certes, se disait-il en revenant piteux et dépouillé, c’est le diable même qui inventa ces petits cubes d’ivoire ou d’os et y fit peindre des points noirs :

 

            Les dés que Lucifer a faits

            M’ont de ma robe tout défait :

            Les dés me guettent, ils m’épient,

            Les dés m’assaillent, me défient,

            Ils me tuent et c’est mon méfait.

 

Hé oui, pauvre hère ! c’est ton méfait. Verse, verse dans la boîte imagère de la poudre noire, plus noire encore !

Quant à la vie du tournoyeur, chevalier de fortune, Colin de Hauteplume, elle était plus accidentée et pittoresque encore que celle de l’ami Colinet. Le héros fréquentait les tournois, dans les petites villes surtout, car dans les grandes cités notre jouteur eût trouvé trop forte partie. Il se faisait suivre de son écuyer qu’il menait rudement. Celui-ci portait son écu où l’on voyait une haute plume de héron ‘au naturel sur fond de sinople, ce qui veut dire de couleur verte rappelant celle des prés et des bois. Hauteplume était un robuste gaillard, dur, résistant, ne craignant pas les coups.

Sur la grand’place du marché les échafauds sont dressés – nous dirions les tribunes. Ils sont bondés de spectateurs, gentilles et nobles dames et bourgeoises aussi : elles ont le front noué de bandeaux d’or et d’argent ; les jeunes filles sont couronnées de fleurs. Nombre d’entre elles portent les couleurs d’un chevalier qui va combattre entre les lices blanches et pour lequel elles font des vœux. Les hérauts d’armes, qui règlent le combat, font retentir les trompettes sonores. Ils crient à se crever les poumons : « Lâchez tout ! hardiment, allez ! frappez grands coups ! le tournoi est ouvert ! » Et c’est la mêlée furieuse où Hauteplume besogne de son mieux. Quand il sort de la lutte à son avantage, c’est un cheval qu’il a gagné. L’une ou l’autre fois il remporte le prix même de la joute : un hanap d’argent ciselé, un mouton dont la toison est dorée ou bien – le prix le plus agréable à ses yeux – une bourse brodée par quelque châtelaine du voisinage où tintent quelques « livres » – nous dirions quelques louis – d’or. Mais il lui arrive aussi de perdre sa monture, ou bien son armure est froissée de telle façon qu’il lui faut en acquérir une neuve ou payer de gros deniers à l’armurier qui va la remettre en état. D’où l’on imagine la diversité des couleurs que l’aventurier doit verser le soir dans la boîte, reflet de sa vie. Et que d’autres accidents en son existence errante ! Certain soir, en une clairière du bois de Lisieux, il fut assailli par une bande de malandrins, battu comme plâtre ainsi que son écuyer, dépouillé de son avoir et de son bon cheval. En quel misérable état il lui fallut regagner la motte où se dressait son petit castel ! Sombres journées suivies de plus clairs lendemains. Au tournoi d’Argentan, la jeune et gracieuse dame de Serre-la-Rivière se prit d’enthousiasme pour sa verve et sa prestance guerrière. Hauteplume avait été durement meurtri à l’épaule d’un si fort coup de lance que les mailles de son haubergeon en avaient été rompues. La dame le fit transporter en son manoir où elle le fit soigner par un mire renommé, puis, apprenant sa condition précaire, elle ne lui permit de repartir que la bourse dûment garnie, sans parler d’un bon surcot doublé de vair et d’un haubert emmaillé d’acier. Et en sa modeste gentilhommière, sur la motte dominant la campagne, entouré de son écuyer et d’une famille de braves gens attachés à son service, Hauteplume goûtait des heures d’un repos d’autant plus savoureux qu’il avait durement peiné.

Quant à Monseigneur Mouche-et-Biche, il passait fastueusement ses journées en son hôtel de Paris, non loin de la tour de Nesle et du Jardin du Roi. Il y vivait en une ruche dorée, peuplée de courtisans, de flatteurs, de complaisants ; les dames les mieux chaussées prenaient place à sa table, car il n’était pas seulement très riche, mais très en faveur auprès de Sa Majesté. Or, dans l’éclat uniforme des jours qui se succédaient, les heures en arrivaient à lui paraître fades et monotones et par le luxe même qui les ornait. Tant de flatteries finissaient par l’écœurer. Comme il était intelligent, il ne laissait pas de comprendre qu’en fin de compte il n’était peut-être pas la merveille des merveilles qu’on lui disait tous les jours, et que sa seule apparition ne suffisait pas à faire pâlir le soleil. Il s’était tant gavé de mets succulents et avait tant bu de vins exquis, qu’il en avait perdu l’appétit, mais en revanche attrapé la goutte ; il avait tant entendu de belle musique que ses oreilles en étaient saturées ; si bien qu’à sa propre surprise et confusion il mettait journellement, invariablement, de la poudre grise dans sa petite boîte de jongleur. Un jour cependant, pour avoir exceptionnellement bien dormi à la musique d’un ménétrier qu’il avait fait venir pour le distraire, il y mit de la couleur blanche, bientôt annulée par de la suie noire après une abominable indigestion.

 

*

*     *

 

Ainsi l’année s’écoula pour les quatre compères, le manant, le jongleur, le chevalier et le financier, et, au bout de l’an, comme convenu, ils se retrouvèrent en la petite auberge de Normandie.

Le ciel était clair, la terre était blanche de neige, l’air était vif et comme joyeux, joyeuses prémisses à un joyeux Noël.

Ils ne s’étaient pas revus depuis 365 jours, demeurant sans nouvelles les uns des autres, et cependant il leur semblait – tant ils avaient été hantés d’une pensée commune – qu’ils ne s’étaient pas quittés. On s’attabla comme le premier soir et, après que l’hôte en bonnet de nuit eut rempli les tasses de son bon cidre mousseux, les précieuses petites boîtes furent rangées l’une auprès de l’autre. Les cachets en étaient intacts. On les secoua longuement pour bien en mêler le contenu ; enfin elles furent ouvertes. Les cœurs battaient de curiosité et d’émoi. Quelle surprise ! c’était à n’y pas croire : les quatre boîtes uniformément contenaient une poudre de couleur identique, d’un gris de souris un peu clair, la couleur du disque de Newton, et que vous aurez sous les yeux, mes amis, en faisant ce qui vous a été indiqué plus haut.

Les contes, comme les fables, ont leur moralité. D’un homme à l’autre la vie, en somme, est de valeur égale, et ce n’est que par le travail, par la pratique réfléchie de la vertu, par le bon sens, la bonté et notre confiance en Dieu, que nous en pouvons augmenter la somme de bonheur.

Ainsi que me le disait certain soir, par un beau soleil couchant, au seuil de ma maison de campagne, un vieux paysan au visage calme et comme lumineux et qui faisait vraiment penser à l’astre dont se dorait l’horizon :

– Ce qu’il y a de meilleur dans la vie, c’est l’effort qu’on a donné.

 

 

Franz FUNCK-BRENTANO,

Récits pour le temps de Noël, 1934.

 

 

 

 

 

 

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