Noël de contrebandier

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Franz FUNCK-BRENTANO

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le combat de Gueunand, le 20 décembre 1754, avait été terrible. Gueunand est un petit village, à quelque distance d’Autun, au flanc d’une montagne couverte d’une épaisse toison de chênes. Mandrin avait passé la nuit dans une ferme avec une partie de ses gens. Le matin, les chasseurs de Fischer, mis à sa poursuite, aperçurent le fameux capitaine des contrebandiers circulant sans veste, dans la neige, au devant de la maison. Fischer avait sous ses ordres deux cents hommes de sa compagnie à laquelle il avait donné son nom : hardis partisans faits aux surprises et aux coups de main, vêtus de pelisses écarlates bordées de poil gris, culottes écarlates, bottes à la hussarde, bonnets noirs à plumes et à cocardes blanches. Il avait en outre avec lui quarante dragons du régiment de Beaufremont, deux compagnies de grenadiers suisses et des cavaliers de la maréchaussée qu’il avait amenés d’Autun. Fischer prépara l’attaque. Déjà, les trompettes et les tambours, en avant des troupes, sonnaient et battaient la charge. Les contrebandiers pouvaient être une centaine. Avec une hardiesse inouïe, contre des forces qui lui étaient supérieures en nombre, dans la proportion de quatre contre un, Mandrin ouvrit le feu. L’endroit où il était établi était admirablement choisi pour la défense. Du haut des maisons qu’ils occupaient et où ils avaient pratiqué des canardières, les contrebandiers accablaient leurs assaillants d’un feu meurtrier. Fischer sentait ses troupes fléchir. Il parvint à mettre le feu dans une ferme où Mandrin avait posté neuf de ses compagnons. Dans la grange s’entassaient, jusqu’au faîte, des bottes de foin sec. En quelques instante, l’incendie fut effroyable ; les nappes de flamme, battues par le vent, s’élevaient dans les airs. Les neuf contrebandiers se laissèrent brûler vifs plutôt que de se rendre, fidèles à la consigne du chef qui leur avait enjoint de tenir jusqu’au bout pour assurer la retraite du gros de la bande, qui, par les vignes, par les champs entrecoupés de halliers, se retirait avec armes, effets et « butin ».

Le correspondant de la Gazette de Hollande écrira que la conduite de Mandrin, à Gueunand, pouvait être considérée comme un véritable prodige militaire, et Fischer, lui-même, devra proclamer que son adversaire s’était battu en brave et entendait très bien le métier militaire.

Le capitaine des margandiers – comme on nommait aussi les contrebandiers – était assez gravement blessé au bras. Apprenant que des renforts arrivaient aux troupes des fermiers généraux, il franchit dix-sept lieues dans la seule journée qui suivit le combat de Gueunand, emportant ses compagnons blessés, chargés comme des ballots sur des chevaux de bât. Il divisa sa troupe en deux corps. Le 22 décembre, il arriva, avec celui qu’il avait gardé sous ses ordres, au Breuil, près La Palisse. Les Mandrins couchèrent, dans la nuit du 23 au 24 décembre, à la Paterie, commune de Marat, un relais de diligences. Le 24 décembre, longeant les rives de la Dore, ils arrivent en vue d’Ambert. Hommes et chevaux étaient très fatigués. Leur chef marchait en tête de la bande ; il avait le bras en écharpe. Dans l’échauffourée de Gueunand, il avait perdu son fameux chapeau de feutre noir, galonné d’or. Il était drapé dans un manteau écarlate, aux larges plis, et monté sur un cheval gris pommelé. Ses compagnons portaient, pour la plupart, de grands manteaux en gros bleu doublés de rouge. Plusieurs d’entre eux avaient la tête, le bras, ou la jambe, enveloppés de linges sanglants. La bande traversa Arlanc sur les quatre heures du soir, au galop, d’un trait. Les chasseurs de Fischer les suivaient, et, d’autre part, arrivaient, sous le commandement d’un rude capitaine basque, Diturbide-Larre, les dragons de La Morlière. Du nord, du sud, les contrebandiers étaient menacés ; ils allaient être pris comme dans un étau.

Mandrin et ses compagnons atteignirent, sur les hauteurs boisées, couvertes de neige, Fix-Saint-Geneix, dans la nuit de Noël. La petite église, au clocheton en aiguille, la toiture couverte d’une lourde mantille de neige blanche, était pleine de lumière que les vitraux à croisillons de fer filtraient en effluves dorés. Les chants qui s’en échappaient vaguaient dans le silence. Mandrin mit pied à terre et, avec ses compagnons, entra dans l’église. Par un hardi crochet, il pensait avoir dépisté les soldats mis à sa poursuite par les fermiers généraux.

 

À son entrée dans la chapelle forestière avec ses trente-cinq compagnons, il se fit une rumeur parmi les assistants, mais qui, bientôt, se calma. Ces rudes gars des montagnes étaient familiers des margandiers. Les uns et les autres nourrissaient une haine égale des gâpians – des gabelous, dirions-nous aujourd’hui – et autres suppôts des fermiers généraux, qui s’entendaient à exploiter la misère et l’impuissance du peuple, pour édifier, sur la détresse des braves gens, des fortunes scandaleuses. Le curé de Fix-Saint-Geneix, lui-même, avait plus d’une fois donné asile à des margandiers et logé jusque dans son église, en manière d’entrepôt, les ballots de tabac et d’indiennes, qui formaient les principaux articles introduits en fraude des droits perçus par la ferme des impôts.

Au dehors, les chevaux, sous d’épaisses couvertures, étaient attachés par des longes aux troncs des arbres, dont les branches portaient des bourrelets blancs de neige amoncelée.

Dans l’église lumineuse, les chants bourdonnaient, les clochettes des enfants de chœur crépitaient en sons argentins. Les bandits, en haillons et en armes, se serraient aux paysans tranquilles, parmi les femmes inclinées sous leurs coiffes blanches, au-dessus desquelles s’étiraient les diaphanes spirales de l’encens. Voici la bénédiction : l’hostie blanche rayonne dans l’ostensoir d’un or éclatant. Les têtes s’inclinent ; l’âme de Mandrin, sa pensée, celles  de ses compagnons s’enveloppent d’une paix bienfaisante.

L’office est terminé, on sort pêle-mêle. Les gens du pays, qui ont appris que les Mandrins sont dans le village, n’en sont pas effrayés. Plus d’une fois, l’un ou l’autre gars du pays a pris rang parmi eux, sans parler de la reconnaissance pour le tabac et la poudre, l’excellente poudre des princes, qu’ils leur procurent à si bon compte ; et les femmes pensent aux belles indiennes pour leurs robes et leur parure, et à la dentelle de Flandre dont, plus d’une fois, ils les ont approvisionnées.

De longues tables ont été dressées en une grande salle, une manière de vaste grange, qui servait à la communauté pour ses assemblées, conformément à l’usage du vieux temps, qui faisait se réunir la paroisse tout entière pour la discussion et la décision des affaires communes. Les murs sont décorés de branches de sapin vert nouées de rubans aux vives couleurs. Sur une estrade, les violoneux et un joueur de cornemuse ont pris place. Et les Mandrins ont été vivement engagés à participer au réveillon, où tout le village, qui vit et se gouverne en famille, va se trouver réuni. Mandrin a accepté, d’autant qu’il a aussi son « petit Noël » pour les braves gens qui lui font si cordial accueil. Les oies rôties sont découpées, les plats circulent, chacun se sert. Le vin chaud coule dans les pots de terre. Les plus jolies filles du pays font le service ; combien leur curiosité est éveillée par leurs hôtes d’un soir !

Mandrin était connu pour sa gaîté franche et communicative, d’où le surnom dont il était désigné, Belle-Humeur. Mis en joie par la rencontre charmante et par les égards admiratifs dont il se sentait entouré, il s’épanouissait. Ses voisins de table lui demandent le récit de ses prodigieuses aventures, le détail de ses récents combats. Il parle d’abondance, l’œil brillant. Des aventures ! Est-il conte de fées comparable à la vie qu’il a menée ? On écoute bouche bée. Les jeunes filles en ont interrompu leur service. En groupes, elles se pressent autour de lui.

Mais la narration s’interrompt au bruit de la porte qui s’ouvre, rapidement refermée, rapport au froid. Quatre contrebandiers sont entrés, portant sur des brancards improvisés des flots d’indiennes brillantes, des rubans de dentelle, entremêlés de poires à poudre et de carottes de tabac. C’est le Noël des contrebandiers. Les dames sont servies les premières : voici l’étoffe nécessaire à une robe des dimanches et puis un beau foulard de soie.

– Pour vous, mademoiselle, ce flot de dentelle, et une boîte de poudre pour votre frère, et ces deux livres de tabac – il n’en est pas de plus fin ni de meilleur parfum – pour votre papa.

La distribution ne prit fin que lorsque chacun eut reçu son cadeau, jusqu’à M. le curé qui, bon gré mal gré, dut se résigner à accepter un parement de dentelle de Bruges pour son autel.

Enfin, à l’appel du syndic, aux accords des violons et de la cornemuse, d’un élan unanime, tout le monde porta la santé du roi. La joie se répandit en un gai tumulte. Ni Mandrin ni ses compagnons ne sentaient leurs blessures. Et, au milieu d’un riant bouquet de jeunes filles, Mandrin poursuivait ses récits émouvants.

Jeannette Rayon passait pour la plus jolie fille du pays – et des plus cossues. Il n’était gars qui ne la courtisât. Elle contemplait Mandrin sous les yeux de son père. Un groupe attentif les entourait. Son sein se soulevait ; elle se sentait prise par l’éloquence simple et cordiale du jeune capitaine des contrebandiers, émue par la gloire légendaire formée sur son nom. Mandrin était beau garçon, en sa robuste carrure, avec ses boucles d’un blond ardent, en son manteau écarlate, les crosses de deux pistolets sortant de la large ceinture de soie rouge et verte.

Jeannette s’est rapprochée de la table ; elle a pris une tasse de vin chaud qu’elle a tendu au contrebandier :

– Monsieur, lui dit-elle, mon père, que voici, m’a toujours promis de ratifier le choix que je pourrais faire un jour. Je n’ai pas encore pu me décider. Restez avec nous et buvez le vin que je vous offre.

 

Jeannette a de grands yeux profonds ; le devantier de son corsage noir est brodé de fleurs au naturel ; une blanche collerette lui entoure le cou, encadrant la limpide fraîcheur de son teint juvénile. Et celui-ci se colore dans le moment par la rougeur qui lui est montée aux joues.

Mandrin s’est reculé d’un pas. Un murmure de surprise court parmi ceux qui l’entourent. Une jeune compagne de Jeannette la tire par la manche et lui glisse à l’oreille :

– Mais tu es folle, Jeannette

Le père Rayon l’a entendue :

– Nullement, petite Margotte, mais le compagnon restera parmi nous.

Mandrin prend la tasse. Ses grands yeux, couleur d’huile brûlée, se remplissent de lumière. Il semble qu’il tremble un peu. Il passe celui de ses bras qui n’est pas blessé, sur son front, comme pour en chasser un nuage.

Les camarades, qui le suivent du regard, voient son hésitation. Saint-Pierre, son lieutenant, est le premier qui l’apostrophe :

– Mordieu ! capitaine, tu ne vas pas te laisser planter ici et nous abandonner !

Pour la première fois de sa vie, il semble à Mandrin que la tête lui chavire. Lui, l’homme aux promptes décisions radicales, mises à exécution aussi rapidement qu’elles ont été conçues, se trouve embarrassé. Oh ! le repos bienfaisant dans ce pays de montagne paisible, dans un travail régulier, auprès de cette enfant charmante ! Quitter cette vie de luttes incessantes, de continuelles alarmes et de violences aussi et qui semblent ne jamais devoir prendre fin !... Puis son regard se porte sur ses compagnons de guerre. Il voit leur air consterné... Dans l’attitude et le regard de son lieutenant Saint-Pierre, il sent un mépris naissant et qui paraît sur le point d’éclater. Sa responsabilité lui pèse, plus qu’elle n’a jamais fait. C’est lui qui a entraîné dans cette vie de révolte la plupart de ses camarades. Ils ont, eux, tout abandonné pour le suivre : « Je manquerais à mon devoir... »

Mandrin ne parle plus... Il regarde devant lui d’un œil éteint... Il lui semble qu’il va éclater en sanglots... Quand, d’un geste brusque, il écarte ceux qui se trouvent autour de lui, et, se précipitant vers la porte :

– Alerte, compagnons !... le boute-selle !...

Les notes stridentes d’un fifre : c’est le signal du départ. Du seuil de la porte, vers la fillette immobile et surprise, de la main il envoie un baiser. Les chevaux piaffent, hennissent ; avec les siens, Mandrin disparaît dans la nuit.

Ils arrivèrent à la Sauvetat, village écarté dominant les hauteurs sur la route de Pradelles, sur les cinq heures du matin. Diturbide-Larre y était parvenu avant eux avec ses cavaliers. Le capitaine des troupes réglées avait pensé y trouver les contrebandiers. Il avait fait fouiller le village, et, ne découvrant aucun de ceux qu’il cherchait il pensa que les Mandrins étaient repartis. Il avait alors fait entrer les chevaux dans les écuries, pour leur faire donner de l’avoine et du foin. Après quoi, il avait permis à ses hommes de se répandre pour boire dans les cabarets et dans les maisons où l’on consentirait à les recevoir.

Arrivés avant le jour, les Mandrins étaient trente-six. Le village est tout bondé de cavaliers de La Morlière, cent cinquante environ et nul des Mandrins ne s’en doute. Il fait noir comme dans un four. À peine la blancheur de la neige met-elle une vague lueur sur le sol. Trois contrebandiers sur leurs chevaux se présentent à la porte d’une écurie. Une sentinelle crie :

– Qui vive ?

Sans répondre, l’un des contrebandiers saisit son pistolet, le coup rate. La sentinelle riposte. Cinq minutes après, une centaine de soldats et de margandiers se fusillaient à bout portant dans la nuit. Les Mandrins ne pouvaient que battre en retraite. Ils s’échappèrent par petits groupes dans des directions différentes.

Sur le chemin du retour, Mandrin avait passé par Fix-Saint-Geneix, où l’appelait le souvenir de la belle fille dont les yeux profonds avaient des reflets vert d’eau ; mais il n’osa chercher à la revoir ; il se défiait de lui-même. Par le Vivarais, il gagna la Provence...

 

 

Franz FUNCK-BRENTANO,

Récits pour le temps de Noël, 1934.

 

 

 

 

 

 

 

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