Noël sous la Terreur

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Franz FUNCK-BRENTANO

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1792

 

 

Sur les huit heures du soir la rue Saint-Honoré était sombre et boueuse, remplie d’une neige foulée par les passants et noircie par les ordures de la ville. La rue était triste. La plupart des magasins tenaient leurs devantures closes, et les persiennes des maisons aux façades plates étaient fermées. De rares passants se hâtaient, l’air farouche, défiant ; les femmes gardaient leurs figures enfoncées dans la pénombre de leurs capotes et les hommes cachaient leur nez dans le col de leurs manteaux qu’ils avaient relevé. L’ère promise de liberté et de fraternité allait s’ouvrir par la Terreur et déjà il semblait qu’il en flottât dans l’air comme le présage qui faisait se renfrogner les gens.

Un petit Savoyard, au coin de la rue Saint-Florentin, répandait dans la nuit les grêles accords de sa vielle, tandis qu’auprès de lui une jeune fille, d’une vingtaine d’années, ses jupons en loques, le cou enveloppé d’un épais foulard brun, les mains glissées dans son corsage pour les préserver du froid, chantait d’une voix chevrotante les couplets d’un vieux Noël.

Elle lançait, sur un ton de complainte, des notes qui frissonnaient :

 

        – Michaud, qui cause ce grand bruit

        Que l’on a fait toute la nuit

        Autour de notre voisinage ?

        J’ai pensé me mettre en courroux

        D’entendre crier du village

                  Sus, sus, bergers !

                  Sus, sus, bergers !

                  Réveillez-vous !

 

Une femme passa, tirant par la main un gamin qui disait en pleurnichant :

– Maman, tu vas trop vite.

Elle jeta deux liards au petit Savoyard, qui répondit :

– Dieu vous garde, Madame.

La chanteuse poursuivait son noël :

 

        – Eh ! quoi, Pierrot, ne sais-tu pas

        Qu’un Dieu vient de naître ici-bas

        Et s’est réduit en une grange ?

        Il n’a ni lange, ni berceau,

        Et dans cette misère étrange

                  Tu le verras,

                  Tu le verras,

                  Ce qu’il est beau !

 

Un homme en carmagnole, la tête couverte d’un bonnet de laine, croisa la chanteuse. Il lui demanda d’un ton bourru :

– Que chantes-tu là ?

– Mais un noël, mon bon monsieur, et je prie Dieu qu’il vous ait en sa garde.

L’homme lui jeta un regard dur : un éclair de colère lui passa dans les yeux ; mais brusquement, comme changeant d’idées et haussant les épaules :

– Une patrouille va te ramasser.

– Mais je ne fais rien de mal, mon bon monsieur.

L’homme était déjà parti.

Tout en suivant du regard son épaisse silhouette qui, un instant après, s’était perdue dans la nuit, la jeune fille reprenait son vieux refrain :

 

        Allons, bergers, car il est temps,

        À Jésus portons nos présents

        Et lui faisons la révérence.

        Voyez comme Jeannot y va ;

        Suivons-le tous en diligence

                  Et nos troupeaux

                  Et nos troupeaux

                  Laissons-les là.

 

La porte de la maison, qui faisait face à l’entrée de la rue Saint-Florentin, était restée ouverte : elle donnait passage à un large couloir encombré de planches et de solives, les unes rabotées, les autres à peines équarries ; couloir par lequel on arrivait à une cour remplie de caisses et d’outils de menuiserie : ceux-ci brillaient aux rais de la lune qui mêlait sa lueur blafarde à la jaune lumière dont la cour s’inondait par quelques fenêtres et par une large porte vitrée découpée dans le mur du fond.

Le noël populaire, chanté par la jeune fille en haillons, parvenait évidemment par fragments dans la pièce si brillamment éclairée, car l’une des personnes qui s’y trouvaient, un jeune homme au teint pâle, aux cheveux blonds, qui lui retombaient en touffes bouclées sur le front, dressa sa taille élancée, et, d’un mouvement d’impatience, en jetant son regard du côté de la rue :

– Superstitions odieuses...

– Saint-Just, lui dit d’une voix tranquille mais cassante, un homme en habit bleu barbeau assis en face de lui, Saint-Just, ne te fâche pas. La superstition est dans l’âme du peuple le vêtement des plus nobles sentiments. Ces vêtements, nous les lui ôterons, car la vérité doit habiter toute nue dans la pensée des hommes ; mais agissons avec prudence : ici tout est délicat et il ne faut rien blesser. »

Le froid regard de Saint-Just prit la fixité et les reflets durs de l’acier ; il répliqua sèchement, de sa voix grêle, qui avait pris elle aussi comme un éclat métallique :

– De temps à autre, Robespierre, tu laisses encore trop paraître que tu as été élevé par des prêtres.

Irrité à son tour, le député d’Arras se leva. Il fixa Saint-Just d’un air dominateur ; son regard n’était pas moins dur que le sien, et il semblait qu’en se heurtant les uns contre les autres, les rayons échappés de leurs yeux allaient comme se briser ; mais les prunelles de Robespierre obliquèrent brusquement et il répondit sans regarder davantage son interlocuteur :

– Et qui te dit, Saint-Just, que je n’en vaux pas mieux ?

Un grand silence s’était fait dans la pièce. Le menuisier Duplay, propriétaire du logis, sa femme, ses trois filles, Éléonore, Victoire et Élisabeth, son fils Maurice, deux neveux, Simon et Jacques, avaient reçu à souper ce soir, lundi 24 décembre 1792, outre leur hôte Maximilien Robespierre, plusieurs de ses amis : c’était Lebas, lui aussi membre de la Convention, sa sœur Henriette, Saint-Just, deux officiers, Brune et Danican, vêtus de « bleu national » avec des épaulettes de laine jaune, enfin l’Italien Buonarroti, enthousiaste des principes de la Révolution et qui, par son talent au clavecin, dont il accompagnait une voix sonore, charmait souvent les réunions auxquelles il prenait part.

On était groupé dans la vaste pièce aux murailles tendues de papier peint, où des fleurs nouées en guirlandes s’enlaçaient à de longues lignes verticales bleu céleste. Sur la cheminée le buste de Robespierre en terre cuite, entre les bustes de Voltaire et de Rousseau en plâtre. À l’un des murs était épinglé un autre portrait de Robespierre, au crayon noir. Sans doute pour n’avoir pas voulu s’en séparer, le menuisier Duplay ne l’avait pas encore fait encadrer. Des chaises et une table en bois de noyer ciré composaient l’ameublement.

Robespierre semblait encore plus pâle que de coutume. Il ne portait pas les lunettes vertes sous lesquelles il aimait à cacher son regard. Ses yeux, verts eux-mêmes, d’un vert clair, brillaient sous son front blême avec une expression féline. Comme à son ordinaire, l’Incorruptible – car déjà le peuple lui avait donné ce nom – était vêtu avec un soin extrême : perruque poudrée nouée à la nuque d’un ruban noir, habit bleu à boutons de pinsbeck, gilet de drap bistre, autour du cou une large cravate de jaconas blanc, enfin des culottes de drap noir.

Après avoir répondu à Saint-Just, il s’était mis à se promener de long en large dans le fond de la salle, secouant la tête par moments, comme pour chasser une pensée importune. Une jeune fille, de vingt-trois à vingt-quatre ans, se leva : Éléonore, la fille aînée de Duplay. Sa figure, d’une expression un peu sévère, s’éclairait de grands yeux glauques au regard tranquille et des bandeaux de cheveux bruns diminuaient la largeur de son front. La cravate de Robespierre s’était défaite. Éléonore s’approcha de lui et boucla le nœud avec le plus grand soin ; mais Robespierre, perdu dans sa pensée, ne parut pas la remarquer.

Lebas se tourna vers Élisabeth, la plus jeune sœur d’Éléonore, qui était assise à côté de lui :

– Comme ils s’aiment, lui dit-il en désignant Maximilien et Éléonore, et ils sont faits l’un pour l’autre. Regardez votre sœur : quelle allure – une statue animée. Elle porte sur son front les vertus de la vieille Rome.

– Est-ce vrai, lui demanda Élisabeth, que Danton l’appelle « Cornélie Copeau »... à cause de la mère des Gracques et de l’établi de mon père ?

Lebas sourit :

– Je ne le savais pas ; mais est-il un plus bel éloge ?

Buonarroti au clavecin plaquait quelques accords. Il avait écouté, lui aussi, les strophes du vieux noël et, pour rompre le silence qui avait succédé à la vive escarmouche entre Saint-Just et Robespierre, il entonnait l’un des derniers chants inspirés par les idées du jour :

 

        Assez longtemps sur vos autels

        On vint adorer le mensonge,

        Grâce à mes bienfaits, les mortels

        Ont enfin achevé leur songe.

 

                Français, avec moi

                Pesez de la foi

                Le frivole mystère,

                Mettez sous vos pieds

                Les sots préjugés :

                La raison nous éclaire.

 

        Pour évangile ayez vos lois,

        La Marseillaise pour cantique,

        Pour enfer l’empire des rois,

        Pour paradis la République.

 

– Vive la République ! crièrent Brune et Danican.

 

Une vive émotion s’était emparée de Lebas, jeune homme de vingt-huit ans, à la physionomie mâle, aux épaules larges, au maintien simple et fier tout à la fois. Il avait rapproché machinalement sa chaise de celle de sa voisine : Élisabeth le regardait de ses yeux bleus, confiants et doux ; mais, bien qu’il se trouvât assis tout auprès d’elle, il ne lui parlait pas, dans la crainte d’un mouvement d’humeur semblable à celui qui, la semaine précédente, l’avait brusquement éloignée de lui après qu’il l’eût abordée en traversant le jardin Marbeuf. Il revoyait la scène dans sa pensée, le jardin tendu de neige blanche où sautillaient de place en place des semis de moineaux ; les arbres élevaient leur branchage dénudé vers le ciel gris de décembre. Il revoyait Élisabeth venant au-devant de lui et sa démarche si vive qu’elle semblait ne peser rien : ses cheveux blonds s’échappaient par touffes légères de son bonnet en toile blanche, le froid relevait d’un rose plus vif l’éclat si doux de son teint clair. Il l’avait abordée et, comme elle voulait le quitter aussitôt, il l’avait retenue de la main. La jeune fille avait laissé, il est vrai, sa main dans la sienne, ce qui lui avait donné courage pour lui dire le sentiment si profond dont elle avait rempli son cœur. Elisabeth l’avait écouté, un moment pensive. Il avait bien semblé à Lebas que, dans cet instant, ses doigts se serraient un peu plus étroitement aux siens, mais brusquement elle les avait dégagés et, sans mot dire, sans prendre congé, elle s’était éloignée, disparaissant au tournant de l’allée.

Buonarroti avait terminé son hymne patriotique et avait refermé le clavecin. Robespierre, dans le coin de la pièce, conservait l’immobilité d’une statue, une immobilité impressionnante, au point qu’Éléonore elle-même s’était écartée de lui. Et voici que, tel un écho, le noël populaire arrivait de la rue en accents plus forts ; car la chanteuse, chassée par une rafale de neige, s’était réfugiée dans le couloir qui faisait communiquer la cour du menuisier Duplay avec la rue, et sa voix se faisait entendre à présent dans toute sa force :

 

        Colin lui porte un agnelet.

        Son petit-fils un pot de lait

        Et des oiseaux dans une cage.

        Robin lui porte du gâteau,

        Pierrot, du beurre et du fromage

                  Et le gros Jean

                  Et le gros Jean

                  Un petit veau.

 

La mélodie, sur la fin de chaque strophe, avait des inflexions tristes, mais douces et prenantes ; à ces accents, dans l’âme d’Élisabeth, se réveillaient des souvenirs d’enfance, des souvenirs qui déjà lui semblaient lointains, car depuis deux ans elle n’entendait plus parler que de « raison », de « progrès », de « préjugés » et « d’affranchissement » ; mais sa pensée avait-elle pu se dépouiller des émotions dont elle s’était enveloppée à son aurore ; les traditions où sa race avait mis ses plus intimes sentiments avaient-elles pu s’en effacer tout à fait ? Songeait-elle à Noël, à l’enfant dans la crèche, songeait-elle à la Vierge lumineuse dans la pureté de sa gloire céleste ? Non sans doute, et cependant tout ce qu’il y avait en sa jeunesse de parfum, de tendresse, de beauté, de rayonnement, de charme et d’amour, murmurait en elle confusément. Oh ! les souvenirs gardés dans les brumes bleues qui estompent les recoins de notre âme !

Élisabeth laissa pencher sa tête blonde sur l’épaule de son voisin et lui dit d’une voix faible, sans faire aucun geste :

– Lebas, je suis à toi pour la vie.

 

 

 

1793

 

 

Philippe Lebas et Élisabeth Duplay se sont mariés par une belle après-midi du mois d’août, à l’Hôtel de Ville. Dans la grande salle de la Maison commune une statue de l’Hymen, aux draperies antiques, tient dans ses mains de plâtre des couronnes de fleurs d’Italie décolorées. Au pied de la statue un officier municipal en carmagnole bleue et en bonnet rouge – le nez rouge également – lit la loi d’une voix bredouillante. Personne n’y a rien compris, personne même n’a rien entendu, car ils sont là une trentaine de couples qui sont venus se marier tous à la fois : ils causent entre eux, rient et s’amusent, se disent des tendresses ; les jeunes femmes protestent contre leurs voisins qui marchent sur le bas de leurs jupes. D’une seule voix les trente couples ont jeté le « oui » sacramentel, après quoi, l’un derrière l’autre, à la queue le leu, ils sont venus signer sur le registre.

Au bras de Lebas, jeune et fort, Élisabeth rentra par la place de Grève, indifférente à la fièvre des journées révolutionnaires, dont le tumulte se mêlait à des ris et à des chansons. Élisabeth était heureuse et fière au bras de son mari qu’elle aimait, et comme elle était jolie en sa lévite bleu clair, retombant sur sa jupe blanche, ses cheveux noués d’un fin mouchoir blanc arrangé de manière qu’il formait un bonnet. En la regardant, Lebas pensait aux paroles de Saint-Just : « Quand le patriotisme est enchâssé dans une belle créature, elle en acquiert un nouvel éclat ; elle en est plus aimable, plus tendre, plus divine : enfin une laide devient belle lorsqu’elle est patriote. » « Mon Élisabeth est patriote, se disait-il, niais, ne le serait-elle pas, qu’elle aurait bien de la peine à ne pas être jolie. »

Ils se heurtèrent à des processions féminines, naïves et débraillées. Ces femmes portaient des bannières où on lisait : « Citoyennes, donnez des enfants à la patrie : leur bonheur est assuré. »

Peu après son mariage, Lebas fut nommé par la Convention, conjointement avec Saint-Just, commissaire auprès des armées qui combattaient sur le Rhin. Il fallait partir en hâte. Élisabeth pleurait. Lebas ne put résister à ses larmes et lui promit de l’emmener avec lui.

Au premier mot qu’il en toucha à Saint-Just, celui-ci fronça les sourcils :

– Impossible ! que veux-tu que nous fassions de cette femme ?

– Ma sœur Henriette l’accompagnera.

– Soit, répliqua Saint-Just, mais répète-lui bien, à la citoyenne Lebas, que nous n’entendons pas qu’elle vienne se mêler de nos affaires.

– Que veux-tu dire ?

– Nous aurons, tu le sais, à procéder révolutionnairement (et, de sa main, Saint-Just imitait le mouvement tranchant de la guillotine). Je n’entends pas qu’elle vienne nous demander des grâces, essayer de t’attendrir pour que tu m’importunes. Entre l’arbre et l’écorce... entre le rasoir national et le cou des traîtres, nulle main ne doit se placer, ou gare à cette main, gare à la tête qui l’aura fait agir !

– Rassure-toi, répondit Lebas, le cœur de mon amie est aussi patriote que le tien.

Lebas s’établit à Saverne, tandis que Saint-Just se fixait à Strasbourg, d’où ils surveillaient les opérations des armées. Saint-Just était raide, cassant, absolu ; au moindre grief il expédiait officiers et civils au tribunal révolutionnaire avec un mot qui décidait de leur sort.

La jeune femme habitait au bord de la route, dans une maison de bois, que protégeait une haute toiture au faîte aigu ; l’endroit était dominé par une montagne que la forêt recouvrait d’une épaisse calotte noire ; mais en ce mois de décembre celle-ci était toute blanche sous la neige, sous la neige qui faisait plier jusqu’à terre les longues branches des sapins. Un traîneau, tiré par des chevaux dont les grelots tintent dans l’air froid, s’arrête à l’huis. Élisabeth se précipite au seuil : c’est Lebas qui rentre. La jeune femme l’accueille et l’embrasse avec transport.

Le 22 décembre, Lebas dut quitter sa femme : par exprès Saint-Just le mandait à Strasbourg. Attristée de cette séparation, qui les tiendra sans doute éloignés l’un de l’autre la journée anniversaire des belles fiançailles, Élisabeth accompagna son mari jusqu’au tournant de la route, marchant dans la neige blanche où elle enfonçait par-dessus la cheville ; puis elle rentra, se sentant seule, car sa sœur Henriette avait dû aller rejoindre son père malade en Picardie ; mais non, elle n’était plus seule.

Elle avait auprès d’elle Dorothée, une vieille paysanne de qui les deux fils étaient à l’armée et qui leur avait voué, à elle et à Lebas, un véritable culte ; elle avait auprès d’elle Schillinchen, le bon chien fidèle, dont le regard brillait avec un air si attaché à travers les longs poils gris qui lui retombaient sur les yeux ; et puis – elle savait depuis peu qu’elle avait avec elle encore un autre petit compagnon.

La soirée se passa auprès de l’âtre, au coin de la haute cheminée, où des branchages de sapin flambaient en crépitant. Le bon chien Schillinchen s’était couché aux pieds de sa maîtresse et la vieille Dorothée avait pris un gros livre couvert d’une épaisse peau noire ; elle avait mis sur ses yeux de grosses lunettes et elle lisait à la dérobée. Élisabeth s’en aperçut, devina pourquoi elle se cachait :

– Dorothée, lui dit-elle, ne te cache pas. Lis les vieilles prières d’Alsace qui te font aimer celui qui est né et qui est mort pour les pauvres gens.

Dorothée se rapprocha tout heureuse :

– Oh ! ma bonne dame, que Dieu vous bénisse ! Je suis certaine que Dieu vous bénira.

Élisabeth a même pris le livre des mains de la vieille Dorothée et voici qu’elle s’est mise à lire à voix haute l’histoire racontée par le peuple, en ses pittoresques traditions, de l’enfant né dans une crèche et que les bergers sont venus adorer. Le bon chien Schillinchen s’est assis sur son arrière-train : il s’appuie sur les pattes de devant qu’il tient toutes droites, il fixe sa maîtresse qui lit. Comprend-il ce qu’elle lit, le bon chien Schillinchen ? Du moins, enveloppé de cette voix très douce, il écoute sans bouger, comme s’il comprenait.

Ensuite Élisabeth s’est couchée. Elle a dormi durant toute la nuit, très calme. Le matin, quand elle se réveille, déjà le jour répandait une blanche lumière par les fenêtres basses dont les volets de bois avaient été poussés.

Élisabeth se frotte les yeux ; cependant elle n’a pas un mouvement de frayeur. Quatre personnes sont dans sa chambre : une femme et trois enfants agenouillés au pied de son lit. Après le premier étonnement, Élisabeth les distingue : une femme encore belle et l’air jeune, bien qu’elle puisse approcher de la quarantaine, trois enfants auprès d’elle : la mère et les enfants sont de noir vêtus. Les aînées, deux filles, pleurent, mais sans bruit : les larmes coulent silencieusement sur leurs joues.

Mais qu’ont-elles placé à leurs pieds ? Une crèche, où un enfant, poupée de bois coloré d’une main naïve, repose sur des brins de paille : une Vierge, un saint Joseph rustiques, des bergers, des rois mages, un âne, un bœuf sont rangés autour du bébé divin. Statuettes sculptées dans le bois par les mains naïves des paysans d’Alsace et recouvertes par eux de brillants oripeaux et de paillons.

La femme prend la main qu’Élisabeth laissait sortir du lit ; elle la couvre de larmes et de baisers.

– Ayez pitié de nous, ma bonne dame, ayez pitié de nous, au nom du divin Jésus qui vient vous le demander ce matin avec moi.

Élisabeth devine aussitôt l’objet de la requête. Elle en frissonne ; car elle sait la terrible menace de Saint-Just, la défense qu’il a si rudement formulée.

– Mais qu’a-t-il fait, votre mari ? demande-t-elle.

– Je ne sais pas, ma bonne dame, je ne sais pas ; mais il ne peut rien avoir fait de mal ; il est si bon, voyez-vous ; et que deviendrions-nous, mes pauvres enfants et moi ?

À présent, les enfants pleurent à sanglots. Élisabeth les regarde, elle regarde la petite figure de bois couchée dans la crèche. Lui semble-t-il qu’elle s’anime ? En elle, dans son sein, elle a senti un tressaillement sacré.

Noël ! Noël ! Voici une année passée depuis le jour où, pour la première fois, elle a osé laisser parler son cœur ; l’amour le plus beau a de ce moment rempli sa vie ; et voici que le gage béni de cette union a remué dans ses entrailles.

– Relevez-vous, dit-elle à la femme vêtue de noir, relevez-vous, citoyenne. Je ne sais pas ce qu’a pu faire votre homme ; mais je pense comme vous qu’il n’a rien pu faire de mal. Je le sauverai.

Les enfants placent sur la table les petits bergers, les rois mages, le bœuf, l’âne, et les moutons ; ils les rangent avec soin autour de la Vierge et de l’enfant Jésus ; puis ils partent, après avoir couvert la main d’Élisabeth de leurs baisers.

Quand il rentra une heure plus tard, Lebas trouva sa femme encore au lit. Il eut un mouvement d’étonnement en apercevant les petites figures de bois placées sur la table au milieu de la chambre ; mais il se souvenait, lui aussi, de l’anniversaire. Élisabeth lui en parla, puis elle lui conta son réveil, elle lui conta sa surprise, la douleur de la pauvre femme, et dans le moment où elle regardait son naïf présent, le merveilleux présage...

Lebas promit d’arracher aux mains de Saint-Just l’homme de pauvre femme vêtue de noir – qui fut sauvé.

 

 

 

1794

 

 

Élisabeth donna un garçon à son mari le 17 juin.

On était en pleine Terreur, au plus fort de la « Grande Terreur ». Place de la Révolution, place de Grève, place de la Nation, la guillotine faisait chaque jour couler des ruisseaux de sang. Pour envoyer à la mort, plus facilement, plus rapidement, cinquante, soixante, quatre-vingts, cent accusés en une séance, on avait élevé des gradins au tribunal révolutionnaire où, par « feux de file », des jurés aux ordres des comités de gouvernement, prononçaient la fatale sentence contre hommes, femmes, vieillards, enfants, sans plus rien examiner. La réaction était imminente. Chaque jour en perçait un nouvel indice. Lebas avait lié étroitement son sort à celui de Robespierre. La veille du 9 thermidor (27 juillet 1794), penché sur le berceau de son fils, il disait à sa femme :

– Nous allons mourir, mais garde-toi de lui inspirer des sentiments de vengeance : qu’il n’apprenne de sa mère qu’à aimer la patrie.

Le lendemain, 9 thermidor, Élisabeth tint à assister à la séance de la Convention. Dès l’ouverture, l’attente de la lutte décisive étreignait tous les cœurs. Les tribunes, où se massait la foule du peuple, étaient divisées en factions hostiles comme l’assemblée des députés. Billaud-Varenne, Barère, Tallien attaquent Robespierre avec fureur. Les cris de « À bas le tyran ! » s’élèvent dans la salle. Robespierre monte à la tribune ; mais le président Thuriot, qui agite la sonnette à tour de bras, l’empêche de parler. L’homme qui a fait trembler toute la France, frémit en se sentant perdu, mais il reste à la tribune les bras croisés. Élisabeth le distingue nettement avec son large front bosselé, son regard aigu, ses pommettes blêmes, ses lèvres pincées en un sourire amer. Il est vêtu d’un habit nankin à raies vertes, laissant paraître le gilet blanc rayé bleu ; autour de son cou se noue une large cravate de mousseline blanche, mêlée de rouge vif. Son frère Augustin, Saint-Just et Lebas viennent se ranger auprès de lui.

Élisabeth distingue son mari, calme, impassible, accomplissant son devoir sans forfanterie comme sans peur. Élisabeth elle-même ne tremble pas et elle est toute surprise de ne pas trembler. Le décret de proscription, qui met Robespierre hors la loi et le jette sans défense sous le couperet de la guillotine, est mis aux voix.

Robespierre s’efforce encore de se faire entendre.

– Tu ne peux parler, lui crie Garnier de l’Aube, le sang de Danton t’étouffe !

La proscription est votée.

Élisabeth tressaille : Lebas à son tour a réclamé la parole :

– Je ne partagerai pas l’infamie de ce décret, s’écrie-t-il, je demande la mise hors la loi contre moi !

Et Lebas également est proscrit. Sa femme l’entend, mais son cœur demeure tranquille, avec la fierté du devoir accompli. Elle aime son Lebas de toute son âme ; mais elle eût souffert qu’il n’eût pas agi comme il l’a fait, parmi la lâcheté des faux amis en déroute.

Peu après, à l’Hôtel de Ville, sur le point d’être saisi par les soldats de la faction victorieuse, Lebas se brûlait la cervelle avec le pistolet qu’il avait vainement tendu à Robespierre et devant lequel celui-ci avait hésité.

Au cimetière, sur la tombe, Élisabeth a été s’incliner et le bon chien Schillinchen y est venu avec elle. Il s’y est couché. Il sentait le corps de son maître sous la terre, endormi dans son dernier sommeil ; et quand Élisabeth a quitté la tombe pour revenir auprès de son enfant, le bon chien Schillinchen ne l’a pas suivie.

La proscription ne devait pas s’arrêter aux chefs de la faction vaincue : leurs adhérents, leurs amis, leurs parents y furent enveloppés. Élisabeth Lebas fut arrêtée et jetée dans une maison de détention, où l’administration lui permit d’emmener son enfant encore attaché au sein de sa mère. Elle s’y laissa conduire, passive ; dans ce moment elle se sentait vaincue par la vie. Son père, Duplay, fut également arrêté ; ainsi que son beau-père, Lebas, qui, vieux et infirme, fut incarcéré dans la citadelle de Doullens. Sous ses fenêtres des colporteurs criaient l’affreux supplice de Robespierre.

Triste et monotone se déroule l’existence d’Élisabeth dans la maison d’arrêt. Les nouveaux hôtes qu’on y amène, lie de la Révolution, arrivent débraillés, braillards, avec du linge sale, l’ordure à la lèvre. La jeune femme se détourne d’eux avec dégoût. Ils font contraste, il est vrai, avec les aristocrates que thermidor a trouvés dans les geôles de la République et qui ne sont mis en liberté que peu à peu ; mais ceux-ci s’écartent avec horreur de la femme du conventionnel mort aux côtés de Robespierre. Deux dames passaient auprès d’elle ; l’une dit à l’autre :

– C’est la veuve du brigand qui s’est tué lui-même en se faisant justice.

Élisabeth trouve sa force à regarder son enfant. Elle se rappelle la dernière parole de Lebas : « Garde-toi d’inspirer à notre fils des sentiments de vengeance : qu’il n’apprenne de sa mère qu’à aimer la patrie. »

L’hiver est revenu. La neige tombe blanche et douce ; mais les jours sans lumière rendent plus tristes encore les murs ternes de la prison. Élisabeth ne sait plus les dates, ni les jours de la semaine, dans la monotonie de la vie qui coule pour elle sans autres changements que les menues circonstances de la vie de son enfant. Elle était assise auprès de son berceau dans sa robe noire, très simple, aux plis droits, mais qui rendait plus gracieuse encore sa taille élancée et faisait ressortir sa robuste noblesse, la noblesse populaire de tout son être ; et ses cheveux d’un blond cendré contrastaient avec cette couleur noire de l’éclat le plus fin. La porte s’ouvrit : deux Anglaises que thermidor avait trouvées sous les verrous et qui étaient demeurées dans la maison d’arrêt sans doute parce qu’on les y avait oubliées et qu’elles n’avaient rien fait pour en sortir, entrèrent en portant un gâteau fait à la mode de leur pays ;

– C’est un plum-pudding, madame Lebas, que nous mangerons aujourd’hui ensemble, en vous souhaitant un heureux Noël.

Noël !

Élisabeth ne répond pas : les dates chantent dans sa mémoire. Voici la soirée chez le père Duplay : le vieux motet rustique qui vient par la cour sombre et dont l’émotion arrache à ses lèvres l’aveu de son cœur ; puis l’année suivante, la matinée dans la petite maison de Saverne, toute en bois avec son lourd manteau de neige, où, pour la première fois, elle a senti s’animer en elle le cher fardeau qui fera désormais toute sa vie ; enfin la femme vêtue de deuil et les enfants au pied de son lit qui lui demandent de leur conserver un mari, un père.

Ce mari, ce père, elle a pu le sauver, le soustraire aux griffes d’acier de Saint-Just ; mais elle-même, plus malheureuse que la femme vêtue de noir, elle est veuve à présent, vêtue de noir à son tour, son homme à elle n’a pas été sauvé.

Est-ce un rêve ou réellement les strophes du noël populaire montent-elles encore du bas de la rue, accompagnées des sons d’une vielle que fait vibrer un petit Savoyard ?

 

        Pour moi, puisque ce Dieu sauveur

        Doit être un jour aussi pasteur,

        Je veux lui donner ma houlette,

        Ma panetière avec mon chien,

        Mon flageolet et ma musette

                  Et puis mon cœur

                  Et puis mon cœur

                  S’il le veut bien.

 

Elisabeth Lebas s’agenouille au pied du berceau et, pour la première fois depuis quatre ans, une prière – pour celui qui n’est plus, pour celui que l’absent lui a donné – une prière monte de son cœur.

 

 

Franz FUNCK-BRENTANO,

Récits pour le temps de Noël, 1934.

 

 

 

 

 

 

 

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