Le réveillon de la reine
par
Franz FUNCK-BRENTANO
Dans la nuit du 24 décembre 1738, la jolie chapelle, dont le talent de Mansart a enrichi le palais de Versailles, brillait d’un vif éclat. Par milliers, les bougies dans les lustres de cuivre ouvré qui pendaient des voûtes, mêlaient leurs feux à ceux des girandoles appliquées contre les pilastres et les balustres dorés. La pierre blanche du gracieux édifice disparaissait sous les tentures de damas cramoisi à galons, crépines et franges d’or. Le maître-autel était paré d’un ornement de drap d’argent galonné d’or, rehaussé des armes de France et de Navarre en grosse broderie. Les officiants, Mgr de Tavanes, archevêque de Rouen, premier aumônier de la reine, assisté des abbés de Pentac et de Sainte-Hermine, étaient vêtus de chapes d’or et d’argent, garnies de point d’Espagne. Cette année les traditionnelles messes de minuit – car, au temps jadis on en disait toujours trois – étaient célébrées avec un éclat particulier.
Toute la Cour était là en brillante parure, les femmes en corps de robe, colliers de rubans au cou, les épaules nues ; et le mélange des fanfreluches, des soieries joyeuses, aux moires chatoyantes, des dentelles, des plumes et des bijoux, faisait du bas de la nef, où se pressaient seigneurs et dames de première qualité, comme un parterre de fleurs aux couleurs les plus vives. Les tribunes latérales étaient garnies de dames, au moins sur les premiers rangs, où leurs énormes paniers formaient tout du long une manière d’espalier éblouissant de perles et de paillons, de pierreries et de « blondes ».
Dans la tribune du fond, que surmontaient les armes de France et de Navarre, le roi et la reine, les princes et les princesses du sang, le duc d’Orléans, le prince de Dombes, le duc de Penthièvre, les grands officiers. Le roi était en velours noir à grands ramages la croix du Saint-Esprit, en diamants sertis d’argent, brillait sur sa poitrine. Il avait ôté son chapeau à plumes blanches, relevé sur le côté par une rose de diamant, l’église étant le seul endroit où le prince devait rester découvert. L’éclat des lumières faisait ressortir la beauté de ses traits, la fierté de son port, son regard si imposant, le regard souverain de ses yeux d’un bleu très foncé, « bleu de roi », disait le prince de Conti. Il était jeune, magnifique ; avec cette grâce et cette souplesse dans la majesté qui, dès l’abord, charmaient tous ceux qui l’approchaient. Le galant et brillant roi de France était dans sa vingt-neuvième année.
Auprès de lui, la reine, la douce et bienfaisante Marie Leszczynska, plus âgée que lui de sept ans ; mais ici, par la majesté souveraine, qui, dès le premier jour, lui avait paru comme innée, et que l’exercice des fonctions royales avait encore développée, sous le dais resplendissant, dans son grand habit de lourde soie blanche, brodée de fleurs au naturel, l’âge disparaissait ; disparaissaient même la lourdeur des traits, le nez trop gros, le front haut et bombé ; on ne voyait plus en elle que la reine, une reine charmante par sa bonté et par sa grâce.
Gardes de la manche et gardes du corps, vêtus de drap blanc brodé d’or, encadraient la tribune royale. Dans la lanterne des musiciens, les violons, les hautbois, les tambours et les trompettes de la Chambre faisaient entendre des symphonies brillantes qui remplissaient la nef sonore d’un bruit joyeux. C’était un motet à grand chœur de M. de La Lande, puis un carillon nouveau de M. Aubert, où les cuivres tenaient la partie principale, puis un Cantate Domino de M. Gervais, maître de la Musique du Roi, et des « noëls » du vieux Lambert, avec lesquels les chœurs si renommés de la chapelle faisaient alterner des cantates de Mouret et du divin Lulli.
Mais, dans ce moment, les gentilshommes et les dames parées et huppées, dont l’église était bondée jusqu’en ses moindres recoins, ne prêtaient attention, ni au caractère religieux de la cérémonie, ni à la beauté, ni à l’éclat triomphal de la musique qui résonnait sous les voûtes lumineuses, un chacun ne se préoccupait que de la réception qui devait avoir lieu, dans le grand appartement de la reine, après l’office divin.
Le roi n’avait-il pas dit qu’il y viendrait faire médianoche, désireux de donner un témoignage d’affection à sa femme ? Et chacun tenait à être là et des premiers.
Aurait-on encore le temps, se demandaient les dames, de regagner en hâte, soit les petits appartements obtenus de la faveur royale, soit les appartements plus spacieux – mais trop éloignés, hélas ! – qu’on avait loués dans les hôtels de la ville ? Car, il allait falloir, une fois de plus, changer de toilette. Aussi à peine les gardes, frappant les dalles du bout de leurs masses d’or, eurent-ils donné le signal du départ, que ce fut comme un sauve-qui-peut, un culbutis, dans un bruit de bousculade : déjà le roi et la reine étaient sortis.
*
* *
La reine est rentrée dans ses appartements. Ses ordres étaient donnés. Ses dames d’atours, auxquelles commandait Mme la duchesse de Mazarin, s’empressaient autour d’elle. Elle revêt en hâte un autre habit, tout de brocart blanc, brodé d’argent et semé de fleurs nouées de soie blanche ; le corps de robe garni de perles. Elle s’est fait attacher au cou un collier de grosses perles, qui retient un diamant unique, un diamant célèbre, le Sanci. Elle a fait rehausser sa coiffure et y a fait mettre le petit diadème de perles fines que le roi lui a donné l’année même de leur union. Oh ! comme il l’aimait alors, le beau prince charmant, et elle, comme elle l’aime toujours ! Son cœur bat, tant elle voudrait la conserver à elle, cette affection qui lui est si chère ! Elle tremble, elle a peur ; pourquoi donc a-t-elle peur ? Le roi ne lui a-t-il pas fait dire, et n’a-t-il pas fait annoncer à la Cour qu’il viendrait faire médianoche en ses grands appartements après la messe de minuit ?
Aussi veut-elle être belle, très belle en cette heure pour son prince bien-aimé. Sa dame d’honneur, la duchesse de Luynes ; ses dames du Palais, la princesse de Montauban, la duchesse d’Antin, la duchesse de Boufflers, la marquise de Ruppelmonde, la princesse de Chalais, groupées autour d’elle, ne la reconnaissent pas. La reine devient coquette, elle demande du rouge : la reine veut mettre du rouge ; mais on n’en a pas : la reine n’en met jamais. L’appartement de Mme de Luynes est proche ; on y court. Puis, quand on lui a mis du rouge, Marie se regarde dans la glace : vite, vite il faut qu’on le lui retire ; décidément le rouge ne lui va pas.
Quand la reine entra dans son grand salon, où les lustres de cristal semblaient rattachés à la voûte par des cordons de fleurs – suivie de sa dame d’atours, Mme de Mazarin, qui portait la lourde traîne de brocart blanc, pailleté d’argent – déjà la foule y était nombreuse. Le roi n’a-t-il pas dit qu’il viendrait offrir ses devoirs à la reine après le service de la chapelle ? Et chacun a voulu être là, ministres, maréchaux, prélats et intendants de passage, dames, officiers et courtisans. On cause : quel bruit vif et joyeux ! Les femmes sont presque toutes en dominos de taffetas blanc à longs plis, tombant en arrière de la nuque, avec de longues manches en éventail, et « des bas de robe » sur les paniers ; elles ont de menus souliers de satin blanc, ou d’étoffe d’or et d’argent, sur de hauts talons.
La reine entre ; c’est le silence ; une large voie, libre, se fraye devant elle ; nombre de gentilshommes se plaquent contre le mur, ou dans l’enfoncement des portes et l’embrasure des croisées : et sur le passage de Marie, qui s’avance d’un pas majestueux et aisé – l’aisance dans la majesté n’en est-elle pas la grâce même ? – tous s’inclinent profondément : c’est comme une grande vague qui se courbe, une vague aux chatoyantes couleurs, puis qui se relève quand la reine a passé.
La reine à droite, à gauche, dit un mot aimable : à Mme de Coislin, à Mme de Beuvron, à Mme de Clermont d’Amboise, à la duchesse d’Ancenis, à la jeune princesse de Rohan, aux secrétaires d’État qui sont venus lui offrir leurs hommages ; ils sont en habit noir, tissé d’or, les manchettes et le jabot en point d’Angleterre ; c’est le comte de Maurepas, ministre de la Maison du roi, M. d’Angervilliers, ministre de la Guerre, M. Amelot, qui a les affaires étrangères. M. Orry, contrôleur général, et le comte de Saint-Florentin, qui a la feuille des bénéfices. La gaieté est sur les visages, et comme la reine a dit qu’en une soirée de réveillon il ne faut pas trop observer l’étiquette – pour un soir, elle ne veut pas d’étiquette – les conversations ont repris leur train.
Le roi se fait attendre. La reine s’est assise. Sa fidèle amie, la duchesse de Luynes, est auprès d’elle. Parmi les fracs de couleur écarlate, ou déjà de couleur noire, rehaussés de broderies, on voit circuler le grand maître des cérémonies, en pourpoint de drap d’argent, garni de réseaux de dentelles : ses chausses sont en velours noir, garni de mêmes dentelles et de rubans d’argent ; on voit circuler, très affairé, le marquis de Chalmazel, premier maître d’hôtel de la reine, ainsi que M. Fournier, le maître d’hôtel ordinaire.
Le roi se fait attendre. Insensiblement, les conversations ont perdu de leur animation ; quelques courtisans s’interrogent, l’œil inquiet ; ils ont remarqué que la reine est devenue nerveuse ; elle a cessé de parler ; auprès d’elle la jeune princesse de Rohan s’efforce de maintenir la conversation, après avoir fait signe à Mmes de Luynes et de Marsan, de venir la rejoindre. Entre les pages vêtus aux couleurs royales, qui se tiennent aux portes, ne bougeant non plus que des mannequins habillés, quelques courtisans déjà se sont éclipsés.
Un bruit circule ; tout bas on se le glisse à l’oreille, et le courtisan qui l’entend, posté qu’il est, en une attitude respectueuse, sous les yeux de la reine, n’ose encore se retourner.
À l’extrémité de l’aile gauche du vaste bâtiment, où se trouve l’appartement de la comtesse de Mailly, dame du Palais, les fenêtres se sont éclairées. Y aurait-il réveillon chez Mme de Mailly, à l’heure où l’on avait annoncé une réception pour médianoche dans les salons de la reine ? On s’étonne, on s’informe, on s’inquiète : et le roi qui ne vient pas.
On a remarqué que le duc de Richelieu, en se faufilant derrière les groupes, a gagné la porte, puis a disparu. L’attitude du duc de Richelieu est le plus sûr baromètre de la Cour. Voilà plusieurs dames même qui s’éloignent. L’une d’elles, qui se trouvait dans le voisinage de la reine, après une profonde révérence, s’est excusée, en alléguant une indisposition.
Mme de Luynes s’est levée ; elle s’est approchée de la fenêtre Mme de Brancas l’a rejointe. Elle lui dit très bas, très vite, mais d’une voix qui tremble d’émotion :
– Toutes les fenêtres brillent chez Mme de Mailly, le roi ne viendra pas...
– Oh ! la reine !
– Voyez, les courtisans s’en vont.
– Comme la reine devient pâle ; elle est plus blanche que sa robe.
M. le marquis de Chalmazel, premier maître d’hôtel, suivi de quelques pages, fait présenter de groupe en groupe, dans des bassins de vermeil et des corbeilles nouées de rubans clairs, une collation de féerie. Il s’est approché de la reine, qui a refusé d’un geste. Les pages, vêtus aux couleurs de la reine, galonnés et boutonnés d’argent, circulent avec leurs bassins de vermeil. Nul n’ose toucher aux glaces, ni aux confitures sèches, ni aux pommes d’orange, ni aux échaudés, ni aux verres d’orgeat glacé qui sont offerts. Et, de moment en moment, les groupes de courtisans s’éclaircissent ; ils essaiment.
Dans son fauteuil de damas cramoisi, Marie demeure raide ; son visage a pris une expression fixe.
– Quelle va être la douleur de la reine, dit tout bas Mme de Luynes à Mme de Brissac. Dans un instant, nous serons seules... Oh ! quelle inspiration ! L’arbre de Noël pour les enfants de ses serviteurs. Vite, envoyez Lafont et Lagarde – deux vieux domestiques dévoués, qu’on réveille les enfants en hâte, et que dans une demi-heure, tout ce petit monde soit là.
Mme de Brissac a compris la pensée délicate. Du salon voisin venaient des accords joyeux ; les vingt-quatre musiciens de la reine, violons, harpes, flûtes et hautbois jouaient les gavottes nouvelles de M. Destouches, premier musicien de la Chambre. Mme de Luynes a proposé à la reine une partie de cavagnole ; Brissac, Tessé et le marquis de Breteuil tiendront le jeu. La reine les regarde avec douceur, avec tristesse, avec bonté – avec reconnaissance.
On approche la table, la partie s’est organisée : dans la salle voisine la musique fait entendre des gavottes, pimpantes, alertes, sautillantes ; les notes argentines des clavecins se mêlent allégrement au son des flûtes et des violons ; et il semble que, dans les salons qui se désemplissent, où chaises et fauteuils mirent leurs pieds dorés dans l’éclat des parquets luisants, ce sont les sièges qui vont entrer en danse.
La reine, pitoyable, feint de s’absorber, de se perdre dans l’intérêt de son jeu : en peu d’instants, la plupart des dames et des seigneurs, qui étaient demeurés dans la salle où les lumières faisaient éclater la fraîcheur des plafonds de Le Moine, eurent disparu. Mais quelques groupes de fidèles, au cœur loyal se rapprochèrent : c’était la duchesse de Biron, la comtesse de Mérode, la marquise de Puysieulx, quelques officiers, le prince de Soubise, le duc de Picquigny, le duc d’Harcourt, le chevalier de Créquy. Au moment où ils arrivèrent auprès de la table où Marie Leszczynska était assise, elle leur parla brièvement avec sa grâce coutumière ; elle leur dit que, pour elle, la soirée était terminée. Et, après une révérence, à leur tour, ils se retirèrent.
Dans la grande salle vide, les huissiers, en drap blanc, restent debout, appuyés aux chambranles des portes ; à la table qui a été avancée, la reine joue au cavagnole, avec Brissac, Tessé, Breteuil, avec Mmes de Luynes et de Marsan.
– Voilà la partie terminée, dit-elle, brusque, d’un ton très doux et qui s’efforce d’être joyeux. J’ai gagné ; cela ne m’arrive pas souvent. Aurais-je du bonheur ce soir ?
Puis, congédiant d’une voix qui est redevenue triste, Brissac, Breteuil et Tessé :
– Allez, Messieurs, allez !... Il se fait tard ; je suis sensible à votre amitié.
Les gentilshommes se lèvent, ils saluent jusqu’à terre et se retirent à leur tour, les portes se referment ; les huissiers, vêtus de drap blanc, eux-mêmes, ont disparu.
*
* *
Quelle solitude dans la vaste salle, où resplendissent les lustres, et les girandoles de cristal posées sur des torchères. Les grands vases de porcelaine, placés sur les différentes tables, au long des murs, portent aussi chacun une girandole.
Alors la reine se lève et se précipite vers la fenêtre ; Mme de Luynes, Mme de Brissac n’ont pu l’arrêter. Elle étouffe un cri ; elle porte la main à sa poitrine, il semble qu’elle va défaillir.
La cour est traversée d’une bande joyeuse : cent torches répandent un éclat mouvant. Le roi est au premier rang, des jeunes femmes sont auprès de lui ; à l’une d’elles il donne la main. La reine l’a reconnue ; c’est bien la comtesse de Mailly. Elle est coiffée d’un chapeau à l’espagnole, de satin blanc, l’un des bords relevé à droite par un ruban de satin rose et une aigrette de plumes blanches et roses, mêlées de plumes noires. Elle porte une longue pelisse de satin blanc, garnie de queues de renard. La reine distingue sa gaîté, ses gestes vifs, animés, ainsi que l’allure joyeuse de ses compagnes, sous leur bagnolette de couleur claire qui leur couvre les épaules, tombant jusqu’à la taille. Puis viennent les haut-le-pied chargés de manteaux et de fourrures, de couvertures et de coqueluchons. Le brillant cortège a disparu à l’angle du palais ; il se dirige vers le grand canal, à l’extrémité du tapis vert. Mme de Luynes, Mme de Marsan n’ont plus le courage d’arracher leur souveraine à ce spectacle dont elle se fait souffrir. Le canal paraît comme embrasé à la lueur des torches ; elles se reflètent sur la glace épaisse. Le ciel est clair, presque blanc, piqueté d’étoiles, où la lune met sa faucille d’argent. Par comparaison, tout au long du canal, sur la glace qui brille, la lumière des torches est rouge : lumière qui vacille dans la pâleur de la nuit. La reine aperçoit à présent les traîneaux qui glissent ; elle les distingue au mouvement des torches qu’ils entraînent et qui se croisent, vont, viennent, entremêlent leurs feux bougeant.
Et elle pense que c’est elle qui, jadis, voici bientôt treize années passées, introduisit les traîneaux en France ; pour lui plaire, dans l’empressement charmant de son premier amour, le jeune roi les avait fait monter sur leurs patins d’argent, et c’est en son honneur, les emportant tous deux, serrés l’un à l’autre, sous les épaisses fourrures d’ours blanc de Sibérie, qu’ils avaient glissé sur la glace du canal pour la première fois. Son front brûlant est appuyé contre la fenêtre ; ses yeux se sont obscurcis de pleurs ; il lui semble que dans sa tristesse, son âme va se noyer, elle craint de s’évanouir ; quand brusquement, elle se retourne : un chant naïf et frais est venu la tirer de sa rêverie ; il a éclaté tout à coup. C’est un « Noël », un vieux « Noël » rustique que font entendre des voix d’enfants :
Tous les bourgeois de Châtres (Arpajon)
Et ceux de Montlhéry
Menèrent grande joie
Cette journée ici,
Que naquit Jésus-Christ
De la vierge Marie,
Près le bœuf et l’ânon,
Don, don,
Entre lesquels coucha,
La, la,
En une bergerie.
La porte, qui faisait communiquer le salon de la reine avec la salle des gardes, est ouverte à deux battants. Un grand arbre vert, coupé sur le versant des Vosges, un sapin robuste dresse hautement, jusque sous les dorures du plafond lumineux, son aiguille aiguë. Les lourdes branches ploient sous les lumières, sous les mille objets brillants, sous les colliers de perles d’or, les aiguilles de cristal limpide, les bonshommes de pain d’épice, les massepains, les jouets, les colifichets et les étoiles d’or et d’argent, dont il est chargé de la base au sommet. Une crèche est au pied : l’enfant divin y dort, les bras en croix ; la vierge en robe bleue et saint Joseph en toge de bure brune sont agenouillés auprès de lui ; des bergers, les rois mages, sans oublier l’âne et le gros bœuf qui, pour réchauffer le bébé en cette nuit de décembre, ont bien l’air de souffler de tout leur pouvoir.
Chacun prend sa houlette
Avec empressement.
Son hautbois, sa musette,
Et s’en va promptement
Tout droit à Saint Clément,
À travers la montagne,
Étant tout réjoui,
Ravi,
D’aller voir cet enfant
Naissant,
Joseph et sa compagne.
Les enfants, en des postures immobiles, surprises, chantaient de toute la force de leurs menus poumons ; ils fixaient des regards étonnés, sur l’arbre magnifique et, dans leur émotion, tenaient leurs petites mains croisées sur leur poitrine.
Les suisses de la garde, hallebarde au poing, s’alignaient, à trois pas l’un de l’autre, le long de la galerie. Leurs rudes têtes de soldats, coiffées de toques de velours noir à aigrettes blanches, sortaient pittoresquement de leurs fraises de toile à plusieurs rangs ; leurs pourpoints et leurs hauts-de-chausses se découpaient en bandes bleues et cramoisies, le bas des hauts-de-chausses noué d’aiguillettes d’argent.
Derrière les enfants, les parents, les nombreux serviteurs de la Maison de la reine, attentifs et déférents.
Les voix claires et fraîches de la bande enfantine ont séché les larmes de la reine. Elle s’est avancée presque joyeuse. C’est pour la première fois que l’arbre de Noël se dresse en l’une des salles du somptueux palais. Jadis, de ses mains de jeune fille, Marie l’ornait chaque année, alors qu’elle était réfugiée à Wissembourg, avec son père Stanislas et sa bonne mère, que la guerre civile avait chassés de Pologne. Elle y avait mené une existence paisible et humble, occupée, dans la modeste mesure de ses moyens, à répandre le bien autour d’elle. Et, comme elle avait au début de son règne introduit les traîneaux en France pour le divertissement de la Cour, elle y amenait l’arbre aux frondaisons toujours vertes, pour le bonheur des enfants ; mais voici que, en cette nuit même, plus encore que les enfants, Marie en était elle-même charmée, fascinée, éblouie. C’était en elle une émotion, presque de la joie, reflet de la joie naïve qui se marquait si ouvertement sur ces petits visages émerveillés et qui, à présent, se tournaient vers elle.
Marie s’étonnait :
– Madame, lui expliqua la duchesse de Luynes, ils avaient entendu dire... ils étaient trop impatients... ils ne dormaient pas... il a fallu les amener... Je vous assure, Madame, qu’on ne les a guère réveillés.
– Oh, que dites-vous là ?...
Puis avec un sourire doux, et où revenait la mélancolie :
– Oui, oui, ils étaient trop impatients... ils avaient entendu dire... il a fallu les amener...
Et subitement, changeant de ton :
– Vite, les échelles !...
De grands laquais en livrée aux couleurs de la reine ont amené les échelles, des échelles doubles qu’on a dressées auprès de l’arbre : sur la première, la reine elle-même a voulu monter. Elle a gravi deux, trois, quatre échelons : la lourde traîne de sa robe de brocart d’argent retombe en flots qui scintillent et son diadème de perles fines brille, à la lumière de l’arbre, parmi ses cheveux poudrés.
Mme de Luynes est auprès d’elle, et la reine, surprise elle-même du mouvement qui l’a emportée, lui crie presque gaiement :
– Oh ! que diraient le roi et les courtisans s’ils apercevaient la reine de France montée sur une échelle !
Le chant avait repris :
Puis eussiez vu venir
Tous ceux de Saint-Yon
Et ceux de Brétigny
Apportant du poisson,
Les barbeaux et gardons ;
Anguilles et carpettes
Étaient à bon marché
En cette
En cette journée-là,
La, la,
Et aussi les perchettes.
Marie détachait d’une main rapide tous les jouets, toutes les parures, les babioles brillantes et charmantes dont le grand arbre était couvert, et elle les donnait, l’un après l’autre, aux petites mains qui se tendaient ; elle prenait de la joie dans la joie de ces figures heureuses, de la confiance dans ces regards qui la fixaient d’un air si confiant et puisait presque de l’espérance dans l’espérance dont ces petites âmes resplendissaient. Mme de Luynes, Mme de Brissac, auxquelles sont venues se joindre Mme de Matignon et la jeune duchesse de Boufflers, sont à leur tour montées sur des échelles. Le sommeil a définitivement quitté la marmaille rieuse ; tout au plus l’un ou l’autre, de ses petites mains potelées, se frotte-t-il les yeux. Ce ne sont plus que des sourires, des cris de surprise, tant de bonheur – et il semble à Marie, – au fait, n’est-ce pas la vérité ? – que ce bonheur, elle le prenait dans le fond même de son cœur, pour le répandre autour d’elle à pleines mains.
La distribution est terminée. Les musiciens ont repris, d’un mouvement triomphal, un joyeux carillon, et les petits bonshommes, serrant, contre leur poitrine, dans leurs bras trop courts, les trésors conquis, continuent à regarder, de leurs yeux ravis, l’arbre lumineux de la fée bienfaisante.
« Et maintenant, dit Marie, avant d’aller tous nous remettre sagement dans nos petits lits, remercions tous ensemble le bon Dieu. »
Elle s’est agenouillée devant la crèche. Ses mains se sont jointes, sa tête couronnée de perles s’est inclinée sur sa poitrine ; les enfants ont repris de leurs voix argentines le vieux Noël » :
Or prions tous Marie
Et Jésus, son cher fils,
Qu’ils nous donnent la vie,
Là sus en paradis.
Après qu’aurons vécu
En ce mortel repaire,
Qu’ils veuillent nous garder
D’aller
Tous en enfer, là-bas,
Là, là,
En tourment et misère.
Ce sont des instruments champêtres, la musette, la vielle et le tympanon qui accompagnent le vieux « Noël » rustique. La voix de la reine s’est mêlée à celles des enfants. Marie est absorbée dans ses pensées, où la joie à présent s’unit étrangement à la tristesse ; elle s’y est absorbée au point qu’elle n’a pas remarqué que la musique et le chant se sont arrêtés. En habit de velours bleu ciselé, doublé de satin blanc, avec une garniture de boutons de diamants, le Saint-Esprit brodé en diamants, l’habit bleu laissant paraître la veste d’or, le roi est apparu au seuil de la porte, suivi du flot pressé des courtisans. Il fait plusieurs pas jusqu’auprès de la reine. Marie se relève, un éclair brille dans ses yeux.
– Et pour moi, lui dit Louis XV, Noël n’a donc rien apporté ?
– Oh si ! oh si ! répond Marie.
Elle court elle-même saisir l’une des échelles placées contre le mur, le roi la suit, l’aide à la dresser auprès de l’arbre, elle y monte, détache l’une des étoiles d’or fixées aux branches les plus hautes :
– Voici, dit-elle, en la tendant au roi.
– Ce sera, Madame, ma bonne étoile.
Et lui offrant la main pour la faire redescendre, Louis ramena la reine dans son grand salon.
*
* *
À une table en bois de rose aux pieds chantournés, aux fines appliques de cuivre, il s’est assis auprès d’elle. Les courtisans sont revenus, groupés en un large cercle qui va s’aplatissant contre le mur. Le duc de Richelieu, premier gentilhomme de la Chambre, apporte sur un plateau d’or, un bol, des verres de cristal, où des tranches de pommes d’orange nagent dans la liqueur vermeille. Le roi a tenu à servir lui-même la reine. Il a vidé son verre, elle a vidé le sien ; puis il s’est levé.
Comme on refermait les battants de la grande porte, qui faisait communiquer l’appartement de la reine avec la galerie des Suisses, plusieurs des enfants, dont les groupes débordaient dans le salon, se trouvèrent dans la confusion, rejetés parmi les courtisans. Étourdis, curieux, confiants, deux ou trois d’entre eux s’étaient glissés au premier rang et fixaient la reine, si belle en grande robe blanche, l’air à la fois si majestueux et si bon ; les parents revinrent pour les ramener ; à ce moment, l’un d’eux, en se débattant, montra naïvement la souveraine qui se tenait debout, sous le magique scintillement du brocart tissé d’argent.
– Dis, papa, la sainte Vierge, c’est celle-là ?
Et comme le malheureux père, honteux, confus, entraînait l’enfant :
– Oui, répondit Louis XV, oui, mon petit bonhomme, c’est celle-là.
– Monsieur, lui dit Marie, tout bas, je n’oublierai jamais la bonté dont vous m’honorez.
Le roi salua Marie pour se retirer, et la foule chamarrée s’inclinait devant elle profondément. Les salons se vidèrent.
La reine était revenue près d’une des fenêtres : la lune, descendue sur l’horizon, brillait au-dessus des coteaux de Satory ; elle effleurait d’un reflet tremblant la nappe sombre de l’étang des Suisses. Marie y tenait son regard attaché ; quand tout à coup, la porte s’étant refermée, elle prit nerveusement la main de Mme de Luynes :
– Vous êtes bonne... lui aussi, il est bon ; mais il me fera mourir.
Franz FUNCK-BRENTANO,
Récits pour le temps de Noël, 1934.