Histoire d’un petit soldat qui avait peur des revenants

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Franz FUNCK-BRENTANO

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Par les vallées d’Alsace, où les peupliers élevaient leur branchage effeuillé vers un pâle ciel d’hiver, les armées de la République s’avançaient sur la ligne du Rhin. Décembre 1792 : les Prussiens avaient été battus à Valmy et c’était l’Allemagne qui allait connaître l’invasion. Les soldats, remplis de vaillance et d’espoir, faisaient résonner les échos de leurs chants joyeux. Troupes pittoresques en leur mélange hétéroclite de costumes, d’âges et de conditions. La plupart des grenadiers portaient encore l’uniforme blanc des régiments du roi ; mais d’autres étaient déjà vêtus de bleu, le bleu national qui serait désormais la nuance dominante dans les armées de la Révolution ; et d’autres, parmi les volontaires, n’avaient pas d’uniforme du tout : celui-ci s’était fait tailler un pantalon dans la jupe rayée de vert que portait sa payse et qu’elle lui avait abandonnée, celui-là était habillé de bouracan gris ou de drap noir. La même compagnie offrait la plus incohérente bigarrure de dragonnes tricolores, de capotes rapiécées, de douillettes à pèlerines, de dolmans bleus, de carmagnoles à revers rouges, de manteaux purée de pois. Les uns avaient des bas, les autres des guêtres, d’autres allaient jambes nues. Les coiffures faisaient les plus étranges contrastes en leur diversité, depuis les bicornes de toile cirée, jusqu’aux chapeaux ronds en peluche rugueuse, noués d’un ruban de couleur, tel qu’on en rencontre en Velay ou en Bretagne ; sur la tête de ces guerriers on voyait jusqu’à des chapeaux de muscadins enlevés à la garde-robe d’un seigneur du village ; puis des casques à cimiers arrondis, des bonnets de fourrure à queue de renard, des bonnets de police, des bonnets de coton ; mais sur toutes ces coiffures brillaient des cocardes ou de hauts panaches tricolores, et sur nombre d’entre elles une cuiller ou une pipe était fichée en aigrette dans une fente de l’étoffe. Quelques-uns de ces jeunes soldats portaient, accrochés par l’anse au canon du fusil placé sur l’épaule, des casseroles ou des réchauds. Des batteries de cuisine étaient empilées sur des charrettes mêlées au train de l’artillerie. De temps à autre, quelque soldat s’arrêtait pour boire la goutte au pied d’un arbre, en compagnie de gais camarades, tout en devisant. Mais parmi ce désordre apparent, régnait une discipline réelle et l’amour de la patrie faisait battre les cœurs.

Plusieurs de ces guerriers étaient encore des enfants. Ils avaient quinze, seize, dix-sept ans ; et quelques-uns en paraissaient quatorze à peine. On en ramassait parfois, endormis de fatigue, au bord du chemin d’où les bras robustes d’un compagnon les déposaient dans une charrette, parmi des bottes de foin. Secoués avec un bruit de ferraille, ils y dormaient jusqu’au prochain campement.

Gai, alerte, plein d’entrain, le rire ou la chanson aux lèvres, un jeune volontaire de 91 faisait la joie de sa compagnie et groupait autour de lui, que le bataillon fût en marche ou qu’il s’arrêtât au bivouac, les camarades charmés par ses bons mots ou par ses récits.

Il se nommait Xavier Werner. Issu d’une bonne famille de Schlestadt, il s’était engagé dès le premier jour où il avait entendu proclamer la patrie en danger, quittant sa mère qui, au moment du départ, l’avait bourré, lui et son baluchon, de flacons de kirsch, de saucisses, de bons conseils et de gâteaux. Il allait gaiement à la bataille, par amour pour son pays, un amour irréfléchi, qui retentissait encore vaguement dans son âme, et par amour pour la liberté, un mot qui lui semblait remplir sa pensée d’air et de lumière, bien que – et il se l’avouait à lui-même – il ne distinguait pas très bien ce qu’il pouvait bien représenter.

Xavier était de taille moyenne, il était mince, mais d’une allure décidée qui contrastait avec la couleur pâle de ses cheveux blonds et la douceur de ses grands yeux, avec son teint blanc de lait ; mais sur cette figure, qui paraissait celle d’une jeune fille, on trouvait un air d’énergie qui, au premier abord, ne laissait pas de provoquer l’étonnement.

Le 8 décembre Xavier Werner fut détaché avec soixante hommes, sous le commandement d’un lieutenant, jusqu’à Rechtswiller, un village à une lieue et demie de Soultz, au nord de la route qui conduit de Wissembourg à Haguenau, au pied des montagnes. Les crêtes des hauteurs avoisinantes étaient couvertes d’épaisses sapinières que la neige d’hiver elle-même ne parvenait pas à blanchir ; puis, à mi-côte, commençaient les prairies, qui disparaissaient, à cette époque de l’année, sous le manteau immaculé qu’elles semblaient avoir tiré sur elles comme un linceul.

Les toitures des maisons s’avançaient en auvent sur la route, maisonnettes basses, construites en bois de sapin : elles semblaient toutes chaudes et recueillies sous leur épais capuchon de neige, percé de cheminées trapues et carrées, d’où montaient, incertaines, vers le ciel gris, des fumées nonchalantes.

En la maison où Xavier avait été conduit par son billet de logement, demeuraient de vieilles bonnes gens, le père Christian Bremer et sa femme Catherine, d’une famille de paysans établis à Rechtswiller de temps immémorial et qui semblaient y avoir poussé comme les houblons qui mûrissaient dans la plaine, comme les cerisiers des prairies et les sapins des monts voisins ; paysans qui, de génération en génération, s’étaient adaptés au pays, au caractère du sol, à la nature qui les entourait et qui semblait elle-même un produit de la terre, au point que, jusque dans leurs gestes les plus insignifiants, dans leurs paroles, dans tous leurs sentiments, on retrouvait une harmonie si complète à ce qui les environnait, qu’il était devenu impossible de se représenter le père Christian Bremer, avec son gilet de drap rouge à boutons de cuivre, son habit vert foncé et son bonnet de peau de lapin teint en noir, et aussi sa bonne vieille Catherine sous sa coiffe blanche ornée de grosses dentelles, en un autre lieu que celui où le bon Dieu les avait placés.

Les Bremer avaient perdu leur fils unique qui était mort de chagrin, disait-on, d’avoir perdu sa jeune femme, morte elle-même à la naissance de sa fille, la petite Rési – nous dirions en français : Rosette – que les vieux Bremer avaient recueillie et qu’ils avaient élevée avec une tendresse et une attention où ils mettaient tout leur bonheur.

À l’époque où, par ordre de l’administration militaire, le jeune soldat de dix-sept ans venait prendre logis dans la paisible demeure, Rési avait seize ans. De lourdes tresses blondes, blond de lin, lui tombaient le long de la nuque jusqu’à la ceinture, nouées d’un ruban de linon noir ; elle avait de grands yeux d’un vert foncé, de la couleur des sapins du pays ; et des lèvres toutes rouges, celles-ci très exactement de la couleur des cerises qui, au mois de juin, tachetaient de mille étoiles écarlates le feuillage du verger ; de jolies épaules, qu’elle portait d’un mouvement jeune et léger ; une taille fine et de petits pieds, qui paraissaient plus petits encore en leurs bas blancs à coins rouges et en leurs robustes souliers de cuir noirci. Jeune et jolie et gaie, et sereine surtout, pure et bienfaisante fleur d’Alsace.

À l’entrée du soldat, ses yeux et ceux de Rési s’étaient aussitôt rencontrés. Les deux jeunes gens s’étaient un instant fixés l’un l’autre, tout surpris, eux qui ne s’étaient jamais vus, d’avoir tant de plaisir à se voir. Pour reprendre l’image du vieux poète, leur cœur était monté jusqu’à leurs yeux, regardant par ces fenêtres ouvertes à la lumière, et mettant sa profonde douceur en ce regard. Et le vieux Christian Bremer et la bonne Catherine avaient été, dès l’abord, conquis eux-mêmes par la mine brave et avenante du petit troupier.

Rési avait été dresser son lit à elle dans la soupente du grenier et avait cédé sa propre chambre à Xavier Werner, après y avoir tendu aux fenêtres de blanches courtines repassées avec soin ; après avoir mis des touffes de buis vert derrière le crucifix de bois accroché au mur et dans des pots de terre vernie, sur le rebord de la croisée.

Le soldat s’absentait pour son service : c’était l’exercice, puis des gardes à monter ; il lui arriva de rester éloigné deux jours, ayant été désigné pour faire partie d’une expédition de fourrageurs. Et Rési se tenait des heures entières au seuil à attendre son retour.

En le voyant revenir, d’aussi loin qu’elle l’apercevait, elle le saluait de la main ; elle allait au-devant de lui pour le décharger de quelques effets qu’il portait et s’informait, avec une curiosité mutine, de tout ce qui s’était passé. Le soir, après le repas, auprès de la cheminée, où des fagots de sapin crépitaient en essaimant mille étincelles, Bremer et sa femme et la petite Rési se groupaient pour deviser. Avec quel intérêt on écoutait alors le soldat qui parlait du pays de France, des sentiments qui animaient la jeune armée, de l’espoir dont la liberté naissante emplissait les cœurs ! Et ces mots de « patrie » et de « liberté » prenaient sur ses lèvres juvéniles une couleur et une chaleur qui animaient d’enthousiasme ses auditeurs émerveillés. Car, s’il n’avait que dix-sept ans, Xavier était un vaillant petit homme ; il avait fait le coup de feu en plusieurs rencontres ; déjà un soldat autrichien ne s’était-il pas constitué prisonnier entre ses mains ?

À son rouet, Rési chantait de vieux airs alsaciens, au refrain puéril et charmant ; et puis aussi une chanson que des filles de Lorraine avaient faite depuis peu et qui avait encore l’attrait de la nouveauté :

 

        Dimanche, sous les sapins verts,

        Je me promenais seule et triste,

        Mon pauvre cœur tout à l’envers,

        Dimanche, sous les sapins verts.

 

        J’avais un bonnet de batiste,

        Mon corsage de basin noir,

        Songeant à mon ami Baptiste,

        À ses grands yeux si doux à voir ;

 

        Quand tout à coup, parmi les branches,

        Me sembla briller un éclair,

        Il me sembla que des pervenches

        Fleurissaient sous mes pas l’hiver ;

 

        Que la forêt était donc belle !

        Un chant résonnait dans mon cœur ;

        C’était comme une villanelle

        Dévidant le plus pur bonheur :

 

        Debout devant moi, son sourire

        Rendant le bois noir radieux,

        L’ami que mon âme désire

        Reparaissait devant mes yeux.

 

        Ôtant de mes pas une branche

        De sapin vert, il prit mon bras,

        Et nous revînmes ce dimanche

        Heureux, et nous parlant tout bas.

 

Le père Bremer, lui, contait des histoires, de vieilles histoires, légendes d’Alsace, et dont plusieurs, remplies de détails fantastiques, étaient pour faire dresser les cheveux sur la tête. Il contait la légende des morts d’Osthausen, les aventures de l’ermite d’Alspach, les drames nés sous les pas de la dame du Flixbourg, les sorcelleries du Hugstein ; évoquant dans l’imagination de ses auditeurs les spectres blêmes, sur les tours crénelées éclairées des rais de la lune, dans les nuits du Sabbat. Xavier écoutait ces récits avec une attention fébrile et Rési n’était pas peu surprise quand son jeune ami lui assurait que de pareils contes pouvaient fort bien avoir été des réalités.

Un soir que Xavier quittait ses hôtes, le fusil sur l’épaule, pour aller monter la garde durant plusieurs heures de nuit, sur la route à l’entrée du village, Rési, qui avait pénétré son émotion, lui arracha son secret, à savoir qu’il avait peur, non des hommes, dont un soldat français n’aurait jamais peur ; mais, durant ces heures solitaires et silencieuses de la nuit, il craignait, à en claquer des dents – oh ! ne riez pas, mademoiselle Rési – de voir paraître devant lui des spectres ou des revenants.

La recommandation de Xavier était inutile : Rési n’avait nulle envie de rire, comprenant à quel point les paroles de son jeune ami étaient sérieuses.

Xavier avait disparu au tournant de la rue ; Rési le suivait de sa pensée affectueuse ; et quand son grand-père et sa grand’mère furent allés se coucher, elle descendit de la soupente où son lit était placé, tenant ses souliers à la main de crainte de faire le moindre bruit : elle les remettrait une fois hors de la maison. Elle se glissa par la porte qu’elle avait ouverte avec lenteur, et, sur la route de Haguenau, elle rejoignit le jeune volontaire qu’elle trouva ferme à son poste, mais comme figé dans sa terreur :

– C’est moi, monsieur Xavier, permettez-moi de rester auprès de vous, pendant toute la nuit s’il le faut.

Elle avait l’air si tranquille, elle était si simple, sa voix était si calme ; elle montrait tant de pureté aussi et tant de confiance que Xavier sentit ses craintes s’évanouir.

Les heures passèrent : les jeunes gens s’entretenaient en une causerie nonchalante où les moindres riens prenaient de l’intérêt. De temps à autre, une charrette faisait sonner sa ferraille sur la route durcie par l’hiver. Xavier, d’un ton d’autorité, enjoignait au conducteur d’arrêter son cheval ; il examinait rapidement le contenu de la voiture, puis la laissait poursuivre son chemin. Deux compagnons arrivèrent en chantant. « Halte-là ! » leur cria Xavier, et comme ils lui répondaient par des railleries ou des injures, il croisa la baïonnette, leur déclarant qu’il ferait feu s’ils avançaient d’un pas. Les compagnons étaient surpris de trouver tant d’énergie en une aussi jeune sentinelle ; après qu’ils eurent répondu à ses questions, ils eurent permission de passer.

Puis la nuit retombait dans son silence. De lourdes brumes estompaient le cours de la rivière qui serpentait parmi les prairies, traversées par les blancs rayons de la lune. Par moments, il semblait à Xavier que des formes blanches s’y dessinaient : les revenants dont il avait si peur. Il saisissait alors d’un mouvement nerveux le bras de sa petite amie, qui le rassurait par de jolies paroles et en lui passant sur le front sa main si douce et dont la douceur apaisait ses pensées.

Et puis il fallait que Rési lui contât tout ce qui l’intéressait, les mille préoccupations menues et gracieuses, insignifiantes et si importantes qui se mêlaient en son âme de seize ans, – une petite âme qui s’était à peine ouverte à la vie en cette existence de village, uniforme et paisible, remplie par les soins monotones qui occupaient ses jours auprès de ses grands-parents. À la minutie même de ce récit que Rési parsemait, sans le savoir, de mille gentillesses naturelles et de grâces imprévues, Xavier trouvait un plaisir sans cesse renouvelé, au point que, dans les moments où la jeune fille ne savait plus que lui dire, il fallait qu’elle recommençât ce que, plusieurs fois déjà, elle avait raconté.

Quand approchait l’heure où la faction devait prendre fin et où la jeune sentinelle devait être relevée par le camarade appelé à la remplacer, Rési regagnait le logis par le sentier qui coupait les prairies derrière le village, de manière à n’éveiller l’attention de personne ; puis, à son tour, Xavier rentrait, en passant par les rues, le fusil sur l’épaule. Dans la nuit, son pas militaire frappait d’une sonore cadence le sol durci du chemin.

Huit ou dix fois, aux portes du village ou sur les coteaux qui le dominent, Xavier monta la garde ainsi, fusil au bras, prêt à donner l’alarme ou à faire feu au moindre mouvement suspect, et, pour le rassurer contre les fantômes redoutés, la jeune fille s’était glissée hors de chez elle pour venir lui tenir compagnie.

Et les deux jeunes gens, qui, parfois, durant le jour, au coin de l’âtre où vacillaient des flammes mouvantes, se répétaient des mots affectueux où la tendresse de leurs sentiments perçait sous l’expression de leur amitié juvénile, ne s’oublièrent jamais, au cours de ces heures de solitude nocturne, à se dire l’émotion si touchante et si vive qui occupait entièrement leur cœur.

Le lundi 24 décembre, Xavier fut averti par son capitaine qu’il était désigné pour monter la garde, jusqu’à deux heures du matin, dans le cimetière même de Rechtswiller. Des incursions de partis autrichiens étaient signalées depuis plusieurs jours et, du quartier général, était venu l’ordre de redoubler de vigilance.

Le soir, en rentrant, notre vaillant petit soldat avait l’air consterné. Il en parla à sa jeune amie : monter la garde dans un cimetière, et à minuit et dans la nuit de Noël !

– Vous me direz, Rési, que je suis ridicule ; mais je n’en aurai pas moins peur. Et que pourrais-je bien faire, en pareil moment, si une patrouille autrichienne se présentait ? Vous le savez, Rési, sans me vanter, je ne suis pas un homme à reculer devant des ennemis ; mais à minuit, dans un cimetière, jamais je n’oserais tirer.

Et Rési plaignait son petit volontaire, d’autant plus vivement que, retenue par les cérémonies de la nuit de Noël à la crèche du village où elle devait figurer, il ne lui serait pas possible de rejoindre, en cette fatale heure de minuit, le soldat en faction parmi les morts.

Xavier quitta les Breuer sur les dix heures du soir.

Pour lui donner du cœur, Rési lui avait fait boire du vin chaud et sucré ; puis elle en avait rempli sa gourde de fer blanc recouvert de drap, qu’elle lui attacha par une courroie passée à son cou en sautoir. Enfin, l’accompagnant jusqu’au seuil de la porte :

– Allons ; bon courage, monsieur Xavier ! les revenants, vous le savez ça n’existe pas.

– En tout cas, mademoiselle Rési, lui répondit le soldat, en s’efforçant de paraître gai et courageux, les anges ça existe, et même sur terre, même à Rechtswiller.

La nuit était profonde, aussi ne sait-on pas si Rési aperçut le geste du jeune homme qui, après quelques pas, se retourna et, du bout des doigts, lui envoya plusieurs baisers.

Rési gagna vite la chambrette qu’elle s’était aménagée dans la soupente où, devant un éclat de glace brisée qu’elle avait fixée au mur par quelques clous, elle mit la robe blanche qu’elle devait vêtir cette nuit ; car, à l’église, parmi les nombreux figurants qui reconstitueraient le divin mystère de la naissance du Christ, elle était appelée à représenter l’un des anges descendus du ciel pour célébrer par leurs chants la venue du Messie.

Tout en s’habillant et en se coiffant, elle pensait aux divers personnages qui prendraient part à la cérémonie, à Christophe Miller, qui devait y représenter saint Joseph, élu à cet honneur par M. le Curé, les uns disaient à cause de sa belle barbe, et les autres parce qu’il était chauve ; elle pensait à Maria Kuhlmann, choisie pour y paraître sous le costume de la Vierge. « Et comme ce choix avait été bien fait ! » se disait-elle. Il était impossible d’imaginer une figure plus belle que celle de Maria Kuhlmann, avec ses bandeaux de cheveux noirs coiffés à plat et ses grands yeux d’une expression si profonde et si pure. N’était-ce pas toujours à elle que pensait Rési quand, au hasard de ses rêveries, ou conduite par les chants ou par les prières, elle voulait se figurer la Vierge ? Et ce soir, sous la longue robe de flanelle bleue et la coiffe blanche qui composaient le costume traditionnel de la Mère du fils de Dieu, combien Maria Kuhlmann en serait plus belle encore ! Rési, à y songer, en était elle-même heureuse, et pour un moment sa pensée s’en éloigna du petit soldat en faction dans le cimetière, au milieu des tombes et du froid.

C’est la vieille mère Bremer qui a tenu à poser elle-même et à fixer parmi les cheveux blond de lin de sa petite-fille la belle couronne faite d’étoiles d’argent qui doit briller sur la tête des anges, et le père Bremer, avec une tendresse vigilante et une peine infinie, lui a attaché aux épaules et à la ceinture les grandes ailes blanches qui donneront à son costume son caractère. Puis Rési s’est jointe à quelques amies qui sont venues la chercher, car Bremer et sa bonne Catherine sont trop vieux pour se rendre ainsi dans la nuit, par les rues couvertes de neige, jusqu’à l’église.

Celle-ci est déjà pleine de monde. La sacristie, par laquelle les figurants de la cérémonie doivent pénétrer, est toute bondée de saints, de rois mages, de bergers, d’anges et de curieux, de curieux surtout et d’importuns qui se croient importants ; les mères n’ont pas voulu quitter leurs enfants appelés à figurer dans la phalange céleste, et des inutiles tiennent à être là, pour rendre service et ne sût-on que faire de leur bon vouloir. Les amies de Rési sont parvenues à se faufiler dans l’église. Elles sont costumées en bergères de légende et tout à l’heure elles chanteront de vieux noëls autour du bébé divin, c’est-à-dire autour du petit garçon que le bon Dieu vient d’envoyer à Maria Kuhlmann, lequel doit figurer l’enfant Jésus.

Tout en piétinant à la porte de la sacristie, Rési se disait : « Pourvu que notre enfant Jésus, cette année-ci, ne crie pas autant que celui de l’année dernière : on ne s’entendait plus. »

Rési a de la peine à pénétrer dans la sacristie, car elle a peur de froisser les ailes blanches que son grand-père a eu tant de peine à lui fixer à la ceinture et au dos. Tout en s’impatientant un peu, elle ne pense plus à l’enfant Jésus représenté par le bébé Kuhlmann, ni à la cérémonie, ni à sa robe blanche, ni à la couronne d’étoiles qui brille à son front, ni aux grandes ailes dont elle devrait être si fière, elle pense au petit soldat en faction parmi les tombes, dans le froid et dans l’obscurité. Minuit sonnerait bientôt, un minuit sinistre, effrayant pour lui, tout seul dans un cimetière, où il craint de voir flotter des revenants.

Se rend-elle compte, Rési, qu’elle s’éloigne de l’église et prend la route du cimetière ?

Le cimetière dominait le village qui s’étendait au long de la route blanche, blanche comme un linceul, sous la clarté d’une nuit de décembre. Vieux cimetière fortifié au temps des incursions incessantes en ce pays de marches. Contre les murs ont été dressées de grandes dalles en pierre sculptée, où l’art robuste du moyen âge a représenté les hommes de guerre enterrés là avec toute leur ferraille, et leurs compagnes, les châtelaines aux hennins pointus. Une vieille chapelle au long clocher aigu se dresse au milieu des tombes : elle était abandonnée, du moins n’y disait-on l’office qu’aux jours de cérémonie pour les morts.

Les étoiles brillaient frêles et frileuses au ciel tendu d’opale. Dans la vallée les groupes de saules et de peupliers semblaient des masses d’ombres ordonnant leurs formes compactes et qui avaient un air fantastique en ce qu’elles ne paraissaient que des ombres, sans les objets qui les auraient projetées. Le premier mouvement de Xavier avait été de ne pas aller prendre dans le cimetière la place qui lui avait été assignée ; puis il s’était dit que la consigne était la consigne, qu’il en adviendrait ce qu’il en adviendrait ; mais que rien ne lui ferait manquer à son devoir de soldat.

Et puis mourir d’un coup de sabre dans une échauffourée, ou bien étranglé des mains osseuses d’un squelette ! « Bast ! se disait-il en cherchant à se donner du courage, mésaventure pour mésaventure, je n’en serai pas moins également mort ! » Cependant, pour rigoureusement logique que lui parût ce raisonnement, Werner ne s’effrayait pas du coup de sabre que pourrait lui donner un hussard autrichien, tandis qu’il frissonnait à la seule pensée de sentir son cou pris dans l’étau glacé d’une main de squelette.

Toutes ces tombes au milieu desquelles Werner est posté ont vraiment un aspect effrayant. Il lui semble que les chevaliers et les dames du moyen âge, qui se dressent sculptés dans la pierre dure, au long des murs, jettent sur lui des regards irrités. Encore s’il faisait tout à fait noir, il ne verrait rien du tout ; mais la lumière maudite de la pleine lune fait ressembler les dalles qui recouvrent les tombes à des linceuls, à des linceuls que, dans un instant, on verrait sans aucun doute se mouvoir.

Auprès de l’entrée du cimetière, fermée par une grille que Werner a laissée entr’ouverte, se trouve une grande tombe toute neuve. La pierre blanche en brille d’un éclat singulier. Le mort a dû y être placé depuis quelques jours à peine, car la terre tout autour est fraîchement remuée. Deux ou trois fois le jeune soldat a cru remarquer – au moment notamment où, de l’église du village, monta le tintement qui marquait onze heures du soir – que cette pierre se soulevait lentement à son extrémité. Un oiseau de nuit, en passant brusquement auprès de lui, le fit frissonner. Il s’attendait à voir sortir de sa fosse le fantôme redouté. Werner mit instinctivement sa main devant ses yeux et détourna la tête ; mais instinctivement aussi il reportait de temps à autre son regard craintif, effrayé de sa propre audace, étrangement attiré par le danger, sur la tombe où son angoisse se cramponnait.

Des nuages, qui se frangeaient d’argent en passant sous l’éclat de la lune, traversaient le ciel ; par moment la blême lumière dont le paysage était baigné s’obscurcissait, puis elle reprenait sa clarté blafarde. Werner a tressailli : Ding ! ding ! ding !... un à un montent jusqu’à lui, d’un timbre métallique qui le pénètre jusqu’aux moelles, les douze coups de l’heure fatale. Minuit ! les tombes vont-elles s’ouvrir l’une après l’autre et, dans leurs blancs suaires, les morts enterrés autour de lui vont-ils venir le déchirer de leurs mains diaphanes, aux ongles durs comme le fer, mettre en lambeaux les chairs du sacrilège qui, des armes en main, ose profaner par sa présence, à pareille heure, en une pareille nuit, le séjour des trépassés ?

Il semble à Werner qu’il a entendu un grincement du côté de la tombe blanche, autour de laquelle la terre est fraîchement remuée, près de la grille d’entrée du cimetière. Oh ! comme il voudrait jeter les yeux dans cette direction, mais il n’ose. Il détourne, au contraire, la tête, en couvrant ses paupières closes de la paume de sa main ; puis, brusquement, ne sachant ce qu’il fait, nerveux, il ouvre les yeux et dirige son regard vers la direction redoutée. Il n’a pas un cri ; car sa gorge se serre, sa voix s’étrangle ; une sueur froide lui mouille les tempes ; il lui semble que ses yeux sortent de leurs orbites. Une blanche apparition vient sur lui indistincte dans la nuit qui s’est obscurcie : elle semble flotter sur la terre. Elle frôle la tombe à la dalle blanche qui, sans doute, a été soulevée. Le soldat qui est en Werner lui dit de saisir son fusil et de tirer. Il en fait le geste ; mais sa main se crispe, son bras se raidit ; il n’est plus lui-même qu’une statue immobile parmi les tombes.

L’apparition blanche et légère est près de lui. Xavier la fixe, hagard. Le fantôme fait un geste, il va parler.

– Xavier, c’est moi ! lui crie-t-il d’une voix claire et qui a la douceur d’une caresse, c’est moi, Rési ; je n’ai pas voulu vous laisser seul à cette heure-ci ; il y aura bien assez d’anges sans moi, là-bas, dans l’église.

Tel un nuage chargé d’électricité qui se résout subitement en pluie abondante, Xavier fond en larmes ; durant une seconde un mouvement nerveux lui secoue les épaules et la poitrine ; mais, tout aussitôt, jetant son fusil au long du petit chemin tracé entre les tombes, il saisit dans ses bras la jeune fille qui est à présent tout près de lui. De ses mains heureuses et fortes, il la soulève de terre, la presse contre sa poitrine et, sans réfléchir à ce qu’il fait, il couvre sa douce figure de baisers ; il l’embrasse dix fois, vingt fois, répétant tout en l’embrassant encore. « Rési ! Rési ! ma petite fée bénie, Rési, petit ange du bon Dieu ! »

Rési ne dit rien. Elle est heureuse, si heureuse, et quand les lèvres de Xavier se posent sur les siennes, elle leur rend sans y penser le baiser qu’elle a reçu.

Les deux enfants, perdus dans ce premier épanchement des sentiments qui s’étaient développés en eux, sont tout à l’expression de leur bonheur. Mille étoiles brillent à la voûte du ciel ; les clochers des villages environnants répandent dans la nuit le chant de leurs voix de bronze en l’honneur du fils de Dieu, harmonie bienfaisante dont se pénètre la nature entière. La contrée est blanche et comme parée pour cette nuit d’espoir et de recueillement. Les jeunes gens se sont assis sur une tombe, côte à côte. Rési ne remarque pas que les deux belles ailes, attachées à ses épaules par le vieux grand-père, sont toutes démantibulées. Ils parlent de tout et de rien, et ils ne se disent rien ; et par moments ils ne parlent pas du tout ; mais il leur semble qu’ils se disent tout ce qu’il est possible de se dire : le monde tout entier ne tient-il pas dans leur cœur ?

– Eh bien, leur crie gaillardement une voix à quelques pas d’eux, scandée par de gros rires ; il paraît, Werner, qu’on ne s’embête pas !

– Un ange, dit une autre voix joviale et éraillée, un ange pour nous tenir compagnie, on n’est pas dégoûté !

C’est le peloton, commandé par un sergent, qui vient relever Werner de sa faction.

– En route ! dit Werner, après avoir transmis à son successeur les quelques instructions qui lui avaient été données.

Rési s’appuie à son bras. Pour les laisser seuls – ils étaient si jeunes et paraissaient si amoureux et si heureux – les camarades restèrent là à causer, tandis que Werner et sa petite amie s’éloignaient.

– Et vous serez de la noce ! leur cria celui-ci en se retournant sous la voûte en arc brisé qui donnait accès à la petite chapelle.

Le lendemain, au coin de la cheminée, Xavier disait au père Bremer et à la vieille Catherine l’affection qui s’était éveillée dans son cœur pour leur enfant. Les vieux en pleuraient de joie. « Dans huit jours nous franchirons le Rhin : je reviendrai de la campagne avec les galons de capitaine et, dans un an, bon papa Bremer, vous serez aussi mon bon papa à moi. »

La jeune fille avait mis sa main dans la sienne :

– Quant aux revenants, s’ils sont tous aussi gentils que celui du cimetière de Rechtswiller, vivent à jamais les revenants ! Mais j’ai grand’peur, ajouta le petit soldat, que celui de cette nuit ne soit le seul qui ait jamais existé.

 

 

Franz FUNCK-BRENTANO,

Récits pour le temps de Noël, 1934.

 

 

 

 

 

 

 

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