L’inadvertance

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Paul GADENNE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Au début de l’après-midi, son café bu, M. Dumontel partit pour sa promenade. Il n’avait pas l’intention d’aller plus loin. Mais il convient que les hommes de bureau se donnent de l’exercice, après les repas, pour ne point s’empâter.

– Tu n’emmènes pas les enfants ? demanda Émilie en le voyant partir.

– Non, j’ai besoin d’être seul, de réfléchir... Je viens de recevoir un gros courrier, vois-tu...

Le courrier... Émilie connaissait l’antienne. Elle soupira.

– Tu ne veux pas de moi non plus ?...

– Ma chérie, j’ai croisé dans l’escalier Mme Loustalet qui t’attend pour un bridge... N’est-ce pas ?... À tantôt donc. Je ne vais pas loin...

Le fait est que M. Dumontel venait de recevoir une lettre de la « Compagnie Générale des Carburants » et une autre de la « Mondial Petroleum », relatives à une grosse affaire. Il y penserait en marchant. Cela lui promettait une journée intéressante.

Il prit un chemin facile, au-dessus de l’église. Il n’avait aucune raison de faire des efforts. Simplement, les gens de la pension l’ennuyaient, avec leurs histoires de cafards dans les armoires et leurs éternels conciliabules autour des tasses à thé. Bien qu’on fût au début d’octobre, il y avait encore trop de monde, cette année-là, à la pension Hirricaburru. Les repas traînaient en longueur, et, en dépit d’un vif sentiment du devoir, M. Dumontel estimait que la salle à manger appartenait un peu trop aux enfants.

Au-dessus de l’église, il reconnut, au tournant du chemin, déjà installé sur son pliant, Loustalet, son voisin de table, le peintre loufoque, qui avait la manie, parce qu’il se trouvait en pays basque, d’ajouter le mot basque à tous les mots contenant un b. M. Dumontel traitait avec mépris cet artiste épris de borborygmes.

– Alors, fit Loustalet en l’apercevant, vous avez lâché votre femme ?

– Elle a préféré faire un bridge avec Mme Loustalet.

Il laissa passer une seconde. Une inquiétude lui était venue.

– Je ne vais pas me perdre, au moins, par ici ?

– Vous perdre ?... Sur des montagnes comme ça ?... Vous n’avez qu’à suivre le chemin, c’est tout droit...

– Où mène-t-il au juste ?...

– Vous avez le moulin à dix minutes... Un joli point de vue. Joli pour vous. Mais désespérant, bien entendu, pour le peintre !...

– Ça va, dit M. Dumontel, satisfait.

Comme il s’éloignait, il entendit croasser au-dessus de lui. En même temps, la voix du peintre lui parvint.

– Hé !... criait-il. Vous avez vu ? Des corbeaux basques 1...

Dumontel poursuivit son chemin. Celui-ci menait à une croix. C’était une croix de pierre, très simple, sans inscription, sans date ; la pierre, rongée de mousses, de lichens, était couverte de plaques roses, verdâtres. La croix marquait un carrefour ; mais M. Dumontel, qui pensait à son affaire, n’y prit pas garde et se trouva engagé sans l’avoir voulu. « En laissant un pourcentage normal à notre agent, pensait-il, cela nous fait dix billets à la tonne. Je divise par six, je pose deux, je retiens cinq... Ah ! la sale bête ! Vas-tu fiche le camp ?... Hein ?... » Un chien noir et blanc, énorme, la queue haute, les oreilles pendantes, était venu se jeter entre ses jambes et se livrait autour de sa personne à des jeux bruyants et désordonnés, où perçait une agressivité naturelle. M. Dumontel n’aimait pas les chiens. Il n’aimait aucun animal, d’ailleurs. Il ramassa une pierre. Le chien repartit en courant, mais ne cessant pas d’aboyer.

À présent, le chemin circulait entre deux bordures de pierre, le long d’une sorte de terrasse formant promontoire entre deux vallées. Le promeneur s’arrêta, surpris. Il n’avait pas eu l’impression de monter, et pourtant ces deux vallées étaient là qui se creusaient sous lui, qui tournaient sur elles-mêmes et qui recevaient d’autres vallées ; quelques sommets, au loin, s’insinuaient avec harmonie dans le paysage. Tout cela n’était vraiment pas mal. Et c’était obtenu à peu de frais, ce qui était mieux. « Si c’est cela la montagne, se disait notre homme, ça n’est pas du tout si malin qu’ils le disent. Qu’ils ne viennent plus nous parler de piolets et d’appels de corde ! Voilà qui nous suffit – et nous n’aurons pas dû faire des cabrioles pour y arriver... » Il employait volontiers en se parlant à lui-même le « nous » de ses lettres d’affaires ; cela lui donnait du poids. « Voyons, se dit-il, où va ce chemin ?... »

En effet, si étrange que ce fût, sa promenade commençait à l’intéresser. M. Dumontel découvrait qu’il n’était pas du tout insensible, comme il se plaisait toujours à le dire, aux couleurs, aux formes des choses... Il n’avait pas eu complètement tort, en somme, de suivre sa famille dans ce coin perdu. Ces pentes roussies par les fougères, c’était un peu morne, sans doute (sur ce point, il n’était pas du tout de l’avis du peintre Loustalet, qui s’extasiait sur le « beau roux basque ») ; mais il aimait les taches claires, répandues çà et là dans le paysage, et qui étaient des murs de fermes. Et il ne détestait même pas apercevoir – de loin, bien entendu, – les vaches et les bœufs (les beaux bœufs basques) égaillés dans les prairies, parce qu’ils ne lui semblaient pas être des animaux vivants et qu’ils lui paraissaient constituer l’ornement naturel des pâturages. Certes, il lui arrivait de regretter la mer, où il passait toujours ses vacances : la mer, au moins, cela ne demande point d’effort ; on se promène sur les digues, on va dans les brasseries ; le soir, on a le coucher de soleil tout servi ; la nuit venue, les casinos... Mais M. Dumontel n’était pas entêté, et il fallait reconnaître que ce pays avait ses beautés comme un autre...

« Jusqu’où donc peut aller ce chemin ? », s’était-il dit. Il continuait à se poser la question. Le chemin tournait toujours, n’arrivait nulle part. « Est-ce que cet imbécile ne m’a pas parlé d’un moulin ?... Où est ce moulin ? » Il n’y avait pas de moulin. Le chemin le conduisit jusqu’à un petit bois. Peut-être derrière le bois ?... Cela contrariait notre homme, que les bois ennuyaient. Mais à peu de distance, à travers les châtaigniers, les frênes, les bouleaux, il voyait le jour : l’épreuve ne serait pas longue... Elle le fut un peu plus qu’il ne convenait. Il y avait toujours, au loin, une trouée par où l’on apercevait le jour ; mais les arbres n’étaient ni plus ni moins serrés, et le chemin ni plus ni moins long. Cependant, Dumontel détestait revenir sur ses pas, et il y avait un je ne sais quoi qui s’éveillait au fond de lui. Un instinct d’aventure ? Il eût souri : il n’était pas aventurier le moins du monde. Non, mais, tout simplement, il lui fallait savoir ce qu’il y avait au delà de ce bois. C’était un plaisir enfantin, mais qui le délivrait de ses soucis d’affaires. Il y avait là, dans la façon dont ce petit chemin se dérobait à lui, une sollicitation, un intérêt qu’on ne trouvait jamais à la mer – puisque, selon la logique des tables d’hôtes, il fallait à tout prix comparer mer et montagne.

Le chemin se trouva brusquement à ciel ouvert, et M. Dumontel fut stupéfait ; il ne reconnaissait plus rien, et il eût été incapable de dire où il se trouvait. D’abord, il n’y avait plus qu’une vallée au lieu de deux, une vaste et belle vallée qu’il ne connaissait pas, et qui se creusait à sa droite, profondément. À sa gauche, une pente abrupte, couverte du haut en bas de cette rouille des fougères, d’où émergeait, çà et là, un dos de mouton, qui lui faisait penser à un Arabe écrasé sous ses tapis. Où était-il ? Il n’y avait plus que cette pente raide au flanc de laquelle se déroulait le chemin, et la vallée, qui semblait déserte. M. Dumontel allait s’inquiéter, lorsqu’il aperçut en marge du sentier, se découpant sur le fond uniforme de la montagne, la silhouette d’un paysan qui travaillait à édifier une meule de fougères.

– Bonjour, mon brave, lança Dumontel du ton encourageant de l’homme habitué à manier les hommes. Est-ce que je suis sur le chemin du moulin ?

– Pour ça non, fit le paysan. Vous l’avez dépassé, le moulin... Vous pourriez le retrouver, en prenant à main droite, dans les fougères. Mais faut connaître. Vous aurez mieux de monter encore un peu, et le premier sentier qui se présente, ce sera le bon. Vous en avez pour dix petites minutes.

M. Dumontel poursuivit son chemin, le cœur dégagé ; mais, à dix minutes de là, n’ayant, trouvé ni sentier ni moulin, il avisa une fille qui travaillait, elle aussi, à une meule de fougères.

– Dites-moi, la belle, je suis bien sur le chemin du moulin ?

La paysanne ouvrit de grands yeux.

– Le chemin du moulin ?... C’est-y le moulin Etcheverry que vous voulez dire ?

– Ma foi ! dit M. Dumontel, je ne sais trop quel moulin. On m’a parlé d’un moulin.

– Si c’est le moulin Iribarne, il aurait fallu prendre à gauche, répliqua la fille. Mais vous êtes loin de compte.

– Ça ne fait rien. Tant pis pour le moulin. Le sentier est beau, pas ? Je continue. Je ne vais pas me perdre, au moins ?

– Oh ! pour ça non, dit-elle en riant. Vous ne pouvez pas vous perdre ici. Ça tourne encore deux ou trois fois, et vous voyez le village au-dessous de vous.

– Merci. Vous habitez un bien beau pays, conclut M. Dumontel pour être aimable.

– Oh ! pas bien beau, non. Il paraît qu’il y a des gens qui viennent de loin pour voir ça, des Parisiens qu’on dit ! Je sais pas ce qu’ils peuvent trouver ici...

Notre promeneur n’était pas loin de penser comme elle. Cependant, l’air lui faisait du bien. Dans la vallée, les taches vertes des prairies alternaient d’une façon plaisante avec les taches blondes des maïs. Et il y avait autre chose, contre quoi il ne pouvait rien : ce chemin l’appelait. Sa pente était douce ; on la gravissait sans effort. Le sol, pierreux, avait des tons chauds, presque violents. Sous une légère couche d’argile, la roche était toute proche, et même, çà et là, se dénudait ; c’était une sorte de grès rose, le même qui devait former au loin ces pics élevés. M. Dumontel se sentait devenir peu à peu l’ami de cette montagne.

Pourtant, s’il y avait du charme dans ce sentier – car c’était devenu un sentier, – il y avait aussi de la perfidie. Son charme consistait en ce qu’il circulait en terrasse ; c’est-à-dire qu’il n’était pas possible de s’y ennuyer ; car, à mesure qu’on montait et qu’on découvrait plus d’espace, les montagnes, autour de vous, paraissaient naître les unes des autres, toujours plus hautes, toujours plus lointaines. L’inquiétant était que ce sentier ne cessait de tourner, et toujours à gauche. C’était une chose que M. Dumontel ne s’expliquait pas. Il y avait toujours, à quelque distance devant lui, un tournant. On connaît l’attrait des tournants. On ne peut se dispenser d’y aller voir. Mais que faire quand, après ce tournant-là, on en découvre un autre tout pareil, seulement un peu plus élevé, et où le sentier, béant sur le vide, a l’air de s’arrêter devant quelque spectacle magique et de vous dire : « Si vous saviez !... »

Cette curiosité si naturelle devait être fatale à M. Dumontel. Tout, ce jour-là, devait contribuer à égarer cet homme sagace. Il avait fait un repas léger, qui lui avait laissé toute la souplesse désirable dans les mouvements ; il avait emporté les biscuits du dessert dans sa poche, ce qui faisait qu’il ne craignait pas, à la rigueur, de s’attarder un peu plus que de raison, car il n’en mangerait que mieux au repas du soir. Enfin il avait un cigare dans son veston : sa solitude n’était donc pas complète. Et c’est pourquoi M. Dumontel continua à monter. Il avait un nom fait pour ça, d’ailleurs. Il sourit complaisamment à cette idée. Il s’appelait Dumontel comme un de ses amis, qui était pianiste, s’appelait Clavier, et un autre, marchand de pois cassés, s’appelait Quintal. Le monde était parfaitement clair. Les hommes y étaient à leur place.

Cependant, comme sa marche se prolongeait décidément au-delà des bornes qu’il s’était prescrites, un drôle de sentiment vint chatouiller l’âme de M. Dumontel. Dans le bas, la vallée était devenue subitement inculte, et les prairies prenaient visiblement le pas sur les champs de maïs. Quant au chemin qu’il suivait, il s’avisait tout à coup de le trouver bien solitaire. « Et si par hasard j’étais rencontré par un berger malintentionné ?... » Cette crainte du mauvais berger l’amusa. Dumontel était taillé en hercule, mais peu habitué à se battre. Et s’il rencontrait deux bergers ?... Notre homme commençait à regarder d’un autre œil les ravins, les gouffres d’ombre qui se creusaient tantôt à sa droite, tantôt devant lui. Il s’apercevait qu’il était parti en costume de ville, avec un cigare dans la petite poche de son veston. Quelque chose de bien humain, ce cigare, de bien attendrissant pour un assassin. Par ailleurs, en traversant le bois, dont le sol était couvert de ronces, le pantalon de M. Dumontel avait subi quelques injures. Et il ne songeait pas sans appréhension à ce que serait son retour dans les bras d’Émilie.

Par bonheur, comme ses réflexions tournaient à la grisaille, il aperçut, un peu en contrebas du chemin, presque dissimulée derrière un champ de maïs, une ferme aux murs blancs, au toit rouge, ombragée de deux peupliers. La ferme classique. (« Le beau blanc basque ! » eut-il encore le courage de penser.) C’était une vision rassurante ; tout, autour de la ferme, était si propre, si net, se détachait en couleurs si claires sur le fond immobile et un peu sombre de ce paysage d’arrière-saison : la tache verte de la prairie, la tache blonde des maïs, le mur blanc, encore luisant de soleil ; tout cela avait l’air d’être peint sur le calendrier des Postes qu’Émilie accrochait tous les ans dans sa cuisine.

M. Dumontel fit le détour nécessaire pour aller jusqu’à la ferme, dans l’espoir d’être renseigné. D’une bauge sortaient des grognements convulsifs, des reniflements de dormeurs, presque humains, dont la violence avait quelque chose de solennel. C’était tout ce qu’il y avait là de vivant. Les fenêtres étaient fermées de tous côtés. Trois peupliers élaboraient leurs ombres fines sur le mur élevé d’une courette. En somme, un bon mélange de poésie idyllique et de grossièreté champêtre. À force de patience, M. Dumontel découvrit au loin une fillette qui descendait de la montagne, poussant vers la ferme un troupeau de moutons. Les moutons hésitèrent à la vue de l’étranger ; ils le regardèrent de leurs grands yeux tendres, humant l’air de leurs délicats naseaux, puis se détournèrent, de leurs petits pas mécaniques, emportant leurs paquets de laine crottée.

M. Dumontel s’avança vers la bergère.

– Dites-moi, s’il vous plaît, jeune demoiselle – je vous demande pardon, mais... J’espère que vous allez pouvoir me dire... S’il vous plaît, mademoiselle, où va ce chemin ?... Où conduit ce sentier ?... Où aboutit cette piste ?...

La fillette le contemplait avec un air de très douce incompréhension. Cette fois, il avait employé trop de mots. Il s’embrouillait. Il avait l’air de réciter un manuel de conversation. Il attendait respectueusement entre les questions, mais aucun éclair d’intelligence ne s’allumait dans les yeux de l’enfant. M. Dumontel se dit qu’il préférait nettement à ce regard celui des moutons... Pendant ce temps, sa pensée s’égarait. Il songeait à des histoires de bergères idiotes, qu’on viole sur le bord d’un fossé. Il avait beau savoir qu’il fallait toujours un certain temps aux naturels de ce pays pour formuler une réponse, son interlocutrice l’étonnait.

– Chemin, dit-il. Où va ?

Il attendit. La fille eut un sursaut.

– Loin, dit-elle.

M. Dumontel fit répéter, mais ne put obtenir de réponse plus explicite. Pourtant, sur ses instances, la fille se déplaça et, pour lui indiquer la direction à suivre, trouva miraculeusement le mot droite, tout en lui désignant la gauche. Sans en demander davantage, M. Dumontel poursuivit son chemin.

Maintenant, à mesure qu’il avançait, la solitude se faisait plus complète. Comme le sentier tournait encore une fois vers la gauche, il pensa tout à coup avec un peu de frayeur qu’il devait se trouver sur le mont Rond – cela se disait autrement dans le langage du pays, – cette montagne en forme de cône, de pain de sucre, qu’il avait souvent aperçue d’en bas, et qu’il détestait tellement. L’idée qu’il pouvait être sur le mont Rond lui était désagréable, il ne savait au juste pourquoi. Il courait au sujet de cette montagne des histoires sottes, qui devenaient assez inquiétantes quand on s’y trouvait vers le soir sans l’avoir voulu. On citait même le cas d’étrangers qui s’y étaient perdus. D’autres disaient que le sentier ne cessait de tourner, à la manière d’une vis sans fin. Mais fallait-il en croire les propos de table ? Ils avaient dû prendre naissance dans quelques cervelles grossières. Car en imaginant, ce qui était possible, que ce sentier ne cessât pas de tourner, il devait bien aboutir au sommet, et il était donc impossible de s’y perdre.

La promenade devenait une excursion. En vérité, l’espoir de prendre en défaut les gobeurs était un attrait de plus. L’imagination de M. Dumontel était agréablement excitée à cette idée. Par ailleurs, il commençait, sans aucun doute, à éprouver quelque chose de cette bienfaisante ivresse de l’alpiniste que décrivent complaisamment les livres qui traînent dans les salons d’hôtels. Parfois, le sentier montait fort, mais presque aussitôt venait un court palier, qui permettait à la respiration de se reposer. Comme notre grimpeur commençait à avoir chaud et allait retirer sa veste, le sentier se trouva tout à coup dans l’ombre. Ce n’était pas l’ombre d’un nuage, c’était une ombre sérieuse, l’ombre portée du versant qui se trouvait en face. Dumontel, qui avait marché assez longtemps avec le soleil dans les yeux, voulut d’abord trouver un bienfait dans cette fraîcheur. Puis il regarda au-dessous de lui : la vallée avait complètement changé d’aspect. Elle était devenue étroite, dénudée, presque sauvage ; par endroits, l’ombre y formait des gouffres noirs. Le tournant qui suivit dévoila un nouveau versant, à la fois abrupt et boisé, qui fermait l’horizon comme un mur. Le soleil le rasait de ses rayons presque visibles, dont les arbres, comme les tiges d’un peigne, effrangeaient la lumière ; de sorte que le versant tout entier se dérobait derrière une mousse de lumière. Puis le soleil déclina, et le versant se révéla dans son opacité : une paroi hérissée, le long de laquelle coulait une ombre froide. Un gave coupait cette ombre de son éclair. On l’entendait gronder, on voyait son écume. Il s’agitait au fond d’une gorge étroite, pressé de se dégager, et le promeneur s’étonnait d’entrevoir des secrets qui n’étaient livrés à personne. Un peu plus, il saurait ce que la nature fabriquait dans ses antres, loin de tous les yeux : ce petit torrent rageur, ces murailles velues, ces pentes sans accueil. M. Dumontel répondait au prénom d’Étienne. Mais Émilie ne l’appelait jamais ainsi. Elle lui donnait toutes sortes de petits noms, sauf le sien. M. Dumontel aurait souhaité, tout à coup, que quelqu’un, par-dessus ces montagnes, dans ce silence, prononçât son nom. En même temps lui vint un désir qu’il n’avait pas éprouvé depuis des années, peut-être, et qui l’inonda d’une triste clarté : celui de tenir dans ses bras un être humain. Et pourquoi ? Un instinct de défense parlait en lui. Son inquiétude avait momentanément changé de pôle. Il craignait maintenant de se laisser aller à cette sollicitation énorme qui précipitait les torrents le long de ces versants rouillés, dans une sorte de nuit magique. Il découvrait avec surprise que la nature ne l’ennuyait pas. Elle ne l’ennuyait pas, non, elle lui faisait peur. Peu à peu une ombre se déclenchait, ensevelissait un arbre, une prairie, étranglait un sentier, et M. Dumontel se sentait pris dans une vaste complicité avec les choses... Le sentier tourna, se trouva de nouveau dans le soleil, mais le versant d’en face restait dans l’ombre. Il n’y avait plus dans tout cela nulle trace humaine. La montagne avait pris un visage fermé. Tout à fait le visage d’une étrangère. Soudain, la « Mondial Petroleum » cessa d’apparaître à M. Dumontel comme une immense affaire.

Ce fut à ce moment-là que, pour la première fois, Dumontel songea à regarder sa montre. Il fut stupéfait : il marchait depuis plus de trois heures. Était-il bien sur la montagne Ronde ? Il était incompréhensible, dans ce cas, que le sentier ne l’eût pas encore ramené à son point de départ... Et s’il se trompait ? L’aventure devenait risquée. Il allait recommencer à s’alarmer lorsqu’un peu plus haut lui apparut, contre toute attente, entre sa prairie et son champ de maïs, une ferme. Il poussa un soupir de soulagement. La ferme était silencieuse, comme toutes les autres, mais, à son approche, il entendit un pas ébranler l’escalier de la grange, et un visage parut dans l’encadrement de la porte. Dumontel s’avança tout souriant.

– Ma bonne dame, je vous prie, où va ce chemin ?...

Comme la fois précédente, la femme regarda longuement l’intrus avant de répondre. Elle remua les bras, d’un air égaré. Dumontel réitéra sa question, fit des gestes. La femme remua de nouveau les bras, puis finit par émettre quelques sons.

Itçulçeh da esker, dit-elle.

Son interlocuteur la pria de répéter.

Urrun eremeinten citu !

Dumontel trouva qu’il tombait bien mal. Il était polyglotte. Il était capable de dire en trois langues : « Avez-vous une chambre ?... » « Pouvez-vous me servir à déjeuner ? » et : « Nous désirerions manger dehors. » Mais il n’entendait rien aux énigmes de cette langue rauque. Conscient de son impuissance, il adressa à la paysanne un signe d’adieu attristé. Elle courut derrière lui :

Harrapatchen duçu etche bat, eta yausten cira !

– Merci, lui cria Étienne en s’éloignant. Je vous remercie ! Ne vous donnez pas la peine ! Cent fois merci. Soyez remerciée ! Qui dit mieux ? À l’année prochaine !

On avait toujours dit que M. Dumontel était un bon vivant, un homme de bonne composition, d’humeur alacre. Comme c’était vrai ! Une allégresse, à vrai dire un peu suspecte, s’était emparée de lui, qu’il ne distinguait plus de sa panique. Il aurait voulu ajouter toutes sortes de choses, pousser toutes sortes de cris, tous les cris balancés depuis toujours par des voix d’hommes, des cris de son enfance, tous les cris de la vie en commun, même les plus stupides, comme : « En route, mauvaise troupe ! », ou : « Tu l’as dit, bouffi ! » Ou même cette apostrophe qui lui était si sensible autrefois sur les bancs du collège, et qui était probablement la cause de l’exclusive portée par Émilie sur son nom : « À la tienne, Étienne ! »... Mais, lorsque, après le tournant, M. Dumontel se retrouva devant un tournant tout pareil, il eut une sorte de pincement au cœur... Et pourtant il poursuivit sa marche. Déterminer à quel mobile il obéissait à présent, nous y renoncerons. Lui-même ne savait plus s’il cédait à l’enchantement de se trouver seul, à l’enthousiasme de la découverte, au goût de l’aventure, à l’automatisme, à la force acquise, ou tout simplement à la peur, – à cette peur qui vous pousse en avant et vous précipite vers le danger. Il y avait bien une voix qui disait en lui : « Ces choses-là ne sont pas faites pour toi, Dumontel... Tu es fait pour manier des hommes, pour brasser des affaires. Pas pour jouer à l’aventurier sur des chemins de montagne. Retourne en arrière, Étienne, mon petit Étienne, tout bonnement... Reviens chez toi !... Ne te soucie pas du point d’honneur ! Tu auras encore le temps, avec un peu de chance, de faire une belote avec le peintre Loustalet avant de dîner... » Mais M. Dumontel était pris au jeu. Il était incapable désormais de renoncer à ce chemin. Il découvrait avec surprise que les chemins de montagne agissent sur l’homme comme ceux de la volupté : il est bien difficile, une fois engagé sur ces chemins-là, de revenir en arrière. Une fois dépassé un certain stade, la raison devient sourde, la fatigue qui vous tient les tempes vous fait entendre un chant d’une terrible puissance, et l’on va au but, sans se retourner, le but serait-il mortel.

Étienne Dumontel s’était dit : « Encore ce tournant-là, et je reviens... » Mais, quand il eut atteint le tournant et que, voyant le chemin continuer suivant une courbe analogue, toujours en montant un peu plus, il comprit qu’il ne pouvait plus espérer en finir, il n’écouta point la raison qui lui conseillait modestement de revenir en arrière. Il eut une autre idée, leva la tête, et, en vertu de la malfaisante illusion dont ne sont pas avertis les novices, il crut apercevoir, assez près de lui, à une distance convenable au-dessus du sentier, ce qu’il prit pour la crête de la montagne. C’était tentant. L’idée pouvait paraître judicieuse, en vertu d’un calcul très simple. Car s’il avait suivi, comme il l’avait sans doute fait, un sentier qui tournait toujours dans le même sens, il devait être arrivé en un point d’une circonférence exactement opposé à celui d’où il était parti. Au lieu de refaire ce même chemin, dans un sens ou dans l’autre, il y avait donc avantage à passer par-dessus la crête toute proche, d’où il retomberait facilement sur son point de départ.

La pente était raide, mais accessible, et il était possible de se retenir aux fougères. Mais les fougères, sous leurs grandes palmes fauves, enveloppaient des genêts plus petits, aux pointes cruelles ; au bout de quelques pas, M. Dumontel eut les mains en sang. C’était un détail négligeable. Il était déjà loin du sentier, et la rapidité de sa progression l’encourageait. Il regarda au-dessous de lui – pas trop longtemps, pour éviter le vertige – et estima qu’il devait avoir fait la moitié du trajet.

Il continua à grimper. Il montait presque en ligne droite, pour gagner du temps. Son cœur battait vite, la sueur coulait à ses tempes : en dépit du jour qui diminuait, la couleur ardente des fougères lui incendiait les yeux. Soudain, il s’arrêta : il était parvenu à l’endroit où cessaient les fougères, et, chose inexplicable, le sommet de la crête était toujours aussi éloigné... Étienne grimpait maintenant parmi des éboulis de grès rose. Redescendre vers le sentier ? Il n’en était plus question ; d’ailleurs on ne le voyait plus. Et puis il avait les mains, les poignets, les jambes ensanglantés ; ses paumes étaient barrées de traits rouges ; quand il regardait le sol, rouge aussi, il croyait voir du sang.

Il avait repéré un rocher, qu’il situait tout au haut du versant, pour s’assurer que cette fois le sommet ne lui mentirait plus. Mais ce n’était pas un rocher, c’était vingt rochers qui maintenant surgissaient autour de lui, énormes – des rochers de grès rose. Le sol n’était plus que pierres. Elles roulaient sous ses pieds. Étienne Dumontel fit une grimace, comme il en faisait quelquefois, dans son vaste bureau aux fauteuils de cuir, quand il se trouvait devant une affaire pour laquelle on voulait lui forcer la main et qu’il ne voulait pas conclure. Mais les sentiments diffèrent, et les grimaces se ressemblent : c’était l’angoisse qui inspirait à M. Dumontel cette grimace-là. Il s’arrêta, découragé, et, comme le versant était raide, il n’eut pas besoin de se baisser pour s’asseoir.

« Je ne vais tout de même pas me laisser mourir là », murmura-t-il. Mourir... Pourquoi songeait-il à mourir, lui, Étienne Dumontel de la Société des Combustibles Liquides ? Mourir, à propos d’une niaiserie, d’un caprice de vacances, d’une promenade digestive dans la montagne... Et toutes ces lettres qui attendaient sa réponse !... Pouvait-il mourir là, comme un quelconque individu, comme un pauvre, un clochard, un chien perdu ? Et tout cela dans un pays sans gloire, où il n’y a pas de pic, pas d’aiguilles, où l’on ne fait pas d’ascension, où personne ne se tue jamais ! Comme il était abruti de fatigue, il s’assoupit. Peut-être commençait-il à avoir des hallucinations : il eut tout à coup sous les yeux un journal ouvert à la seconde page, à la rubrique Nécrologie : « On apprend avec regret la disparition, à la suite d’un accident de montagne, de monsieur... Les Combustibles Liquides s’inclinent avec respect devant... Mondial Petroleum... Légion d’honneur... Trois enfants... » « Quel imbécile je fais !... se dit-il, préférant appeler imbécillité la peur folle qui était en lui. Il ne m’est rien arrivé. Rien du tout !... » Il se leva. Il était parvenu au haut de l’éboulis. Il avait devant lui une sorte de cheminée, à peu près verticale, mais de faible hauteur. Devait-il s’y risquer ?... Il regarda autour de lui. Il n’était après tout que six heures de l’après-midi. Il faisait clair, tout à fait clair, il n’y avait pas de quoi avoir peur. Le sommet était maintenant tout proche, au haut de la cheminée. Même si Étienne n’avait pas le courage de redescendre du côté opposé, il n’aurait qu’à agiter les bras, et les gens qui seraient en train de prendre l’apéritif sur la terrasse de son hôtel ne manqueraient pas de l’apercevoir. À la pensée qu’il y avait quelque part des gens capables de lui venir en aide, Étienne s’émut ; et, pour s’épargner de pleurer, il poussa un cri, un cri d’appel, comme s’il y avait quelqu’un tout près, comme si on allait venir sur-le-champ – et pourquoi pas ? Mais rien ne répondit, qu’un écho que lui renvoyait le rocher tout proche.

M. Dumontel était peu accoutumé aux échelles. Cette cheminée lui donnait de fortes émotions. Il lui fallut s’agripper des mains et des pieds, en s’aidant des anfractuosités et des saillies. Les anfractuosités étaient plus sûres. Les parties en saillie ne tenaient pas toujours. Deux ou trois fois, il faillit perdre pied et tomber dans le vide.

Les mains de M. Dumontel s’étaient mises à trembler, ses jambes aussi. La fatigue à elle seule pouvait expliquer cela. Encore quatre ou cinq mètres à escalader, et ce serait fini... Mais ces quelques malheureux mètres comportaient un passage difficile, et, en apercevant cette difficulté, l’angoisse prit notre héros à la gorge : il souhaitait redescendre ; oui, redescendre ; il se piquerait aux genêts, il en sortirait sanglant, mais, du moins, il passerait une nuit à peu près sûre, là, plus bas, parmi les fougères... Bien, mais comment redescendre ? En cet instant, le corps de M. Dumontel était appliqué de tout son long à la paroi verticale, et il semblait qu’il ne pouvait plus se permettre de remuer un bras ou un pied sans un extrême danger. Il essaya de pencher la tête vers le bas, mais il n’apercevait partout que le vide, et il se hâta de fermer les yeux. Il n’y avait plus qu’une issue : vers le haut. Il se raidit, éleva un bras, avec lenteur ; sa main palpa la roche, trouva une anfractuosité où il put placer l’extrémité des doigts. Il fit un effort prodigieux, se hissa à l’aide de cette main... Juste comme il débouchait sur la crête, le soleil, encore dans toute sa force, disparaissait derrière la crête opposée, d’où il vit un moment ses rayons divergents balayer le ciel. En même temps, il fut suffoqué par un souffle de vent glacé... Il inspecta l’horizon avec anxiété et ne reconnut rien. Toutes ces montagnes, plus ou moins arrondies, et qui avaient l’air de rentrer les unes dans les autres, lui donnaient une impression d’étrangeté, de jamais vu ; à les considérer ainsi à contre-jour, on n’en pouvait discerner les détails ; elles ne laissaient paraître qu’une seule ligne de crête, éblouissante, au-dessous de laquelle régnait une ombre triste et uniforme.

Pour se donner du courage, Étienne Dumontel fit quelques pas sur cette sorte d’îlot où il avait échoué. L’îlot était heureusement relié à la terre. La crête s’abaissait, puis se relevait ; il y avait un passage étroit à franchir, puis on arrivait sur une terrasse, d’où l’on en voyait une autre, de hauteur modeste : on pouvait l’atteindre de la main. Seulement Étienne comprit qu’une fois sur cette seconde terrasse il en découvrirait une troisième, plus élevée, et que tout s’enchaînerait comme dans un cauchemar.

Il resta un moment immobile, attendant que se fussent calmés les battements de son cœur. Où était-il ?... Ce n’était pas du tout ce qu’il avait imaginé : une pente doucement inclinée qui le ramènerait vers son hôtel. Il jeta un regard vers le bas. Le versant était rigoureusement à pic. Cependant se déployaient au loin des prairies entrecoupées de cultures ; et les couleurs encore visibles de la terre, la paix des champs, le souvenir de tant d’innocentes flâneries au soleil démentaient le tragique de la situation. Il ne pouvait pas se croire condamné, quand tant de choses paisibles existaient sous ses yeux.

Le long d’une route blanche qui tranchait sur le sombre des prairies, il crut voir s’avancer une forme humaine : il distingua un homme, puis un autre. Dans un champ, des paysans chargeaient un chariot de foin, comme s’il n’y avait rien de plus urgent à faire à cette même heure, comme si tout allait pour le mieux de par le monde. Étienne se redressa sur un coude, poussa un cri. Mais sa voix ne portait pas. Il réussit tout juste à effrayer quelques corbeaux qui se levèrent du rocher. Des corbeaux ! Ils passaient près de lui, avec leurs ailes noires et lustrées, leur cri vorace. Des corneilles peut-être ? Il n’avait jamais bien su distinguer ; mais il pensa soudain à Loustalet, le peintre. Des corbeaux basques !... Parbleu, Loustalet était à l’aise pour en plaisanter, assis sur son pliant, derrière l’église ! Où était-il maintenant ? En train de boire du thé, au salon, avec ses dames !... M. Dumontel cria encore, agita un mouchoir, avisa un arbuste mort, y suspendit son mouchoir comme un drapeau. Triste victoire ! Des gens étaient venus là, avaient inscrit leurs initiales sur ce tronc maigre, puis étaient repartis, laissant derrière eux, parmi les pierres, des boîtes de conserves aux noms familiers. Dumontel pensa à ces gens, hommes et femmes, et se mit à les haïr. Il vit, dans le champ, le chariot de foin s’ébranler ; un paysan marchait derrière. Il distinguait nettement ses jambes qui se séparaient l’une de l’autre pour la marche ; il imaginait le bruit de ses sabots, le tintement des outils qui s’entrechoquaient sur son épaule. Il cria de nouveau, de toutes ses forces, une sorte de hurlement prolongé à la limite de ses forces. En bas le paysan s’arrêta – était-ce bien vrai ? Oui, il s’était arrêté, il se retournait, la main sur les yeux, semblait-il, pour mieux voir. Étienne leva les bras, les agita, s’agita lui-même... Mais le paysan reprit sa marche : il n’avait rien vu. Étienne se courba vers le rocher, s’y étendit. Pour ne plus voir le ciel, il approcha les mains de son visage. Alors, à la vue de ses mains où le sang mal séché avait laissé des plaques, il se mit soudain à pleurer.

Le jour baissait. Vers sept heures, M. Dumontel eut une pensée pour la vie qu’il avait menée jusqu’à ce jour. Il n’avait jamais eu autant de loisir pour penser. Mais cette pensée fut brève. Le moment présent effaçait tout, et, en somme, on pense assez mal, à sept heures du soir, en octobre, dans la situation où se trouvait M. Dumontel. Une idée pénible s’accrochait à son esprit. Deux ou trois jours plus tôt, il s’était querellé avec Émilie, pour une bêtise, mais cette bêtise l’avait amené à prononcer des paroles sévères, imméritées. Il avait joué à l’homme important, s’était montré dur, avait écrasé Émilie de son autorité. Ils s’étaient réconciliés, le soir, et personne n’avait plus pensé à cet incident ; mais maintenant le souvenir de cette petite querelle revenait empoisonner l’esprit de M. Dumontel. Il aurait voulu n’avoir rien à se reprocher envers sa femme, envers personne...

Mais, peu après, une autre face de la même idée lui apparut. Si Émilie allait repenser, de son côté, à cette scène ? Si elle allait se mettre à prendre au sérieux les mots qu’il avait prononcés ce jour-là, quand il l’avait accusée, tout à fait en l’air, simplement pour dire quelque chose à un moment où la réplique lui manquait, de lui rendre la vie impossible ? Si Étienne Dumontel mourait là, sur ce rocher, et si l’on allait croire à un suicide ? Non, non, il ne fallait pas permettre cela. Étienne tâta ses poches pour chercher un papier, un stylo. Il croyait tirer son stylo, mais c’était son cigare. Il le remit à sa place, rêveusement, dans la petite poche de son veston. Ce cigare, c’était une sorte d’assurance sur l’avenir. Ce cigare-là aussi ôtait tout tragique à la situation. On ne meurt pas avec un cigare dans sa poche... Mais, l’instant d’après, il songea au contraire qu’il ne fumerait jamais son cigare, qu’il ne fumerait jamais plus aucun cigare – et de nouveau il eut froid au cœur.

Ce fut à ce moment précis, alors qu’il venait de remettre son cigare dans sa poche, que M. Dumontel entendit un bruit derrière lui. Cela venait de la terrasse au pied de laquelle il s’était couché. Il se retourna et vit, surgissant en plein ciel, une paire de cornes. Était-ce possible ?... Très loin, un bêlement s’éleva, qui lui fit fondre le cœur. Étienne se redressa, se hissa sur la terrasse, découvrit une pente d’herbes et de fougères qui paraissait mener à un plateau. Il suivit le bélier qui s’enfuyait et aperçut tout un troupeau en mouvement sur la hauteur. Un bêlement répondait à un bêlement, une clarine à une autre ; de chaque touffe jaillissait une tête blanche, un front laineux... Des moutons ! C’était la chaleur, c’était la vie qui rentraient dans les veines de M. Dumontel. Il fallait suivre ce troupeau sauveur. Malgré la pente, Étienne ne marchait plus, il courait presque. La pente s’élevait encore sur une vingtaine de mètres, au-delà desquels on ne voyait rien que le ciel. Les moutons avaient l’air de brouter ce ciel et faisaient courir sous les nuages gris leur écume blanche. Étienne, se dégageant à grand-peine de leur troupe effarée, arriva sur le plateau, que remplissaient une cacophonie de sons fêlés, un concert de bêlements. Il y avait là une ferme, toute fraîche éclose entre deux chênes rabougris, au feuillage rare, aux bras tortueux. Un homme se tenait assis près du mur. Il s’élança.

– Monsieur ! Bonjour, monsieur ! Où est le village ? cria-t-il.

L’homme était vieux, il avait un air doux et honnête : une bonne figure aux joues ridées, hâlées par le vent. Il considéra un instant l’étranger avec un sourire. Par bonheur, il parlait français : la frontière du basque était franchie.

– Ah ! c’est donc ça que le chien aboyait depuis un moment !... Je me disais...

Il s’interrompit pour observer :

– Vous avez pris par le mauvais côté, à ce que je vois... Fallait suivre le chemin au lieu de couper comme ça à travers tout... Je sais bien, il y en a qui aiment ça, mais tout de même !...

M. Dumontel était confus, vaguement humilié de son aventure. Il s’était estimé perdu et il s’entendait dire qu’il avait seulement pris le mauvais chemin. Et voici qu’il arrivait sur un plateau tout simple, tout bête, un plateau à moutons, avec une ferme blanche, et sûrement, quelque part, un champ de maïs.

– Et comme ça, vous rentrez au village ? continuait le vieux.

Cela lui paraissait tout naturel, à cet homme, qu’on rentrât au village. Il avait un air bien tranquille, comme si rien ne pouvait arriver.

– Vous voulez savoir où vous êtes ?... Tenez, venez avec moi.

Il fit faire quelques pas à Dumontel du côté de la ferme, l’amena jusqu’au bord du plateau, lui montra, dans le fond de la vallée, un point blanc : c’était l’église...

– En une heure, vous pouvez y être... Ça sera raide... Mais à votre âge on a de bonnes jambes... Ah ! si vous m’aviez vu dans le temps !... Parce que, faut vous dire, je n’ai pas toujours été cassé comme aujourd’hui... Vous n’avez qu’à demander à la vieille !...

Étienne n’en revenait pas, d’avoir aperçu l’église si proche, si visible, posée là-bas comme une fleur dans la prairie. Il cherchait quelque chose à dire à ce brave homme, regardait la ferme entre ses deux chênes rabougris, une pauvre ferme, jolie quand même avec ses murs blancs qui éclairaient le petit plateau verdoyant ; il regarda tout cela et comprit qu’il ne l’oublierait plus, qu’il n’oublierait plus rien de cette journée, de sa peine, de cette peur qu’il avait eue – surtout de sa peur, oui. Cette émotion enfuie, cette sorte d’épouvante devant la nature déserte, devant le soleil, devant la fin du jour, il savait qu’il lui arriverait de la désirer, plus tard, dans peu de temps peut-être, comme la seule émotion qui de longtemps avait remué en lui les sources de la vie. Alors, désirant laisser un mot à cet homme avant de le quitter pour toujours, il ne trouva pas autre chose à dire que cette phrase banale, qu’il avait prononcée au début de l’après-midi sans y croire :

– Quand même, vous habitez un beau pays... Un bien beau pays !

L’homme hocha la tête, puis :

– Oh ! pas bien beau, non... Il paraît qu’il y a des gens qui viennent de loin pour voir ça, des Parisiens qu’on dit. Je ne sais pas ce qu’ils peuvent bien trouver d’intéressant...

Le sentier était raide, comme l’avait annoncé le paysan, mais rapide. En moins d’une heure, M. Dumontel fut en bas. Il rentrait harassé, les jambes coupées, l’estomac creux, dépaysé comme s’il revenait de quelque île merveilleuse – rajeuni de vingt ans.

– Eh bien ! dit Émilie, que t’est-il donc arrivé ? Je te croyais parti pour un quart d’heure...

– Oui, dit-il, je le croyais aussi. Je me suis laissé entraîner. N’est-ce pas, il faisait si beau !...

Et il prit Émilie dans ses bras et la serra – Émilie qui n’y comprenait rien.

 

 

 

Paul GADENNE.

 

Paru dans Hommes et Mondes

en août 1950.

 

 

 

 

 

 

 

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