Angéline

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Alphonse GAGNON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il n’est point de plus grande

douleur que de se rappeler dans

les jours de malheur les jours

où l’on fut heureux.

(Dante – L’ENFER.)

 

 

 I

 

Dans un village de la belle Normandie, près de Dieppe, vivait en l’année 17.... le comte de Raimbaut. Le château qu’il habitait datait presque des premiers temps de la féodalité. Une splendide allée, ombragée par de hauts peupliers, conduisait de la grande route à l’entrée principale.

Le comte de Raimbaut descendait d’une race illustre dont il était fier d’être le rejeton. Doué des plus nobles qualités, il avait hérité des sentiments chevaleresques de ses aïeux. Il avait toujours préféré cependant une vie douce et tranquille à une vie d’aventures.

Au temps où commence notre récit, rien n’était venu troubler son heureuse existence, et il en aurait sans doute été ainsi jusqu’à la fin de ses jours, si, à cette époque, il n’eût éprouvé aucune déception politique, et surtout sans la perte douloureuse qu’il fit de la femme qu’il adorait.

Le noble comte jouissait d’un haut crédit à la cour, où il avait occupé une position importante quelques années auparavant, mais par suite de ces revirements si communs aux choses humaines, il arriva qu’un jour il fut disgracié.

Semblable à un volcan en effervescence dont le cratère embrasé vient à lancer des torrents de lave qui ensevelissent les villes et détruisent la richesse des campagnes, l’époque où vivait M. de Raimbaut était une époque où toutes les passions humaines commençaient à gronder sourdement pour produire plus tard de terribles révolutions. La Vertu s’effaçait de tous les rangs de la société. Une philosophie, fausse et impie, répandait sur toute la France son souffle empoisonné. La cour et la noblesse s’endormaient, folles et insouciantes, au sein des plaisirs. Si quelqu’homme courageux et que la mollesse n’avait pas gagné osait élever la voix, opposer à cette dissolution des mœurs, une conduite dictée par des principes chrétiens, il ne s’attirait rien moins que le ridicule de tous ces courtisans obséquieux et efféminés.

M. de Raimbaut avait été nourri, dès son enfance, de principes religieux, principes qu’il avait toujours conservés, même au milieu de la cour du faible Louis XV. Son caractère franc et loyal n’avait pu, sans se révolter, voir se généraliser à un tel degré l’injustice et la corruption. Il s’était par là créé des ennemis puissants qui réussirent à le faire tomber en défaveur. Cette épreuve, unie à la perte de celle qui avait tant contribué à son bonheur, blessa son cœur sensible si douloureusement, qu’il résolut de changer son existence pour dissiper ses chagrins.

Bien des années s’étaient écoulées depuis le jour heureux de leur union : années de bonheur telles qu’il est possible à l’homme de les désirer sur cette terre.

Dieu avait béni leur mariage par la naissance de deux enfants, dont l’aînée, une fille, pouvait compter dix-huit ans, et un fils encore bien jeune.

La jeune fille, qui s’appelait Angéline, avait reçu une éducation distinguée. Douée d’un caractère heureux, elle avait développé en elle toutes ces précieuses qualités de l’esprit et du cœur qui ajoutent tant de charmes aux personnes de son sexe. Ses traits, fins et réguliers, ajoutaient à ses dix-huit ans une rare distinction. Une abondante chevelure brune encadrait gracieusement sa figure et retombait en boucles soyeuses sur ses épaules. Sa physionomie était naïve et ingénue, et dans le sourire franc et ouvert de ses lèvres semblait luire son âme innocente.

Il est certains hommes chez qui la sensibilité, la délicatesse des sentiments et le besoin d’aimer l’emportent sur tous les autres penchants, et lorsque leur cœur est blessé, leur nature les pousse plutôt à une vie d’aventures qui distrait leur esprit et dissipe leurs chagrins. Il en fut ainsi du comte de Raimbaut qui, comme nous l’avons déjà dit, ne supportait qu’avec peine la perte de celle qu’il avait tant aimée.

Le silence, un silence morne, régnait à l’intérieur du château, c’était le silence de la tombe. Plus de fêtes, de divertissements, ni de plaisirs. Lorsque le soleil avait disparu à l’horizon et que la nuit envahissait l’espace, tout, dans cette demeure naguère encore si joyeuse, était plongé dans le calme le plus profond. Le rossignol, caché dans l’alcôve d’un bosquet voisin, faisait entendre parfois une mélodie suave et triste. Des plaintes douloureuses, comme les derniers soupirs d’un être qui nous est cher, semblaient s’échapper des grands arbres du parc quand la brise du soir venait les agiter.

Dans ces circonstances pénibles, au milieu des souvenirs accablants qui l’agitaient, le comte de Raimbaut tourna ses pensées vers le Nouveau-Monde. Cette terre, qu’il ne connaissait que de nom, semblait lui promettre le repos. La vie lui apparaissait moins amère dans ces contrées vierges. Il lui fallait la solitude, l’espace, une nouvelle existence, il trouverait tout cela dans les vastes régions de l’Amérique.

Le malheureux, a dit quelqu’un, trouve seul des entraînements dans la solitude et le silence, parce que rien ne convient au malheur comme la solitude et le silence.

 

 

 

II

 

 

Le changement d’existence du comte de Raimbaut était donc décidé. C’en était fait, il venait habiter, au moins pendant quelques années, la terre de Colomb.

Il se prépara à franchir l’océan, pour chercher dans les possessions françaises de l’Amérique un lieu où il put vivre tranquille et ignoré.

Comme cette année-là plusieurs colons devaient s’embarquer à bord d’un navire en destination de la Louisiane, il résolut de profiter de cette circonstance pour aller choisir sa nouvelle demeure.

À cette époque, la Louisiane comprenait une grande étendue de pays sur le golfe du Mexique. Le Mississipi, ou le Meschacébé, immortalisé par le grand écrivain, promène majestueusement ses eaux dans l’intérieur des terres, et va se jeter dans le golfe du Mexique. Ce fut l’intrépide Iberville qui, le premier, eut l’honneur de fouler les bords de son embouchure perdue au milieu de terres basses couvertes de roseaux. Les habitants des États-Unis appellent cette contrée le Nouvel Éden, à cause de la douceur du climat ; elle fut appelée Louisiane en l’honneur de Louis XIV.

Après les malheureux efforts de La Salle pour y fonder une colonie, Iberville vint y jeter en 1707 les bases d’un établissement qui grandit peu à peu, malgré bien des obstacles.

M. de Ralmbaut, cependant, n’emmena pas avec lui ses deux enfants ; il voulait leur épargner les fatigues d’un voyage pénible et dont lui-même n’avait aucune idée. Il devait leur faire savoir quand il serait prêt à les recevoir, ce qui, pensait-il, aurait lieu peu de temps après son arrivée.

Non loin du château de M. de Raimbaut demeurait un M. de Longchamp. Les liens de la plus étroite amitié unissaient les deux familles. S’il y avait une fête, une partie de chasse, on était certain de les voir ensemble.

La famille de M. de Longchamp n’était pas nombreuse ; il n’avait qu’une fille unique âgée d’environ cinq ans ; c’était une petite fleur que les parents adoraient. Jusqu’à l’avènement des faits que nous venons de raconter, les enfants, à l’exemple de leurs parents, s’amusaient gaiement. Le jeune de Raimbaut, qui avait à peu près le même âge que la petite Yvonne, jouait tous les jours avec elle. Souvent ils chassaient les papillons dans les jardins du comte. Parfois le jeune bambin cueillait une rose qu’il portait à Yvonne, en l’appelant sa petite sœur.

Or, M. de Longchamp, appelé, par ses intérêts, à la Nouvelle-Orléans, devait s’y rendre bientôt avec sa famille, et M. de Raimbaut lui avait confié ses deux enfants.

Le comte, après son arrivée, trouva le climat de la Nouvelle-Orléans et l’aspect du pays en général très en rapport avec ses goûts, et il résolut de suite d’y fixer sa résidence. Sa détermination prise, il écrivit à sa fille en lui enjoignant de venir le rejoindre avec son jeune frère lors de la venue prochaine de M. de Longchamp.

Angéline, que l’idée de traverser l’océan n’effrayait guère, quoiqu’elle se sentit vivement affectée à la pensée de quitter le lieu qui l’avait vu naître et tout ce qu’elle avait aimé, pour aller vivre dans des pays inconnus et sauvages, répondit à son père qu’elle s’embarquerait sous trois semaines. Elle lui mandait en même temps de les attendre, et de prier Dieu pour qu’il leur accordât une heureuse traversée.

Cette âme juvénile et courageuse avait beaucoup souffert ; d’abord de la perte de sa mère chérie, et ensuite par la nouvelle détermination de son père. Elle avait versé bien des larmes, lutté avec énergie, et sa volonté enfin avait triomphé.

L’affection qu’elle portait à son père était si ardente, le dévouement de son âme si grand, qu’elle n’aurait pas voulu le contrarier dans le moindre de ses désirs. Aussi, aucune observation n’était sortie de sa bouche à la proposition qu’il fit de venir demeurer en Amérique. Elle prenait enfin une part légitime à ses malheurs. Pauvre fleur née hier à peine sous les premiers rayons d’un beau jour et que déjà la tempête allait assaillir !

Quant au petit Léon, qui n’était pas d’âge à se rendre compte de la gravité de sa position, ce fut avec cette joie enfantine que l’on éprouve à cet âge à la pensée de revoir un père ou une mère aimée, qu’il se disposa à traverser l’océan.

 

 

 

III

 

 

En commençant ce nouveau chapitre, nous devons dire, pour l’intelligence du lecteur, que M. de Raimbaut, voulant jouir d’une parfaite tranquillité pendant les quelques années qu’il se proposait de passer sur ce continent, avait changé son nom de noblesse pour un nom ordinaire. Ainsi devrons-nous désormais l’appeler Jean Villars.

Contre toute prévision, ce ne fut que deux mois après l’époque indiquée dans sa lettre qu’Angéline put prendre passage à bord du navire qui devait traverser l’océan.

La veille de son départ, mue par un sentiment facile à comprendre, elle voulut visiter une dernière fois le tombeau où reposait sa mère. Elle s’agenouilla sur la terre nue, pria longtemps, puis plaça sur la croix qui protégeait le repos éternel de celle qui l’avait tant aimée, une couronne d’immortelles qu’elle avait elle-même tressée, et s’éloigna en pleurant.

Nos aïeux ne connaissaient pas ces puissants navires, qui, mus par la vapeur, franchissent aujourd’hui l’océan avec une rapidité si prodigieuse. Alors la traversée était longue et pleine de périls. Cependant, deux mois au plus suffisaient pour se rendre en Amérique. Il y avait trois mois que le navire avait dû quitter la France, et M. de Raimbaut, ou plutôt M. Villars, s’étonnait de ce qu’il n’eût pas encore été signalé.

Quelques semaines s’écoulèrent encore.

Ne voyant point arriver la voile si impatiemment attendue, Jean Villars, commence à concevoir des craintes à la pensée des dangers auxquels sont exposés ses enfants. Il sait qu’à moins d’accident le vaisseau devrait être à cette époque rendu à destination. Bientôt il se laisse aller aux plus vives inquiétudes.

Plusieurs semaines s’écoulent dans une vaine attente. Son agitation d’esprit augmente chaque jour. Son anxiété est à son comble. La vie lui devient un fardeau sans ses deux enfants. Hélas ! il est des moments bien pénibles à passer ici-bas, moments de malheur où l’homme est accablé, anéanti sous le poids des chagrins.

La Nouvelle-Orléans d’alors n’était pas la grande et majestueuse cité que l’on admire aujourd’hui. Fondée en 1717 par l’intrépide de Bienville, elle avait progressé peu rapidement et n’était, à l’époque dont nous parlons, qu’un établissement naissant. Jean Villars n’y pouvait donc guère jouir des plaisirs qu’offre une grande ville. Mais en retour le pays qu’il habitait était favorisé d’un climat sain et chaud, d’un ciel serein. Des plaines remarquables par leur végétation luxuriante s’étendaient aussi loin que la vue pouvait porter. Çà et là on voyait des rivières, des lacs et des bocages riants. La nature dans toute sa richesse se déroulait partout où il promenait ses pas. Et après que les rayons du soleil couchant s’étaient enfuis à l’approche de la nuit, le doux zéphir venait caresser les bosquets d’orangers et de magnolias, et des senteurs balsamiques se répandaient dans l’espace, comme l’encens dans un sanctuaire.

 

 

 

IV

 

 

La beauté de la nature, le climat tempéré du pays, l’aspect sombre et majestueux des forêts, le charme indéfinissable qui s’empare d’une âme troublée au milieu des tableaux enchanteurs d’une nature primitive, auraient pu procurer à Jean Villars des jouissances réelles s’il avait eu auprès de lui les deux êtres qui lui étaient plus chers que l’existence.

Voulant tromper la lenteur du temps et s’oublier lui-même, il se livra à la chasse. La Louisiane lui offrait tous les avantages de cet exercice, car le gibier y était abondant et varié. En ces temps difficiles, malheureusement, il était dangereux de s’éloigner des habitations, de s’aventurer seul, même armé, dans les profondeurs des forêts, car non-seulement le monde ailé animait ces déserts de leur sauvage harmonie, mais ils recelaient une multitude de tribus barbares, dont quelques-unes nourrissaient une haine invétérée contre les Français.

Là, comme au Canada, ces courageux colons s’étaient attaché plusieurs de ces tribus, mais aussi, nombre d’autres, à l’instigation des Anglais et des Espagnols, n’avaient cessé de les inquiéter. Ce fut surtout après la destruction de la puissante tribu des Natchez qu’ils se virent en butte aux attaques incessantes des restes éparpillés de cette nation.

Après l’établissement des Français au Beloxi et à la Nouvelle-Orléans, les Natchez avaient d’abord fait alliance avec les nouveaux colons dont le caractère et les mœurs étaient si différents de ceux des autres nations européennes qui venaient s’établir au milieu d’eux. Plus tard, des dissentions, des jalousies s’élevèrent. En général, les Sauvages de l’Amérique du Nord voyaient d’un œil haineux et jaloux les progrès des Européens dans ces contrées où naguère ils régnaient en souverains. Certaines prophéties, jointes à l’instinct superstitieux de ces peuples, leur faisaient entrevoir dans un avenir plus ou moins éloigné l’anéantissement de la race rouge par la race blanche.

Les Français réclamaient le territoire de la Louisiane comme leur propriété. L’orgueil d’indépendance des Natchez, ces rois du désert, se révolta. Un complot formidable dans lequel prirent part presque toutes les nations indigènes, amena, en 1731, la destruction presque complète des Natchez. Bien que plusieurs années se fussent écoulées depuis cet évènement, elles n’avaient pas suffi pour faire oublier ces temps douloureux.

Les Anglais d’ailleurs, voulant entraver les tentatives de colonisation des Français dans le Nouveau Monde, ne cessaient, par leurs présents et par leurs discours, d’entretenir cette rancune. Aussi était-il, à cette époque, téméraire de pénétrer seul dans ces solitudes : ce à quoi cependant Jean Villars ne faisait guère attention. Il passait quelquefois des journées entières dans les bois, malgré les dangers qu’il y courait.

L’homme propose et Dieu dispose, dit la Sagesse, et souvent dans la vie on rencontre des épines où l’on espérait trouver des roses. Jean Villars avait beaucoup souffert, mais il était loin de prévoir le sort qui l’attendait dans le Nouveau Monde où il avait espéré trouver, sinon le bonheur, au moins la tranquillité et le repos.

Un jour que son esprit est dévoré par les soucis, il part pour l’intérieur des forêts. Il suit un sentier qui conduit au nord, le long du Mississipi. Après avoir parcouru une distance considérable, il s’arrête, desselle son cheval qu’il laisse libre, et continue à s’avancer de solitude en solitude.

À l’heure ou le soleil était sur son déclin, il se trouva tout à coup en face d’un des mille tributaires du Mississipi. Il s’assit tout pensif sur le bord de la rive, et repassa dans sa mémoire les heureuses années de sa vie et les malheurs qui le frappaient presqu’en même temps. Les traits de sa physionomie peignaient le cours de ses pensées : ils s’assombrissaient ou devenaient sereins suivant le souvenir amer ou le rayon d’espérance qui traversait son esprit. Ne le troublons pas dans ses réflexions, quelque amères qu’elles soient. Laissons-le un instant à lui seul et revenons aux autres personnages de notre récit.

 

 

 

V

 

 

Vous êtes sans doute anxieuse, aimable lectrice, de connaître le sort d’Angéline. Que s’était-il donc passé depuis le départ annoncé du navire ? Quels évènements avaient pu tant retarder son arrivée ? Depuis longtemps, il aurait dû être au port, et on en avait aucune nouvelle. Comme nous l’avons déjà dit, Angéline n’avait pu s’embarquer que deux mois après la date fixée dans sa lettre à son père. Des causes imprévues avaient empêché le vaisseau de faire voile avant ce temps. Ce contre-temps l’avait elle-même fort inquiétée, car son arrivée en Amérique se trouvait d’autant plus retardée, et elle devinait les angoisses qui devaient assaillir son père. Si, toutefois, rien n’était survenu durant le voyage, elle serait déjà depuis longtemps dans les bras de son père. Durant vingt jours, la traversée fut très heureuse. Un vent favorable n’avait cessé de souffler. Le navire, parti de Dieppe, avait franchi un espace immense.

Souvent Angéline montait sur le pont pour respirer l’air sain et pur de l’Océan. Son regard plongeant dans l’espace cherchait à découvrir cette terre promise, objet de tous ces vœux. Qu’elle était belle alors ! La tristesse de son âme se peignait sur ses traits en une douce mélancolie. Qui l’eût vue dans cette attitude triste et pensive n’eût pu s’empêcher d’éprouver pour cette noble jeune fille un sentiment de respectueuse commisération.

Les passagers se flattaient d’être bientôt en vue du port ; mais, hélas ! il ne devait pas en être ainsi.

Un jour qu’ils se félicitaient mutuellement sur l’heureuse et prochaine issue de leur voyage et se laissaient bercer par les plus douces espérances, quelques nuages assombrirent le ciel. Le calme qui précède la tempête tenait immobile les eaux de l’abîme. Le tonnerre grondait au loin. Des éclairs d’un blanc mat déchirent le ciel noir chargé d’électricité. Tout à coup les vagues déchaînées s’élèvent et s’abaissent, telle qu’une forêt agitée par les vents. Les regards épouvantés interrogent l’océan, tandis que les cœurs frémissent sous l’appréhension d’un malheur. Les craquements sinistres du navire sous l’effet des vagues avertissent l’équipage d’un danger imminent. Plus d’illusion possible, on allait éprouver une de ces furieuses tempêtes qu’engendrent l’immensité des eaux sous l’action du vent. Le capitaine, homme d’un grand courage et de beaucoup de sang-froid, est sur le pont. Il donne des ordres que les matelots s’empressent d’exécuter. Eu un instant, les voiles sont carguées : les mâts offrent l’aspect de troncs dépouillés. Les eaux, soulevées et poussées par un vent tempétueux, ébranlent le vaisseau qui gémit lugubrement. Tout l’équipage est sur le pont.

En vain le capitaine veut rassurer les passagers.

Angéline est muette de terreur. Le péril dont elle est menacée et la pensée de perdre son père jettent son âme dans un trouble inexprimable. Tenant son jeune frère enlacé dans ses bras, elle se jette à genoux, demande la vie, non pour elle-même, mais pour cet enfant dont la perte serait si cruelle à l’auteur de ses jours.

Sa prière fut exaucée ; quoique la tempête continuât à souiller avec violence, elle n’atteignit pas cependant ce degré de fureur auquel peu de navires résistent. Le vaisseau, obligé de céder à la violence des vagues, dévia de sa course et fut ballotté pendant plusieurs jours, jusqu’à ce qu’enfin il vint en vue des côtes du Cap Breton. Un cri de joie monta vers le ciel comme une action de grâces : Terre ! terre ! sauvés ! s’écrie-t-on de toutes parts.

On se trouvait presqu’en face de Louisbourg, qui, à cette époque, était une ville fortifiée, et la clef des possessions françaises dans l’Amérique du Nord. Protégée par de hautes murailles, elle était la terreur des Anglais.

Cependant les flots courroucés redoublent de fureur devant les rochers de l’île qui se dressent comme une barrière infranchissable. On donne des signaux de détresse. Aussitôt accourt sur le rivage une foule nombreuse. Scène navrante ! les naufragés désespérés tendent vers les spectateurs saisis d’effroi leurs mains suppliantes implorant assistance. En vain quelques hardis nautoniers veulent vaincre la fureur des éléments et porter secours au navire en détresse, mais force leur est de rester sur le rivage. Le navire menace de s’abîmer sur les rochers. Quelques instants encore et tout est perdu.

Mais, ô effet de la Providence ! un cri d’espoir s’échappe de toutes les poitrines haletantes : le navire entre dans le port, non sans avoir éprouvé une avarie sérieuse. Une voie d’eau s’était déclarée et on n’eut que le temps nécessaire pour débarquer les passagers et mettre le navire en sûreté. Ainsi on évita un grand malheur pour un moindre et qui n’était, à vrai dire, qu’un contre-temps. Il fallait attendre à Louisbourg que le bâtiment fut réparé, ce qui retarda encore d’un mois l’arrivée des immigrants impatients d’attendre le terme de leur voyage.

Angéline dut se résigner à son mauvais sort. Elle rendit à Dieu des actions de grâces de l’avoir préservée dans un si grand danger. Oh ! en ce moment, si elle avait pu communiquer avec son père, lui faire connaître sa situation, et dissiper les inquiétudes dont elle le savait tourmenté, elle aurait été au comble de ses vœux. La tendresse et la sollicitude qu’elle lui portait lui faisaient appréhender quelque nouveau malheur.

Enfin, par un beau jour où les hautes tours de la ville se mirent dans les ondes qu’une brise légère fait frissonner, le navire peut reprendre la mer. Les voiles sont déployées et, un vent favorable aidant, il est bientôt hors de vue du port hospitalier de Louisbourg.

 

 

 

VI

 

 

Le soleil disparaissait à l’horizon ; les mille voûtes de la forêt en reflétaient les derniers feux ; les oiseaux le saluent d’un chant d’adieu et regagnent leurs retraites, la tendre mésange, perchée sur la branche du ormeau, redit son dernier refrain d’amour, et tout devient silence. La nuit étend son manteau ténébreux et les ombres pénètrent furtivement dans l’épaisseur des forêts.

Jean Villars, abîmé dans ses pensées, demeurait insensible aux charmes de cette belle nature, et contemplait d’un œil distrait l’onde fugitive de la rivière.

Les coups de bec rapides d’un pivert sur un tronc d’arbre creux et sonore le tirèrent de sa rêverie. Levant la tête, il s’aperçut que l’heure était avancée. Il voulut partir dans la direction de la Nouvelle-Orléans, mais bientôt les ténèbres l’environnèrent de toutes parts.

Ne sachant sur quel point se diriger, il n’osa pas s’aventurer davantage, de peur de s’égarer de plus en plus. Ayant erré tout le jour par des sentiers inconnus, et ignorant à quelle distance il était de la Nouvelle-Orléans, il résolut de passer la nuit au milieu de la forêt et d’attendre la lumière du lendemain pour regagner les habitations.

À quelques pas s’ouvrait une grotte dans un rocher qui lui promettait un abri confortable. Toutefois, la faim, que le temps ne fait qu’accroître au lieu de modérer, se faisait vivement sentir chez lui. Il n’avait presque rien pris depuis le matin.

Malheureusement, c’était à l’heure du repos de la nature : nul être ne révélait sa présence. Néanmoins il voulut allumer un feu. À l’aide du briquet qu’il portait toujours sur lui dans ses excursions, il fit jaillir de la pierre une étincelle qui communiqua son feu au bûcher. Bientôt une vive flamme s’éleva en faisant entendre des pétillements semblables à ceux de branches mortes foulées aux pieds du chasseur. Les arbres d’alentour sont enveloppés comme d’un vêtement écarlate.

En ce moment, un cri se fit entendre dans les airs : une tourterelle fuyait sur un arbre voisin du lieu où la fumée s’élevait en épais tourbillons. Saisissant son fusil, il ajuste, le coup part, et la pauvre victime toute palpitante tombe à ses pieds. Un bruit effroyable retentit dans l’espace, les échos de la forêt en transmettent le son à une distance infinie et troublent le silence des bois.

Jean Villars, entendant le bruit lugubre de la détonation répercuté par toutes les voix de la forêt, sentit un frisson convulsif agiter ses membres. Sous l’empire du spectacle de la forêt au milieu de la nuit, il se sentit presque dominé par la crainte. Quelque chose d’intime de notre âme qu’on appelle le pressentiment, et qui semble nous avertir lorsqu’un malheur plane sur notre tête, lui faisait redouter ce qui allait arriver. Il faut s’être trouvé seul et isolé dans le désert pour comprendre ce que la nuit, cette grande créatrice des fantômes et des djinns, cache de terrible et de menaçant sous son épais manteau de brume, dit Gustave Aimard dans un de ses inimitables romans.

Aussi, combien Jean Villars désirait en ce moment n’avoir jamais cédé à la pensée de venir en Amérique, pensée qu’avait enfantée son cerveau exalté sous l’effet des malheurs.

Bientôt, cependant, tout redevient silence. Le bûcher, alimenté sans cesse, continuait à projeter de vives flammes.

À peine Jean Villars venait-il de terminer son léger repas qu’il croit entendre au milieu des broussailles un bruit semblable à celui produit par le froissement de branches sèches. Ses regards plongent dans cette direction, mais il ne voit rien. Ce bruit a été si imperceptible qu’il croit s’être trompé ; il n’y fait plus attention.

Il se réfugie dans la grotte du rocher, mais une minute ne s’est pas écoulée que son attention est de nouveau attirée par un bruit semblable à celui qu’il venait d’entendre, mais plus distinct, plus accentué. Cette fois, il n’y a plus à s’y tromper. Il entrevoit à la lumière blafarde du bûcher deux ombres qui dardent sur lui des yeux brillants comme des tissons enflammés. Une froide sueur vient glacer tous ses membres. Il veut parler, mais sa parole reste suspendue à ses lèvres. Il fait un mouvement pour s’emparer de son arme, mais presqu’en même temps il se sent saisi et comme enchaîné.

Au même instant retentit un cri formidable. Jean Villars était sous la puissance des sauvages. Un instant après, il fut entouré d’une douzaine de ces barbares qui le lièrent fortement et le privèrent de tous ses mouvements.

 

 

 

VII

 

 

Les figures sinistres de ces sauvages exprimaient une joie féroce et accusaient les desseins les plus horribles contre leur prisonnier.

Ces sauvages faisaient partie de la tribu des Chichacas, autrefois alliés des Natchez. Ils avaient trempé dans la grande conspiration de cette nation pour la destruction des Français, et avaient eu à déplorer des pertes douloureuses. Une grande partie de leur peuplade avait été anéantie, et le reste errait à l’aventure dans les régions encore inexplorées de la Louisiane. Ils n’avaient pas perdu le souvenir du jour néfaste qui les obligea à se disperser, et ils cherchaient à se venger par tous les moyens en leur pouvoir. Ceux des Natchez qui avaient échappé à la mort ou à la servitude s’étaient réfugiés dans cette tribu à laquelle ils avaient communiqué leur haine et leur esprit de vengeance.

D’un autre côté, les insinuations perfides et intéressées des Anglais de la Caroline ne contribuaient pas peu à entretenir cette animosité contre les Français 1.

La prise de Jean Villars fut exécutée si rapidement qu’il se crut d’abord sous l’effet d’une terrible hallucination. Mais revenant bientôt à lui-même, il comprit toute la gravité de sa situation. Il était bien réellement prisonnier et entouré de sauvages. Sa surprise se changea en une espèce de rage et de désespoir. Il fit de grands mais vains efforts pour se débarrasser de ses liens et recouvrer sa liberté. De fortes courroies de peau de buffle lui liaient les deux mains.

Il demanda alors à ses barbares pourquoi ils le retenaient ainsi prisonnier, et ce qu’ils voulaient faire à un homme qui ne leur avait jamais fait de mal.

Un rire satanique répondit à ses plaintes.

Quelques sauvages même vinrent le frapper à la figure, en disant que ces soufflets ne ressemblaient point aux boulets que ceux de sa nation savaient si bien lancer contre les peaux rouges.

– Guerrier, lui dit un Chichacas de haute stature et dont la tête ornée de grandes plumes semblait indiquer la supériorité, nous allons t’emmener à notre bourgade. Le feu éprouvera ton courage et ta mort apaisera les mânes de nos aïeux.

Jean Villars comprit à peine le sens de cette menace prononcée dans un très mauvais français. Il lisait plutôt sur les figures repoussantes de ces barbares les projets qu’ils formaient contre lui.

La nuit régnant dans toute son intensité, on attendit pour partir que les ténèbres eussent fait place à la lumière.

 

 

 

VII

 

 

Dès que l’aube parut, on procéda au départ. Quatre sauvages se placèrent aux côtés du prisonnier, une partie des autres prit le devant et le reste de la troupe ferma la marche. On marcha ainsi tout le jour au milieu de forêts, de montagnes et de marécages. Vers le soir on fit halte dans un endroit où nul Européen ne révélait sa présence.

Le captif fut attaché à un arbre et gardé à vue, tandis que d’autres sauvages s’éloignèrent en quête de gibier.

Le lendemain, dès l’aurore, on se remit en marche, toujours dans l’ordre indiqué par le chef.

À midi, on était à quelques lieues du village. Déjà le sol accusait la présence de l’homme. Des sentiers à travers les forêts indiquaient le passage récent des enfants des bois.

On atteignit enfin le sommet d’un coteau au pied duquel s’étendait une plaine. Cette plaine renfermait le village des Chichacas. Vingt-cinq cabanes composaient ce village.

Ces cabanes ou huttes présentaient la forme d’un cône. Sur le sommet perçait une ouverture d’un pied de diamètre pour le passage du jour et de la fumée. Une double rangée de pieux formait les deux parois de la hutte. Ils se recourbaient vers le haut, et étaient entrelacés par des liens d’écorce de tilleul. La plupart étaient couvertes de feuilles de maïs.

Ces sauvages ne formaient pourtant pas la nation des Chichacas, mais plutôt un morcellement de cette tribu dont un grand nombre avaient émigré dans des régions plus au Nord. Souvent il arrivait à l’occasion de grandes guerres, par exemple, qu’une partie ou plusieurs parties d’une tribu se trouvaient séparées du corps principal de la nation et devenaient plus tard des nations distinctes. C’est sans doute à ces causes qu’il faut attribuer le grand nombre de peuplades qui parlaient un dialecte dérivant d’une langue mère ou d’une même famille, lors de la découverte du Nouveau Monde. « D’ailleurs l’Indien était le type de migrations locales et de la transformation perpétuelle 2. »

Aussitôt que les sauvages furent entrés dans le village avec leur prisonniers hommes, les femmes et les enfants les entourèrent en poussant de grands cris. Cette foule traduisait par les gestes les plus grotesques une joie barbare. Le tumulte devenait grand ; des cris de mort vinrent retentir aux oreilles du malheureux Jean Villars.

 

 

 

IX

 

 

Le Grand Chef n’était pas là pour réprimer les excès de ces sauvages : il avait conduit un parti de Chichacas chez les Anglais de la Caroline. On l’attendait sous peu.

Il n’était pas nécessaire cependant qu’il fût présent pour condamner un prisonnier au supplice. Aussi, la mort du Français fut-elle de suite résolue.

On conduisit le prisonnier à une extrémité du village. Une foule curieuse s’y trouvait déjà assemblée. On dansait, on se pressait autour du prisonnier.

De vieilles et hideuses sauvagesses venaient l’accabler d’injures, tandis que les sauvages cueillaient des branches sèches qu’ils entassaient en forme de bûcher.

Ces préparatifs terminés, les Indiens se rangèrent sur deux lignes. Aussitôt un jongleur donna le signal du prélude des supplices. Jean Villars, en passant entre ces deux rangées de sauvages, recevait de violents coups de bâton. Ils attachèrent ensuite le prisonnier au poteau, au pied duquel s’élevait un amas d’écorces et de branches sèches. La rage se peignait sur toutes les figures. Encore quelques instants, et les flammes auront consumé Jean Villars.

Le jongleur, tenant une torche enflammée, s’approche du prisonnier et allonge le bras pour communiquer la flamme au bûcher. Mais au moment où sa main va accomplir cet acte barbare, il s’arrête. La foule qui l’entoure s’agite et s’ébranle dans une même direction en poussant des cris de joie. Le bras du jongleur reste immobile, et la torche s’éteint entre ses mains.

Qu’était-il donc arrivé ? Qu’est-ce qui avait pu attirer à ce point l’attention des sauvages ? Vous avez déjà sans doute deviné, lecteur, l’arrivée du Grand Chef, accompagné du reste de la tribu. Ils venaient du pays des Anglais où ils avaient échangé quantité de peaux et d’ouvrages travaillés de la main des sauvages contre des armes à feu de toutes sortes, des épées, des haches et autres marchandises européennes. Ils arrivaient donc ivres de joie, car jamais ils n’avaient été si heureux, et jamais les Anglais ne leur avait fait tant de présents.

Cette excursion avait été l’objet de plusieurs mois de préparatifs, les Anglais leur ayant promis de riches présents, tant pour se les attacher davantage que pour faire fleurir leur commerce.

La place où se trouvait Jean Villars demeura déserte. Les spectateurs étaient accourus vers l’autre extrémité du village par où arrivait le Grand Chef.

Il lui aurait été facile alors de fuir s’il avait été libre de ses mouvements. Personne ne le surveillait ; à quelques pas, il entrait dans l’épaisseur des bois et regagnait sa liberté. En vain essaya-t-il de briser les liens qui le retenaient cloué au poteau. Il fit des efforts surhumains pour s’arracher de ce bois fatal. Ses mains furent ensanglantées, son corps inondé de sueurs : tout fut inutile, rien ne céda ! Il passa ainsi quelque temps dans la plus mortelle attente.

Cependant, le Grand Chef fut bientôt instruit de ce qui s’était passé. Il s’était fait raconter tous les détails de la capture du Français, et il s’en était réjoui comme d’un heureux évènement.

Kironkis, c’était son nom, était un guerrier qui avait vu au moins cinquante neiges, disaient les plus anciens. Il jouissait d’une grande autorité parmi les siens, et sa sagesse était connue de plusieurs nations. Les anciens guerriers admiraient sa bravoure et son agilité à courir le chevreuil et le cerf, tandis que les jeunes gens s’inspiraient de son courage pour enlever un grand nombre de chevelures.

Une demi-heure s’était écoulée depuis l’arrivée du Grand Chef et des sauvages.

On ne voyait plus le soleil. Les ombres du soir se répandaient sur les montagnes et dans la plaine. Le ciel était pur et les étoiles s’allumaient les unes après les autres : la voûte illuminée présentait la forme d’un lustre immense. La lune montait silencieuse dans le firmament, et ses blancs et mystérieux rayons couraient comme des frissons sur le haut des collines. La température était douce. De petits feux, allumés à la porte de plusieurs cabanes, jetaient une vive flamme sur différents points du village.

Cependant Kironkis a donné ordre qu’on ne troublât pas davantage le prisonnier. Le Conseil des Sachems devait décider sur son sort.

C’est ainsi que les sauvages de l’Amérique du Nord avaient l’habitude d’agir en pareille circonstance.

 

 

 

X

 

 

Vers le milieu du village s’élevait un sycomore gigantesque sous lequel les sachems tenaient leurs assemblées. Ses feuilles, larges et nombreuses, les garantissaient des ardeurs du soleil pendant le jour, tandis que, au dire des sauvages, son ombre protectrice servait de retraite aux esprits bienfaisants durant la nuit.

Le Conseil s’assembla au pied de cet arbre.

Les sachems s’assirent en rond sur la terre nue, les jambes croisées.

Kironkis se leva et prit le premier la parole :

– Vaillants guerriers, dit-il, pendant que nous sommes allés fumer le calumet de la paix chez nos amis les Anglais, quelques autres guerriers de la tribu des Chichacas et des Natchez ont surpris un ennemi dans les forêts autrefois habitées par nos pères. Ils l’ont saisi et amené au grand village, pour que sa mort pût venger les mânes de ceux qui ont péri en défendant leur patrie. C’est celui-là même que vous voyez en ce moment attaché au poteau, attendant l’heure du supplice. Il appartient à la nation des Français, nos plus grands ennemis. Sachems de la sage tribu des Chichacas, vous êtes appelés à décider de son sort. Devons-nous le condamner au supplice du feu ou le retenir prisonnier ? Que les bons esprits président à la décision que vous allez donner.

Après ces quelques mots, le Grand Chef se rassit et céda la parole à d’autres guerriers.

Alors le jongleur se leva et dit :

– Frères, qui avez connu la grandeur et la puissance de la nation des Chichacas, il s’agit ici de décider du sort du prisonnier qui est tombé entre nos mains. Sans l’arrivée du Grand Chef, il serait déjà consumé par le feu, car la nation voulait sa mort. Depuis longtemps les esprits ne nous protègent plus ; les mânes des guerriers tués par la nation du guerrier blanc demandent vengeance. M’est avis qu’il faut le faire mourir : les bons génies nous seront plus favorables, et les ombres de nos pères seront satisfaites.

Le jongleur reprit sa place au milieu du plus profond silence et promena ses regards sur l’assemblée pour voir si elle partageait son avis.

Quelques sachems firent un signe d’assentiment, tandis que d’autres se tinrent sous la réserve.

Un deuxième guerrier, que chacun admirait pour sa sagesse et son courage, se leva à son tour et parla ainsi :

– Le guerrier blanc mérite la mort pour les outrages que ceux de sa nation ont infligés à nos pères et à nous-mêmes. Nous ne sommes point les amis des Français : nous les avons combattus depuis bien des neiges. Toutefois le prisonnier ici présent semble être étranger au pays des bois. Il n’a pas levé la hache contre les peaux rouges. Il s’est égaré dans les forêts, et les esprits l’ont conduit près du pays des Chichacas où il a été trouvé. Je suis d’avis que nous lui donnions l’hospitalité. Le guerrier blanc vient de la nation où règne le Grand Soleil 3 : il nous apprendra le maniement des armes nouvelles dont les Anglais viennent de nous faire présents. Nous pourrons toujours plus tard le mettre à mort lorsqu’il plaira au Grand Chef et aux sachems.

Ces paroles d’Ontaya produisirent une vive excitation. Plusieurs sachems se levèrent pour approuver ce qu’avait dit le sage guerrier. D’autres agitèrent leurs mains en signe de désapprobation. Tous les membres du Conseil voulaient parler à la fois. La voix du jongleur dominait toutes les autres : le désordre devenait grand.

Jean Villars, toujours cloué à son poteau, voyait de l’extrémité du village, à la lueur des flammes des bûchers, les débats du Conseil. Il ne comprenait rien à leur langage, mais il pensa bien qu’il s’agissait de son sort.

En entendant les clameurs qui divisaient l’assemblée, il jugea que l’opinion des sachems n’était pas unanime. Qu’allaient-ils faire de lui ? Qu’allait-il devenir, lui, prisonnier, au milieu de ces sauvages ? Allaient-ils le condamner au supplice, ou lui laisser la vie sauve en le retenant prisonnier ? Il ne pouvait le dire ! Mais comme entre deux malheurs inévitables on choisit le moindre, il espérait qu’on le retiendrait prisonnier seulement. Dans cette dernière alternative toute espérance n’était pas perdue. La Providence et le temps lui procureraient l’occasion de reconquérir sa liberté. Il pourrait gagner l’affection des sauvages ou de quelques sauvages qui le laisseraient aller. Les ténèbres le protégeraient contre la poursuite de ses ennemis, s’il parvenait à s’échapper de leurs mains.

Comme cette pensée le consolait ! Avec quelle avidité son âme savourait ces illusions. Oui, il se retrouverait libre ; il presserait sur son cœur ses deux enfants qu’il reverrait bientôt. L’espoir et la crainte s’emparaient tour à tour de son esprit.

Combien est pénible la situation de l’homme dans l’attente de son bonheur !

Que de craintes et d’espérances l’agitent à la fois ! À quelles tortures son âme inquiète est-elle soumise ! La moindre des circonstances, un signe, un rien, le transporte au plus fol espoir ou le précipite dans l’abîme du plus triste découragement !

Le Grand Chef, cependant, parvient à rétablir la paix parmi le Conseil. Un signe de sa main annonce qu’il veut parler. Le silence succède aux clameurs. Élevant la voix, il dit :

– Sages guerriers, je vois que les avis sont partagés sur le châtiment qu’il convient d’infliger au prisonnier. Un d’entre vous a demandé sa mort, tandis que le vaillant Ontaya et plusieurs du Conseil se prononcent contre. Permettez au Grand Chef de dire ce qu’il pense sur le sort du prisonnier.

– Il y aura bientôt quarante neiges que j’ai levé la hache contre les Français. J’ai été présent à bien des combats dans les forêts de la Louisiane. Je les ai chassés comme on chasse les loups partout où je croyais les rencontrer. J’étais au nombre de ceux qui prirent part à la grande conspiration des Natchez. Malheureusement ce complot formidable ne réussit qu’en partie. Je ne péris point, mais voulant un jour avec plusieurs guerriers surprendre un parti ennemi, je fus fait prisonnier et amené dans un camp de guerriers blancs. La mort ou l’esclavage m’étaient réservés. Une nuit, cependant, retenu par mes liens, j’étais couché près de plusieurs guerriers. La honte et la colère m’empêchaient de dormir. Un des guerriers blancs veillait sur nous. Souvent il approchait de moi : son regard exprimait la bonté. L’astre bienfaisant de la nuit brillait dans l’espace. Tout à coup j’entendis une voix qui prononçait mon nom en sanglotant. Je regardai dans la direction d’où partait la voix, et je vis une ombre se glisser dans la forêt et s’approcher de moi en me tendant les bras : je reconnus ma femme. Un cri de douleur s’échappa de ma poitrine. Je m’agitai sur ma couche et voulut briser mes liens, mais ce fut en vain. « Fuis, malheureuse femme, m’écriai-je, va auprès de tes enfants qui pleureront ma mort. » Je voulais encore parler, mais le guerrier blanc s’était approché, et me fit signe de me taire. Et, se penchant vers moi :

« Frère, me dit-il, d’une voix basse pour ne pas réveiller ses compagnons, cette femme est ton épouse à ce que je vois ; tu as des enfants comme tu viens de le dire. – Oui, lui dis-je, d’une voix que la colère m’empêchait de réprimer. – Silence, ou tu es perdu, me répéta le guerrier blanc. Écoute, c’est moi qui commande les guerriers que tu vois ici. Je puis en ce moment même te faire mourir ; je n’ai qu’un mot à dire, et ton âme ira rejoindre celle de tes frères qui sont morts. Mais si, à l’instant même, je te rends à la liberté, à ta famille, me promettras-tu d’agir de même envers un guerrier de ma nation qui tomberait entre tes mains ? Me promettras-tu de le défendre même au milieu des tiens et de l’arracher au supplice du feu ? Parle, décide de ton sort.

En attendant ces paroles, je sentis mon cœur battre avec une extrême violence. Le guerrier blanc aimait l’homme des bois ; sa générosité vainquait ma colère. « Oui, frère, je te jure par les os de mon père que je conserverai les jours d’un guerrier de ta nation qui pourrait tomber en mon pouvoir ; je le défendrai au milieu des miens. » La douleur me fit prêter ce serment. Je me le rappelle maintenant que l’occasion se présente.

– C’est bien, me dit le guerrier blanc après que j’eusse fait ce serment, et il coupa mes liens un à un. Lorsque je fus libre, il ajouta : « Rappelle-toi ta promesse, tu es libre maintenant, fuis loin de ce pays et retourne auprès de ta famille. »

Après ce discours, le Grand Chef se tut, de douloureux souvenirs se présentaient à son esprit. Le Conseil était visiblement ému. Tous, à l’exception du jongleur, étaient d’avis de laisser la vie au prisonnier. Lui aussi pouvait avoir une femme et des enfants qui pleureraient sa mort.

Après quelques instants de silence, il, reprit :

– Que les mauvais esprits ne divisent pas le Conseil des sages sachems, qu’il donne l’hospitalité au français. Parmi les présents que nous ont faits les Anglais, nous avons des armes nouvelles dont nous ne connaissons pas parfaitement l’usage, le prisonnier nous apprendra comment nous en servir.

Lorsque le Grand Chef eut cessé de parler, le Conseil adopta son avis et fit grâce au prisonnier de la vie sinon de la liberté.

Après cette décision, le Conseil se dispersa et chacun regagna sa cabane.

 

 

 

XI

 

 

Cette nuit fut longue et triste pour Jean Villars.

Le lendemain, aux premières heures du jour, tout le village était sur pied. Personne n’ignorait la nouvelle décision du Conseil à l’égard du prisonnier. Les plus ardents de la nation étaient fort mécontents, mais ils n’osèrent pas désobéir au Grand Chef. Le prisonnier ne fut donc pas inquiété. Souvent il voyait venir des sauvages qui le regardaient d’un œil de mépris et passaient outre. D’ailleurs leur attention était toute entière à examiner les présents des Anglais. Les diverses armes à feu qu’on avait apportées excitaient au plus haut point leur curiosité.

Jean Villars vit s’avancer vers lui le Grand Chef. Plusieurs sachems l’accompagnaient. Lorsqu’il fut près du captif, il s’arrêta et sembla l’examiner attentivement. Il lisait sur son visage et cherchait à découvrir les pensées de son âme. Après quelques instants, il dit :

Frère, les esprits ont voulu que tu tombasses entre nos mains. La nation voulait ta mort, mais j’ai intercédé pour toi et je t’accorde la vie, moi, ainsi que les sachems qui composent le Conseil de la nation des Chichacas. Tu resteras au milieu des peaux rouges qui te regarderont comme un frère, et tu leur enseigneras le maniement des armes que nos amis les Anglais viennent de nous fournir, après quoi il te sera peut-être permis de retourner chez les tiens.

Il donna ordre de couper les liens du prisonnier, qui fut conduit dans une cabane préparée par le Grand Chef. On lui apporta ensuite à manger. Ce repas consistait en maïs bouilli et en une espèce de sagamité. Quelque répugnance que Jean Villars eût à prendre ces aliments, la faim dont il était dévoré lui fit surmonter son dégoût.

Il passa le reste de la journée dans sa cabane, à réfléchir sur le sort qui l’attendait. On comprend que de bien pénibles pensées affluaient dans son esprit. Il se voyait captif au milieu des Indiens, condamné à mener la vie des bois. Néanmoins il s’estimait heureux d’avoir échappé à une mort affreuse. C’est ainsi qu’on accepte avec joie un malheur, lorsqu’il nous fait échapper à un malheur plus grand.

Ce bienfait que Dieu nous a accordé, notre sauvegarde en cette vie de contrariétés, l’espérance, vint ranimer son courage. Il était maintenant à peu près certain de recouvrer tôt ou tard sa liberté. Mais d’un autre côté, que deviendraient ses deux pauvres enfants ? Qu’étaient-ils devenus à cette heure même ? Peut-être le navire était-il rendu à la Nouvelle-Orléans, et quel désappointement pour sa fille de n’y pas rencontrer son père !

La nuit vint interrompre l’amertume de ses réflexions. La fatigue et le sommeil le gagnèrent bientôt. Il s’étendit sur une couche de planches fort étroites recouvertes d’une natte. Son état d’extrême lassitude lui fit goûter un sommeil bienfaisant. Deux Indiens avaient été commis à sa garde.

Il serait superflu de raconter la vie que menait Jean Villars, au milieu des sauvages, de décrire toutes les amertumes, les ennuis et les découragements qui s’emparaient parfois de son âme.

Les Indiens, cependant, ne le maltraitaient point. Ils suivaient en cela la volonté du Grand Chef qui s’était constitué son protecteur. Voyant les égards qu’il lui portait, ils tâchaient de l’imiter en témoignant au guerrier blanc des marques de bienveillance. Souvent Kironkis le prenait à part et lui adressait une foule de questions sur les usages des Français où régnait le Grand Soleil, et Jean Villars le satisfaisait en tout point. Il espérait qu’en gagnant ainsi l’affection des Indiens il obtiendrait sa liberté. Comme il était constamment sous la surveillance des sauvages, il lui aurait été inutile et même dangereux de tenter de s’évader.

 

 

 

XII

 

 

On était en janvier. Deux mois s’étaient écoulés sans qu’il ne fût survenu aucun changement particulier dans l’existence de Jean Villars. Mais, à cette époque, un évènement, aussi pénible qu’inattendu, vint jeter la consternation parmi les Indiens : le Grand Chef était atteint d’une maladie dont la mort devait être le résultat inévitable.

Grand fut le désespoir des Chichacas de perdre leur chef que le courage et l’intrépidité avaient rendu célèbre. Le village en apprenant cette nouvelle remplit l’air de cris et de hurlements. Lorsque sa dernière heure arriva, les sachems se rendirent à la cabane du mourant pour entendre ses sages et derniers avis. Le jongleur y était aussi, et ce fut en vain qu’il se livra au plus violent désespoir. Son art ne servit à rien dans le traitement du malade qui rendit bientôt l’esprit.

Ce ne furent que pleurs et gémissements durant tout la nuit et le lendemain.

Les funérailles eurent lieu deux jours plus tard. Le mort fut revêtu de ses plus précieux ornements. Les sachems, les guerriers, les femmes et les enfants prirent place, chacun suivant son rang.

Quatre guerriers enlevèrent le corps qu’ils portèrent sur leurs épaules, jusqu’à un champ appelé le bocage de la mort.

Arrivés près de la fosse, plusieurs guerriers prononcèrent des discours qui rappelaient les vertus du défunt. La fosse dans laquelle le mort devait être placé était large et profonde. Les parois en étaient tapissées de belles pelleteries. Les quatre sauvages déposèrent leur frère dans le cercueil, que l’on planta debout à la tête de la fosse ouverte.

Ses armes furent placées à ses côtés, et on le revêtit de terre de manière à ne pas le toucher.

Les parents du Grand Chef coupèrent leurs cheveux en signe de deuil, cessèrent de se peindre le visage et furent quelque temps sans reparaître aux assemblées publiques.

La mort de Kironkis enleva à Jean Villars sa dernière espérance. Il était maintenant à la merci des sauvages, et le nouveau chef n’avait pas pour lui les mêmes attentions que le chef défunt.

Cependant un évènement d’un autre genre eut lieu peu de temps après la mort de Kironkis.

Quoique les sombres inquiétudes de Jean Villars le rendissent d’ordinaire indifférent à tous les usages des Indiens, ce ne fut pourtant pas sans intérêt qu’il vit comment se faisaient les traités de paix et d’alliance entre eux.

Les Chichacas avaient été en guerre depuis longtemps avec les Illinois. La mort du Grand Chef avait suspendu les hostilités. Une députation de ces derniers qui étaient venus assister aux funérailles amena des pourparlers. Il fut même convenu que les Chichacas recevraient une ambassade des Illinois.

Au jour convenu, dès que le Grand Chef fut averti de l’arrivée prochaine des ambassadeurs, il ordonna au maître des cérémonies de faire les préparatifs de réception, nommant en même temps ceux qui devaient nourrir les envoyés.

Le jour de l’entrée au village des ambassadeurs, chacun prit place suivant son rang.

Les Illinois arrivèrent bientôt. Lorsqu’ils furent à cinq cents pas du Grand Chef, ils s’arrêtèrent. Six des meilleurs chanteurs s’avancèrent à la tête du cortège et entonnèrent le chant de la paix. Le Grand Chef fit signe ensuite aux ambassadeurs d’approcher. Les principaux de l’ambassade prirent les devants et se présentèrent en dansant et se donnant de grands mouvements. Ils portaient un calumet, symbole de la paix.

Ce calumet se composait d’un fourneau de pierre rouge, et d’un tuyau de bois long d’environ quatre pieds et peint de diverses couleurs.

Un des chefs le remplit de tabac, puis, le tenant d’une main, il s’avança vers le Grand Chef et le lui présenta. Celui-ci tira quelques bouffées. Les ambassadeurs fumèrent ensuite, poussant vers le ciel la première bouffée de fumée de leur tabac, la seconde vers la terre et la troisième autour de l’horizon. Cela fait, ils présentèrent le calumet aux parents du Grand Chef et aux chefs subalternes. Puis, ils le posèrent sur des fourches plantées dans l’enceinte, et l’orateur de l’ambassade prononça son discours qui dura une heure.

Alors le Grand Chef fit signe aux ambassadeurs qui étaient demeurés debout de s’asseoir sur des sièges placés pour eux auprès de lui. Il répondit à leur discours et parla aussi une heure entière.

Ces préliminaires terminés, le maître des cérémonies alluma un grand calumet de paix, et y fit fumer les ambassadeurs qui avalèrent la première gorgée. Le Grand Chef leur demanda ensuite des nouvelles de leur santé, après quoi on les conduisit dans la cabane qui leur était réservée, et où on leur servit un grand festin.

Le soir du même jour, le Grand Chef se disposa à leur rendre visite. Mais au moment de sortir de sa cabane, ils vinrent le chercher et le portèrent sur leurs épaules dans leur logis, et le firent asseoir sur une grande peau. L’un d’eux se plaça derrière lui, appuya ses deux mains sur ses épaules et le secoua assez longtemps, tandis que les autres, assis en rond par terre, chantaient leurs belles actions de guerre 4.

Tous les matins, pendant plusieurs jours, ces visites se renouvelèrent ; mais à la dernière, le cérémonial changea. Un poteau fut planté au milieu de la cabane des ambassadeurs, qui s’assirent tout autour. Le Grand Chef, accompagné de plusieurs vaillants guerriers, se rendit à leur cabane. Ces guerriers étaient parés de leurs plus belles robes. Ils dansèrent et tour à tour frappèrent le poteau en racontant leurs plus beaux faits d’armes, après quoi ils firent des présents aux ambassadeurs. La paix pouvait être considérée maintenant comme conclue.

Le lendemain de cette fête, les ambassadeurs eurent, pour la première fois depuis leur arrivée, la permission de se promener par tout le village. Tous les soirs, on leur donnait des fêtes qui ne consistaient que de danses.

Quand ils furent sur leur départ, on leur fournit toutes les provisions dont ils avaient besoin durant leur voyage.

La saison de l’hiver finissait. La paix conclue avec les Illinois, on songea à d’autres occupations. D’ailleurs le retour prochain de l’été leur rappelait les belles promesses des Anglais à propos de l’échange de leurs produits de chasse contre des marchandises européennes.

Ce qu’il y avait de plus noble pour l’Indien après la guerre, c’était la chasse, car c’était là qu’il pouvait obtenir la gloire pour laquelle il bravait tout, la faim, les fatigues et la mort même. Une partie de chasse qui devait durer un mois fut donc organisée. Tout le village y prit part.

Après les invocations aux dieux à qui on demandait non pas de terrasser les animaux, mais de les rencontrer, les chasseurs partirent pour la forêt. Jean Villars fut contraint de les accompagner. Il suivait une troupe de jeunes sauvages.

Ce ne fut cependant pas sans une certaine satisfaction qu’il se vit obligé de prendre part à cette expédition. En s’éloignant de ce lieu où il avait mené une si triste vie, il espérait que l’existence nouvelle qui s’offrait à lui pourrait lui ménager une chance du salut. Il se trompait, il vit bientôt s’évanouir son illusion. Le temps n’avait pas encore marqué l’heure de sa délivrance. Toujours surveillé par quelques Indiens, il s’aperçut bientôt que toute tentative d’évasion pourrait lui devenir fatale. Il dut tout un mois encore traîner sa misérable existence dans les forêts.

Les sauvages furent de retour au bout de quatre semaines. La chasse avait réussi au-delà de leurs espérances. Cela était dû en grande partie au fait qu’ils avaient pu parcourir une plus grande étendue du pays sans crainte d’être inquiétés. Ce ne furent que réjouissances pendant plusieurs jours. On dansait en faisant mille grimaces et contorsions.

Le Grand Chef fit cesser les fêtes. Un soir il assembla la plupart des guerriers et leur annonça qu’on partirait le lendemain pour aller faire la traite chez les Anglais de la Caroline. Il fut décidé d’amener le guerrier blanc.

 

 

 

XIII

 

 

L’aurore du lendemain vit tous les sauvages activement occupés ; les femmes et les enfants étaient mêlés aux hommes. Quelques-uns dansaient en poussant des cris de joie ; d’autres préparaient des peaux ou des ouvrages travaillés de leurs propres mains.

Le Grand Chef, entouré de plusieurs guerriers, semblait tenir conseil. La plus grande partie de la journée fut employée aux préparatifs du départ.

Vingt-cinq guerriers devaient faire partie de l’expédition. Vers le soir, ils se mirent en marche. Ils suivirent un sentier connu et désert le long de la rivière des Aliboumous. Après une journée et demie de marche, ils arrivèrent à un village appelé Kabita, et habité autrefois par les Chichacas.

Ce village était désert. Des touffes de lianes s’élevaient sur les lieux où jadis des cabanes avaient été construites.

À l’extrémité de la place on voyait encore un temple construit des mêmes matériaux que les cabanes. C’était un carré long d’environ quarante pieds sur vingt. Il avait aux deux extrémités comme deux girouettes de bois représentant fort grossièrement deux aigles. Une entrée donnait vers le milieu de la longueur du bâtiment. De petits amas de pierres placées aux deux côtés servaient de bancs. Ce temple était tapissé en dedans et le pavé couvert de nattes de cannes, mais ces décorations portaient les marques de la décrépitude causée par le temps.

On voyait de ces temples dans plusieurs parties de la Louisiane 5.

Ces édifices étaient consacrés au culte du soleil.

Grand Chef, suivi des Indiens, pénétra clans l’enceinte grossière. Ils offrirent sur une bûche allumée les prémices de leur chasse pour se rendre les esprits favorables.

Ils repartirent le même soir, et deux jours plus tard, Jean Villars apercevait les habitations des Anglais. C’était la première fois depuis qu’il était prisonnier qu’il voyait des villages habités par des Européens. Aussi la pensée de revoir des hommes civilisés fit tressaillir son cœur de joie et d’espérance.

À la vue des villages des Anglais, les Indiens poussèrent des cris de joie. Deux sachems furent expédiés pour prévenir le Gouverneur de leur arrivée. Celui-ci leur avait promis audience, honneur qu’ils regardaient comme extraordinaire. Ils gardèrent cependant la gravité qui convenait, et qu’ils savaient de mise en pareilles circonstances. Ils entrèrent bientôt dans la capitale du gouvernement de la Caroline.

Aussitôt que l’arrivée des Indiens fut connue, une foule curieuse et empressée accourut sur leur passage.

On y voyait surtout des commerçants qui venait échanger leurs marchandises contre les produits des sauvages. Les fenêtres regorgeaient de spectateurs. Un détachement de soldats vint à leur rencontre, et les conduisit à un édifice public où les attendait le gouverneur.

Dans la salle principale étaient le gouverneur, les officiers du gouvernement et les notables de la ville. Plusieurs dames avaient pris place sur des sièges réservés. Une jeune demoiselle, qui devait être sans doute sa fille, se tenait à côté du gouverneur. Ses grands yeux bleus révélaient beaucoup de douceur et une extrême sensibilité. Lorsque les sauvages parurent, ils furent très étonnés et presque interdits en présence de tant de magnificences. Le gouverneur fit signe au Grand Chef d’approcher, tandis que les Indiens s’asseyaient sur des sièges placés au centre de la salle.

Le chef fit alors un discours dans le langage figuré des Indiens. Il raconta d’abord la mort de Kironkis, puis la conclusion du traité de paix avec les Illinois, enfin il dit combien la chasse avait été heureuse, et vanta fort haut les produits qu’ils apportaient.

Pendant qu’il prononçait cette harangue, les regards des spectateurs allaient du Grand Chef aux autres sauvages et alternativement. Leur costume et leurs manières excitaient au plus haut point la curiosité. Les uns étaient enveloppés d’une peau de buffle ; les autres, tatoués de la tête aux pieds, ressemblaient à des statues égyptiennes. D’autres encore avaient entremêlé à des porcelaines, à des plumes, à des becs d’oiseaux, à des griffes d’ours, à des cornes de buffle, etc., des ornements européens. Leurs visages étaient bariolés de diverses couleurs, ou peinturés de blanc et de noir.

Cependant, il y avait un personnage parmi les Indiens qui attirait l’attention d’une manière toute spéciale. C’était un homme déjà assez avancé en âge, que l’on reconnut pour être français. Sa démarche était noble, et sa figure révélait de grands chagrins. Et qu’y a-t-il de plus triste que le cœur de l’homme dont un destin cruel a enlevé les espérances, a détruit les illusions d’un avenir brillant et heureux ! Tout y est désolation, ruine, tristesse. La mort ne laisse pas de traces plus dignes de piété sous le toit où elle moissonne ses victimes ! Cet homme, c’était Jean Villain.

La jeune fille dit quelques mots à l’oreille du chef de l’État, son père. Celui-ci inclina la tête en signe d’assentiment à ce qu’elle venait évidemment de lui demander. Cette action n’échappa point à l’attention de Jean Villars. Les regards que la jeune fille jetait parfois sur lui exprimaient la plus vive sympathie.

Lorsque le Grand Chef eut cessé de parler, le gouverneur lui demanda des nouvelles de sa santé et de celle des sauvages. Il le félicita d’avoir été élu chef des guerriers de la nation des Chichacas, et de la réussite de la chasse. Il annonça que le lendemain, on s’occuperait de l’échange des marchandises, et qu’ils recevraient de grands présents.

S’adressant ensuite au Grand Chef :

– Mais, dit le gouverneur, j’aperçois ici un guerrier de la nation des Français. Serait-ce un frère qui est venu chercher l’hospitalité dans vos cabanes, ou bien est-il retenu prisonnier au village des guerriers à la peau rouge ? Dans ce cas, quel crime aurait-il donc commis pour mériter un pareil sort ? Raconte à ton ami l’Anglais ce que tu sais à propos du guerrier blanc.

Alors le Grand Chef relata au gouverneur l’histoire de la capture de Jean Villars, comment il s’était égaré dans les bois, la décision du Conseil à son égard, l’amitié que lui avait vouée Kironkis, les services rendus aux Chichacas en leur enseignant le maniement des armes à feu qu’ils avaient reçues des Anglais l’année précédente. Il ajouta que le guerrier blanc avait plusieurs fois demandé à être remis en liberté, mais qu’on lui avait refusé cette faveur, de peur qu’il ne revînt avec un parti de Français porter la guerre contre la nation.

Pendant qu’il parlait ainsi, la jeune fille, appuyée sur le dos du fauteuil de son père, avait écouté attentivement ce qu’avait dit le chef sauvage. Elle parla de nouveau à son père, tandis que plusieurs personnes de l’assemblée crièrent : « Grâce ! grâce ! pour le prisonnier. »

La figure de Jean Villars brillait d’espérance ; allait-il obtenir sa liberté ? Le gouverneur proposa au Grand Chef de garder le prisonnier. Celui-ci hésita sur la réponse qu’il devait donner ; il ne voulait pas offenser par un refus celui dont il espérait recevoir de riches présents. Il se tourna du côté des sauvages pour connaître leur avis. Quelques-uns, élevant la voix, dirent qu’ils ne consentiraient pas à laisser aller le prisonnier. D’autres, avec le Grand Chef, proposèrent de le lui céder moyennant rançon. Le gouverneur promit de payer la rançon exigée, laquelle serait divisée entre le Grand Chef et les Indiens.

Ceux-ci furent ensuite congédiés.

Lorsqu’ils eurent quitté la salle, Jean Villars, rendu à la liberté, s’approcha de la jeune fille, la figure rayonnante de bonheur, baisa la main qu’elle lui abandonna, et ses lèvres balbutièrent quelques paroles de la plus vive reconnaissance.

Il remercia le gouverneur qui, le lendemain, lui donna un sauf-conduit pour traverser les États de la Nouvelle-Angleterre. Arrivé à Boston, dans l’État du Massachusetts, le gouverneur de cet État l’obligea à séjourner en cette ville pendant quelques jours. Les gouverneurs du Massachusetts et de la Nouvelle-York étaient alors en active correspondance avec le gouverneur du Canada, à propos de certaines limites coloniales. Après ces quelques jours d’arrêt qui lui parurent bien longs, on le chargea d’un message important pour le gouverneur de la Nouvelle-France, et force lui fut de s’embarquer pour ce pays avant de regagner la Louisiane.

 

 

 

XIV

 

 

Que la nature était belle le 1er juin de l’année 1745, à la Nouvelle-Orléans ! Avec quelle éclat le soleil parcourait l’espace ! Comme les clochers et les toitures en reflétaient joyeusement les rayons !

Et dans la ville, quelle activité ! mais c’était surtout sur le quai que se manifestait le plus de remuement : on allait, on venait. Des chariots chargés de diverses marchandises circulaient du quai à la ville et de la ville au quai. Bourgeois, marchands, soldats et matelots se confondaient en vaquant à leurs affaires.

Au moment où l’astre du jour allait marquer dix heures, on vit venir une voiture traînée par deux chevaux richement caparaçonnés. Elle s’arrêta proche de la jetée. Un gentilhomme sauta de la voiture, donna la main à une dame qui descendit, puis à une jeune fille et à un tout jeune enfant qui, s’élançant du siège, glissa de ses bras sur le sol.

La jeune fille, enveloppée d’un vêtement de deuil, parlait peu ; sa démarche était indécise. Si elle avait relevé le long voile qui recouvrait sa figure, on aurait remarqué qu’une inquiétude mortelle planait sur son front. Ses yeux ne répandaient pas de larmes, mais paraissaient eu avoir beaucoup versées.

En ce moment apparut un homme à la physionomie franche et noble, et dont l’accoutrement accusait un marin.

– Eh bien ! monsieur le capitaine, je croyais être en retard.

– Aucunement, monsieur, le départ n’est fixé que pour dix heures et demie, et il n’est guère plus de dix heures.

– Espérez-vous une heureuse traversée ? Croyez-vous être longtemps en mer avant d’arriver au Canada ?

– Jamais la saison n’a été plus favorable, et si le bon vent continue, je me flatte d’arriver sous peu à Québec.

– Bien ! bien ! merci de votre bonté, monsieur le capitaine, je compte maintenant sur vous ; n’oubliez pas les instructions que je vous ai données, et surtout que le gouverneur apprenne son arrivée.

Tout en causant ainsi, le groupe s’avançait vers l’endroit du quai, où un gros navire marchand laissait le vent s’engouffrer dans ses voiles déployées.

Ce navire partait pour le Canada. Bientôt la cloche se fit entendre : c’était le signal du départ.

– Allons, monsieur, il faut se dire adieu et hâter le départ, pendant qu’un bon vent nous favorise. Et, ce disant, le brave marin serra une dernière fois la main que lui tendit le gentilhomme, salua la noble dame, et alla commander la manœuvre du départ.

Puis ceux-ci embrassèrent la jeune fille, qui, enveloppant d’un bras nerveux le cou de l’enfant, déposa un suprême baiser sur son front, puis, courageusement, se rendit à bord du bâtiment, où l’attendait son nouveau protecteur. Une demi-heure plus tard le navire était hors de vue. À peine avait-il quitté le port de la Nouvelle-Orléans, qu’un autre vaisseau de la même nationalité y entrait.

Pendant que le voilier, poussé par un bon vent, fend l’onde avec rapidité, nous dirons qui étaient ces personnages.

On a déjà deviné quelles pouvaient être ces personnes dont nous venons de parler : c’étaient M. de Longchamp, sa femme et la douce Angéline. Angéline partait seule pour le Canada, à la recherche de son père.

Après une traversée dont nous avons raconté quelques-unes des pénibles circonstances, et que le lecteur sans doute n’a pas oubliées, Angéline était arrivée à la Nouvelle-Orléans au commencement de décembre de l’année précédente. Sa joie était grande en arrivant, mais hélas ! elle fit bientôt place à la plus amère déception : elle n’y retrouvait pas son père. Pendant plusieurs jours elle nourrit l’espérance de le voir revenir, mais son attente fut toujours trompée. Elle ne perdit cependant pas espoir.

M. de Longchamp la garda au milieu de sa famille, qui la traita avec toute la tendresse et l’affection que sa pénible situation réclamait plus haut que son titre d’amie. Il avait bien pris tous les renseignements possibles sur son malheureux ami, mais toutes ses démarches étaient restées infructueuses. En effet, personne dans la Louisiane entière n’avait vu ni entendu parler du comte de Raimbaut. Or, on sait que, voulant rester étranger aux affaires coloniales, il avait changé son titre de noblesse pour un nom ordinaire : il s’était appelé Jean Villars. Ceci explique l’insuccès des recherches de M. de Longchamp et d’Angéline.

On sait aussi par quelle malheureuse aventure Jean Villars avait été éloigné de la Nouvelle-Orléans, ayant été fait prisonnier par les Indiens avant l’arrivée de sa fille.

Tristes et douloureuses furent pour Angéline les semaines qui suivirent. L’hiver entier se passa dans une anxieuse et vaine attente.

Malheureusement le printemps arriva sans que ses vœux fussent exaucés. Fortement dominée par la pensée de la mort de son père, elle prit le deuil. Ce vêtement la protégeait d’ailleurs contre les regards indiscrets que lui attirait sa grande beauté.

Un jour qu’elle avait prié longtemps, un rayon d’espérance illumina son âme. Elle se ressouvint que le Canada était une des possessions françaises de l’Amérique, et elle forma le dessein de venir en ce pays pour s’enquérir de son père. C’était cette résolution qu’elle accomplissait en s’embarquant pour le Canada.

M. de Longchamp et le gouverneur de la Louisiane lui avaient remis des lettres d’introduction auprès du gouverneur de la Nouvelle-France, non-seulement pour qu’il accordât à la jeune fille la protection nécessaire, mais aussi afin de l’engager à l’aider dans ses recherches pour retrouver son malheureux père, si, toutefois, il était du nombre des vivants.

Le capitaine qui commandait le navire à bord duquel Angéline s’était embarquée était un brave Canadien français, d’un âge mûr, et connu de tous pour son courage et la noblesse de son caractère.

 

 

 

XV

 

 

Le navire qui entrait dans le port amenait Jean Villars. Rendu au Canada, il s’était hâté de revenir à la Nouvelle-Orléans, et y arrivait au moment où sa fille en partait.

Angéline, cependant, avait laissé une lettre en prévision du retour de son père. Voici ce qu’elle disait :

 

      « Mon bien tendre père,

 

« Avant de partir pour le Canada, je trace ces quelques lignes qui vous seront remises au cas où vous reviendriez ici. Vous dire, ô mon bien-aimé père, quelle a été ma douleur de ne pas vous revoir à la Louisiane l’automne dernier, et les larmes que j’ai versées depuis, me serait impossible. Je priais, j’espérais toujours, mais hélas ! chaque jour aggravait ma douleur, car vous ne reveniez pas. La pensée d’un affreux malheur torturait mon esprit. Je ne pouvais croire cependant à votre mort.

« Votre longue absence avait fait naître dans mon esprit mille suppositions ; peut-être étiez-vous prisonnier parmi quelque tribu sauvage, comme, nous a-t-on dit, ils sont très-hostiles aux Français ; ou encore, pour dissiper les ennuis amenés par notre retard, aviez-vous pris part à quelque expédition qui vous eût entraîné dans des pays lointains, au Canada, par exemple, mais alors vous seriez revenu, votre absence prolongée renversait toutes ces idées. Toutefois, bien-aimé père, ne me condamnez pas si j’ai pris la résolution d’aller au Canada ; c’est l’ardente affection que je vous porte qui me fait agir ainsi, je veux tenter un dernier effort pour vous retrouver.

« Je dois une éternelle reconnaissance à M. de Longchamp pour les soins et la sollicitude dont nous avons été l’objet.

« Bénissez, Seigneur ! ma résolution, faites que je retrouve mon malheureux père, car sans lui que deviendrions-nous sur cette terre étrangère ?.... »

 

Ces dernières lignes étaient encore humides des larmes qu’avait versées Angéline.

Elle n’avait pu continuer, son courage l’avait abandonnée. Sa main s’était refusée à tracer les idées qui affluaient dans son esprit, comme des flots pressés qui se précipitent dans un abîme.

Jetons maintenant un coup-d’œil sur le quai, et voyons ce qui s’y passe.

L’arrivée du nouveau navire fut signalée par des hourrahs poussés par la foule qui encombrait encore la place.

M. de Longchamp et sa femme, tout occupés du départ d’Angéline, ne s’étaient pas hâtés de regagner leur logis. Pendant longtemps, leurs regards furent comme rivés sur le vaisseau qui emportait la noble et courageuse jeune fille. Le bruit de la foule pressée qui attendait le nouveau navire, finit cependant par attirer leur attention.

Le navire approchait. Le pont regorgeait de passagers. On y voyait des colons, des soldats et quelques sauvages. Sur l’avant se tenaient plusieurs personnes, dont l’extérieur révélait des gens de distinction.

– Mon Dieu, s’écrie Madame de Longchamp, en portant ses regards avides sur ces personnages, M. de Raimbaut ? Mais ce n’est pas possible, ma vue se trouble, regarde donc, fit-elle, en s’adressant à son mari !

Madame de Longchamp avait reconnu le comte de Raimbaut.

L’attention de M. de Longchamp se porta alors dans cette direction.

Pendant ces quelques instants, le navire accostait. Les joyeux passagers franchissaient lentement l’étroit espace qui les séparait du quai.

M. de Longchamp s’était avancé à la rencontre de ce personnage, qu’il prenait avec raison pour son malheureux ami. À peine se furent-ils aperçus qu’ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre, sans pouvoir proférer aucune parole.

– Mes enfants ! Angéline ! dit cet infortuné père d’une voix entrecoupée de sanglots, après quelques instants du plus pénible silence. Se débarrassant de l’étreinte de son ami, M. de Raimbaut aperçut son fils qui le tenait par un des pans de son habit. Il l’enleva de deux mains fébriles, et lui prodigua les baisers les plus passionnés.

Après ces premiers épanchements, M. de Longchamp lui serra affectueusement la main, et l’engagea à prendre place dans sa voiture et à regagner sa demeure, où il aurait des nouvelles d’Angéline......

Chemin faisant, M. de Longchamp lui adressa maintes questions sur ses malheurs passés.

Il fallait pourtant répondre d’une manière précise aux incessantes demandes de M. de Raimbaut à l’égard d’Angéline.

Ce fut Madame de Longchamp qui raconta, avec les ménagements dont les femmes sont capables en ces circonstances, ce qui s’était passé depuis leur arrivée à la Nouvelle-Orléans, jusqu’au départ de sa fille pour le Canada.

Cette nouvelle du départ de sa fille au moment de la revoir lui fit éprouver un amer dépit. Il venait de rencontrer Angéline ; quelques centaines de pas seulement l’avaient séparé d’elle, et il ne l’avait pas reconnue.

La pensée de reprendre la mer, de revenir sur ses pas, fut aussitôt décidée que conçue.

Cependant, depuis quelque temps, M. de Longchamp avait formé le dessein de retourner en son pays. Pendant le séjour d’Angéline à sa maison, il n’avait jamais osé faire connaître sa détermination, de peur d’affliger davantage la pauvre enfant. Il avait préféré attendre quelque temps, espérant que la Providence changerait le cours des évènements. Disons aussi que l’amitié qu’il portait à M. de Raimbaut l’avait fortement engagé à ajourner son départ. Maintenant que son ami était revenu, il ne crut pas devoir plus longtemps cacher son projet. M. de Raimbaut lui confia son jeune fils pour qu’il reçut une éducation convenable, et lui donna en même temps l’administration d’une partie de ses biens en France.

Quant à lui, il demeurerait en Amérique jusqu’à ce qu’il eût retrouvé sa fille, et retournerait ensuite en son pays.

Deux semaines plus tard, M. de Longchamp s’embarquait pour l’Europe, et à la première occasion, M. de Raimbaut partait pour le Canada.

 

 

 

XVI

 

 

Les faits qu’on va lire se passaient à Québec.

C’était par un beau jour d’automne. Le soleil avait disparu à l’horizon, et le pâle crépuscule enveloppait d’une ombre légère la plaine et les bois. Dans cette demi-obscurité, les Laurentides se dessinaient au loin comme de magiques fantômes. La lune, voilée par une vapeur transparente, montait lentement dans le firmament. Çà et là des nuages légers s’étendaient mollement sous la voûte azurée : c’était le ciel du Canada, si beau quand il est beau, si brillant, si calme.

M. de Raimbaut se promenait dans sa chambre la tête inclinée, abîmé sous le poids de ses pensées. Il se dirigea après quelques instants vers un cabinet, au fond duquel était un lit. Il s’y laissa choir comme un homme qui succombe, incapable de lutter davantage contre le malheur. Il s’agita sur sa couche pendant longtemps, jusqu’à ce qu’enfin, accablé de lassitude, ses paupières se fermèrent un instant. Mais bientôt sa vie si éprouvée se présenta de nouveau devant son âme, et l’obligea à prolonger sa veille. Se levant, il alla s’accouder à la fenêtre.

– Comme tout est paisible autour de moi, murmura-il on regardant au loin l’espace. Quelle belle nuit ! Aucun bruit, aucune plainte ! Un silence profond s’étend sur le fleuve et sur les montagnes. Ô ciel du Canada, faut-il que tu viennes aussi rappeler à mon âme de si tristes souvenirs, en me représentant le ciel de ma patrie ! Belle Normandie ! pourquoi le destin m’a-t-il fait t’abandonner ? Qui me rendra les jours d’autrefois sous ton dôme si brillant, ô ma chère patrie ? Hélas ! le bonheur a fui loin de moi ! C’est en vain que j’épuise mes forces, que je me consume pour retrouver celle qui était ma consolation. Angéline ! Angéline ! pourquoi ne viens-tu pas consoler ton pauvre père ? Que ton âme doit aussi souffrir en quelque lieu que tu sois ! Je ne t’accuse pas, noble enfant, mais pourquoi cette destinée fatale, qui semble me poursuivre, t’a-t-elle éloignée de moi au moment où j’allais te revoir ?

Des pensées toujours plus pénibles les unes que les autres affluaient à l’esprit de M. de Raimbaut. Sa tête était en feu. Il se leva et sortit.

Il promena ses pas pendant quelques minutes, et atteignit bientôt le pied de la côte du Palais.

Instinctivement, il remonta cette rue. Il passa sous cette sombre masse de pierres connue alors sous le nom de Porte du Palais. Son ombre se dessina sur les murs inondés de la blanche lumière de la lune.

Toujours occupé de l’unique pensée de sa fille, il fit encore quelques pas lorsque, tout à coup un son vint frapper ses oreilles. C’était la cloche du couvent de l’Hôtel-Dieu qui annonçait l’heure du repos des religieuses.

Le son, vibrant dans l’air immobile, avait troublé le silence de la nuit.

Levant la tête, il aperçut le vaste bâtiment plongé dans une demi-obscurité.

– Là règne le bonheur, se dit-il à lui-même ; là ne pénètre aucun souci, aucune crainte ! Au moins on trouve des amies, une mère, dans ces saintes maisons du Seigneur. On s’aime, on se console, on prie enfin pour ceux qui souffrent.

Hélas ! il n’en était pourtant pas tout-à-fait ainsi dans cette demeure bénie. Le bonheur, ce bonheur qui est l’avant-goût de celui du paradis, était bien descendu dans chaque âme qui habitait ce lieu, mais il n’était pas parfait, sans souci pour tous. Si ses regards avaient pu pénétrer dans l’intérieur d’une étroite cellule dont la faible lumière éclaira un instant la vue, tandis qu’un nuage obscurcit l’éclat de la lune, il aurait aperçu une jeune fille, sa chère Angéline, agenouillée sur un prie-Dieu et arrosant de larmes brûlantes son crucifix qu’elle tenait entre ses mains. Elle avait trouvé de grandes consolations dans cet asile, mais néanmoins une angoisse mortelle déchirait encore son âme. En ce moment, l’esprit transporté au pied du trône de Dieu, elle invoquait la divine Providence en faveur de l’auteur de ses jours.

Dès son arrivée à Québec, Angéline avait appris que le gouverneur, pour qui elle tenait des lettres d’introduction, était absent. Se voyant tout-à-fait étrangère, elle avait demandé l’hospitalité chez les religieuses de l’Hôtel-Dieu.

La prise de Louisbourg, qui eut lieu le 10 juin de cette même année (1745), et les craintes qu’inspiraient les succès des Anglais dans l’Acadie et ailleurs absorbaient complètement l’attention des fonctionnaires du pays et des habitants. Le gouverneur du Canada, alors M. de Beauharnois, se trouvait à Montréal, où il présidait une nombreuse assemblée de Sauvages, dont il comptait se servir au besoin. Angéline, que tant d’épreuves et d’obstacles avaient complètement découragée, n’avait pas même songé à se faire connaître. Elle avait prié le chapelain de s’informer s’il n’existait pas dans la colonie un homme portant le nom de comte de Raimbaut : mais celui-ci n’apprit rien qui pût satisfaire la pauvre enfant. Alors convaincue de l’inutilité de ses recherches, elle mit une barrière entre elle et le monde, en vouant à Dieu le reste de ses jours. Toutefois, elle n’avait pas pris cette résolution sans informer M. de Longchamp de son projet, et le prier de veiller sur les jours de son jeune frère qu’elle confiait à es soins. Cette lettre, écrite trop tard, ne parvint jamais à destination.

La première démarche de M. de Raimbaut en arrivant au Canada fut d’aller voir le gouverneur, pensant bien obtenir de lui les renseignements qui le mettraient en possession immédiate de sa fille. Mais celui-ci, tout occupé aux affaires alors si sérieuses de la colonie menacée, n’avait rien appris. C’était le soir du jour où il avait fait cette démarche que nous le retrouvons.

D’ailleurs, tant de jeunes filles de naissance distinguée habitaient alors le pays ou se retiraient dans des communautés religieuses, qu’on comprend facilement qu’Angéline put arriver à Québec sans attirer l’attention publique, surtout si on considère que les graves évènements de l’époque tenaient les esprits dans une grande excitation.

M. de Raimbaut, cependant marchait toujours ; il atteignit l’encoignure des rues Saint-Jean et de la Fabrique. Il longea cette dernière et continua à s’avancer. Il fut bientôt devant l’ancienne et vénérable église de Notre-Dame. La pensée lui vint de pénétrer dans l’enceinte sacrée et de prier.

Tous les bruits, toutes les clameurs du jour s’étaient apaisées ; nul ne révélait sa présence en ces lieux.

Il voulut entrer dans le temple, mais les portes en étaient fermées.

Il murmura cependant une fervente prière, et espérait encore, en regagnant sa demeure, que ses désirs seraient un jour accomplis.

Dieu a tellement enraciné l’espérance au fond du cœur de l’homme, qu’elle semble n’en pouvoir être détruite. C’est un feu latent que le temps, l’espace et l’anéantissement de ses illusions peuvent affaiblir, mais non éteindre !

 

 

 

XVII

 

 

Bien des années s’étaient écoulées depuis les évènements que nous venons de raconter.

On était au 13 septembre 1759, journée mémorable, où l’Angleterre tentait un dernier et suprême effort pour arracher à la France le plus pur de ses joyaux, que dis-je, le territoire le plus vaste et le plus riche de ses possessions : la Nouvelle-France. Elle avait grandi, cette autre France, prospéré même au milieu des plus grandes adversités. Délaissée par la mère-patrie 6 au moment du péril, seule, elle osa affronter le danger, tant le courage de ses enfants était vivace. Si elle succomba, le drapeau fleurdelisé put, sans souillure, repasser l’océan, et faire monter la honte au front de ceux qui l’avaient si indignement trahi.

On sait que ce fut le 13 septembre de cette année, par une nuit sombre, que le général Wolfe, après deux mois d’échecs successifs devant Québec, réussit à escalader les escarpements du Foulon, et à atteindre les hauteurs des plaines d’Abraham.

C’était un parti hardi, dangereux, mais que les circonstances favorisèrent singulièrement.

Au point du jour, l’armée anglaise était rangée en bataille. M. de Vaudreuil, alors gouverneur du Canada, ainsi que le général Montcalm, apprirent de grand matin la nouvelle bien extraordinaire de ce débarquement. Grand fut l’étonnement des troupes et des habitants de la ville ; Montcalm lui-même avait peine à ajouter foi à ce fait si inattendu.

Ce général, dont le courage et l’intrépidité l’emportaient sur la prudence, résolut de marcher aussitôt contre les Anglais. Il ne pensait rencontrer que quelque détachement qui se serait par hasard aventuré jusqu’en ces lieux. En conséquence, il rallia une partie des troupes disponibles campées à Beauport, et vers les huit heures, il était en vue de l’ennemi. Il reconnut alors la vérité de ce qu’on lui avait rapporté : il avait devant lui toute l’armée ennemie.

Se confiant de nouveau à la fortune, espérant qu’elle couronnerait son audace comme à Carillon 7, il voulut en ce moment même engager la bataille, malgré les avis contraires et la défense expresse du gouverneur 8.

Malheureusement, la division régnait entre ces deux personnages, et réduisait souvent à néant les plans les mieux combinés. Si Montcalm avait obéi aux ordres de son supérieur, dans quelques heures il aurait eu deux à trois mille hommes de plus à sa disposition, et aurait pu éviter la défaite si désastreuse qui s’ensuivit. Les Anglais comptaient deux contre un : la force dut nécessairement triompher.

Emporté par son caractère bouillant, Montcalm rangea sa petite mais brave armée en bataille, et commença le combat.

Nous ne décrirons pas ici tous les détails de cette sanglante journée, détails du plus vif intérêt, mais superflus pour le modeste cadre de notre récit.

D’ailleurs, personne n’ignore quel en a été le résultat. Non seulement ces deux généraux si vaillants, Montcalm et Wolfe, y perdirent la vie, mais le terrain resta jonché de cadavres, tant des enfants du sol que des envahisseurs. La Providence venait de fixer le sort de notre cher pays, et ceux qui l’avaient si noblement défendu reprirent tristement le chemin de leur foyer, en pensant que l’avenir pourrait amener des jours meilleurs. Mais que le deuil fut long, que de larmes coulèrent avant le retour de ces jours meilleurs ! Pendant longtemps, les rives du Saint-Laurent ne retentirent plus de ces accents joyeux dont nos pères seuls connaissaient tout le charme. De même que l’on s’attache plus fortement à un être chéri dont on craint la perte, le nom de Français ne parut jamais si beau qu’au moment de le perdre ; jamais la vue du drapeau sans tache n’inspira autant d’amour qu’au moment où le tissu glorieux allait cesser de flotter sur la tête des enfants de la France. Il fallait cependant accepter le joug de l’étranger, laisser tomber le rideau sur le spectacle d’un passé sublime, et dire un éternel adieu à ces nobles souvenirs.

On transporta un grand nombre de blessés dans les différents hôpitaux de la ville.

Le soir de ce même jour, on emportait à l’Hôtel-Dieu un vieux soldat blessé. Un jeune officier, récemment arrivé de France, l’accompagnait, et lui administrait avec une touchante sollicitude les soins que réclamait son état.

Les blessures du vieillard paraissaient dangereuses, mais pouvaient n’être pas mortelles. Il semblait beaucoup souffrir. Il parlait peu ; sa figure, noble et calme, attestait un grand courage. Ceux qui le voyaient ne pouvaient s’empêcher de ressentir pour lui une vive sympathie.

Ce blessé était M. de Raimbaut.

Pour l’intelligence du lecteur, nous allons rapporter par quelle suite de circonstances nous le retrouvons à Québec à cette époque.

M. de Raimbaut était demeuré en Amérique dans l’espérance d’obtenir des renseignements qui pussent le mettre sur les traces de sa fille, si elle vivait encore, ce qu’il regardait comme peu probable.

La correspondance, entretenue avec son fils en France, l’assurait d’un autre côté qu’Angéline n’était pas retournée en ce pays.

Un peu plus tard, il avait pris du service dans l’armée, dans le dessein de rompre la monotonie de son existence. Le grade de simple soldat fut le sien. Le soin qu’il prit de dissimuler son origine l’avait tenu éloigné de postes plus élevés.

Il s’était trouvé aux guerres de l’Ohio, avait assisté à la défaite du colonel Washington en 1755, et, à la Monongahela, il était dans les rangs de la petite armée de braves, commandée par de Beaujeu et Dumas. Il suivit les péripéties des guerres de l’Ouest pendant les deux années suivantes. Enfin, en 1759, il se trouvait à Québec, et prenait part, comme nous venons de le dire, à la bataille des plaines d’Abraham.

Il avait préféré une vie d’aventures et de distractions à une molle oisiveté. Cette vie active l’avait puissamment aidé à chasser de son esprit les soucis qui le minaient.

Cependant les grandes douleurs abrègent la vie, et les chagrins profonds amènent rapidement les traces de la vieillesse. Bien des années s’étaient écoulées, et il était impossible de reconnaître en ce vieux soldat courbé sous le poids des ans le jeune et vaillant Raimbaut d’autrefois. Des rides profondes s’étaient creusées sur sa figure.

À la prière du jeune officier, une chambre spéciale fut mise à la disposition du blessé. Une sœur, qui faisait l’admiration de tous par l’éclat de ses vertus et par son dévouement pour les malades, fut chargée de lui administrer les soins que réclamaient son état. Cette religieuse portait le nom de Sœur Marie de la Croix.

À la vue de ce vieillard, elle fut prise d’une vive compassion, et son cœur de femme se révéla alors dans toute sa grandeur.

Plusieurs jours se passèrent sans qu’il se manifestât aucun changement dans la condition du malade.

Sœur Marie de la Croix se multipliait pour lui procurer tous les soins en son pouvoir. Elle veillait à ce que rien ne lui manquât qui put le soulager. Elle était réellement sublime dans son esprit de sacrifice.

Souvent elle se tenait au chevet du malade, épiant ses moindres désirs. En ces moments ses lèvres semblaient murmurer une courte prière.

En ces moments aussi, elle considérait ce vieillard aux joues creuses, à l’œil terne et aux lèvres pâlies. De vagues et lointains souvenirs se présentaient à son esprit. Des larmes venaient briller au bord de sa paupière. Parfois, se retirant à l’écart, elle murmurait tout bas : « Serait-ce possible ? »

De son côté le vieillard portait ses yeux sur cette femme. Sur sa figure il croyait découvrir certains indices qui lui rappelaient les traits de sa chère Angéline. C’était bien le timbre de sa voix. Elle seule, dans son idée, pouvait faire preuve d’un tel dévouement pour lui.

Dans ces instants, on aurait pu observer une ombre soucieuse sur son front, et de sa poitrine s’exhaler de profonds soupirs qui semblaient expirer sur ses lèvres. Mais l’âge, et peut-être aussi le chagrin, avaient pareillement fait disparaître de la figure de cette bonne sœur les traces de la jeunesse.

Au vingt de ce mois, le malade n’avait pas repris de forces.

Grâce aux soins du médecin, les blessures se refermaient peu à peu, mais un état de langueur difficile à expliquer n’en continuait pas moins à le miner sourdement.

Souvent il recevait la visite du jeune officier, qui l’affectionnait comme un père.

Quelques jours se passèrent encore.

On touchait à la fin de septembre.

Déjà les premières heures de la nuit s’étaient écoulées. C’était une de ces nuits calmes, mais chaudes et pesantes, que l’on voit encore, quoique rarement, à cette saison de l’année, et qui ne permettent aux hommes ni sommeil ni repos.

M. de Raimbaut était très souffrant. Une fièvre ardente le dévorait. Il s’agitait sur sa couche, et ne pouvait jouir d’aucun repos ! la fièvre brûlait son sang dans ses veines.

Sur la demande du malade, Sœur Marie de la Croix trempa légèrement un linge, qu’elle passa d’une main tremblante sur son front.

– Merci ! ma fille ! murmura-t-il d’une voix faible, merci ! que vous me faites du bien !

Hélas ! la fièvre égarait son esprit.

À ces paroles, la religieuse parut vivement affectée.

– Ma fille ! dit-elle en s’éloignant du lit du moribond, pendant qu’une grosse larme vient perler sur sa joue, ma fille ! comme si réellement j’étais son enfant. Oh ! mon père ! mon pauvre père ! qu’il y a longtemps que la mort a dû me ravir le bonheur de vous revoir. Mon Dieu ! mon Dieu ! Et elle faillit succomber sous le poids des plus douloureux souvenirs.

Son cœur battait dans sa poitrine avec violence. Des sentiments étranges et indéfinissables agitaient son âme.

Elle eut cependant la force de se traîner dans l’embrasure d’une fenêtre. L’air était pur. Quelle splendeur dans le firmament ! Des milliers d’étoiles parsemaient la voûte azurée. Les pâles reflets de la lune jetaient sur le paysage environnant une douce et mélancolique clarté. Un léger voile de vapeur enveloppait les Laurentides. De temps à autres un de ces éclairs, qu’on appelle éclairs de chaleur, sillonnait le firmament. Ce spectacle était bien propre à enivrer l’âme de félicité. La solitude et le silence, non-seulement élèvent les pensées de l’âme, mais l’invitent à la prière. Aussi, Sœur Marie de la Croix pria, mais sa prière fut de celle qu’une femme seule peut trouver dans les plus profonds replis de son cœur.

Le vieillard qui donnait en ce moment d’un léger et pénible sommeil, se réveilla. Ses regards, pleins d’intelligence et de douce tristesse, rencontrèrent ceux de la noble fille. Il la pria de vouloir lui soulever la tête. Dans l’effort qu’il fit pour s’aider dans ce mouvement, un médaillon s’échappa soudain de sa poitrine. À la vue de cette relique, un éclair sillonna l’esprit de Sœur Marie de la Croix.

– Mon père ! s’écrie-t-elle.

– Ma fille ! mon enfant ! répliqua le vieillard, et la tête d’Angéline retomba sur le sein de M. de Raimbaut, qui eut encore assez de forces pour la presser de ses mains tremblantes. Angéline venait de reconnaître son père, et M. de Raimbaut retrouvait sa fille.

Au cri de la religieuse, on accourut ; on la trouva la tête inclinée sur la poitrine du vieillard.

– Ma pauvre enfant ! répétait encore celui-ci.

Les religieuses contemplaient en silence cette scène émouvante, où l’amour paternel et l’amour filial se confondaient dans une suprême étreinte.

Le malade demanda la Mère supérieure, désirant avoir avec elle un entretien privé. On la vit ensuite sortir, et rentrer peu de temps après.

Angéline, évanouie, fut enlevée et transportée dans un appartement voisin de la chambre du malade.

Ce bonheur suprême et si inattendu du vieillard l’a vivement affecté. Ses forces l’abandonnent rapidement, sa voix est presque éteinte.

À peine une demi-heure s’était-elle écoulée depuis le moment où le malade avait parlé à la Supérieure, qu’on vit entrer le jeune officier. Il s’avança vers M. de Raimbaut qui lui tendait les bras en portant sur lui des regards d’un indicible bonheur, tandis que ses lèvres répétèrent ces mots : « Mon fils ! ta sœur ! »

C’était son fils, Léon de Raimbaut, qui, après avoir fait un cours d’études en France, avait embrassé la carrière des armes.

Cependant, Angéline, revenue peu à peu à la vie, aperçut à ses côtés la Mère supérieure du monastère.

Après quelques instants, celle-ci revint dans la chambre du malade, dit quelques mots à voix basse au jeune officier, et le conduisit dans l’appartement où était sa sœur.

– Ma sœur ! dit-il en s’avançant vers elle et lui tendant les bras.

– Mon frère ! et ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre sans pouvoir exprimer d’autres paroles.

Un moment après, ils revinrent tous deux dans la chambre du malade. Plusieurs religieuses étaient agenouillées, car le vieillard se mourait.

Ses deux enfants se placèrent à ses côtés, et pressèrent de leurs mains tremblantes celles de leur père. Ils étaient muets d’angoisse.

Après quelques instants d’un pénible silence, le malade ouvrit les yeux, jeta sur ses deux enfants un regard d’adieu, ses lèvres remuèrent, mais ne purent rendre aucun son, sa poitrine se souleva, et son âme heureuse s’envola vers l’Éternel en qui elle avait toujours espéré.

 

 

Alphonse GAGNON, Nouvelles et récits, 1885.

 

Première parution dans la Revue canadienne en 1876.

 

 

 

 



1  Garneau.

2  Parkman.

3  Le roi de France.

4  Ces détails sur les usages des Indiens sont historiques.

5  Charlevoix.

6  Cette expression « délaissée par la mère-patrie », que l’on emploie quelquefois, ne veut pas dire la France, la nation, mais ceux qui tenaient alors le pouvoir, et qui ont été la cause de la perte des possessions françaises en Amérique, aux Indes et ailleurs. C’est aux règnes à jamais déplorables des dernières années de Louis XIV, de la Régence et de Louis XV, qu’il faut attribuer tous ces malheurs. La nation aurait pu garder ses possessions, si elle n’avait pas été trahie, vendue par ses chefs.

« Quand la maison brûle, on n’a pas le temps de songer aux écuries », répondait un ministre de Louis XV, à qui on demandait des secours en 1759.

Qui ne connaît les célèbres « quelques arpents de neige » dont il fallait absolument se débarrasser ! Or, sait-on ce qu’étaient primitivement ces « quelques arpents de neige » qui causaient tant d’ennuis à la royauté ? Ils comprenaient tout ce qui forme aujourd’hui l’Amérique Britannique et toute la vallée baignée par le Missouri et le Mississipi, c’est-à-dire les quatre cinquièmes au moins des États-Unis actuels, formant un territoire d’environ 400,000 lieues carrées. L’Angleterre ne possédait que la lisière située entre les monts Alleghany et l’Atlantique, appelée « Nouvelle Angleterre ».

Dupleix conquiert dans les Indes un territoire plusieurs fois plus vaste que la France elle-même, et il apprend aux princes asiatiques à considérer sa patrie comme le plus grand de tous les grands pays de la terre ; cependant, il devient une victime de l’ineptie du gouvernement de Louis XV. Il quitte en pleurant cette péninsule (l’Hindoustan) où il avait consacré 30 ans de sa vie, et meurt quelques mois plus tard (1764) abreuvé de chagrins et dans la misère, après avoir vu la chute de son empire Indien.

Un de ses contemporains, Lally de Tollendal, qui continue l’œuvre de Dupleix, est obligé de venir en France pour se justifier de certaines accusations portées contre lui. Il est à peine débarqué qu’en vertu d’une lettre de cachet, on le jette en prison, où on lui fait subir un procès dérisoire et condamner à l’échafaud (1766). « Voilà, dit-il à ses juges, en montrant ses cicatrices et ses cheveux blancs, la récompense de 50 années de services ! » Quand celui de qui dépendait alors toute autorité disait : « Après moi le déluge », on pouvait s’attendre à tous les malheurs Il est heureux qu’il y eût alors de vrais enfants de la France, des héros, dont les faits éclatants pallièrent quelque peu la honte et l’ignominie qui pesaient de haut sur notre mère-patrie.

Nous constatons aussi avec un vif plaisir que la France a, depuis ces dernières années, beaucoup gagné du terrain perdu par l’acquisition de nouveaux et grands territoires. Elle a aussi étendu son influence civilisatrice sur plusieurs peuples de l’Afrique et de l’Asie, qui ont tenu à l’honneur de se mettre sous sa protection. Ces jours derniers encore, le télégraphe nous apprenait que l’empire du Maroc venait de se placer sous le protectorat français ; or, le protectorat équivaut presque toujours à une prise de possession.

7  Ce fut à Carillon que Montcalm, avec une armée d’environ 3000 hommes dont 450 canadiens, rencontra, en 1758, le général anglais Abercrombie, à la tête de 16000 hommes.

Après s’être fortifié au moyen d’abattis d’arbres, il attend l’ennemi de pied ferme. Le 8 juillet, sur le midi, Abercrombie fait son apparition. Six fois il s’acharne à entamer les lignes françaises, et six fois il est repoussé avec d’énormes pertes. Après une lutte de plus de sept heures, Abercrombie, désespéré, vaincu, prend précipitamment la fuite. La victoire de Carillon sauva, pour cette année, la Nouvelle-France.

8  Historique. – Garneau.

 

 

 

 

 

www.biblisem.net