Drame à l’Île-aux-Coudres

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Marie-Micheline GAGNON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

on naît, on veut vivre...

 

 

En cette année 1967, centenaire de la Confédération, il me fait chaud au cœur d’offrir à la mémoire de tous nos ancêtres, ces vaillants Canadiens qui ont peiné bien avant nous et pour nous, cette nouvelle travaillée avec amour en pensant à eux. Comme un souvenir lointain qu’on se rappelle à un moment donné, je vous invite à retourner en arrière de plus de cent ans, pour revivre avec moi quelques jours de la vie simple et belle de nos aïeux.

L’Île-aux-Coudres, une petite île située dans le Saint-Laurent, séparée des rives de la Baie-Saint-Paul et des Éboulements par le bras autoritaire du fleuve, m’apparaît comme un caprice de la nature et me fait considérer ses habitants comme de petits choisis.

Accoudée à la vieille barque qui me porte sur des vagues en cadence et me dirige une fois de plus vers l’île bien-aimée, je songe en voyant cette coquille de terre émergeant de l’eau que Dieu lui aussi devait beaucoup aimer ce petit pays puisqu’il avait beaucoup donné à ses insulaires. La terre nourricière, la mer vivante à leurs pieds, les montagnes boisées et changeantes, l’air pur, la solitude et le repos. En décor privilégié, un enchantement.

Marie-Josephte Gagnon, fille d’Amédée Gagnon et d’Adèle Tremblay, y habite. Nous la retrouvons par ce dimanche doré de septembre en compagnie de son fidèle ami, François Dufour. Un couple bavardant gentiment au soleil. Un couple, comme tous les autres couples de la terre ; deux cœurs s’ouvrant pour la première fois à l’amour.

Notre hôtesse, une longue fille brune coiffée de tresses noires qu’elle porte attachées sur la nuque. Des yeux bruns transmettent un message de bonté et captent votre attention. Son visage ne donne rien de particulièrement joli quant aux traits, mais on y sent vivre une âme. Habillée d’une robe de coton à rayures bleues, d’un petit mantelet et sur les cheveux d’un léger bonnet festonné, elle est exquise. Une pure jeune fille. Son caractère est gai et sombre à la fois. Tantôt elle rit, tantôt elle vous échappe, devient lointaine. Elle contraste avec la bonhomie naturelle que l’on retrouve chez ces bonnes gens. Ces braves personnes qui vivent sans jamais se poser de questions.

Marie-Josephte est l’aînée d’une famille de six enfants ; le deuxième un garçon de quinze ans, Jules ; suivent Raoul, Fernand, Blanche et Marguerite. La petite Marguerite est la favorite de la grande sœur. Sauvage, elle ne connaît rien de mieux que le lit de sa protectrice pour se cacher la nuit quand elle a peur, ou ses bras lorsque quelqu’un la réprimande. Ses cheveux sont blonds, à elle ; c’est comme si on eût manqué de couleur pour brunir sa tête comme les autres. Petit papillon doré, capricieux !

Marguerite, comme tous les petits enfants de l’île, aime qu’on lui raconte l’histoire de l’Île-aux-Coudres. Conte improvisé, dit-on, par une grand-mère lasse devant de petits insoumis au sommeil.

 

« L’HISTOIRE DE L’ÎLE-AUX-COUDRES »

 

Un jour, une baleine énorme

Quitta les mers polaires

Et entreprit de voyager.

Curieuse, elle voulut approcher les hommes

Pour voir de quoi ils avaient l’air

Mais fut bien vile fatiguée.

 

Elle s’arrêta et s’endormit

Juste en face des Éboulements

Et dormit des jours et des mois ;

Une fée passa et, taquine,

Eut une idée soudainement

Changea la baleine en terre et en bois.

 

Et la pauvre baleine disparut

Pour devenir coin de terre

Habité maintenant par des enfants.

Son âme arrivée chez les élus

Fut bénie de saint Pierre

Parce qu’elle avait aimé petits et grands.

 

Ne trouvez-vous pas cette historiette gentille ? Moi si. C’est pourquoi je vous en fait part.

La maison de notre amie est modeste. De bois gris, entourée d’une étroite galerie qu’elle porte fièrement comme un collier, elle fait timide. Malgré sa frêle apparence, elle est un refuge bienfaisant. Sur une surface de planches impolies, lavées et brossées à la fin de la journée avec des branches d’épinettes, besogne dure et pénible pour des femmes, nous trouvons une grande table en bois et quelques chaises droites, une berceuse cadeau du grand-père, chaise qu’il avait construite lui-même, et à part l’imposant poêle de fonte noire, un grand crucifix, ornement pieux de la cuisine. Une fenêtre ouvrant sur la mer éclaire l’appartement familial tel un tableau au paysage versatile. Les autres pièces, pour la plupart des chambres, ont pour mobilier un lit et une commode. Une croix et seule couleur, une courtepointe confectionnée avec patience par la mère et la fille.

Nos gens vivent de leurs produits, ceux de la ferme et de la terre. À gauche de la maison, un grand jardin de légumes. À droite, un champ de patates. Les champs de patates réservent aux enfants de l’île un travail bien spécial. Il consiste à ramasser le varech pourri rejeté par la mer et à le répandre sur les rangs de pommes de terre. L’est ainsi que l’école finie, tous se dépêchent et reprennent les travaux agricoles, ce qui leur donne droit à des bâtons de crème le dimanche. Un peu plus loin, pommiers et pruniers permettent les desserts. La ferme procure viande, œufs et lait.

L’été de 1832 avait enveloppé notre île d’une chaleur peu coutumière à ses habitants. Aussi Marie-Josephte, comme tous les autres d’ailleurs, avait profité plus que d’habitude de promenades dans l’île, à pied ou en voiture avec la famille et François qui la courtisait sérieusement depuis quelques mois. Il venait à chaque fête. On dit qu’à cette époque, lorsqu’une jeune fille fréquentait un jeune homme plus de six mois et qu’aucun mariage n’était projeté, le curé exigeait la rupture des fréquentations sinon l’empêchement de « faire ses Pâques ». Ce qui nous laisse supposer que nos amoureux devaient penser à s’unir d’ici peu.

Et notre amie s’était étourdie de soleil, avait chanté, accompagnée du jeune homme qu’elle revoyait toujours avec joie. François est navigateur à bord d’une goélette La blanche étoile, celle-là même qui monte nos paysans au marché. Il aime Marie-Josephte et Marie-Josephte J’aime aussi. Ils n’ont pas à le dire, c’est bien connu, on n’a qu’à les regarder ensemble, sains et forts, heureux, vous savez, de cette sorte de bonheur sans histoire. Il a le sourire rare et Marie, c’est ainsi qu’il l’appelle, aime le faire chanter avec elle. Nous irons sur l’eau, nous irons nous promener, nous irons jouer dans l’île siffle-t-il chaque fois qu’il approche de la petite maison grise ; à cet air reconnu, la porte s’ouvre et une présence douce accueille notre visiteur.

Marie-Josephte s’inquiète à chaque départ de François. En fille avertie, elle connaît bien la malice des flots en certains temps et les efforts des marins contre ces provocations. Elle eût préféré qu’il travaillât à terre mais lui ne parlait que de mer, de large.

Belle âme, comme certaines âmes profondément chrétiennes des temps passés, elle tient à réciter elle-même la longue prière du soir, sitôt le repas terminé, avec les autres, tous agenouillés devant Jésus crucifié. Après quelques minutes de recueillement personnel, même les petites, les enfants vont au lit pendant que nos artistes reprennent leurs travaux. Parce que ces femmes sont habiles ! Elles filent la laine des moutons qui broutent les herbes voisines, tricotent les vêtements chauds de la famille, tissent la lingerie de la maison. Tout est fait avec minutie, avec patience. De fins doigts !

En ce soir de fin-septembre, sous les dernières lueurs du jour, quel paisible image qu’une mère filant avec une jeune fille près d’elle pelotant cette laine. Douceur de vivre ! Le père, fatigué de son labeur, se repose en se berçant. Les journées des hommes de ce temps étaient longues. Ils s’acharnaient au travail dès que le soleil pointait et ne s’arrêtaient que lorsqu’il disparaissait de l’horizon.

Octobre est arrivé et a teinté tout le feuillage. Les hommes vont bientôt rentrer pour l’hiver et l’île, s’isoler du reste du monde. Ces êtres esseulés vont se rapprocher et passer les soirées hivernales ensemble. Les cartes et les blagues divertiront nos solitaires.

L’hiver vint plutôt qu’on ne l’attendait. Le fleuve transportait des glaces et mettait en danger les fragiles embarcations. Et c’est le 27 novembre qu’il faillit faire des siennes alors que toute la journée le vent avait hurlé de toutes ses forces. La nuit qui s’ensuivit n’apporta de repos pour personne.

En effet, les lampes à peine soufflées, les vies à peine assoupies, on frappe à la porte grise. Amédée Gagnon se lève rapidement, on vient le chercher ; un brick anglais, commandé par le capitaine Boyle, entraîné par les glaces, risquait d’échouer et tout l’équipage avec. Les hommes, fanaux en mains, sautent dans de lourds canots de bois. Vieillards, femmes et enfants, réveillés, prient pour les vies en péril et celles des leurs, partis à l’aide. Avec l’adresse des vieux marins qu’ils étaient, ils ramenèrent sains et saufs, équipage et cargaison.

Quand le père rentra, avec le sourire du vainqueur, il n’était pas seul. L’accompagnait un jeune étranger, blond avec une fine barbe. Amédée Gagnon dit à sa femme que tous les membres de la Rosalind étaient dispersés dans les foyers pour hiverner en attendant les beaux jours.

Après cette nuit d’épouvante, la vie reprit son cours et Stephens Burns fut adopté par les Gagnon. Une visite apportée par le vent ; ce fantaisiste ! Stephen ne parlait qu’anglais, ce qui réduisit l’invité à la solitude parmi de sympathiques visages, parce que les gens de l’Île-aux-Coudres ont une hospitalité des plus remarquables. Ils vous ouvrent leur porte avec chaleur. Et puis, il se mit lentement à communiquer avec eux par gestes, sourires, signes de tête approbatifs ou désapprobateurs. Ce nouveau langage silencieux amusait beaucoup Blanche et Marguerite, toutes deux âgées de six et cinq ans. Aussi commença-t-il à leur raconter des histoires qu’il mimait adroitement. Assises sur ses genoux, elles le taquinaient, l’embrassaient, riaient, et Stephen conquit ainsi l’affection des petites, et l’admiration de la grande.

Marie-Josephte était intriguée par cette tête blonde aux cheveux longs, à l’allure négligée qui arrivait d’un pays du bout de la terre. Souvent, elle s’arrêtait devant lui, étonnée ; il levait alors les yeux et lui souriait. En avait-il assez de ce silence forcé, on peut le croire, car un après-midi il s’efforça de prononcer quelques mots dans la langue de ses hôtes. Toute la famille alors, émue devant sa bonne volonté, entreprit ce jour-là d’enseigner la langue canadienne paysanne à leur protégé, si bien qu’au bout d’une semaine, il répétait plusieurs phrases avec facilité.

C’était de mieux en mieux. Il faisait partie de la famille, on l’aimait et il semblait heureux.

Décembre est arrivé avec sa « corvée ». Après les récoltes, les cannages terminés, les hommes rentrés, tous les colons font boucherie. Ils s’entraident les uns les autres à tuer bêtes et volailles pour la saison froide et font ainsi le tour de l’île. Stephen fut de la partie et ne manqua aucune occasion de se rendre utile. Il suivit Amédée Gagnon partout, quand ce ne fut pas Marie-Josephte qu’il aida à la cuisine. On pouvait remarquer l’effet que produisait la jolie brune sur le jeune homme. Il l’observait avec intensité. Leurs yeux s’entrecroisaient ; troublée Marie-Josephte baissait la tête et s’affairait à sa tâche.

Marie-Josephte, enveloppée de sa longue jupe noire, d’un chemisier blanc à col haut taillé dans de la cotonnade, était, par ce matin froid de décembre, pensive à la fenêtre. La maison était vide. Son père chez un voisin, sa mère partie pour deux jours chez une cousine qui avait accouché, les enfants dehors, Marie-Josephte pouvait donc rêvasser à son aise. Elle aimait imaginer la vie des riverains d’en face et voir passer les belles eaux tapageuses maintenant encombrées de glaces qui venaient se briser, presquement à ses pieds. Depuis l’arrivée de Stephen, une curiosité nouvelle s’était emparée d’elle ; elle, qui depuis toujours, vivait sur ce lambeau de terre et y appartenait comme la feuille à la branche, ne s’expliquait pas ce besoin de fuir, de partir qui la tenaillait et grandissait chaque jour. Elle avait beau penser à François, son cher François, dont le nom était si familièrement lié au sien, par l’entourage depuis son enfance, qu’il lui semblait n’avoir qu’un nom pour deux. Ses pensées l’amenèrent chez la tante Annette qui vivait dans la ville de Québec.

Sœur de son père, la tante Annette ne s’est jamais mariée. Elle avait aimé autrefois un garçon de l’île mais, le jeune homme lui ayant préféré une de ses amies, frustrée par un amour non partagé, elle se replia sur elle-même et jura de ne jamais convoler. Elle tint parole. Et depuis vingt ans, à la ville, répare les vêtements de dames anglaises exigeantes. Elle venait sur l’île deux fois par année, au début du printemps et à la fin de l’été. « Pas longtemps, disait-elle, faut pas remuer les vieux souvenirs. » Cet amour à sens unique fut le seul événement de sa pauvre vie. Une vie sans amour... un souffle de vie.

Marie-Josephte aimait bien sa tante et la tante le lui rendait en lui rapportant dans tous ses détails, ce qu’elle apprenait de nouveau à Québec. Elle connaissait la vie de toutes ses clientes et palpitait à narrer. Les autres vivaient et lui faisaient oublier sa morne existence. Une spectatrice envieuse, immobile. Ainsi se passait ses visites à l’Île-aux-Coudres.

Elle invitait la nièce chaque fois qu’elle venait. Cependant, Adèle Gagnon ne voyait pas d’un aussi bon œil le départ de sa fille curieuse, peut-être craignait-elle de ne plus la voir revenir. On ne le sut pas, mais chaque fois que l’invitation se formulait, elle prétextait quelque tache urgente qui forçait la fille à oublier ses rêves.

Notre songeuse sursauta en voyant rentrer Stephen emmitouflé dans sa vareuse, le bonnet de laine à la main, entouré des enfants enneigés qui, affamés, criaient au dîner. C’était jeudi, jour de congé des écoliers. Les enfants d’il y a cent ans allaient évidemment à l’école, mais pas longtemps. Leur instruction était des plus rudimentaires. Et même, tous n’y allaient pas. Il n’y avait qu’une classe pour les élèves quel que soit leur âge. On y enseignait l’écriture, la lecture, la religion et à dix ans on restait à la maison. Le temps de l’étude était révolu.

24 décembre, veille de Noël. La plus grande joie, c’est de pouvoir assister tous ensemble à la belle messe de minuit. La belle messe de minuit ! On s’y rend dans la carriole rouge que le père sort spécialement pour cet évènement. Tôt le matin, il la nettoie, la polit, pare le cheval, de sa grelottière, et elle attend l’heure précieuse.

Après le souper, les enfants vont au lit de bonne heure afin de pouvoir se lever vers onze heures, s’habiller en hâte remplis d’une joie excitante devant cette nuit féerique. Marguerite a obtenu de Marie-Josephte qu’elle accepte de l’amener avec elle pour la première fois. François est venu au cours de la journée parler à Marie de la messe attendue. Il viendra avec eux. Paul conduira les plus vieux chez lui à l’église.

Marie-Josephte, recouverte de son chaud manteau d’étoffe de laine et de sa capeline à large rebord de même tissu, de mitaines et de bottes, saute dans la carriole de François, installant entre eux Marguerite qui ne les quitte pas d’une semelle et dont les yeux mi-clos s’efforcent de s’ouvrir. Un petit ange prêté par le ciel pour la douce nuit ! François a pris soin de mettre au fond de la voiture des briques chaudes pour que ses petites amies ne prennent froid et les a enveloppées d’une peau de Buffalo. Et hue, on part.

Juste devant, la voiture d’Amédée Gagnon, sa femme, ses trois fils et sa fille, Blanche. Il a neigé et les sapins ploient sous l’épaisse gelée du ciel. Les cloches sonnent, invitantes ; l’église est toute illuminée avec au-dedans une petite crèche devant laquelle Marie-Josephte viendra prier plusieurs fois. Elle aime s’approcher de cet enfant pauvre et riche à la fois. François, tout près d’elle, pria fortement, en ce soir de promesse. Craignait-il de perdre celle qu’il avait choisie depuis son jeune âge ? Il était bon, François, et doux et patient.

Stephen était resté à la maison, seul, il dut parler à Jésus Enfant à sa façon. Et Noël passa.

Et puis ce fut le Jour de l’An. La visite de la parenté, à commencer par les grands-parents, les tantes, les oncles, les amis. La journée se passait à souhaiter à tous et à chacun de bons vœux. Jour de serrements de mains, d’embrassades, tout le monde chantait, dansait sur le violon du père Jos, les filles avec les filles et les garçons avec les garçons ; la danse chez les couples étant défendue scrupuleusement en ce temps-là ; on racontait des histoires, buvait du vin. Les enfants se gavaient de sucreries que les mères cuisaient exprès pour eux. Les enfants fêtaient la nouvelle année à leur façon. Ils jouaient « au mendiant », allaient de porte en porte avec de grands sacs et ramassaient tout ce qu’ils trouvaient de bonbons.

François vint de bonne heure ce jour-là. Il apparut avant la messe, et offrit à Marie son premier cadeau. Un beau châle bleu, crocheté, qu’il avait acheté chez une marchande de Québec avant de rentrer. Elle parut ravie, et emporta le châle avec elle toute la journée pour le montrer aux cousines et aux amies. Il embrassa la jeune fille pour la première fois, ce qui n’était permis qu’au nouvel an et s’attarda à contempler les épaules se recouvrir de bleu qui va si bien avec son teint foncé et sa chevelure bouclée de ruban blanc. Comme elle était belle en ce premier matin de nouvelle année. Elle portait pour les fêtes une blouse blanche avec au collet et aux poignets des rangées de dentelles et s’était confectionné une jupe de crêpe bleu-marine qu’elle étrenna pour le premier jour. De longues bottines boutonnées lui avaient été offertes par son père. Marie-Josephte Gagnon, une fille de la terre, une fille capable de tous les travaux, des plus durs aux plus délicats ; enfant de l’île, elle en augmentait la beauté.

Les jours passèrent et une partie de l’hiver avec. Marie-Josephte, aux prises avec son nouvel amour, amaigrissait et ne mangeait plus. Sa mère, car les mères sentent tout, avait deviné sa grande fille, et un soir, l’entendant pleurer dans sa chambre, silencieusement, elle était venue auprès d’elle, et l’avait trouvée à genoux la tête dans les mains.

Adèle Gagnon considérait Stephen comme elle ne l’avait pas encore fait. Et lui, se demandait-elle, lui, l’aime-t-il, ma Marie-Josephte ? Comme il serait difficile, difficile de donner ma fille à ce garçon qui n’a rien de commun avec nous, n’est pas d’ici, et l’emmènerait bien loin de nous où nous risquerions de ne plus jamais la revoir. La mère de Marie-Josephte souffrait aussi maintenant. Elle comprenait, même si pour elle Amédée Gagnon avait été son premier et dernier amour. Une personne simple et bonne qu’Adèle Gagnon. Elle n’était point bavarde. Elle vivait sans bruit, avec efficacité.

Fin-février. Un matin Marie-Josephte descendit plus souriante, plus joyeuse que d’habitude, et se mit à faire du pain de ménage. Stephen qui la vit s’empressa pour elle. Il transporta les chaudiérées d’eau fraîche, porta les pains dans le four. Elle le suivait des yeux. La tristesse perçait dans le regard féminin.

François venait moins souvent. Savait-il qu’elle aimait ce jeune étranger comme elle n’avait jamais aimé personne et à quel point elle souffrait. Marie-Josephte subissait un amour puisqu’il n’y avait aucun espoir, ne voulant laisser les siens, son île, François. Ce n’est qu’auprès de lui qu’elle retrouverait la paix qui remplacerait le tourment qui la brûlait, cette paix à laquelle elle aspirait. Oui, elle subissait un amour, elle n’en vivait pas. François, s’il avait entendu les sanglots qui étreignaient la gorge de celle qu’il aimait, aurait pris peur.

Cet amour pour Stephen, une brûlure, une souffrance contre laquelle elle luttait. Le sentiment qu’elle portait à François était tendre et sans heurt. Il en avait toujours été ainsi.

Il arrivait à François de venir le soir causer avec le père, de navigation, de la prochaine saison. Il observait les mains habiles de la jeune fille tresser des guenilles propres pour en faire des tapis et cousait avec elle lorsqu’elle prenait la grosse aiguille. François, il était beau, avec un visage volontaire et des cheveux bruns abondants et des yeux vous fixant droitement. Il était le plus souvent habillé d’un pantalon de grosse toile, d’un gilet de laine, d’un bonnet tricoté. Il fumait la pipe, ce qui lui donnait un air plus vieux, alors qu’il n’avait que deux ans de plus qu’elle.

Un soir, il vint chercher Marie. Le seul tête-à-tête auquel ils avaient droit. Ils marchaient alors jusqu’à la croix du chemin, s’arrêtaient un instant pour prier et revenaient. Au but de quelques pas, il lui dit : « Si tu veux que l’on se marie, nous le ferons quand je rentrerai à l’automne prochain. Je peux acheter la petite maison de Charles Tremblay. »

Elle ne répondit pas, du moins pas tout de suite. Elle continua d’avancer, il faisait très froid, le firmament était clair et parsemé d’étoiles comme de minuscules petits blocs de glace suspendus au-dessus de leur tête, une lune ronde et placide éclairait leur chemin. « Je ne sais plus, lui dit-elle, je ne sais plus ce qui se passe. » Elle ne sut que répondre, elle ne pouvait mentir à François, en était bien incapable. Une larme glissa le long de sa joue qu’elle se hâta de rattraper. Puis, ce fut le silence. François comprendrait. François comprend tout. Ils revinrent sur leurs pas, doucement l’un près de l’autre et se quittèrent ainsi.

Comment comprendre ? N’avait-elle pas toujours rêvé de quelqu’un qui viendrait la prendre pour la conduire quelque part dans le monde, vers d’autres horizons, et maintenant, maintenant qu’elle aimait un étranger, que son rêve prenait forme, elle pleurait, elle ne voulait plus quitter son île, son île merveilleuse. Elle l’avait vue pour la première fois des rives des Éboulements, alors qu’elle était traversée à pied avec François et son père, en plein hiver, après que les glaces du fleuve se fussent soudées les unes aux autres pour ne devenir qu’un champ enneigé ; ce qui donnait aux habitants un moyen de communication entre les rives et les réjouissait ; elle l’avait vue, son île, toute de blanc vêtue comme une mariée, et avait ressenti une joie profonde et une fierté à habiter cette terre.

Stephen Bruns paraissait tout à fait à l’aise dans son foyer adoptif. Il aimait particulièrement les leçons de français de Marie-Josephte. Un soir, alors qu’ils s’attardaient tous deux à la cuisine, il lui demanda de partir avec lui, quand bientôt il retournerait. Sa voix trembla et balbutia « je ne sais pas ». Sa main dans la sienne et sans baisser les yeux, il avait répété qu’il ne pensait qu’à cela depuis les derniers mois. Il parla de sa famille vivant à Londres, de sa mère que remplirait de joie l’arrivée d’une belle-fille pour habiter avec elle. Car ils vivraient avec la mère et ses deux autres fils plus jeunes que Stephen, alors âgé de vingt-cinq ans.

Après cet entretien, elle était devenue plus calme, plus recueillie. Stephen paraissait lui aussi plus heureux ; il croyait peut-être qu’elle irait avec lui au bout du monde, qu’il pourrait s’emparer de ce trésor de fille. C’est ce qui lui fit dire au père Gagnon, un jour qu’il se trouvait seul avec lui, qu’il désirait épouser sa fille. Sur le coup, Amédée Gagnon parut surpris, puis répondit : « Et bin, vous savez, c’que vous d’mandez là, ça m’surprend pas bin, bin ; ma fille c’tout’in morceau, c’est pas n’importe quoé, y a bin des gars dans l’île qui auraient tourné autour, si y savaient pas que Marie-Josephte, a l’aime François Dufour depuis tou’ours. Et pis, Marie-Josephte, j’l’aime bin trop pour la contrecorrer, si a veut s’en aller au loin, comme a voudra, bin que, sacré nom d’une pipe, j’aurais bin d’là peine d’la vouère partir, Marie-Josephte, une fille d’icitte, une fille de l’île. » Et il se planta devant la fenêtre de cuisine et disparut dans son silence.

Mars, avec le dégel du fleuve qui se détachait en mille pièces et faisait penser à un casse-tête démembré. Les hommes réparaient et astiquaient goélettes et canots, discutaient de leur prochain départ. Les vents se faisaient plus doux et on sentait un regain de vie reprendre les êtres et les alentours.

En avril, les hommes de mer repartiront, on décalfeutrera toute la maison, on la nettoiera, ce sera le printemps pour vrai. Les enfants parlaient des vacances qui s’annonçaient, de la cueillette des bleuets et des framboises, des promenades sur la grève, sur les roches.

Notre sympathique aînée affectionnait un petit coin de son pays, qu’elle considérait comme bien à elle. Elle descendait le cap qui s’adoucissait et séparait sa maison de celle de François. Arrivée au bas, s’y asseyait et admirait le paysage pur et silencieux qui s’offrait à elle ; quand l’eau n’était pas trop froide après qu’elle l’eut constaté du bout du doigt, elle enlevait ses bottines, ses bas, accordant ainsi aux vagues la faveur de caresser ses pieds. Debout, les pieds baignés, le regard errant, on eut dit d’une déesse commandant aux eaux et aux vents, scrutant l’espace pour y découvrir ses secrets. Devant la beauté, l’âme s’ouvre, l’esprit se libère. L’authentique remède que cette étreinte avec la nature. Elle oubliait tout, se laissait bercer comme un enfant sur le sein de sa mère.

Le dernier courrier avait apporté une lettre de la tante Annette. Tout était toujours pareil sauf qu’elle annonçait une visite pour le début de mai.

Le capitaine Boyle vint voir Stephen et causa longuement avec lui. On pouvait facilement deviner de quoi il parlait en tapant affectueusement l’épaule du blond jeune homme. Les deux hommes semblaient ne plus croire qu’ils reverraient les leurs, ayant bien risqué tout perdre. Aussi Marie-Josephte résolut-elle de parler à Stephen dès qu’une occasion s’offrirait.

Elle savait bien que Stephen, ce n’était pas pour elle, qu’il serait un souvenir cher, mais vraiment, même si elle aimait cet homme, non vraiment, elle ne voulait quitter son île à jamais, les siens et François qu’elle aimait d’une tendresse toujours égale.

La Rosalind allait hisser les voiles dans quelques jours. Et Marie-Josephte sortit un matin au-devant de notre jeune Anglais pour répondre. Il l’accueillit avec joie, elle, ne souriait pas. Elle lui dit de partir sans elle, qu’elle ne serait pas à lui. Il ne dit mot. Il rentra à la maison et, deux jours après, à l’aube d’un matin gris, il partit aussi précipitamment qu’il était arrivé.

À son réveil, Marie-Josephte eut un pressentiment. De ceux qui ne trompent pas. Elle descendit en courant, se jeta à la fenêtre de cuisine, se rua devant toutes les fenêtres, grimpa au grenier, titubant parmi les vieilleries, éclaircit l’ouverture poussiéreuse, tendant désespérément à entrevoir une dernière fois la maison flottante qui emportait son amour.

Toutes les fenêtres répondirent la même chose. Rien, plus une trace, même pas un semblant de sillon révélant le passage d’un bateau. Les eaux s’étaient mêlées à l’affaire et avaient décidé de refermer la page sur une histoire douloureuse. Elles avaient renvoyé le navire porteur d’un intrus qui désirait enlever une amie.

D’abord figée, elle ne fit rien. Une masse de cheveux noirs retombait sur sa chemise de nuit blanche ; le visage défait, elle se mit à crier, à pleurer, à se lamenter. Elle revint vers l’escalier du grenier, négligea une marche, perdit pied et on la retrouva au bas, évanouie, quelques minutes plus tard. Ce Stephen qui fit son entrée par une tragédie et repart en laissant un autre drame derrière lui !

Les larmes et le désespoir habitèrent Marie-Josephte dans les heures qui suivirent. Toute la maisonnée connaissait le chagrin immense de la belle insulaire.

Tante Annette, étant arrivée un peu plus tôt, apprit la nouvelle et résolut de ramener sa nièce avec elle. Marie-Josephte ne résista pas. Elle tendait à guérir de cet amour comme on tend à la santé après la maladie.

François ne comprenait rien à cette valise préparée en hâte et à ce départ. Il vint la voir. Dans ses mots, on put l’entendre pleurer.

Le matin du dernier jour d’avril, le père Amédée sortit le canot pour sa Marie-Josephte qui partait vers Québec ; la nièce embrassa toute la famille et emboîta le pas. Sur la rive, François. Marie-Josephte embarqua et l’on glissa doucement vers l’autre monde ; la tante jacassait, notre amie se retourna vers François qu’elle voyait rétrécir.

« Tu sais, François, le soleil n’est plus aussi brillant qu’avant, ni mon île aussi merveilleuse. Tout n’est que brume et nuages. Attends-moi, je reviendrai pour t’épouser, mais laisse-moi guérir. Je sais que tu comprendras, je le sais. » Promesse qu’une lettre apporta, un matin que les pruniers enjolivèrent de leurs fleurs.

 

 

Marie-Micheline GAGNON, Je rêve et je chante..., 1968.

 

 

 

 

 

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