Geneviève

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Alphonse GAGNON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

INTRODUCTION

 

 

De tous les maux qui affligent l’humanité, aucun n’est plus déplorable que l’ivrognerie. C’est un vice qui exerce une bien pénible tyrannie sur l’homme qui a le malheur de s’y livrer. Non-seulement il affaiblit l’intelligence, non-seulement il paralyse et abrutit l’être moral qui est en nous, mais les conséquences en sont des plus funestes pour ceux qui nous entourent ou qui dépendent de nous ; c’est un abîme qui engloutit la part d’espérances et de joies que Dieu, dans sa merci infinie, a donné à chacun de nous.

Voyez ce jeune homme exubérant de vie ! Tout lui sourit ; la fortune lui prodigue tous ses dons ; l’avenir est un rêve délicieux qui charme son imagination et remplit son cœur d’ivresse ; il n’a encore cueilli que des fleurs ; il ignore, ou plutôt ne réfléchit pas, sur les désenchantements, sur les réalités de la vie, qui succéderont si tôt aux illusions. Le moment occupe toute sa pensée ; il s’amuse avec de gais compagnons, fréquente les auberges, d’abord avec timidité, mais bientôt le scrupule fait place à l’insouciance ; l’habitude, cette seconde nature, qui s’enracine chez lui, détruit peu à peu tous les sentiments nobles et honnêtes qu’il possédait, seules sources de vrai bonheur, et sème dans son âme le germe de bien des passions.

S’il ne s’arrête, par un effort devenu difficile, sur la voie glissante de l’intempérance, tout est perdu pour lui : l’avenir, la fortune et tout ce qui fait le bonheur des hommes ne sont pas pour lui. Il traînera, pendant un certain nombre d’années peut-être, une existence misérable, abjecte, jusqu’à ce que la mort vienne le frapper, quelquefois sans même que le malheureux ait conscience de son état, soit dans sa demeure, souvent dans un hôpital ou sur la rue.

Les autres mauvais penchants de la nature humaine ont chacun un caractère particulier. L’orgueil trouble la raison, l’envie dessèche l’âme, la volupté tue le corps, la paresse neutralise l’action de l’intelligence, l’intempérance embrasse tous ces caractères : elle détruit à la fois tous les nobles sentiments de l’âme, abrutit l’intelligence, épuise les forces du corps, fait perdre au malheureux qui s’y livre la considération dont il pourrait jouir parmi ses semblables, l’abaisse au-dessous de la brute et le rend un fardeau à la société.

 

 

 

 

 

 

 

Ô mon Dieu ! vous ne confondrez pas, dans les rigueurs de votre justice, l’innocent avec le coupable ! Frappez, frappez cette tête depuis longtemps condamnée. Elle mérite vos châtiments ; mais épargnez cette femme et cet enfant que voilà, seuls au milieu des voies difficiles et périlleuses du monde ! N’est-il point parmi ces pures intelligences, premier ouvrage de vos mains, quelque ange bienveillant favorable à l’innocence et la faiblesse, qui daigne s’attacher à leur pas, sous la forme du pèlerin, pour les préserver de nouveaux malheurs, et détourner de leur cœur le fer acéré des angoisses.

......................

 

 

I

 

Il y a une saison de l’année particulière dans notre pays, où un luxe désordonné coudoie une extrême misère, où de fastueux équipages semblent insulter au malheureux en proie à la plus grande pauvreté ; cette saison est l’hiver, que les ouvriers, en général, désignent sous le nom de morte-saison. Ils sont nombreux dans notre ville les ouvriers qui ne trouvent de l’emploi, pour la plupart, que pendant la période de la navigation, de la construction des navires et autres travaux qui s’accomplissent l’été, et ne travaillent, pour ainsi dire, que six mois durant ; c’est pour eux le seul temps qu’ils aient de faire des épargnes pour le reste de l’année.

Malheureusement, plusieurs de ces derniers, soit par imprévoyance, défaut si inhérent à la nature humaine, soit par manque de conduite ou d’occupation, se trouvent pris au dépourvu, au moment même de la cessation des travaux, et s’aperçoivent, en rentrant au logis, que la pauvreté les y a précédés ; c’est alors qu’ils doivent s’armer de patience et de courage, en face des privations de tous genres auxquels ils vont être exposés.

S’il était donné à l’insouciant favori de la fortune de pénétrer dans quelques-uns des galetas, qui abritent ces gens privés du nécessaire, lesquels lieux renferment souvent le germe d’une épidémie, avec quelle horreur il détournerait instinctivement ses regards du spectacle qu’il aurait devant lui !

Un mari en haillons, murmurant peut-être contre la Providence du partage apparemment bizarre, mais sage, des biens de ce monde ; une mère éplorée, demandant du pain pour ses enfants étendus sans forces, souvent malades, sur de chétifs grabats.

Ces victimes de la misère rencontrent sans doute un écho dans bien des âmes philanthropiques. La charité, tant publique que privée, soulage et console un grand nombre de ces malheureux, dont le seul tort est de ne pouvoir travailler constamment.

Ces maux, dus à des causes imprévues ou involontaires, sont pénibles, tout en étant comparativement allégés, mais les plus déplorables sont ceux qui résultent d’une autre source, et auxquels il n’y a presque aucun espoir de remédier : les misères amenées par suite d’un mari, d’un père de famille, adonné à l’ivrognerie.

L’histoire suivante que nous allons raconter du mieux qu’il nous sera possible, prouvera d’une manière plus éloquente ce que nous avançons : les exemples sont plus salutaires que les conseils.

Lorsqu’on descend la Côte du Palais, on peut voir, à notre droite, en face de la ruelle Lacroix, un espace maintenant libre. Il y a bien des années s’élevait à côté de l’un des quatre pans de murs que l’on y voyait naguère, et que le temps n’a pas tout à fait éboulés, une pauvre maisonnette, basse, humide, et éclairée par une seule fenêtre. L’intérieur offrait un aspect encore plus triste que le dehors. Quatre murs formant un seul et même appartement, un grenier que l’on pouvait atteindre en montant les quelques marches d’un escabeau placé au-dessous de la trappe, une table grossière, deux ou trois mauvais sièges, un plancher mal joint recouvrant le sol, enfin une cheminée et quelques ustensiles de cuisine étaient pour ainsi dire les seuls objets composant l’ameublement de ce misérable logement. Deux lits, ou plutôt deux paillasses remplies de paille hachée, servaient de lits à une femme et trois enfants obligés d’habiter cette masure.

C’est là que depuis longtemps la misère et de poignantes souffrances torturaient d’innocentes créatures, que l’on pouvait entendre presqu’à chaque heure de la journée, deux enfants qui, les yeux levés vers celle qui leur avait donné le jour, demandaient à manger, et cette mère infortunée, offrant un spectacle sublime de dévouement auprès des faibles êtres que Dieu lui avait donnés.

Mais que faisait donc pendant ce temps l’homme qui devait toutes ses forces au soutien de sa famille, l’homme dont le courage et le travail auraient dû remédier aux maux de ceux qui dépendaient de lui ? Cet homme avait éteint en son cœur, par l’habitude du vice, tous les sentiments qui unissent le mari à sa femme, le père à ses enfants. Il avait abandonné sa famille, et, livré à toutes sortes de désordres, il menait une vie malheureuse et coupable.

Un jour, cependant, il avait goûté le bonheur au milieu de ceux qui étaient devenus pour lui des objets d’indifférence et d’oubli, c’était lorsque, se conduisant en honnête homme, il travaillait, se contentant de gagner son pain de chaque jour, et qu’il passait ses soirées en compagnie de sa femme et de ses enfants.

Vint une mauvaise année où le nécessaire manqua au logis. Gamache, c’était le nom du mari de Geneviève, alla raconter son infortune à des compagnons aussi misérables, mais plus méchants que lui, qui ramenèrent au cabaret oublier pendant quelques heures d’ivresse les peines du cœur : triste consolation dont l’effet est de disposer davantage l’âme à l’endurcissement et au crime. Au printemps suivant, un incendie consuma quelques maisons au nombre desquelles était la sienne, et le laissa dans la plus complète pénurie. Ce fut alors que sa femme et ses enfants cherchèrent un abri dans la masure que nous avons décrite plus haut.

Au lieu de supporter cette nouvelle épreuve avec patience, et de recourir aux moyens que la charité mettait à sa disposition, Gamache perdit complètement courage, et but aussi souvent qu’il en eut l’occasion, passant les journées et des nuits entières hors du logis. La justice le trouvant un jour engagé dans une querelle où, pris de boisson, il faisait meilleur usage de ses poings que de son esprit, intervint et lui infligea un châtiment proportionné à l’offense. Au lieu de se repentir de sa conduite coupable, à laquelle cette leçon de la loi l’amenait à réfléchir, il donna entrée dans son âme à la haine des hommes et jura de se venger. À sa sortie de prison, il reprit ses mauvaises habitudes, retourna au cabaret, où le hasard lui fit rencontrer des hommes depuis longtemps voués au crime. C’étaient des voleurs de profession connus alors sous le nom de brigands du Cap Rouge.

En ce temps-là, environ quarante ans passés, personne n’aurait voulu s’aventurer de nuit dans la forêt du Cap Rouge, ni même sur le chemin public qui mène de Sillery au village du Cap Rouge. Une bande de voleurs, d’assassins, avait choisi ce lieu pour centre de ralliement. C’était une époque de terreur et d’effroi pour Québec et le pays environnant, époque propre à nous rappeler quelques pages néfastes du moyen-âge, si fécond en aventures de brigands. C’est dans cette forêt que se tramaient les plans de toutes sortes de crimes, de vols avec effraction, d’enlèvements, d’assassinats même s’il était nécessaire. C’est là que se discutaient les chances d’une attaque nocturne. Craignait-on quelque résistance, on s’armait en plus grand nombre ; s’agissait-il de reconnaître un endroit, l’un d’eux y allait comme espion, et faisait rapport des lieux et circonstances.

Si quelqu’un eût pu voir de nuit à travers l’épais taillis cette troupe de brigands, pendant qu’une partie était plongée dans le sommeil, et que le reste faisait la garde autour d’un feu à moitié éteint, en attendant l’heure fixée pour le crime, il se serait imaginé être le jouet d’une horrible hallucination ; son sang se serait glacé dans ses veines à la vue de ces figures sinistres.

Cette troupe servait aussi parfois de recrutement à une autre bande de voleurs, qui avait pour chef le fameux Cambray. Ceux-ci, plus adroits, plus raffinés dans l’art du brigandage, vivaient en pleine ville de Québec, défiant la justice de les pouvoir atteindre. Pendant que les subalternes exécutaient un coup mûrement combiné, le chef était au bal, fêtait des citoyens ou dînait avec le curé. Hypocrite consommé, il savait composer son visage pour toutes les circonstances, de façon à ne faire naître aucun soupçon sur sa conduite 1.

C’est avec des hommes de cette trempe que, refoulant au fond de son âme les quelques sentiments honnêtes qu’il pouvait encore conserver, le malheureux Gamache s’associa, du moment où il les connut à l’auberge d’une nommée A...., dans le Fort-Pique, où ils tenaient d’ordinaire leurs conventicules, et, « obstiné dans la carrière où il s’était jeté, il trouva les reproches injustes et la vérité trop sévère. La maladie de son âme était parvenue à sa crise. Il dédaigna d’abord le toit conjugal et puis l’abandonna, et, quand il se fit vagabond, il se fit gloire de sa honte en disant : – Je serai libre 2. »

 

 

II

 

C’était par un soir des premiers jours de décembre, l’angelus venait de sonner, le ciel était gris, il faisait froid.

Geneviève, assise en face de la cheminée, attisait les quelques charbons qui se trouvaient au foyer. De temps en temps, elle allait jeter un regard inquiet à travers la fenêtre, comme une personne qui attend quelqu’un avec anxiété. Deux enfants encore jeunes, assis près du feu, cherchaient à réchauffer leurs petits corps transis par le froid.

Tout à coup, la porte s’ouvre et laisse entrer une jeune fille de dix à onze ans. Ses traits, pâles et souffrants, révélaient une candeur et une innocence angéliques. Ses vêtements, quoique propres, étaient usés et insuffisants pour la saison ; le froid faisait trembler ses lèvres bleuies. Elle avait à peine franchi le seuil de la porte, que sa mère était auprès d’elle.

– Comme tu arrives tard aujourd’hui, ma chère Jeanne ? Es-tu fatiguée ? Fait-il bien froid ?

Sa mère répétait ces questions et beaucoup d’autres avec une rapidité qui ne permettait pas à l’enfant de répondre. Sans doute qu’elle voulait par ce moyen empêcher le chagrin qui oppressait son cœur d’éclater à la vue de sa petite fille.

Geneviève aida son enfant à se débarrasser de son fardeau.

– Maman, lui disait-elle, nous aurons de quoi manger ce soir ; que vous devez avoir faim ! Depuis presque deux jours que vous n’avez rien pris du dernier morceau de pain qui restait, et que vous gardiez pour Édouard et Eugénie, les deux jeunes enfants.

– Dieu a pitié de nous et il ne voudra pas que nous mourrions.

– J’ai beaucoup ramassé 3 aujourd’hui ; voyez ! ce beau pain que m’a donné une dame : « Tiens, pauvre petite, porte cela à ta mère, et prie Dieu pour moi », me dit-elle en me faisant cette aumône. Je prierai Dieu qu’il la bénisse, car elle est bien bonne et elle m’a beaucoup consolée.

– Si tout le monde était aussi charitable, notre misère ne serait pas si grande, et l’hiver qui commence ne nous paraîtrait pas si dur.

– Oh ! ma bonne maman, j’ai bien souffert encore aujourd’hui. Cette neige qui est tombée la nuit dernière entrait par les trous de mes vieux souliers. Si j’avais seulement une paire de bas pour garantir mes pieds de la neige ! J’ai pensé demander à une maison la charité d’un peu de laine ; la femme qui m’ouvrit la porte la referma aussitôt en me disant : « Va-t’en, petite quêteuse, ton père est trop ivrogne pour que je te donne quelque chose. » Je l’ai priée, les mains jointes, d’avoir pitié de moi, mais elle n’a pas voulu m’écouter. J’ai eu l’onglée presque toute la journée, tant il faisait froid. Si vous pouviez seulement me faire des mitaines......

À ces mots, Geneviève ne put retenir plus longtemps les sanglots qui roulaient dans ses yeux en perles brillantes, et pleura amèrement sur sa chère enfant qu’elle tenait dans ses bras.

Après quelques instants d’un pénible silence, la petite Jeanne, enveloppant sa mère d’un regard douloureux, mais d’une bien vive tendresse :

– Pourquoi pleurez-vous donc encore ? Tenez ! ce qui me fait le plus de peine, c’est de vous voir si triste, que j’ai peur des fois que vous allez mourir ! Non ! Dieu est trop bon, comme vous me l’avez dit si souvent, il ne permettra pas que vous mourriez maintenant. Que deviendrions-nous, pauvres orphelins, sinon faire comme vous : mourir aussi. Nous serions bien heureux dans le ciel, mais, puisque Dieu ne veut pas encore de nous, il faut se résigner à sa volonté et nous confier en lui. Si notre malheureux père nous voyait, croyez-vous, chère maman, qu’il serait insensible à notre misère, et qu’il ne changerait pas de vie ? Il ne serait pas assez méchant pour nous laisser mourir de faim et de froid sans nous aider. Il ne sait pas ce que nous souffrons ; il y a longtemps qu’il n’est pas venu ici ; si son bon ange le ramenait encore à la maison, j’irais l’embrasser, je me jetterais à ses genoux, et lui ferais promettre de vous aimer et de travailler avec nous.

Ces dernières paroles avaient presque épuisé Jeanne. Elle avait dû s’interrompre plusieurs fois pour tousser, car le froid, le manque de nourriture et de vêtements lui avaient causé un gros rhume. À la fin, la mère, maîtrisant sa douleur, ajouta en caressant sa petite fille :

– Oui, mon enfant, prie toujours pour ton malheureux père, peut-être que le bon Dieu aura pitié de lui... Mais comme ton front est brûlant, et cette mauvaise...

– Je ne me sens pas bien, maman, je suis bien fatiguée, je vais me coucher de bonne heure, et demain je serai mieux.

En effet, grâce à l’œuvre bienfaisante de quelques bonnes âmes, Geneviève put donner â manger à ses pauvres enfants, et alléger elle-même sa faim dévorante. Après une fervente prière d’actions de grâces, ceux-ci s’étendirent sur un misérable grabat, et jouirent de ce sommeil que procurent l’innocence et un estomac satisfait.

Jeanne, cependant, ne put goûter un repos paisible. Plus d’une fois, la pauvre enfant fut obligée de céder à un mouvement involontaire et de plus en plus impérieux de tousser. La fièvre, qui s’était aussi déclarée, empira la maladie à tel point, que le lendemain elle dut garder le lit. Sans que sa mère le soupçonnât, il n’était que trop évident que sa petite Jeanne était attaquée du croup, maladie presque toujours mortelle.

La température humide de la chaumière, le froid du dehors, que le peu de vêtements de l’enfant ne pouvait garantir, et bien d’autres privations, l’avaient prédisposée à cette maladie. Et Geneviève, abandonnée de tout le monde, sans aucune ressource, était condamnée à voir sa petite fille en proie à de vives souffrances, peut-être mourir, sans pouvoir rien faire pour arrêter le progrès du mal. N’espérant plus rien sur la terre, elle mit sa confiance en Dieu, attendant peut-être un miracle de la Providence.

Deux jours se passèrent ainsi, jours d’angoisses pour la mère, et de redoublement de souffrances pour l’enfant. Sa respiration était devenue pénible. Une sorte de sifflement s’échappait de sa gorge.

Dans un de ces moments de calme, elle dit à sa mère désolée :

– Maman, ne pleurez pas sur moi ; je vois bien que je vais mourir, aller dans ce beau ciel dont vous m’avez tant parlé. La seule chose qui me fasse de la peine, c’est de vous quitter, vous laisser seule, abandonnée à la misère ; mais je prierai Dieu pour vous là-haut, je lui demanderai de venir à votre secours et de vous protéger.

Un nouvel accès de toux l’empêcha de continuer. Le lendemain, Jeanne faisait pitié à voir avec sa figure congestionnée, les yeux injectés, le cou enflé et la voix presque éteinte.

Plusieurs heures s’étaient écoulées ; il faisait nuit. Le silence le plus profond qui régnait dans la chaumière n’était interrompu que par la respiration pénible de Jeanne et les gros soupirs des deux enfants qui témoignaient qu’ils avaient beaucoup pleuré. À peine abrités et tassés ensemble dans un coin, pour mieux se garantir du froid, ils grignotaient chacun un morceau de pain sec. L’infortunée Geneviève, agenouillée auprès du lit de son enfant, était un tableau vivant de la plus profonde tristesse ; c’était à fendre le cœur. Les traits flétris de son visage jadis doux et attrayant, ses yeux ternes, constamment fixés sur le même objet, un frisson convulsif qui l’agitait parfois, en faisant claquer ses dents avec bruit, auraient pu la faire supposer pour une personne privée de sa raison. Elle n’avait plus la force de pleurer ni de prier. Ce coup avait blessé si profondément son cœur endolori, qu’il semblait que la douleur avait fait place au plus morne désespoir, et à un anéantissement momentané de ses facultés mentales.

 

 

III

 

Il pouvait être dix heures du soir. Une neige molle et pesante tombait lentement ; quelques lumières scintillaient encore sous des toits, et les piétons attardés se hâtaient de regagner leur domicile. La nuit était obscure, le silence profond.

Tout à coup un bruit inaccoutumé et les pas mal assurés d’un homme s’avançant dans la direction de la masure se firent entendre. Cet homme chantait d’une voix avinée une chanson de brigand. Au son de cette voix, Geneviève eut un tressaillement qui la fit sortir de sa torpeur. Elle promena des yeux égarés autour d’elle, et, par un effort de volonté dont les femmes seules sont susceptibles en certaines circonstances, elle surmonta le vif chagrin qui l’avait tenue durant plusieurs heures comme hors d’elle-même, se leva et se disposa à aller au-devant de son mari. En ce moment, Gamache, car c’était lui qui arrivait ainsi inopinément, après bien des mois d’absence, ouvrit brusquement la porte, et entra en chancelant sur lui-même, achevant de chanter le refrain de sa chanson :

 

            Allons, pendard, réveille-toi.

            Prends ton couteau, cherche ta proie

                    Vive la joie.

 

Une espèce de redingote qui lui descendait jusqu’aux genoux, quoique déchirée en quelques endroits, semblait suffisante pour le préserver des rigueurs de la saison. Une ceinture, lui faisant deux ou trois fois le tour du corps, retenait un poignard et un pistolet, que la malheureuse Geneviève reconnut à la lueur incertaine du feu de la cheminée ; un large feutre à bords rabattus s’était enfoncé sur sa tête de manière à lui couvrir la moitié du visage, une barbe grisonnante et en désordre lui couvrait tout le menton, et l’expression féline et dure de son regard seule aurait pu inspirer la terreur chez une personne plus forte et moins craintive que Geneviève.

– Est-ce bien encore mon ancienne demeure ? dit-il, en s’arrêtant en dedans de la porte, et promenant des yeux égarés autour de l’appartement. Qu’est-ce que je dis, ma demeure, comme si je n’avais pas tout l’espace pour circuler librement et la calotte des cieux pour me servir de toit. Plût à Dieu, ou plutôt plût au diable, comme nous disons entre nous, camarades, que je n’eusse jamais connu la tienne, dit-il, en s’avançant vers sa femme, qui se tenait à une petite distance de son mari.

– Que je suis heureuse de vous voir de retour, Pierre, dit-elle d’une voix douce ! Je vous attendais depuis si longtemps.

– Tu m’attendais, reprit-il avec une sorte de ricanement ! Ne t’ai-je pas dit que je suis un oiseau de mauvais augure, et que tu devais plutôt désirer mon absence que ma présence ?

– Si vous saviez, Pierre ! les pauvres enfants........

– Ah ! je comprends, les enfants. Eh bien ! ils se couchent souvent le ventre vide, n’est-ce pas ? Pourquoi ne parles-tu pas de toi aussi, femme ? Est-ce que par hasard tu pourrais vivre sans croquer une bouchée de temps en temps ? Mais à quoi bon pleurer ? Cela n’apaise pas la faim. D’ailleurs on apprend à se faire à tout dans le monde, à la misère comme à la jouissance. Je suis un mauvais garnement, je le confesse à toi, Geneviève. Je sais que je n’ai rien à attendre de là-haut, si toutefois un tel lieu existe ; les hommes, c’est-à-dire, ceux qui n’ont pas secoué le joug de la dépendance et de la servitude, ne seraient que trop fiers de me pendre, mais malheur au maudit qui osera mettre la main sur moi. Je dois donc pourvoir à ma propre conservation. Le pain ne me manquera pas. Voilà ma providence à moi », accompagnant ces paroles d’un geste expressif vers le côté où pendaient ses armes. « Aussi je me suis dit : Voyons ! les soi-disant honnêtes gens me regardent comme un misérable digne de la potence, je ne veux pas leur laisser d’autres soucis que celui de critiquer ma conduite, mais ma femme et mes enfants, eux, ont-ils fait du mal à personne ? Ils souffrent de la faim et de la misère, voyons si les bonnes âmes, qui parlent si souvent de charité, qui prêchent au nom de Dieu le mépris des richesses, et conseillent à ceux qui en ont de soulager les pauvres, voyons si leur cœur va répondre à leurs discours, et s’ils empêcheront ces êtres innocents de mourir de faim. Compter sur la providence, c’est s’appuyer sur du vent. Quant à moi, on ne s’amuse plus avec ces sornettes d’enfants. Je sais que la force fait la loi en ce monde, et que partout on voit le plus fort triompher ; aussi je t’assure, mignonne, que je ne laisse pas passer la chance au profit d’un autre quand j’y vois un magot à gagner. »

Geneviève, immobile devant son mari dénaturé, écoutait sans rien dire les paroles insensées qu’il proférait. Elle songeait avec frayeur au degré de méchanceté et d’irréligion auquel il était parvenu. Son âme, simple et bonne, ne pouvant concevoir toute l’étendue de son malheur, ne cessait d’espérer qu’il finirait par se corriger de ses mauvaises habitudes, et à demeurer près d’elle. « Quand l’héroïsme doit aller jusqu’au merveilleux, c’est d’une femme qu’il faut attendre le miracle ; les hommes s’arrêteraient à la vertu 4. »

Dieu a versé dans le cœur de la femme un fonds inépuisable de tendresse et de miséricorde, ou, en d’autres termes, un besoin irrésistible d’aimer et d’être aimée. Ce sentiment ne peut jamais être arraché de son cœur ; au contraire, il s’accroît souvent, d’autant plus que celui à qui elle a consacré son existence en est indigne. Il élève sa vertu jusqu’à l’héroïsme et fait naître dans son cœur une profonde pitié pour un être dégradé. Elle n’a pas d’autre loi que ce sentiment intime qui fait sa vie, et elle pardonnera, au moindre retour de regrets et d’affection, une vie de torts et de fautes.

Aussi, en voyant cet homme en qui elle avait placé tout son bonheur et ses affections, l’abandonner et la trahir dans ce qu’elle avait de plus cher, son cœur déborda de tristesse et de pitié. S’abusant sur la toute-puissance de l’amour, elle reprit, après quelques instants d’un silence douloureux :

– Mon pauvre Pierre, dit-elle, en appuyant sur chacune de ses paroles, mon pauvre Pierre, veuillez m’écouter un instant au nom de ce qui vous est le plus cher, et ne pas vous offenser de ce que je vais vous dire.

« Je sais qu’il fut un temps où vous étiez tout différent de ce que vous êtes maintenant ; alors vous craigniez Dieu et travailliez à gagner votre vie en honnête homme. Aussi longtemps que vous n’avez pas abandonné votre Créateur, il vous a assisté. Pensant que vous seriez plus heureux en prenant une compagne, je partageai avec joie votre existence, et une affection réciproque la rendit doublement heureuse. Ce bonheur fut court, mais il aurait duré toute la vie, si vous aviez apporté plus de courage au temps des épreuves. En vous enivrant, vous donniez entrée dans votre âme aux plus mauvaises passions. Votre femme et vos enfants vous devinrent d’abord indifférents, puis un fardeau. Croyant alléger votre sort, vous nous abandonnâtes, impuissants et sans moyens d’existence. Vous dire ce que nous avons souffert serait impossible.

– Qui ne souffre pas en ce monde ? Est-ce que le pain m’est apporté, moi, sans que je sorte de ma tanière ?

– Oh ! Pierre, reprit Geneviève en se laissant tomber sur une chaise, et tenant une des mains de son mari qu’elle arrosait de ses larmes, si vous vouliez seulement abandonner la vie que vous menez, demeurer avec votre femme et vos enfants, et vous remettre au travail comme autrefois, que je serais contente, et combien je tâcherais de rendre votre vie heureuse. Promettez-moi que vous suivrez mon conseil, et dites-moi que vous changerez de vie... ajouta-t-elle avec un accent capable d’adoucir le cœur d’un tigre.

Gamache parut en effet attendri des paroles de sa femme. Son ivresse s’était presque entièrement dissipée. Il ne dit rien pendant quelques minutes, indécis sans doute sur la résolution qu’il prendrait, résultat de la lutte entre ses anciens souvenirs, qui lui rappelaient un bonheur passé, et l’état actuel de son esprit.

– Je n’aime plus le travail, Geneviève, dit-il enfin en relevant fièrement la tête. Ce n’est pas en vain que j’ai secoué le joug de la dépendance. Je ne me sens plus aucune disposition à m’atteler de nouveau comme une bête de somme. Arrange-toi comme tu pourras ; les enfants, c’est ton affaire. D’ailleurs....

– Tout le monde ne doit-il pas travailler pour vivre ; nous serions si heureux.

Et, sachant que dans une entreprise, surtout lorsqu’il s’agit de se corriger de quelque mauvaise habitude, le premier effort est celui qui coûte le plus, et qui décide généralement du reste, elle ajouta comme palliatif :

– Il s’agit d’y mettre un peu de bonne volonté, et Dieu fera le reste.

Mais, contrairement à ses espérances, Gamache répondit d’une voix sourde :

– Est-ce pour le faire le reste qu’il m’a laissé manquer d’ouvrage lorsque je travaillais avec bonne volonté, et qu’il a voulu que notre maison fut brûlée ?

– Ne dites pas cela ! C’est blasphémer la bonté de Dieu que de parler ainsi. Il envoie des adversités, mais il n’abandonne jamais ceux qui le craignent et qui le servent fidèlement, tandis que celui qui fait le mal, encourt toujours son châtiment.

– Agir autrement serait me vouer à une mort certaine. Vous et moi n’y gagneriez rien. Qui sait, continua le bandit, qui sait, si, dans ma profession, je ne pourrai pas encore vous être utile, à toi et à ses enfants que j’entends pleurnicher dans un coin. Je veux même dès ce soir te donner une preuve que je pense encore à vous autres, et puisqu’il faut en venir au fait, c’est justement pour cela que je suis arrêté ici en passant. Je tenais d’abord à savoir si vous étiez encore de ce monde et comment les honnêtes gens vous traitaient. Voici de l’argent pour vous acheter des nippes pour vous couvrir. À propos, laisse-moi te raconter un peu comment tout ceci m’est tombé dans le bec ; je n’y tiens pas, rien qu’à y penser. Nous avons exécuté ce coup de main d’une manière si habile. Quelle foutue peur nous avons causée à cette pauvre Montgomery, comme ils l’appellent, et à sa gueuse de servante. Jamais je n’ai eu tel plaisir de ma vie. Imagine-toi, nous allons là en pleine nuit, cinq hommes bien armés, décidés à se faire pendre ou à tout saccager. Bien doucement nous pénétrons dans la maison. Il n’y avait que deux femmes qui eurent vent de notre arrivée, ce qui nous donna, diable, à réfléchir tout de même, ne sachant d’abord à qui nous pourrions avoir affaire. Mais, bah ! des gaillards comme nous ne sont pas intimidés pour un brin ; nous montâmes l’escalier, enfonçâmes la porte de la cage où étaient nos oiseaux, et, leur ayant coupé les ailes, nous enlevons tout ce qui nous tombe sous la main, argenterie de toutes sortes, monnaie, effets, etc. Tiens, Geneviève, j’ai cru après cela que je te ferais une visite, et te laisserais quelque chose. Vous aurez de l’argent pour vous nourrir pendant quelques mois............ mais quoi ?...........

L’état de dégradation de Gamache ne lui avait pas permis de penser que l’histoire de ce vol avec effraction, et la proposition qu’il lui fit d’accepter une partie du bien volé, révolterait tous les sentiments honnêtes de sa femme, toute pauvre, toute misérable qu’elle fut. Aussi éloigna-t-elle de la main les effets, disant qu’elle ne voudrait jamais s’approprier injustement le bien d’autrui.

Ce refus, dans une pareille circonstance, mit Gamache dans une violente colère.

– Comment !............ tu ne veux pas accepter ce que je t’offre pour t’empêcher de mourir de faim, toi et tes enfants ? Mille diables, prends cet argent, et jure-moi, par-dessus le marché, de ne jamais souffler un mot de l’histoire que je viens de te conter d’une manière si sotte, ajouta-t-il en portant la main à son poignard.

À ce geste, la pauvre femme fut épouvantée. Jetant un cri d’angoisse, elle se précipita près du lit de sa chère Jeanne et perdit connaissance.

La colère de Gamache s’étant quelque peu calmée, il s’approcha du lit où reposait sa petite fille. Il la toucha comme pour la réveiller, et n’obtenant aucune réponse, il se pencha de plus près en prononçant son nom, mais il s’aperçut au même instant qu’il parlait à une morte.

– Malédiction ! proféra-t-il, en portant la main à son front comme un homme en désespoir, et il s’enfuit de cette maison.

Pendant que cet homme méchant profanait par sa présence ce lieu rendu sacré par la souffrance et la résignation, l’ange gardien de Jeanne, à un signe de la Mère des affligés, s’était envolé avec l’âme de cet ange terrestre dans la demeure des bienheureux.

Deux jours après, Jeanne reçut une sépulture chrétienne, et, grâce aussi au digne prêtre à la charité duquel Geneviève avait eu recours, elle confia son plus jeune enfant à un hospice des pauvres, et elle-même dût son existence et celle du seul enfant qui lui restait, en entrant comme femme de service dans une honnête maison.

Six mois après ces tristes évènements, annonce fut faite dans les journaux qu’un cadavre avait été trouvé dans le fleuve St. Laurent, près de la Pointe-aux-Trembles, et, sur la déposition d’un journalier, qui déclara sous serment identifier le noyé comme étant Pierre Gamache, autrefois aussi journalier, et avec qui il avait travaillé, le verdict de « trouvé noyé » fut rendu.

Comment était-il parvenu à une fin si misérable ? C’est ce que l’on ne put jamais savoir. Était-il tombé à l’eau accidentellement, ou s’y était-il jeté lui-même, poussé par un remords qui ne lui laissait peut-être plus de repos ; ou encore, y avait-il été précipité par quelques-uns de ses défiants compagnons ? Jamais, depuis, les évènements n’apprirent quelle avait été la cause d’une fin si tragique.

 

 

Alphonse GAGNON, Nouvelles et récits, 1885.

 

 

 

 



1  Cambray offre plusieurs traits de ressemblance avec Jean Sbogar de Charles Nodier, qui se faisait adorer des Vénitiens pas ses largesses et l’apparente élévation de son caractère, pendant que ses nombreux émissaires dévastaient les campagnes.

2  Headstrong, determined in his own career,

He thought reproof unjust and truth severe,

The soul’s disease was to its crisis come,

He first abused and then adjured his home,

And when he chose a vagabond to be,

He made his shame his glory, “I’ll be free”.

                                                                  CRABB.

3  Terme employé par les mendiants de nos campagnes pour exprimer que la quête a été heureuse.

4  Lamartine.

 

 

 

 

 

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